Dans sa réunion du 4 novembre 1893, la Société d’économie politique examine si, dans les contrats de travail qui se décident entre salariés et patrons, il se trouve une place légitime pour l’intervention de la puissance publique, au travers de limitations diverses, sur le montant des salaires, sur le nombre d’heures de travail, etc.
De l’intervention de l’État dans le contrat de travail
Société d’économie politique, 4 novembre 1893
La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par le secrétaire perpétuel et dont l’auteur est M. Yves Guyot :
DE L’INTERVENTION DE L’ÉTAT DANS LE CONTRAT DE TRAVAIL.
M. Yves Guyot prend la parole.
En traitant la question de l’intervention de l’État dans le contrat de travail, il ne dissimule pas que c’est la question même du socialisme, telle qu’elle se pose actuellement, qu’il aborde ; et il est nécessaire de l’aborder avec netteté et franchise, sans essayer de ruser avec elle, de l’édulcorer par des périphrases. Ce n’est pas une manière de la résoudre que d’essayer de l’éviter et de s’y dérober.
Les socialistes français actuels obéissent à des idées allemandes : et c’est dans les programmes allemands qu’il faut aller chercher leurs opinions précises, sur lesquelles, quand ils sont serrés de trop près en France, ils équivoquent. Tout d’abord ils constituent le parti ouvrier en parti de classe. Ils inventent le quatrième état. À quel signe le reconnaître ? Là est la difficulté. Salaire ? Nous, nous sommes tous plus ou moins salariés. Fortune ? Mais un patron qui a fait faillite, un fils de famille décavé font-ils partie du quatrième état ? Faut-il porter la blouse de M. Thivrier ? On savait en 89 ce qu’était le tiers état, par les charges qu’il supportait exclusivement et par les emplois et dignités dont il était exclu. Mais maintenant où est la barrière ? Elle est théorique. Sont considérés comme seuls dignes d’être membres du quatrième état, ceux qui veulent l’abrogation de la loi de l’offre et de la demande, qui reconnaissent la loi d’airain des salaires et qui réclament la suppression du patronat et du salariat, la socialisation du sol et de l’outillage.
En attendant, ils demandent immédiatement l’intervention de l’État pour établir les trois-huit. Ils ont déjà obtenu cette intervention en Angleterre et en France pour le travail des femmes adultes. Pourquoi le législateur n’interviendrait-il pas pour les hommes ? Est-ce que Karl Marx n’a pas prouvé que tout le bénéfice du patron résultait de leur travail ? Diminuez le travail, vous diminuez l’effort de l’ouvrier et le bénéfice du patron. Mais, et si le patron diminue le salaire ? Ce n’est pas admissible. L’État doit y pourvoir : maximum des heures de travail, minimum de salaires. Par qui seront fixés les salaires ? Par des syndicats ouvriers. Le patron n’aura plus qu’à fournir de l’outillage, de la matière première et payer des ouvriers au taux qu’ils fixeront. Ils le déclarent nettement : C’est le taux des salaires qui doit déterminer la valeur du produit et non le prix de vente. Fort bien ! Mais, et si le client fait grève ? S’il n’achète pas ? Tant pis pour le patron ! Mais si le patron est ruiné ! Allez-vous décréter le travail obligatoire ? Et puis quoi ? Les ouvriers ne cessent de parler des rapports du capital et du travail, et beaucoup d’économistes se servent aussi de cette locution erronée. Il n’en est pas de plus néfaste. Il faut bien que les ouvriers sachent que les patrons ne sont que des intermédiaires entre eux et les acheteurs. Si les acheteurs disparaissent devant la cherté d’un produit, le capital s’évanouit, l’usine se ferme. Il n’y a pas d’arbitrage, si obligatoire que les législateurs l’imaginent, qui puisse mettre fin à la grève silencieuse, mais d’autant plus efficace, des consommateurs.
Les hommes du quatrième état sentent qu’ils doivent conquérir aussi les populations rurales. Là, ils se heurtent à la résistance méfiante du petit propriétaire : mais alors ils lui montrent les grandes propriétés à partager, car ils reprennent l’attitude des partageux de 1848. Ils disent au fermier qu’au lieu de payer son fermage au propriétaire il le payera à l’État qui sera un bien meilleur propriétaire. Ils chantent des bucoliques, dont ils préparent l’avènement, en célébrant la guerre sociale comme l’épopée à venir.
Ils dressent le quatrième état en état de guerre contre tout le reste de la société. Ils ne parlent plus ni de droit, ni de justice, ni de liberté, ni d’égalité de droits. Vieilles rengaines, tout cela. Ils donnent à leurs partisans un idéal de spoliation rapace. Les hommes mystiques et doux comme M. Benoît Malon déclarent que « la Révolution sociale, par le vote ou par le fusil » a pour but de transporter les fortunes du reste de la nation, à qui ? à ce quatrième état, si mal délimité. La grève n’est pas considérée comme un acte économique, de retrait du travail afin d’en élever le prix, mais comme un combat d’avant-garde. Qu’est-ce que tous ces appels violents à l’arbitrage auxquels se laissent prendre les badauds ? Qu’est-ce, sinon le principe de l’intervention obligatoire d’un tiers dans la discussion des termes d’un contrat. C’est la substitution d’arrangements d’autorité au contrat librement consenti ; et comme l’a prouvé Sumner Maine, dans l’Ancient Law, c’est une conception régressive au point de vue juridique. Partout, le parti socialiste a comme base de sa doctrine, de sa politique, de sa tactique, la suppression des initiatives individuelles et leur absorption, d’abord, dans des groupes despotiques, syndicats héritiers de l’esprit d’exclusion et d’intolérance des vieilles corporations et du compagnonnage, absorption finale et complète dans l’entité qu’ils appellent la « la société », espèce de nirvanâ où s’engloutissent toutes les décisions, toutes les volontés et toutes les activités. Mais s’ils la présentent comme l’idéal suprême, ils sentent bien qu’il lui faut des organes : et en attendant la réalisation de ce rêve millénaire, ils cherchent à mettre la main sur les municipalités ; celles-ci doivent subventionner les grèves ; dans leurs cahiers des charges, prescrire des minima des salaires, des maxima d’heures de travail, de manière à faire des catégories d’ouvriers privilégiés et avec quoi ? Avec l’ensemble des ressources des contribuables qui, en payant plus, auront moins de services en échange de leur argent. Ils cherchent à s’emparer de sièges électoraux, mais s’ils demandent à être législateurs, ils ne dissimulent pas que la loi pour eux n’est qu’un pis aller, et du reste, quel est leur programme ? Prendre le plus possible à l’ensemble de la nation pour donner à leurs amis. Ils en arrivent, non pas seulement à comprendre l’intervention de l’État, dans le contrat, comme un mode de justice, plus ou moins erroné : mais ils ne dissimulent pas que ce qu’ils veulent, c’est mettre toutes les forces sociales des communes et de l’État, au service des salariés contre les patrons, chefs d’ateliers, petits ou grands propriétaires, tous ceux qui, à un titre quelconque, font partie du « capitalisme », non seulement, au point de vue économique, mais au point de vue juridique. Ce sont là des conceptions que nous devons combattre par tous les moyens de propagande à notre disposition. Elles se montrent à nous dans toute leur brutalité. Tous les hommes qui ont quelque souci du droit, de la justice, de la vérité économique, doivent opposer leur union à l’union socialiste.
M. Yves Guyot, dit M. Limousin, a exprimé les idées de la majorité, de la très grande majorité de la réunion, tandis que lui-même remplit le rôle ingrat de représentant, peut-être unique, de l’opposition. Il ne peut donc espérer l’accueil favorable fait à celui-ci ; il compte cependant sur l’esprit libéral de ses confrères pour ne pas rendre sa tâche trop difficile.
M. Yves Guyot n’a pas examiné la question au point de vue qui ressort des termes dans lesquels elle est posée. Ces termes sont ceux-ci : « De l’intervention de l’État dans le contrat de travail » ; l’orateur croit devoir s’y arrêter. L’État, c’est-à-dire la manifestation active de la société, doit-il intervenir dans le contrat de travail ? Mais une première question se pose : l’État, c’est-à-dire la loi, les hommes qui sont chargés de l’appliquer, doivent-il intervenir dans un contrat quelconque ? Incontestablement. Sans l’intervention des magistrats, un contrat ne serait qu’une parole en l’air ou un papier sans signification. Le magistrat, représentant l’État, doit donc intervenir pour assurer l’exécution du contrat après en avoir constaté l’authenticité.
Est-ce tout ? Non. Le magistrat ne sanctionne pas tous les contrats ; il les examine avant de les sanctionner, et s’ils sont léonins, c’est-à-dire en faveur d’une seule partie, s’ils violent la morale par leur cause ou leurs dispositions ; s’ils sont contraires à l’ordre public, il refuse de les sanctionner et, par ce refus, les déclare nuls et non avenus.
Un contrat par lequel un homme se ferait l’esclave d’un autre, lui donnerait le droit de le vendre, de le battre, serait déclaré nul si le contractant, ayant aliéné sa liberté, entendait la reprendre ; un contrat par lequel un homme donnerait à un autre le droit de le tuer entraînerait, pour celui qui s’en prévaudrait, les mêmes peines que s’il n’avait pas existé. Les engagements pécuniaires, contractés dans certaines conditions, sont annulés comme immoraux. Le contrat par lequel un homme s’engagerait à commettre un acte illégal contre un autre au profit d’un troisième, serait également déclaré nul. Les dettes de jeu, bien que contractées sur papier timbré, sont nulles ; les intérêts usuraires, même dissimulés, ne sont pas dus.
La société, protectrice de l’ordre public, protectrice des individus contre la violence ou la ruse, même contre les entraînements d’une folie passagère provoquée par une passion surexcitée, se refuse à donner à certains contrats la sanction sans laquelle ils n’ont point de valeur, et même dans certains cas elle punit le fait de les avoir conclus. En agissant ainsi, la société a raison, et ce serait soutenir une singulière théorie juridique de prétendre que la loi doit sanctionner tous les contrats, quelles que soient leurs dispositions ou leurs causes.
Non contente de cela, la loi a prévu elle-même certains contrats, elle en a donné le modèle ; elle a notamment établi des formes de sociétés dans lesquelles les personnes qui veulent s’associer sont tenues de se mouvoir, et quand ces personnes s’en écartent, les magistrats les y ramènent s’il survient une contestation entre elles ou avec des tiers. La loi a prévu le contrat de mariage et elle en a établi les formes. Pour nier l’action de l’État, qui est la représentation de la société, dans les contrats, il faut oublier l’existence du Code civil, du Code de commerce, du Code pénal et de toutes les lois, groupées ou isolées, qui président aux relations qu’ont entre eux les membres d’une de ces sociétés qu’on nomme des États.
L’État intervient donc en principe dans les contrats ; faut-il faire une exception pour le contrat de travail ? Personne ne saurait le soutenir. Ce contrat stipule explicitement ou implicitement un échange, un paiement en rémunération d’une certaine marchandise qu’on nomme travail. Il peut être violé par l’une ou l’autre des parties, et il est nécessaire d’en assurer l’exécution comme pour tous les autres contrats. Personne ne contestera, par exemple, que si un travailleur a pris l’engagement d’exécuter un certain ouvrage, de le faire dans un temps déterminé, dans des conditions fixées, il y pourra être contraint, sinon physiquement, du moins par l’option qui lui sera imposée avec le paiement d’une indemnité. Personne ne contestera que si un employeur d’ouvriers a pris l’engagement de payer un certain salaire pour un certain travail, il pourra y être contraint par toutes les voies de droit s’il vient à s’y refuser.
Nous voyons donc, ici, l’État intervenir dans le contrat de travail, pour en assurer l’exécution, comme pour un contrat quelconque ; ne peut-il pas quelquefois, ne doit-il pas même, à l’occasion, l’examiner lui aussi, s’assurer s’il n’est pas léonin, s’il n’est pas immoral ou contraire à l’ordre public ? N’a-t-il pas le droit et le devoir de s’opposer à l’exécution de certains contrats de travail, même quand les deux parties sont consentantes ; par exemple, quand il en peut résulter un péril évident pour les ouvriers ? Que sont les lois sur le travail dans les mines, sur leur aération, sur les industries dangereuses, sur la prévention des accidents de fabrique, si ce ne sont des interventions de l’État dans le contrat de travail ?
On dit que le contrat de travail étant, comme tous les contrats, un accord entre deux personnes libres, devient la loi des parties. Oui, sous les réserves d’ordre public et de moralité, et aussi à la condition que les personnes soient également libres. Mais le sont-elles dans la conclusion du contrat de travail ? Qui donc peut prétendre qu’un ouvrier est libre de discuter son salaire quand il sait que s’il n’accepte pas les conditions que lui fait l’employeur, un autre les acceptera, et que lui, le lendemain, se trouvera sans ressources ? Qui donc peut prétendre que le malheureux ignorant, qui n’a aucune discipline d’esprit, aucune habitude de raisonner ou de discuter, est libre ; qui donc peut prétendre qu’un industriel est libre d’accepter ou de refuser des conditions que lui impose une coalition de tous les ouvriers d’une industrie ?
M. Yves Guyot n’a pas examiné la question à ce point de vue, qui est celui qui ressort de sa formule même ; il a préféré dénoncer le socialisme, en ayant soin, d’ailleurs, de présenter celui-ci sous un jour partial, qui justifiait ses critiques. Il a donné le nom de la totalité à la partie; ce qu’il a appelé le socialisme, c’est du communisme. Sans doute, le communisme est du socialisme, mais il n’est pas tout le socialisme. Le socialisme est un système qui fait intervenir l’autorité sociale dans le contrat de travail ; le communisme est un système qui supprime la propriété individuelle et la remplace par la propriété commune ; or, on peut parfaitement comprendre et nous voyons tous les jours s’opérer, sous nos yeux, l’intervention de l’autorité sociale dans le contrat de travail, au sein d’une organisation où existe la propriété individuelle.
La tactique habituelle des adversaires du socialisme consiste à englober toutes ses variétés dans le communisme, et à faire semblant de ne pas entendre les protestations des hommes envers qui, en raisonnant ainsi, on commet une injustice criante. De l’autre côté, c’est-à-dire dans le camp des communistes, on emploie le même système, on revendique pour sa fraction, la possession exclusive du titre général. Il y a cependant eu des écoles socialistes très en évidence qui n’étaient point communistes : il y a eu l’école fouriériste, dont la formule était : capital, travail et talent ; or, quiconque revendique une rémunération pour le capital, c’est-à-dire pour les capitalistes, ne saurait être accusé de communisme. Il y a eu l’école proudhonienne, qui soutenait la propriété individuelle. Il existe aujourd’hui de nombreux socialistes non classés, c’est-à-dire des partisans de l’intervention de l’autorité sociale dans le contrat de travail, qui sont partisans déterminés de la propriété individuelle.
Si les adversaires du socialisme en général se refusent à examiner la thèse d’ensemble, c’est parce que leurs opinions sur les points de détail sont en désaccord avec leur opinion sur le principe. Dans la Société d’économie politique elle-même, les membres les plus antisocialistes dans leurs déclarations, formulent à l’occasion des idées socialistes : tel demande qu’on subventionne les Sociétés de secours mutuels ; tel autre veut l’interdiction des fêtes foraines au nom de la morale publique. L’orateur, qui cependant est seul parmi ses collègues à accepter le titre de socialiste, se souvient d’avoir, en 1889, provoqué un tolle général, en demandant la suppression de la Caisse des retraites de l’État. Ce jour-là, il fut moins socialiste que ses collègues.
Le fait même de s’occuper d’économie politique implique l’adhésion en principe au socialisme. Qu’est-ce que l’économie politique ? C’est la science qui s’occupe des phénomènes de rapports d’intérêts qu’ont entre eux les membres de la société. Pourquoi s’occupe-t-on de ces phénomènes, pourquoi recherche-t-on les lois qui les régissent ? Est-ce pour le vain plaisir de les connaître ? Non, puisque les économistes s’arrogent le droit d’approuver ou d’improuver. La doctrine du « laissez faire, laissez passer », qui revient à s’en rapporter finalement à la Providence, n’implique pas la nécessité de la connaissance. Ce qui implique cette nécessité, c’est au contraire la doctrine de l’intervention : pour faire quelque chose, il est nécessaire de savoir.
Les socialistes, en général, ne savent pas, et leur prétention de s’emparer de la puissance publique pour en faire l’instrument de leurs expériences est sans doute dangereuse ; mais si ces hommes parviennent à entraîner les foules derrière eux, la faute n’en est-elle pas un peu aux économistes, qui, par leur attitude habituelle, ont permis de croire qu’ils étaient avant tout et surtout les défenseurs du statu quo, les champions des intérêts d’une classe contre ceux d’une autre classe ? Et en réalité cela n’est pas : l’économie politique n’emporte pas un satisfecit pour la présente organisation sociale, elle ne proscrit pas les améliorations accomplies dans l’intérêt du plus grand nombre, même par l’intervention de la puissance publique. En terminant, M. Limousin remercie ses collègues de la tolérance qu’ils ont bien voulu montrer en lui permettant de soutenir des idées qui ne sont pas celles de la majorité d’entre eux, — tolérance qui, du reste, est conforme aux habitudes de la Société d’Économie politique.
M. Yves Guyot répond que M. Limousin fait une confusion complète. Deux personnes, avant de conclure un contrat, discutent ; si l’État venait mettre la main sur l’épaule de l’acheteur en lui disant : — Paye plus cher ! s’il mettait la main sur l’épaule du vendeur, en lui disant : — Vends meilleur marché ! comme c’est arrivé au bon temps du maximum, acheteur et vendeur secoueraient avec impatience cette contrainte ; mais une fois qu’ils se sont mis d’accord, si le vendeur ne livre pas, si l’acheteur refuse de prendre livraison, c’est alors que l’Etat intervient, mais comment ? Comme garant du contrat. Cette intervention en établit la sécurité.
Donc deux choses distinctes : liberté de discussion individuelle avant le contrat ; une fois le contrat arrêté, garantie de l’État, ce sont là les principes juridiques, tout à fait d’accord avec les principes économiques auxquels nous devons nous tenir.
M. Ducrocq constate que la réunion se trouve en présence de deux thèses contraires dont les orateurs font également appel à l’opinion des membres de la Société qui sont en même temps juristes.
M. Yves Guyot soutient que l’État n’a pas plus le droit, au point de vue légal et au point de vue économique, d’intervenir dans le contrat de travail que dans les autres contrats. M. Limousin répond que l’État intervient sous toutes les formes et dans tous les contrats, aux termes mêmes des lois existantes.
Laquelle de ces deux assertions est la vraie ?
Il n’est pas douteux que c’est celle de M. Yves Guyot, aux déclarations duquel M. Ducrocq est heureux d’applaudir entièrement. L’autre opinion est un paradoxe, en contradiction avec les principes et les textes de nos lois positives, comme avec les lois économiques. C’est en effet un point (et ils sont plus fréquents qu’on ne pense) sur lequel la loi économique et la loi écrite sont en pleine harmonie. Le principe économique est en effet celui de la liberté des conventions. Or, ce principe est consacré par la belle disposition de l’article 1134 du Code civil, ainsi conçu : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ».
Ainsi, d’après ce texte, les conventions légalement formées sont la loi des parties. La puissance publique, sous aucune forme, ne peut intervenir entre elles dans la formation du contrat, pour la fixation de ses clauses, pour la détermination des conditions du contrat. Il est l’œuvre exclusive et libre des parties, sans quoi il ne serait pas une convention, et c’est pour cela qu’il est leur loi, faite par elles-mêmes. C’est le principe de liberté, formellement consacré d’une manière générale et pour toute les conventions par la loi positive, aussi bien pour le contrat de travail que pour les autres contrats.
Ce n’est qu’après la perfection du contrat entre les parties que la puissance publique peut être appelée par l’une d’elles à intervenir afin de donner la sanction aux engagements librement et légalement pris. Telle est heureusement la loi de notre pays.
Les dispositions du Code civil relatives aux vices du consentement, au dol, à la violence, à l’erreur, et celles relatives à la protection des incapables mineurs ou interdits, ne dérogent en rien à ce principe qui suppose des contractants majeurs, capables, libres et responsables.
Aussi la prétendue théorie des contrats léonins, invoquée tout à l’heure, est-elle sans réalité et condamnée par les textes cités. On n’en trouve qu’une trace dans le Code civil en matière de contrat, dans un cas isolé, et M. Ducrocq déclare qu’il a toujours tenu cette disposition comme hautement critiquable parce qu’elle est en contradiction avec le principe équitable et rationnel de l’article 1134. Il s’agit des articles 1674 et suivants du Code civil relatifs à la rescision de la vente d’immeubles pour cause de lésion de plus des sept douzièmes dans le prix de l’immeuble vendu. Le vendeur majeur et capable ne doit pas avoir plus le droit de revenir sur ses engagements, sous prétexte qu’il a fait une mauvaise affaire, que l’acheteur lui-même. Il n’en doit pas plus être ainsi dans une vente d’immeubles que dans une vente mobilière et dans tout autre contrat, parce qu’un contrat est un acte de libre spéculation. C’est donc une exception et non une règle, et une exception regrettable, qui n’en laisse pas moins subsister la théorie générale de nos lois, écrites telle que nous venons de l’exposer, conforme au principe économique de la liberté des conventions dans le contrat de travail comme dans les autres.
M. E. Cheysson rend hommage à l’éclat de la discussion qui vient de remplir cette soirée ; mais il pense qu’elle n’est qu’une brillante introduction et qu’elle ne saurait s’arrêter court.
M. Yves Guyot a très solidement, très courageusement comme toujours, exposé les principes et conclu à la non-intervention de l’État dans le contrat de travail. M. Cheysson n’a garde de contredire ces principes et, d’une façon générale, ces conclusions, dont il est chaque jour le défenseur convaincu ; mais il ne peut s’empêcher de constater que les uns et les autres sont en opposition formelle avec les courants qui entraînent aujourd’hui toutes les démocraties, c’est-à-dire à peu près le monde entier. Les lois déjà votées sur le travail, celles qui vont l’être demain, ces lois qu’on appelle « les lois ouvrières », sont toutes, à des degrés divers, imprégnées d’intervention de l’État. C’est là un fait, un grand fait, que l’on ne saurait nier et qui impose à la science le devoir, non pas de l’amnistier, s’il est mauvais, mais du moins de l’étudier de près.
Or, dans ce mouvement à la fois si violent et si universel, tout est-il à blâmer ? Doit-on lui appliquer la théorie si fort à la mode du « bloc » et tout rejeter sans examen ? M. Cheysson ne le pense pas. Il croit, au contraire, que la science économique et la Société d’économie politique, son organe, ont tout à gagner à ne pas s’enfermer dans la tour d’ivoire des principes et à s’inspirer des Conseils de Wolowski — un des nôtres, — quand il disait : « Ce que nous voulons, c’est qu’on cesse d’encenser les principes comme des idoles et qu’on les fasse pénétrer dans la vie même des nations »[1].
Il y aurait donc lieu d’analyser ces diverses lois ouvrières, celles, par exemple, qui ont trait à la règlementation du travail des enfants, des femmes, des adultes, à l’hygiène et à la sécurité des travailleurs, à l’assurance contre les accidents, aux sociétés de secours mutuels, aux sociétés coopératives, aux syndicats, aux habitations ouvrières, aux caisses de retraite ; d’étudier chacune d’elles à ce point de vue spécial de l’intervention de l’État, en se demandant si la condamnation globale prononcée contre toute ingérence officielle ne comporte pas sur tel ou tel point des exceptions motivées, si quelques-unes de ces interventions ne pourraient même pas être légitimées au nom d’autres principes également respectables, comme celui de sauvegarder la liberté, la vie du travailleur, l’avenir de la race ; en un mot, s’il n’y a pas un criblage à faire pour séparer le bon grain de l’ivraie, une démarcation à établir entre ce qui est permis à l’État et ce qui ne l’est pas.
Cette méthode aurait plusieurs avantages : en premier lieu celui de nous soustraire à l’accusation d’intransigeance dédaigneuse et théorique, que nos adversaires aiment à nous adresser ; puis celui de nous mettre en contact immédiat avec les faits, avec les questions qui passionnent l’opinion publique et sur lesquelles nous ne pourrons exercer d’action efficace qu’à la condition de nous y mêler de près, bien loin de les écarter par la question préalable.
En résumé, M. Cheysson propose que, dans une et au besoin dans plusieurs séances ultérieures, on étudie « les lois ouvrières au point de vue de l’intervention de l’État », sans se noyer dans leur détail technique, sans juxtaposer dix à vingt sujets distincts, mais en les reliant étroitement par l’unité du point de vue qui fera, en même temps que l’unité de la discussion, son efficacité pratique (Assentiment général).
M. Alph. Courtois, secrétaire perpétuel, tout en se ralliant volontiers à cette proposition, fait remarquer que l’ordre du jour permanent porte déjà l’indication de plusieurs questions du même ordre, par exemple la question des trois huit, celle de l’instruction intégrale, etc.
M. Dubois de l’Estang est d’avis que la proposition de M. Cheysson a un caractère de généralité qui permettrait mieux que l’étude de sujets spéciaux de répondre aux reproches adressés par M. Limousin aux économistes.
M. Ducret présente à ce propos quelques courtes observations ; il pense qu’il serait préférable de prendre les questions une à une. L’examen d’ensemble pourrait faire rentrer la discussion dans les considérations générales déjà exprimées, sans indiquer les points spéciaux où l’intervention de l’État est contraire aux principes économiques.
M. Frédéric Passy, président, ne veut pas retarder le moment de clore la séance. La discussion, comme l’a dit M. Cheysson, aurait besoin d’être complétée par l’étude d’un certain nombre de cas spéciaux. Telle qu’elle a été toutefois, elle a été assez claire pour pouvoir être résumée en quelques mots.
Il s’agit de savoir sous quelle forme et dans quelles circonstances l’intervention de l’État est légitime. Cela revient à se demander quel est le rôle de l’État.
Le rôle de l’État, pour M. Passy, comme pour la plupart des préopinants, n’est pas d’être partie dans les relations des particuliers entre eux et, par conséquent, de peser plus ou moins sur leur liberté en favorisant l’un ou en contraignant l’autre. Il est de faire respecter, chez l’un comme chez l’autre, cette liberté, et d’assurer la loyale exécution des conventions librement consenties.
Si, comme le dit M. Limousin, il intervient pour défendre les mineurs et les incapables, c’est parce que ces mineurs et incapables ne sont pas en état de conclure par eux-mêmes des conventions libres. Un enfant de six ans, de quatre ans, pour reprendre l’exemple cité par M. Limousin, ne peut pas avoir contracté un engagement ; il est naturel que si on lui impose un travail au-dessus de ses forces la puissance publique le défende.
En deux mots, dit M. Passy, il faut dans toute société une autorité ; mais cette autorité n’est pas destinée à peser selon le caprice de ceux qui la détiennent ou l’inspirent sur la liberté des individus. Elle est destinée à garantir cette liberté.
Il y a, cela est incontestable, un certain nombre de cas dans lesquels l’État intervient. Et M. Limousin oppose aux économistes ces interventions en disant : « Vous voyez bien que l’État ne reste pas neutre. »
Mais c’est précisément ce que lui reprochent les économistes libéraux, et l’on ne saurait faire argument contre eux de ce qu’ils blâment.
Il faut (c’est la tâche à laquelle nous convie M. Cheysson) examiner les uns après les autres ces différents cas d’intervention et voir quels sont ceux dans lesquels l’État n’agit que pour faire respecter la liberté ; quels sont ceux dans lesquels il la viole, en contrariant les conventions libres ou en y substituant des dispositions autoritaires.
La séance est levée à onze heures dix minutes.
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[1] Préface au Traité d’économie politique de Roscher (page LV).
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