En 1846, Frédéric Passy entre dans la carrière de l’économie politique en suivant les traces de son père, Hippolyte Passy, contributeur habituel du Journal des économistes et membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Avec mesure et même une sorte de timidité, qui tranche avec ses prises de position audacieuses de la suite de sa carrière, il étudie alors les réformes à introduire dans l’instruction secondaire, vantant notamment l’introduction des sciences et des langues vivantes.
DE L’INSTRUCTION SECONDAIRE EN FRANCE
DE SES DÉFAUTS, DE LEURS CAUSE, ET DES MOYENS D’Y REMÉDIER
PAR FRÉDÉRIC PASSY
AVOCAT
Sachons-le bien, c’est l’avenir du pays
que nous discutons ici ! (Chambre des Pairs,
30 avril 1844, discours de M. le marquis de TURGOT).
Qu’est-ce que l’éducation ? L’apprentissage
de la vie qui nous attend au sortir des écoles.
(Chambre des Pairs, 22 avril 1844, discours de M. Cousin).
PARIS
GUILLAUMIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
14, RUE DE RICHELIEU
1846
INTRODUCTION.
Le travail qu’on va lire date d’assez loin ; il est né de circonstances qui ne sont déjà plus. Au moment où il fut entrepris (octobre 1844), on s’occupait avec une vivacité singulière de questions dont on s’occupe moins aujourd’hui. L’attention ou plutôt la passion publique suivait toute discussion d’un certain ordre. Mais le débat, pour être trop ardent, n’était pas complet ; dans cette longue controverse, à laquelle le pays, par tout ce qui fait ou manifeste l’opinion, avait pris une part solennelle, une question grave, inévitable, et qui en faisait au fond l’intérêt, avait été négligée ; la polémique avait affecté cette généralité abstraite qui fait trop souvent oublier que les principes ne valent ici-bas que par leur application ; les deux partis semblaient presque ignorer l’objet de leurs disputes, le but de leurs prétentions, la nature et l’étendue de la responsabilité qu’ils assumaient ; et le jour d’une solution définitive menaçait de trouver le vainqueur, quel qu’il fût, hors d’état de réaliser sa victoire et de justifier la décision du législateur.
Cet état de choses me frappa. Je crus que ce serait rendre un service public que d’appeler la discussion sur cette question négligée, et je m’enhardis à le tenter par la considération de l’état des esprits, espérant qu’une valeur de circonstance pourrait mériter à mon travail un accueil que je n’aurais osé attendre de sa valeur propre. L’introduction qui devait alors le précéder contenait l’expression de ces idées.
« Bien des écrits, y disais-je, ont paru depuis deux ans sous un titre analogue. Aucun, ce me semble, ne l’a pleinement justifié. Rien de moins surprenant. Nés d’une polémique ardente, produits au milieu d’une lutte animée par deux partis également désireux et inquiets du succès, ils ne pouvaient avoir d’autre objet que celui de leurs préoccupations actuelles, et devaient suivre les phases du combat dont les besoins les inspiraient. Toutes les forces devaient se concentrer sur le point où s’étaient réunis, avec les craintes et les espérances, les premiers et les plus vifs efforts. Aussi jusqu’à ce jour, dans la presse comme dans les Chambres, ne s’est-on attaché qu’à la seule question de la liberté d’enseignement et aux questions subsidiaires qu’il était impossible d’en séparer. S’il a été parfois parlé de l’instruction secondaire, ce n’a guère été que pour la mettre hors de cause[1], et sans un discours de M. le marquis de Turgot à la Chambre des Pairs[2], qui a amené quelques paroles de M. le Ministre de l’Instruction publique et de M. Hippolyte Passy, elle aurait à peine figuré pour mémoire dans la discussion d’un projet de loi auquel elle a donné son non.
« Sans doute la question de la liberté d’enseignement est, dans tout ce débat, celle qui, par sa nature et sa gravité, méritait d’attirer la première et d’arrêter le plus longtemps l’attention. Sans doute on ne pouvait trop, pour résoudre sainement une question toute de principe et de droit, se soustraire à la préoccupation dangereuse des faits et des intérêts. Mais, sans confondre des questions distinctes, sans embarrasser les spéculations de la théorie des difficultés de la pratique, qui doit se plier à ses lois et non lui imposer les siennes, peut-être la noble Chambre, après avoir assuré par la discussion ses idées sur la liberté d’enseignement, eût-elle dû donner plus d’attention à l’organisation de l’instruction secondaire ; peut-être eût-elle dû traiter plus sérieusement une matière importante, sur laquelle après tout, quoique d’une manière moins directe et moins impérative, elle avait aussi à se prononcer, et elle s’est prononcée en effet par son silence même[3]. Du moins est-il temps d’aborder enfin cette question trop oubliée. Car si l’on a pu, si l’on a dû même, la négliger d’abord pour un débat plus haut, on doit songer maintenant qu’elle reçoit, du sens désormais certain dans lequel celui-ci sera terminé, une importance plus grande et plus présente. Tant que l’instruction secondaire a été entièrement sous la main de l’État, on a pu, quoique des voix s’élevassent pour critiquer des abus ou réclamer des améliorations, s’assurer contre toute faute considérable dans une direction unique et forte. Aujourd’hui qu’un régime nouveau va permettre des tentatives jusqu’à présent impossibles, que la liberté, malgré les entraves salutaires qui retiendront son premier élan, va s’essayer par des réformes plus étendues et plus profondes, le moment est venu d’éclairer enfin cette voie périlleuse que l’on ne peut refuser plus longtemps d’ouvrir aux innovations et de donner à ceux qui vont la parcourir des avertissements et des exemples. La prudence commande de s’y prendre à l’avance pour prévenir, pour modérer du moins, les premiers écarts de cette brusque émancipation, pour en diminuer les inconvénients et en multiplier les avantages, pour diriger, et rendre plus féconde en la contenant, la première fièvre d’indépendance. C’est à ce prix seulement que nous pourrons, en échappant à des inconséquences dont nous n’avons donné que trop d’exemples, éviter de nous comporter une fois de plus en parvenus de la liberté, et mériter de connaître dès le début les bienfaits de notre nouvelle conquête. C’est à ce prix que nous l’aurons faite pour nous-mêmes, et qu’au lieu d’en retarder par nos erreurs les heureux effets, nous pourrons la développer encore en en jouissant, et en laisser à nos successeurs d’autres fruits que les tristes enseignements d’une expérience désastreuse. »
Pendant que j’écrivais ces lignes, les choses changèrent subitement. La loi en confection fut arrêtée, et l’agitation des esprits se calma ou se détourna sur d’autres sujets. Je ne crus plus dès lors le péril assez imminent pour autoriser la publication d’un travail à peine ébauché, et que je n’avais pas à cette époque le temps d’améliorer. Mais, bien que les circonstances m’eussent déterminé à l’entreprendre, il n’avait jamais été à mes yeux un écrit de circonstance ; j’estimais plus haut son objet ; et je restai vivement préoccupé des idées que j’y avais émises. Si la question de la liberté d’enseignement n’était plus à l’ordre du jour, les faits ne pouvaient tarder à l’y remettre, et alors renaîtrait plus pressante la nécessité de songer à l’organisation de l’instruction secondaire. Il y avait un intérêt sérieux, pour assurer la vérité de la discussion et ne s’exposer point de nouveau à être surpris par les faits, à ne pas remettre à ce moment notre sollicitude. Et n’y eût-il pas ce danger à craindre et à éviter, la question de la liberté d’enseignement fût-elle, ce qui ne peut-être, ajournée à longtemps, l’organisation de l’instruction secondaire avait encore assez d’importance par elle-même pour mériter un sérieux examen. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur ce point, je n’ai pas besoin de dire que l’instruction secondaire est, parmi les institutions sociales, l’une de celles dont l’action, en même temps puissante et continue, mérite au plus haut degré l’attention des hommes réfléchis et des gouvernements prévoyants. Ce serait à la fois répéter des vérités incontestées et empiéter sur le fond de mon sujet. Mais ce que je ne crois pas inutile de faire remarquer, c’est que cette importance est particulièrement grande dans un État comme la France, à la fois monarchique et constitué sur le principe de l’égalité civile. Dans une monarchie absolue, où tout repose sur un seul, où un seul, suivant ce qu’il est lui-même, étouffe ou suscite le mérite, supprime les intelligences supérieures ou improvise des grands hommes, l’influence de l’instruction secondaire n’est pas décisive ; et cependant nos anciennes universités revendiquent à juste titre presque tous les grands noms des derniers siècles de notre histoire. Dans une démocratie pure, l’instruction primaire peut paraître plus spécialement digne de l’attention du législateur ; et cependant l’exemple des États-Unis d’Amérique nous montre combien l’instruction secondaire y occupe et y doit occuper une place considérable. Dans un État dirigé par une aristocratie héréditaire, il semble qu’on puisse compter sur l’éducation particulière pour fournir toujours une phalange d’hommes d’élite suffisamment préparés ; et cependant en Angleterre même c’est l’éducation commune qui a formé la plupart des hommes éminents qui ont été ou sont aujourd’hui à la tête du gouvernement. Mais dans un pays de libre concurrence intellectuelle, où la nation ne se régit pas directement elle-même, mais est gouvernée par une aristocratie tirée[4] d’elle et accessible à tous, l’aristocratie du talent, l’instruction secondaire commune est à peu près l’unique et nécessaire préparation de tous ceux qui renouvellent chaque jour cette aristocratie constitutionnelle, et son importance est vraiment capitale.
Pénétré de ces idées, convaincu en même temps que l’instruction secondaire n’est pas en France ce qu’elle doit être, on comprendra sans peine que j’aie consacré mes premiers loisirs à reprendre ce travail, et que je me décide, malgré ses imperfections, à le livrer aujourd’hui au public. Je ne puis plus espérer pour lui l’attention passionnée qu’il aurait pu obtenir à une autre époque. Peut-être cependant le moment est-il plus que jamais favorable, non pour son succès, mais, ce qui me touche davantage, pour la bonne discussion de l’importante question qu’il soulève. Les esprits sont calmes, sans être indifférents. Un grand changement opéré dans le régime de l’Université, et l’annonce officielle d’un nouveau projet de loi sur l’enseignement, ont réveillé les mémoires oublieuses. L’époque et les conditions du débat à venir ne sont ni assez certaines pour exciter une ardeur aveugle, ni assez indéterminées pour encourager une apathie fâcheuse. On peut donc présumer un examen sérieux et de bonne foi ; et, ce qui est rare, on peut attendre immédiatement de cet examen un autre résultat qu’une solution théorique. Le ministre actuel de l’Instruction Publique a montré déjà, par plus d’un changement utile, qu’il ne redoute pas les réformes justifiées. On lui doit de penser que cette fois encore la vérité, dès qu’elle aura acquis la certitude et la netteté sans lesquelles les pouvoirs publics ne peuvent l’accepter, trouvera en lui un patronage efficace. Dans ces conditions, c’est un devoir pour tous ceux qui, en quelque degré, croient pouvoir contribuer à sa manifestation et à son triomphe, de se hâter de la servir suivant leurs forces. C’est ce devoir que j’accomplis.
DE L’INSTRUCTION SECONDAIRE EN FRANCE.
L’instruction secondaire peut être organisée de bien des manières différentes. En est-il une qui mérite une préférence exclusive et irrévocable ? Existe-t-il en cette matière un type unique et parfait dont la réalisation exacte doive être indistinctement le but de tous les gouvernements ? Il semble que ce soit l’opinion commune des écrivains trop peu nombreux qui ont traité ce sujet, et chacun a tout prêt un modèle achevé d’instruction secondaire, qui peut, seul et à toujours, satisfaire à toutes les exigences. Les récriminations réciproques de ceux qui, sans aborder directement la même question, ont pris part récemment à des débats qui l’impliquaient, indiquent ou les mêmes idées ou une tendance vers ces idées. Au fond de la pensée de tous apparaît, plus ou moins claire, plus ou moins avouée, la croyance à une forme par excellence, bonne et complète par elle-même. C’est une chimère. L’absolu et l’immuable ne sont pas de ce monde ; ils supposent la perfection qui ne s’y peut rencontrer. Rien dans les œuvres et les institutions de l’homme n’est isolé et définitif ; tout y a sa place et doit être jugé d’après elle ; le bien et le mal y sont relatifs et passagers. C’est là maintenant une vérité vulgaire en politique, et personne ne songerait à soutenir sérieusement l’excellence essentielle et imprescriptible de l’une ou de l’autre des diverses formes de gouvernements ; elles ne sont plus l’objet, de la part des plus ardents, que de préférences ou de condamnations limitées.
L’instruction publique n’admet pas plus que le gouvernement (dont elle n’est d’ailleurs qu’un élément) une formule unique[5] ; sa perfection, loin de résider dans une organisation déterminée, est toute de circonstance, le changement même est la condition de sa durée, et en cette matière, au lieu que le passé garantisse l’avenir, la consécration de l’expérience, respectable à certains égards, n’est à beaucoup d’autres qu’une condamnation.
En effet, les temps se succèdent sans se ressembler, les sociétés marchent et se modifient, les sciences et les arts, incessamment portés en avant par l’infatigable activité de l’esprit humain, satisfont chaquejour mille besoins et font naître en leur place mille besoins nouveaux ; les éléments de l’instruction, les bases même de la vie, ne restent pas invariables ; nos travaux transforment pour ainsi dire à chaque instant le terrain qui nous porte.
Ce mouvement continuel fait la grandeur de l’humanité. Mais, pour qu’il soit vraiment utile, pour qu’une société recueille le fruit légitime de ses labeurs, et ne soit pas toujours en désaccord avec elle-même et comme en retard sur sa propre marche, il faut que l’instruction publique aide ses efforts en s’y associant par une transformation intelligente. Chargée d’employer à la préparation de la vie pratique le loisir des premières années, l’instruction publique ne peut véritablement parvenir, qu’en se corrigeant et se complétant sans cesse, à un but mobile et variable. C’est à cette condition seule qu’elle peut, alors qu’elle introduit la jeunesse sur la scène et l’abandonne au seuil de la vie pratique, l’y placer avec une connaissance suffisante du monde actuel, avec les idées qui conviennent à son temps, et non avec celles qu’ont eues et qu’ont abandonnées ou complétées ses pères. Pour remplir sa tâche en entier, elle ne doit pas seulement donner à certains principes fondamentaux et éternels de la nature humaine une culture dont on pourrait comprendre l’invariabilité ; elle doit aussi communiquer à la génération naissante les progrès accomplis par les générations qui l’ont précédée, et lui éviter des recherches déjà faites et des épreuves déjà subies. L’instruction secondaire surtout, destinée à former la partie la plus essentielle et vraiment constitutive d’un peuple, celle qui, à la fois dirigeante et agissante, le fait ce qu’il est, doit être particulièrement appropriée à l’état et aux besoins de ce peuple ; pour former convenablement l’homme et le citoyen, préparer les esprits à l’œuvre à laquelle ils sont destinés, et semer pour l’avenir avec un bonheur toujours égal, il faut qu’elle tienne compte des nécessités de chaque époque ; qu’elle ait non seulement une valeur intrinsèque et absolue, mais aussi une valeur externe et relative, qu’elle soit de son temps[6].
Je m’explique : je ne veux pas que, facile aux innovations, empressée de se plier aux apparentes nécessités du moment, elle obéisse sans résistance à tous les caprices de l’opinion, et reproduise aveuglément les perpétuelles variations de cette atmosphère inconstante. Je ne veux pas qu’elle accepte des modifications éphémères ; que, sous le prétexte d’apprendre à la jeunesse le temps présent et de la préparer pour le milieu qui l’attend, elle subisse toutes les transformations irréfléchies, tous les mouvements contradictoires, toutes les oscillations incertaines de la société ; qu’elle se préoccupe enfin de ces systèmes, de ces idées, de ces goûts, aujourd’hui acceptés par tous par engouement, et demain peut-être abandonnés avec dédain. Rien de ce qui ne doit point durer ne peut concourir utilement à la préparation de l’avenir. Assez, sans cette éducation vacillante et au jour le jour, de vérités et de principes d’un moment occuperont la tête de la jeunesse, assez de convictions temporaires seront fécondes pour elle en erreurs et en désillusions dont son siècle partagera la peine. Mais, parmi ces mouvements perpétuels, la société accomplit des progrès réels et définitifs ; à ceux-là l’instruction secondaire peut s’associer avec avantage et associer la jeunesse ; elle peut, entre les innovations tentées, les idées émises, les tendances manifestées, reconnaître et choisir pour lui en faire part tout ce qui doit rester, tout ce qui est acquis sans retour. C’est là ce que j’appelle être de son temps ; c’est dans cet esprit de déférence intelligente et sûre, qui satisfait tous les désirs légitimes et durables et les satisfait seuls, que je veux voir l’instruction secondaire compter avec lui, non dans cet esprit de servilité aveugle et inconséquente qui prévient les caprices passagers aux dépens des besoins réels. Un grand écrivain, Hærder, a comparé la marche de la civilisation, allant de réaction en réaction, au balancement du pendule, qui dépasse alternativement de part et d’autre le point où il devrait se fixer. On peut dire plus justement encore, en ayant égard à la progression continue qui se fait peu à peu par ces écarts successifs, que le mouvement s’opère comme en spirale ; et si l’on me permet de continuer ce langage figuré, mais exact, je dirai que l’instruction secondaire doit y prendre part, non pas en décrivant les orbes sans nombre, mais en remontant graduellement l’axe de cette spirale, en sorte qu’elle soit toujours à la hauteur, ou peu s’en faut, de la société qui la donne.
Quoi qu’il en soit, du reste, des conditions de cette appropriation, et de la manière dont elle a pu être entendue ou tentée à diverses époques, sa nécessité me paraît trop évidente pour m’arrêter plus longtemps à la démontrer ; je crois pouvoir, sans rien préjuger d’ailleurs sur l’application de ce principe, tenir pour certain dès à présent que le progrès, par conséquent le changement, est la loi de l’instruction publique comme de toute institution humaine, et qu’un système d’enseignement secondaire, par cela seul qu’il existe depuis un temps considérable sans modifications réelles, peut être en toute assurance réputé défectueux.
L’instruction secondaire actuelle est malheureusement dans ces conditions. Elle est ancienne, elle n’a été organisée ni par nous ni pour nous, et rien ou à peu près rien n’a été fait pour y introduire les modifications et les accroissements que le progrès des temps a dû rendre nécessaires. Ses défenseurs ne le contestent point. Non seulement ils reconnaissent l’immobilité de l’enseignement, mais ils s’en font un titre d’honneur et un argument pour l’avenir ; ils l’érigent[7] en système par un éloge outré des langues anciennes, et il ne faudrait pas les contredire beaucoup pour leur faire déclarer, en termes exprès, la connaissance de ces langues la science nécessaire et suffisante de tous les temps et de toutes les sociétés. Il leur serait difficile au reste de se refuser à cet aveu ; les faits témoignent trop clairement d’une immobilité décidée. Considérons-les rapidement. Leurs résultats ne seront pas à négliger.
Le système actuel d’enseignement secondaire, représenté jusqu’à la Révolution par les congrégations enseignantes et les Universités en grande partie ecclésiastiques de l’Ancien régime, est d’origine cléricale[8]. L’instruction se distribua d’abord à la porte des monastères et des églises. Négligée des nobles, qui n’estimaient que la science des armes, la seule qui pût leur servir ; inutile au commerce et à l’industrie, qui avaient dans leurs jurandes et leurs maîtrises une voie facile et forcée pour l’acquisition de toutes les connaissances exclusivement pratiques dont ils avaient besoin ; elle n’était destinée qu’à former des jurisconsultes, des médecins, des théologiens surtout ; et comme le droit, la médecine et la théologie ne parlaient que latin, que la langue nationale n’était pas formée, et que rien, dans le sommeil des sciences et des arts, ne sollicitait ailleurs les efforts des hommes de génie, l’instruction était toute latine. Maintenue longtemps dans son premier état par la tutelle de la religion, qui la faisait participer en un certain degré à l’immutabilité de ses dogmes, elle garda, après même qu’elle fut sortie des cloîtres, le caractère qu’elle avait à son début. Les événements les plus propres à l’agrandir et à l’activer, la prise de Constantinople, et la redonation de l’antiquité à l’Europe occidentale, purent l’étendre et la perfectionner, non la dénaturer ; tous les progrès furent faits dans le même ordre d’idées et comme dans le même sens ; et malgré le mouvement des sociétés, la renaissance des sciences, et l’apparition de l’esprit moderne, elle resta toujours exclusivement littéraire et surtout grecque et latine ; elle tira de son fonds plus qu’elle n’en tirait au début, mais elle ne l’agrandit ni le modifia. La rivalité des Universités et des congrégations enseignantes ne suffit pas à la transformer, dominées également par le respect du passé, retenues par les habitudes d’esprit des maîtres, dont toute nouveauté effrayait ensemble le zèle et inquiétait la vanité, elles préservèrent à l’envi de toute invasion étrangère le domaine des lettres, et conduisirent leur système d’instruction intact jusqu’à la Révolution. Alors, au milieu du bouleversement de toutes les idées, de toutes les règles, ce système subit le sort commun de toutes les institutions anciennes, et l’on se hâta de mettre à profit les courts instants d’une liberté illimitée pour exercer aussi dans le cercle de l’enseignement la fureur d’innover qui troublait toutes les têtes.
Ces improvisations violentes durèrent peu et ne laissèrent rien. Après leur disparition, l’Université impériale fut appelée à rétablir l’ordre et à sauver à la France l’héritage des Universités et des congrégations détruites. Composée tout naturellement d’hommes formés en grande partie par les anciennes méthodes et affermis dans leur respect par leur abandon récent ; inspirée de l’esprit de son fondateur, que son génie ne pouvait, dans les matières administratives et gouvernementales, préserver entièrement des tendances rétrogrades du despotisme ; effrayée d’ailleurs, non sans raison, par les funestes essais des novateurs, qui s’étaient jetés vers les sciences positives avec l’emportement aveugle et malheureux des réactions, l’Université impériale ne pouvait faire que ce qu’elle fit ; elle s’empressa de reprendre les anciens errements, et écarta les sciences de l’enseignement, autant du moins que le permettaient les besoins continuels de la guerre. Ce frein même tomba avec l’empire. Les sciences, auxquelles semblaient pouvoir se rattacher des souvenirs belliqueux, furent enveloppées dans la proscription générale du passé, repoussées par le fanatisme d’apathie qui s’était emparé des esprits ; et l’instruction secondaire, reportée tout entière vers les lettres antiques, en revint, peu s’en faut, au point où l’avaient maintenue les anciennes Universités et où l’avait trouvée la Révolution.
Les changements réellement[9] opérés depuis lors sont à peu près insignifiants, et ne peuvent à coup sûr motiver un éloge. Il s’est, dans ces derniers temps, développé de toutes parts dans la société française un esprit nouveau et puissant, l’esprit industriel. Fruit de progrès nouveaux, source de nouveaux besoins, cet esprit, quelque appréhension que l’on puisse avoir de ses excès, est l’indice d’une modification importante et durable dans l’état de la société ; l’instruction publique n’y doit point rester étrangère. Mais l’Université, liée comme de raison à son passé, n’a cessé de s’opposer aux idées nouvelles. Non qu’elle ne leur ait fait quelques concessions, mais elle l’a fait à contre-cœur et de mauvaise grâce ; et le résultat de ces prétendues améliorations n’est qu’une preuve de plus de cette vérité : qu’il y a quelque chose de pire que de résister aux justes réclamations de l’opinion publique, c’est d’y mal obéir.
En somme, malgré l’introduction d’annexes scientifiques qui ne font que promener de vains noms de classe en classe, partout comprimées et repoussées par les études classiques, on peut dire avec exactitude que l’instruction secondaire en est encore au grec et au latin exclusivement, sinon absolument par sa forme, du moins par son esprit[10]. On a entendu ses partisans s’en faire honneur dans leurs moments d’abandon, et célébrer la fécondité et la force moralisatrice des études classiques sur un ton dont la hauteur exclusive peut paraître à bon droit, et a paru en effet aux hommes les plus modérés la condamnation injuste et systématique de toute autre étude[11].
Tel est donc aujourd’hui, après les remaniements divers des dernières années, parade perpétuelle dont les évolutions dérisoires n’auraient dû tromper personne, l’état véritable de l’instruction secondaire : assez de latin, très peu de grec, un peu de français, mais le tout réduit à la grammaire, pas de littérature, à vrai dire ; avec cela assez d’histoire, de sciences et de langues modernes, pour rompre sans compensation l’équilibre des anciens travaux, en troublant des habitudes d’un autre temps que l’on s’obstine à conserver contre toute raison ; ce qu’il faut d’études nouvelles pour effrayer la paresse et légitimer le découragement par la multiplicité et la difficulté apparentes, non pour exciter la curiosité et soutenir l’ardeur par une diversité réelle et salutaire ; pour fatiguer la mémoire sans profit pour l’intelligence ; pour donner un léger vernis de notions superficielles, qu’on puisse montrer à certain jour, non une science solide et de bon aloi qui puisse être un fonds pour l’avenir[12] ; en un mot, les études classiques cherchant à étouffer les autres études au lieu de s’unir à elles et d’accepter leurs concours désormais nécessaire pour la formation de la jeunesse, et, par un juste retour de cette jalousie mal entendue, dépérissant elles-mêmes au milieu des corps sans vie dont elles s’entourent.
Cet enseignement est faible et stérile. Il en sera de même à l’avenir de tout enseignement où l’on donnera aux études classiques une prédominance exclusive. Un semblable enseignement ne répond pas, ne peut répondre aux besoins de la société à laquelle on prétend trop longtemps l’imposer. Sa longue immobilité autoriserait seule à l’affirmer ; sa décadence et ses tristes résultats en font un fait sensible et palpable.
Cependant cet enseignement a brillé longtemps d’un éclat qu’il est impossible de contester, et l’on comprend que le souvenir de ses anciens services cache aujourd’hui à bien des yeux son insuffisance. Mais si, au lieu de s’en laisser éblouir sans réflexion, on recherche quelle a été la cause de cet éclat et la nature de ces services, on y trouvera une preuve de plus de la nécessité d’un changement. Je vais essayer de faire exactement cette appréciation, et l’on voudra bien avouer, je l’espère, que pour ne faire pas des études classiques, comme quelques-uns, une panacée morale, je ne suis pas cependant prévenu contre elles, et sais admirer le bien que je reconnais comme je dénonce le mal que je crois voir.
Au commencement des âges modernes, alors que le développement intellectuel et moral de l’humanité longtemps arrêtée reprit son cours, les études classiques devaient, comme elles le firent, présiderà ce mouvement, et guider les premiers pas des peuples dans les voies oubliées de la civilisation. C’était la conséquence forcée d’une loi suprême, l’unité de l’esprit humain.
En effet, l’esprit humain est partout et toujours le même. Ses lois, et par conséquent sa marche (sauf les modifications partielles qui résultent de la différence des temps et des circonstances), sont partout et toujours semblables ; il est éternellement soumis à des crises invariables, à des phases nécessaires ; enfin son développement est un, et comme lui ce qui en est l’expression, le progrès de l’humanité. Il fallait donc, tant pour éviter à l’humanité une enfance nouvelle que pour ne pas rompre l’unité de son développement, que la civilisation moderne se reliât à la civilisation antique. Il fallait qu’elle prît aux siècles écoulés leur science et leur expérience, pour n’être pas réduite à les acquérir lentement et péniblement par elle seule, et ne point payer de nouveau tout entier le prix déjà payé des progrès précédemment accomplis[13].
Qu’on ne s’y trompe pas, c’est là ce qui a fait l’éclat et la grandeur des études classiques au Moyen-âge ! C’est qu’elles n’étaient pas seulement, comme on est trop porté à le croire, une pérégrination curieuse parmi des temps et des mœurs oubliés, une résurrection intéressante de langues et de littératures disparues, une moisson abondante de mots, de maximes ou de faits remarquables ; non, elles étaient tout autre chose, et bien autre chose qu’un mesquin travail d’érudition ; elles étaient l’éducation de l’esprit moderne, la préparation nécessaire de la civilisation à venir. Leur rôle, dont plus d’un de leurs admirateurs ne soupçonne pas peut-être toute la grandeur, était, pour donner de nouveau le mouvement au monde, de renouer la chaîne brisée des connaissances et des idées, de rendre le passé au présent et à l’avenir.
Et qu’on ne m’objecte pas que ceux par qui fut accompli ce travail étaient loin d’y attacher l’importance et d’en attendre les effets que je lui attribue, que ce n’était précisémentpour eux rien de plus qu’un travail d’érudition, et qu’il faut vouloir s’abuser étrangement pour voir les auteurs et les instruments de la civilisation dans de pauvres moines, qui n’ont fait que copier, par une curiosité souvent inintelligente, les manuscrits qui tombaient entre leurs mains. Je suis loin de prétendre que ceux qui nous ont restitué l’antiquité l’aient fait de propos délibéré, encore bien moins qu’ils l’aient fait avec la prévision de l’influence décisive que cette restitution devait avoir sur le sort de l’humanité ; je ne crois pas sans doute que le Moyen-âge, en repassant par la civilisation de l’antiquité, ait eu la conscience de ce qu’il faisait, et compris qu’il accomplissait un travail nécessaire et qui devait renouveler le monde. Non, il n’a pensé qu’à lui, comme tous les temps ; mais comme tous les temps, en ne pensant qu’à lui, il a travaillé pour les générations qui devaient suivre ; en ne s’occupant que du présent, il a préparé l’avenir. On a copié d’abord les manuscrits des anciens sans un intérêt sérieux ; mais peu à peu l’intérêt est né ; il est devenu vif et puissant, parce que l’étude de l’antiquité répondait à l’état et aux besoins de l’époque qui s’y livrait ; et sans avoir une vue nette de la valeur et de la portée de ses travaux, le Moyen-âge a été cependant conduit à les faire et soutenu dans leur exécution par cette sorte de vue obscure, de conscience confuse, que les sociétés ont toujours de leurs besoins et de leur rôle véritables, et qui leur fait suivre, avec une ardeur souvent inconnue ou incomprise d’elles-mêmes, la voie qui doit les conduire à la satisfaction de ces besoins et à l’accomplissement de ce rôle. C’est ainsi que les lettres anciennes ont été l’éducation de la civilisation moderne.
Mais aujourd’hui cette éducation est accomplie[14]. La mine appauvrie du passé ne suffit plus aux besoins accrus du présent. La société moderne sent que le temps est venu des développements nouveaux auxquels la préparait cette initiation maintenant achevée ; elle commence à abandonner les traces de la civilisation antique, et veut cesser de vivre d’une vie étrangère pour vivre enfin d’une vie indépendante, et marcher par ses propres forces dans une carrière plus large.
Cette transformation, qui se manifeste de toutes parts, appelle des modifications dans l’instruction secondaire. Les besoins nouveaux de la société réclament une satisfaction que ne leur peut donner un système né sous l’empire d’autres besoins, et la préparation de la jeunesse ne peut rester la même alors que sont changées les conditions de la vie[15]. Les études classiques n’y suffisent plus. Ne nous laissons pas éblouir de leur éclat passé jusqu’à méconnaître et entraver dans leur développement les plus légitimes tendances. Rien n’était plus juste que de les honorer d’un culte assidu quand la science y était contenue tout entière ; rien ne serait plus insensé et plus dangereux que de s’y renfermer obstinément quand elle n’y est plus ou du moins n’y est plus toute, et de se condamner à ne glaner jamais que dans un champ dépouillé, quand de toutes parts les plus riches moissons sollicitent nos efforts. Ce serait attacher la civilisation moderne à la civilisation antique comme un vivant à un mort, et par le plus étrange anachronisme, sacrifier l’avenir au passé. J’admets que, malgré l’exemple du chien de la fable, on se perde pour une espérance ; mais pour un souvenir, ce serait pousser la reconnaissance jusqu’à la folie.
On a donc eu raison de le dire[16], ce n’est plus en arrière, mais en avant, que les sociétés, et la société française plus que toute autre, doivent porter maintenant leurs investigations et leurs efforts ; et elles les y portent en effet, malgré toutes les résistances, entraînées par ce sentiment des lois éternelles auquel l’histoire nous montre que les peuples, même à leur insu, obéissent toujours. Ne voit-on pas quel changement s’est opéré autour de nous depuis cinquante ans ? À partir de la Révolution française, qui n’a pas été seulement un grand événement politique, mais bien (la transformation politique n’en est qu’une face) une des phases critiques du développement de l’esprit humain ; qui a marqué, à plus d’égards qu’on ne le croit d’abord, le moment où il a rejeté les langes désormais inutiles du passé pour tourner ses forces indépendantes vers l’avenir ; à partir de ce moment tout a changé. La civilisation moderne, adulte et libre, s’est posée nettement, et, revêtant un caractère propre, proclamant hautement des tendances nouvelles, a marché d’une rapidité merveilleuse dans les voies jusqu’alors inexplorées des sciences. Et en même temps les études classiques sont tombées, en dépit des efforts désespérés de leurs défenseurs ; elles ont perdu cette force et cette virilité que nous leur voyons avec admiration dans le Moyen-âge. C’est que ces études, en partie épuisées par leurs services mêmes, ont cessé de présenter l’intérêt puissant et exclusif qu’elles présentaient alors, en cessant d’être pour tous la science nécessaire et complète ; c’est que leurs plus passionnés partisans ne peuvent y faire trouver encore ce qui n’y est plus, et s’ingénient en vain à ranimer ce corps appauvri dont nos pères ont extrait, dont la civilisation moderne s’est assimilé avidement la substance et la vie ; c’est surtout qu’une éducation qui cultive un beau côté sans doute de l’intelligence, mais n’en cultive qu’un, est impropre à demeurer jusqu’au bout le seul instrument du développement d’une société, et que l’esprit moderne, qu’on s’efforce d’y confiner malgré ses besoins, réagit instinctivement contre une violence insensée, et dans son légitime désir d’une nourriture plus forte et plus variée, repousse l’unique aliment auquel on voudrait trop longtemps le réduire !
Pouvons-nous dédaigner ces leçons de l’expérience ? Pouvons-nous du moins en méconnaître le sens, et hésiter sur la conduite qu’elles nous imposent ? Cette conduite ressort des faits mêmes. Non pas rompre brusquement avec un passé qui n’est qu’insuffisant et proscrire aveuglément toutes les traditions d’un enseignement qui à près tout nous a conduits au point où nous sommes parvenus ; mais, en conservant de cet enseignement tout ce qui n’est pas en contradiction manifeste avec ses résultats mêmes, y joindre les accroissements que réclament ces résultats ; ne pas fermer en son nom les voies qu’il nous à lui-même ouvertes ; diriger et animer, aider et contenir, au lieu de les irriter et de les égarer par une vaine résistance, des tendances irrésistibles ; reconnaître enfin où nous en sommes, et consentir à être de notre temps, sans engouement comme sans regret, en donnant à la jeunesse l’éducation que réclame l’état présent de la société.
Sans engouement : car la précipitation et l’excès sont l’écueil des meilleures innovations, et les institutions qui devancent leur temps sont plus dangereuses encore que celles qui ne marchent point avec lui. Sans regret : car cette éducation nouvelle, supérieure à l’éducation actuelle par son accord avec le milieu social, ne lui sera d’ailleurs inférieure en rien. Telle n’est pas, je le sais, l’opinion commune. Les sciences, qui doivent avoir dans cette réforme la plus large part, sont l’objet de bien des appréhensions. Ceux-là mêmes qui ne s’obstinent plus à regarder les tendances actuelles comme un accident, un caprice passager, mais consentent à y reconnaître le véritable caractère de notre époque, s’en attristent pour la plupart. Ils croient y démêler quelque chose d’étroit, de mesquin, de bas, dont ils s’effraient ; ils craignent que des études nouvelles, en les développant, ne nous fassent déchoir de ce noble sentiment du beau et du grand, où nous ont heureusement élevés l’influence toute morale des études classiques, et le commerce désintéressé de l’antiquité. Il ne m’est pas permis de passer outre sans discuter quelque peu ces appréhensions.
Rien sans doute ici-bas n’est exempt d’inconvénients et de périls, un changement social moins qu’autre chose. Les tendances actuelles ont les leurs, et je serais désolé qu’on les crût irréprochables et qu’on s’y abandonnât sans réserve. Mais, tout en faisant la part du mal, je pense qu’elle ne saurait balancer un instant la part du bien ; je suis convaincu que l’esprit humain, en prenant cette direction nouvelle, ne se fourvoie pas, et qu’on aurait tort, sous le prétexte de le remettre dans le bon chemin, de le ramener violemment en arrière. Je crois (et l’histoire n’est pas de nature à me faire changer de sentiment), que la Providence a départi aux peuples des instincts assez sûrs pour ne permettre pas, dans l’ensemble de leur marche, d’écarts et de contradictions graves. S’ils se trompent souvent, ce n’est jamais sur leurs besoins même (j’entends leurs besoins essentiels), mais bien sur la mesure de satisfaction qui leur est due. Une résistance imprudente, une facilité excessive, une réalisation défectueuse en un sens ou en l’autre, ont été les véritables causes des maux de toutes sortes qui ont généralement accompagné les grands changements. Ces fautes de l’application doivent être pour l’avenir un avertissement sérieux, mais elles ne changent point les lois de l’humanité ; elles ne font pas qu’une erreur sociale puisse réunir les deux caractères de généralité et de persistance qui recommandent les tendances actuelles. Une appréciation particulière de ces tendances confirmera singulièrement cette règle générale.
Les sciences, en effet, peuvent supporter l’examen et la comparaison avec les lettres. On a vanté souvent les lettres anciennes, et avec raison ; elles peuvent soutenir encore bien des éloges. On ne saurait trop admirer la richesse de ce magnifique héritage que nous a légué l’antiquité, et des aveugles ou des barbares peuvent seuls demander qu’on jette le voile de l’oubli sur les splendeurs dont elles ont entouré le berceau de l’humanité. Mais ne saurait-on leur rendre justice sans être exclusif ? L’un de leurs panégyristes les plus illustres et les plus compétents, M. Thiers, nous a dit : « L’antiquité est grande et belle ; elle est simple surtout, et par là son étude convient essentiellement aux enfants, à l’intelligence comme au corps desquels on doit donner une nourriture simple, pour ne point blaser ou égarer leur goût par une surexcitation précoce. » Soit. Mais il ne faut pas croire pourtant qu’en elle seule soit renfermée toute beauté, toute grandeur. Son commerce est sans doute éminemment propre à élever, à féconder l’esprit ; mais à lui seul n’est pas réservé ce glorieux privilège ; d’autres études le partagent avec lui, d’autres études peuvent aussi développer les nobles facultés de l’intelligence, et contribuer à lui donner cette supériorité qui doit être le but de l’instruction secondaire. Et qu’est-ce donc que la supériorité de l’intelligence ? On se tromperait en la plaçant dans l’acquisition de telle ou telle connaissance, dans le perfectionnement de telle ou telle aptitude. Essentiellement relative, elle consiste toujours dans un développement aussi étendu, dans une culture aussi complète et aussi productive que le permet l’état des connaissances et des idées actuelles. Ce qui la constitue réellement, c’est une appropriation aussi parfaite que possible au milieu dans lequel elle se développe ; et il semble que ce soit d’elle surtout que l’on puisse dire que la force n’est autre chose que l’harmonie.
L’étude des sciences est devenue indispensable à ce juste et complet développement. Elles ont une étroite liaison avec toutes les tendances, tous les besoins de notre époque ; leur connaissance est maintenant un des éléments essentiels de la supériorité de l’intelligence.
Ce n’est pas tout. Outre cette valeur d’opportunité, les sciences ont sur l’intelligence, par la nature de leurs objets et de leurs procédés, une action puissante et trop peu aperçue. Aujourd’hui, dans l’état d’abaissement et de mutilation auquel les condamne la rivalité jalouse des études classiques, à peine le talent d’un professeur distingué peut-il quelquefois en faire entrevoir à ses élèves la noblesse et la portée ; ils n’en saisissent le plus souvent que des traits isolés, incapables, si je puis ainsi parler, de leur en faire connaître la physionomie. Aussi ne les estime-t-on pas à leur valeur. On croit avoir beaucoup fait quand on a bien voulu reconnaître que, par la nature même du travail qu’elles exigent, elles exercent l’esprit à l’attention, à la réflexion, à la défiance de soi-même et des apparences, à la comparaison judicieuse, aux longues et difficiles déductions. C’est beaucoup sans doute ; mais la puissance salutaire des sciences n’est pas bornée à ces effets. Je ne m’arrête pas à remarquer que ces influences heureuses sur l’entendement sont inséparables d’une amélioration morale ; que plusieurs de ces habitudes d’esprit sont en même temps des vertus ; les sciences ont une bien autre portée. Qu’on leur donne une extension suffisante pour comporter quelque liberté, et l’on verra qu’elles ne sont point seulement une étude stérile de faits arides et de détails morts, propre à exercer l’attention, la sagacité, la patience, à inspirer peut-être quelques vertus de bas étage, à faire la police inférieure de l’esprit et du cœur de l’homme ; mais qu’elles ont sur son être entier une action plus large et plus haute. Reflet aussi de l’intelligence suprême qui les créa, le monde extérieur des objets matériels n’est pas moins que le monde intérieur de la pensée digne de nos recherches et de nos méditations. Sa contemplation n’est pas moins faite pour développer l’esprit et élever l’âme. Les lois du monde physique (chaque jour le révèle davantage), sont partout, aux différences près qu’impliquent les qualités essentielles de la matière, les mêmes que celles du monde métaphysique ; on y retrouve partout le même dessein. Quoi de plus propre à produire sur l’homme une impression profonde et salutaire que le spectacle de ces grands et immuables principes, la considération habituelle et attentive de ce monde où le même caractère d’ordre et de beauté brille partout ineffaçable sous les apparences les plus diverses et les plus contraires, où l’unité subsiste et apparaît sans cesse sous la plus infinie variété ; qui porte enfin si fortement marquée l’empreinte de la main de son auteur, et la propose à notre pensée avec toute la fréquence, toute la persistance, toute l’autorité présente et irrécusable des perceptions des sens ? Quoi de plus propre à exciter et à satisfaire sans jamais l’éteindre l’éternelle activité de l’esprit humain que la recherche éternellement heureuse et inachevée des traces de cette main divine, l’étude de ces lois toujours certaines et toujours en partie ignorées, la poursuite de ces problèmes sublimes dont la solution toujours entrevue recule à chaque découverte, la comparaison enfin des règles du monde matériel avec les règles du monde moral, et l’explication de l’un par l’autre ? Certes, ce n’est pas de là que viendra jamais l’affaiblissement de l’esprit humain et la dégénération d’une société ; ce n’est pas là ce qui éteindra jamais dans nos âmes le goût du beau et les rabaissera vers la terre[17] !
N’est-ce pas assez d’avoir réhabilité les sciences et leur étude ? Faut-il encore démontrer, non pas l’opportunité de cette étude et son accord avec les tendances actuelles, mais l’opportunité de ces tendances mêmes et la légitimité du développement scientifique en général ; faut-il en justifier l’avènement par des considérations plus positives qu’un instinct social bien manifeste, et établir enfin que ce développement devait venir après le développement littéraire, et occuper une place supérieure dans le développement intégral de l’humanité ? Rien n’est plus facile.
N’est-il pas évident que l’homme à son début ne pouvait donner son temps à l’étude des sciences ? Comment serait-il sorti de primesaut du cercle restreint des objets immédiatement nécessaires et des actes forcés qui ne lui laissaient pas le loisir d’une curiosité désintéressée ? Son attention se porta d’abord sur lui-même, sur ses semblables, sur leurs besoins, leurs sentiments et leurs relations, sur les premières nécessités de l’existence privée et sociale, sur cette multitude de faits et d’idées qui se lient à sa conservation, à son bien-être physique, à sa vie domestique, et sur lesquels l’incertitude de son existence devait le concentrer longtemps tout entier. Cette première période, pendant laquelle il était encore enchaîné par ses besoins physiques et comme attaché à la terre, a eu une manifestation extérieure, une expression ; nous la trouvons dans la littérature. La littérature s’est élevée et épurée sans doute, elle a peu à peu effacé en la polissant l’empreinte grossière de la brutalité et de l’égoïsme primitifs, à mesure que la vie est devenue moins précaire et par suite moins personnelle ; toutefois les idées et les sentiments même les plus nobles qu’elle exprime tiennent originairement d’assez près à l’amour de soi-même, et n’en ont pas dépouillé complètement, aujourd’hui encore, le caractère toujours un peu étroit[18]. C’était seulement à une époque assez avancée déjà, après avoir assuré son existence et ses relations, après avoir achevé et consolidé sa prise de possession, que l’homme, délivré de ces préoccupations quotidiennes par l’habitude, et pour ainsi dire définitivement installé, pouvait franchir les bornes de ce petit monde de ses premiers besoins ; c’était alors seulement qu’il pouvait sortir de lui-même et de son entourage immédiat pour occuper ailleurs le surplus de ses forces et se livrer à une exploration plus étendue et plus distante.
À quelque point de vue qu’on se place, la conclusion est la même. Un développement littéraire, quelque grandeur, quelque éclat qu’on lui suppose, ne peut faire le fond d’une civilisation générale. Il est particulier à une nation, à une province, à une ville même ; il est l’expression de sentiments et d’idées plus ou moins spécialement propres à cette nation, à cette province, à cette ville, et par conséquent plus ou moins étroits ; il ne renferme pour une partie que des vérités locales, relatives, de circonstance ; c’est même souvent une des raisons de son éclat. Un développement scientifique n’a pas ce cachet d’individualité ; il est, par sa nature même, commun à l’humanité tout entière ; chacun de ses pas est fait pour elle ; les connaissances, les idées, les sentiments, dont il est la source ou l’expression, n’ont d’autres limites que celles du monde ; l’universalité est son caractère essentiel.
Il n’était donc pas possible que les hommes débutassent par lui. Il fallait que les divers développements littéraires, après avoir atteint les limites de leur extension individuelle, se fussent rencontrés, puis pénétrés et effacés peu à peu les uns les autres, et qu’ils eussent formé ainsi une base large et solide sur laquelle pût s’asseoir un développement commun.
Ainsi, quand on nous dit que l’antiquité est simple, à un point de vue sans doute, celui de la beauté artistique, cette assertion est un éloge ; à un autre, son sens est différent. Dire qu’elle est simple, c’est avouer qu’elle n’est pas complète (rien n’est complet ici-bas qui ne soit complexe) ; c’est reconnaître que sa civilisation était étroite, personnelle, restreinte dans ses sentiments et dans ses idées. L’humanité a eu son enfance comme les individus.
On le voit, la civilisation scientifique (qu’on me pardonne ce barbarisme abréviatif) convient réellement à notre époque ; elle est appelée, et par l’ordre nécessaire du développement de l’esprit humain, et par une puissance et une étendue supérieures à celles de la civilisation littéraire, de la civilisation antique en particulier. Qu’on ne s’en effraie donc pas. Qu’on l’accepte sans étonnement et sans terreur, comme digne, à un double titre, de l’extension qu’elle va prendre ! Que servirait de se consumer en efforts superflus pour changer des lois plus fortes que toutes les résistances ? Ne vaut-il pas mieux, en consentant à être de son temps, s’assurer cette force et cette autorité de direction que donnent la sincérité et la décision, mais que ne laissent jamais les arrière-pensées et les tergiversations ambiguës des concessions forcées ? Elles ne seront pas inutiles pour prévenir ou réprimer les égarements et les abus inséparables de tout changement important, et opérer sans violences et sans secousses nouvelles la transition entre deux esprits si différents.
La première partie de ce travail se réduit à quelques idées fondamentales dont la suite est bien simple et peut être présentée en peu de mots. L’Instruction publique dans aucun pays ne peut impunément être immuable ; elle doit se modifier insensiblement pour s’accorder toujours au milieu social et répondre aux besoins de chaque époque. L’Enseignement secondaire en France n’a pas obéi à cette loi ; il est maintenant défectueux, et appelle une réforme. Son éclat passé ne justifierait point ses prétentions à l’immobilité, car cet éclat tenait à des circonstances qui ne sont plus et ne peuvent se reproduire ; le changement au contraire peut le faire renaître. Le sens dans lequel doit se faire ce changement est indiqué par l’état de la société ; et l’on ne doit pas s’en alarmer s’il est opéré avec sagesse, car il donnera satisfaction et développement aux plus légitimes intérêts et aux plus nobles facultés. Il faut donc se hâter de se mettre à l’œuvre.
Je ne sais si je n’ai point altéré la force naturelle de ces vérités. Mais, quand je les aurais présentées avec toute la clarté qu’elles ont à mes yeux, je n’aurais pas assez fait encore. Les hommes aiment peu à passer de la spéculation à la pratique, et on les voit trop souvent ériger leur paresse en prudence pour repousser la réalisation des vérités qu’ils ont acceptées en théorie, ou même s’aveugler jusque sur les principes en obscurcissant leur évidence de tous les embarras de l’application. Il me reste à prévenir toutes ces oppositions, à déconcerter tous ces subterfuges de la timidité ou de l’entêtement, en montrant que la pratique peut admettre les conclusions du raisonnement. Il est certain que la difficulté paraît grande au premier aspect. Comment faire entrer effectivement l’étude des sciences dans le cadre de l’Enseignement secondaire, et donner en même temps à l’étude des langues modernes une extension sans laquelle la réforme serait incomplète ? Vais-je par une brusque révolution, renversant toutes les habitudes, rejeter tout à coup hors de ce cadre les études classiques ? Vais-je les laisser subsister, en y ajoutant simplement, avec un développement moindre, égal, ou plus considérable, un enseignement scientifique qui les précède, les suive, ou marche de front avec elles ? Et dans ce cas, comment résoudrai-je la difficulté capitale, celle du temps, qui aujourd’hui déjà paraît trop restreint ? On va voir que l’embarras n’est pas insurmontable.
Je le déclare d’abord, je ne veux pas sacrifier les études classiques. Je crois, sans doute, les sciences destinées à être maintenant l’instrument principal de la civilisation ; je crois qu’en elles est l’avenir de l’humanité ; et lorsque j’admets une vérité, c’est avec toutes ses conséquences. Si donc je pensais qu’il y eût nécessité de me prononcer entre les études classiques et les études scientifiques, si je ne voyais de place que pour l’une ou l’autre de ces deux branches de connaissances, je le regretterais, mais je n’hésiterais pas. Ni le doux souvenir de mes études, ni mon admiration sincère pour la littérature classique, à laquelle aujourd’hui encore je rends un culte au moins aussi vif et beaucoup moins platonique assurément que tel qui se croira peut-être obligé de les défendre contre moi, ni cet attachement involontaire qu’on conserve toujours pour les traditions de son enfance et cette crainte respectueuse dont on ne peut se défendre au moment d’y porter la main, ne me feraient reculer devant un sacrifice nécessaire, et je donnerais en gémissant le conseil d’une suppression douloureuse. Heureusement nous n’en sommes pas réduits à cette extrémité, et rien ne m’empêche encore de concilier mes espérances avec mes souvenirs.
Ce n’est pas qu’à mon sens un jour ne puisse venir où l’étendue des sciences, la multiplicité des connaissances devenues indispensables, la rapidité toujours plus grande de la vie, l’activité imprimée aux nations par leurs rapports quotidiens, et le nombre sans cesse croissant de ces rapports, ne permettront plus à la jeunesse le doux commerce de l’antiquité ; où les lettres anciennes, restées toujours une belle et noble partie des connaissances humaines, ne pourront plus être cultivées par tous, et deviendront une spécialité de luxe, à la portée seulement des hommes de loisir, de jour en jour plus rares. Je vais plus loin. Je ne sais ce que l’avenir réserve à la civilisation européenne ; mais, si elle a encore une longue carrière à fournir, si les siècles lui sont ouverts, il est permis de penser que les relations toujours plus fréquentes et plus intimes des peuples, l’échange d’idées diverses qui se fait entre eux, et l’espèce de pénétration mutuelle qui s’ensuit, amèneront peu à peu le mélange déjà commencé des langues, achèveront d’enchaîner la guerre elle-même, et finiront, en effaçant les oppositions, déjà si affaiblies quoique trop marquées encore, des nationalités différentes, par produire une civilisation vraiment universelle et une[19].
Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, que ce n’est pas le lieu de discuter ici, les nécessités du présent, auquel nous avons à pourvoir, ne nous commandent pas la brusque répudiation du passé. Les sciences, malgré leur importance croissante, n’ont acquis encore ni cette étendue et cette utilité prédominantes qui forceraient de leur abandonner l’enseignement tout entier, ni ce degré de noblesse et d’élévation lumineuse qui permettraient de voir sans inquiétude leurs envahissements. Nous pouvons encore et nous devons, en leur faisant une part convenable, en conserver une suffisante aux études classiques. Il suffira d’un changement bien simple.
L’Université, a dit un ministre de l’Instruction publique[20], n’est pas hostile aux sciences. Elle ne veut pas leur sacrifier les lettres. Elle ne pense pas qu’il soit bon de séparer deux domaines qui doivent se toucher et se pénétrer mutuellement ; mais elle admet que la part des sciences dans le système d’études puisse avec avantage être plus ou moins grande selon les diverses époques. Une seule difficulté, mais invincible à ce qu’elle croit (je ne veux pas dire à ce qu’elle espère), celle du temps, l’arrête[21].
Cette difficulté, comme le disait l’orateur auquel répondait M. le Ministre, a été alléguée à toutes les époques, et cependant bien des modifications auxquelles on l’opposait ont été acceptées[22]. D’où vient qu’elle se reproduit encore ?
C’est, comme le disait le même orateur sous la forme plus douce du peut-être, que l’enseignement des lettres a gardé de nos jours des règles, bonnes autrefois quand les sciences n’existaient pas, mais dont il serait à propos de s’écarter à mesure que le progrès des sociétés demande qu’on ajoute aux études consacrées par l’expérience de nouvelles études[23]. Les corps ont un esprit, dit le cardinal de Retz, et cet esprit s’appelle l’esprit de corps. Lorsqu’il est contenu dans de justes limites, il fait leur force en resserrant leur union ; lorsqu’il prend un développement excessif, il finit (tant il les aveugle), par les rendre impuissants à l’œuvre même qu’ils étaient destinés à poursuivre. Or, il n’a jamais été donné aux corps longtemps florissants d’échapper à l’exagération de cet esprit, qui s’accroît en raison de leur puissance même. Il a été surtout, à toutes les époques, l’écueil inévitable des corps savants[24] ; il les a toujours séduits, tôt ou tard, non seulement à une estime exagérée de l’objet de leurs études, mais à une confiance exclusive, à un attachement routinier pour les méthodes et les procédés même mécaniques de leur enseignement. De là cette objection renouvelée dans tous les temps, cette fin de non-recevoir invariablement opposée aux demandes de réformes les plus fondées, cette persistance à répondre que le cadre de l’enseignement est plein, et que rien n’y peut entrer sans violence et sans dommage.
Oui, le cadre de l’enseignement est plein, et rien n’y peut être introduit, sinon sans violence et sans dommage, du moins sans changement et sans suppression. Mais quelle sera la nature de cette suppression ? Portera-t-elle sur des parties essentielles ou sur des points inutiles ? Attaquera-t-elle l’instruction elle-même ou des pratiques sans valeur ? Sera-t-elle une mutilation funeste, ou un retranchement salutaire ? Là est toute la question. Une confusion naturelle, mais déplorable, entre les études classiques et les procédés d’enseignement peut seule empêcher l’Université de la résoudre immédiatement contre elle-même.
En effet, la méthode suivie pour l’enseignement des langues anciennes date d’une époque où l’on n’avait absolument rien d’autre à faire apprendre à la jeunesse, où l’on pouvait dire en toute vérité ce que tant de gens, sur la foi de leurs pères, répètent encore tous les jours avec une bonhomie parfaite, comme la meilleure justification des études classiques : à quoi employer les huit ou dix années qu’on y consacre ? Alors, comme je le disais plus haut, les langues anciennes étaient toute la science ; rien en dehors d’elles n’avait une utilité générale ; tout procédait d’elles ou les supposait ; et l’on n’avait rien à reprocher à un enseignement qui occupait convenablement la jeunesse de tous, ouvrait également l’entrée de toutes les carrières, et mettait les hommes d’élite à même de poursuivre seuls plus tard les travaux les plus élevés. Les choses ne sont pas demeurées en cet état. Les langues anciennes ne sont plus qu’une partie restreinte de l’ensemble sans cesse croissant des connaissances humaines ; loin d’être embarrassé d’occuper la jeunesse, on l’est aujourd’hui (et c’est là en réalité toute la question) de trouver du temps pour tout ce qu’on a besoin de lui apprendre. Il faut donc modifier et simplifier les méthodes anciennes ; réduire l’étude du latin et du grec, par une réforme à laquelle elle gagnera elle-même, à la place qui lui est due comme à une partie importante d’une éducation complète ; dégager le fonds toujours fécond de l’enseignement ancien de sa forme extérieure devenue oppressive ; le dépouiller enfin de son passé pour le plier aux exigences du présent et l’en faire accepter.
Une réforme entreprise sincèrement dans cet esprit serait plus considérable et plus efficace qu’on ne le suppose peut-être. On peut signaler dans l’enseignement soit des habitudes anciennes, soit de ces innovations conservatrices ou rétrogrades qu’imagine l’esprit de corps, dont la valeur intrinsèque est tout au moins problématique, et dont à coup sûr le résultat ne compense pas le temps qu’elles enlèvent à la satisfaction d’autres besoins. Il me suffira de citer les discours, les vers, les thèmes latins, d’une part, de l’autre les thèmes grecs et le concours général.
Cette dernière institution, pour ne parler d’abord que d’elle, est depuis longtemps l’objet de bien des accusations ; je les résume en deux chefs principaux : elle est nuisible à la force des études ; elle est profondément immorale. Pour le concours en effet, non seulement on perd dans de stériles thésaurisations de mots et de ridicules tours de force de mémoire un temps qu’on dérobe au travail réfléchi et désintéressé ; mais on morcelle les études, on violente les penchants naturels des élèves, on parque leurs facultés dans des spécialités sans fruit[25] ; mais, ce qui est plus grave, on s’attache avec un zèle coupable à abaisser l’indépendance des jeunes esprits, on les habitue à quêter la réussite par le sacrifice de leurs convictions ; et pour dire enfin les choses comme elles sont, des spéculations infâmes sur l’abrutissement en vue du succès étouffent chaque année dans leur germe une foule d’intelligences d’élite ou découragent prématurément par des échecs immérités celles dont la fierté généreuse ne se plie point à cette précoce domination de l’intérêt.
Cependant le concours est souvent l’objet de pompeux éloges. On dit qu’il anime le zèle des maîtres ; qu’il entretient l’émulation des élèves, et les habitue dès l’enfance aux luttes difficiles et publiques, et à cette concurrence permanente qui est de l’essence de notre organisation sociale ; qu’il permet de donner au travail des récompenses éclatantes, et dirige les espérances du pays sur ceux qui doivent les réaliser un jour ; enfin qu’il sert à constater la force générale des études et la force relative des différents établissements. Je réponds à ces diverses assertions, qui ne détruisent en rien du reste mes critiques antérieures. Quant à animer le zèle des maîtres, la perspective du concours le fait sans doute, mais aux dépens de la valeur réelle de l’instruction, sacrifiée à une perpétuelle répétition du grand jour. Quant à entretenir l’émulation des élèves, les encouragements divers et les compositions intérieures de chaque établissement y suffisent, et je ne crois pas qu’il y ait avantage à substituer ou ajouter aux rivalités de collège, que tempère et féconde l’amitié, la basse jalousie et les haines aveugles de l’esprit de parti. Une surveillance réelle, remplaçant par des examens sérieux ces simulacres périodiques d’inspections prévues, dont l’appareil menteur ne cache plus qu’un échange obligé de compliments, pourvoirait mieux à la constatation et au maintien de la force des études. Et pour ce qui est de la publicité du combat et du triomphe, je ne vois pas qu’il y ait tant à s’en applaudir ; je ne trouve pas qu’il soit bon d’associer trop tôt et trop intimement dans l’esprit de la jeunesse l’idée de la récompense à celle du travail, de développer comme à plaisir, par une exploitation constante, son amour-propre naissant, et de l’exposer enfin, en donnant un éclat excessif à des luttes dont le hasard[26] règle le plus souvent l’issue, à unir à jamais dans sa pensée le succès et l’honneur, la honte et la défaite, à oublier ce qu’on devrait lui rappeler sans cesse, que la grandeur de l’homme est dans ses efforts, non dans leurs résultats, et à contracter sans retour l’habitude funeste de sacrifier aux satisfactions éphémères de la vanité les forces qui font sa valeur réelle, son avenir et celui du pays.
Je ne fais pas de reproches aussi graves aux autres pratiques universitaires dont je demande l’abandon ; du moins les accuserai-je d’être inutiles et d’encombrer un terrain qu’il est urgent de déblayer.
Les vers latins, les discours, les thèmes peuvent être bons pour apprendre à parler le latin et le grec, pour fixer dans la mémoire le détail minutieux des règles et les pièces délicates du mécanisme grammatical de ces langues, pour rompre complètement à leur usage. Mais, aujourd’hui, qui les écrit ou les parle ? Qui songe même à regretter qu’on ne le fasse plus ? Elles ne sont pas pour nous, comme pour nos pères, des instruments indispensables et d’un usage quotidien, qu’il nous faille de bonne heure apprendre à manier par un exercice assidu. Ce serait duperie de négliger des études utiles, nécessaires, dont le défaut pèserait sur toute notre carrière, pour nous mettre à grand’peine en état de bégayer deux langues que, de l’aveu de l’honorable M. Thiers, on n’a plus l’occasion, c’est-à-dire sans doute le besoin, d’apprendre, dès qu’on est entré dans la vie.
Qu’on porte une main hardie sur ces abus ! Qu’on retranche de l’enseignement toutes les parties mortes ! Les études classiques n’en subiront pas d’abaissement, bien au contraire ; et d’autres études pourront venir se placer à côté d’elles. Le temps, gaspillé maintenant par tous ces accessoires vieillis de l’étude des langues, permettra d’ajouter à l’action des lettres l’action des sciences, de compléter la culture légère et un peu superficielle qu’elles donnent à l’esprit de la jeunesse par une culture plus mâle et plus profonde, et, pour emprunter le style expressif de M. Cousin,d’achever par l’une l’homme ébauché par l’autre[27].
Mais, dira-t-on[28], l’enfance est apte surtout à l’étude des langues, parce qu’à cet âge l’intelligence, peu propre aux exercices de la réflexion, l’est beaucoup au contraire aux exercices de la mémoire. Les mots qu’on accumule à cet âge dans la tête y restent gravés jusqu’à la dernière vieillesse. Il faut, si l’on veut occuper l’esprit de l’enfant sans le fatiguer trop tôt, le nourrir de l’étude des langues. Mais, dira-t-on encore, il y a, dans ces travaux en apparence puérils et mesquins, un exercice salutaire et fécond pour l’intelligence. Cette lutte corps à corps avec les plus beaux génies de l’antiquité, qui est en même temps une leçon habituelle de persévérance et d’opiniâtreté dans le bien, cette nécessité imposée à l’élève de pénétrer profondément et de s’assimiler la pensée des hommes les plus illustres des siècles passés, est la gymnastique la plus forte et la plus efficace par laquelle on puisse développer les forces naissantes de l’esprit. La jeunesse de nos écoles a l’air de n’apprendre que des langues ; mais en réalité elle reçoit la plus riche culture. Elle reçoit surtout ce sentiment de la vraie beauté en tout genre, qui, entretenu avec soin et nourri avec amourloin du monde et dans la vie studieuse du collège, se transforme peu à peu en cet instinct sûr et prompt qu’on appelle le goût[29].
Je reconnais la vérité de toutes ses assertions ; mais qu’en résulte-t-il ? Pense-t-on que ces avantages tant célébrés soient exclusivement attachés au transport de telle langue en telle autre, plutôt qu’au mécanisme même de ce genre de travail et aux efforts qu’il exige ?
Pense-t-on que les versions grecques et latines, dont je n’ai pas demandé la suppression, ne soient pas, tout aussi bien que les thèmes, une salutaire et puissante, quoique insensible, gymnastique de l’intelligence ? Comme si ce n’était pas à elles que doit revenir, en fin de compte, la meilleure part des éloges donnés aux études classiques ? Ne sont-ce pas elles qui nous placent en présence des anciens, qui nous font vivre avec eux, qui nous transmettent leur substance, leur pensée, leur âme ? Et si, par quelque autre motif, il nous faut absolument des thèmes, si aucun autre exercice ne peut nous donner une connaissance également intime et précise de notre langue ; si, pour nous accoutumer à pénétrer entièrement le sens de ses termes, il est nécessaire que nous les exprimions dans un idiome différent ; ne trouverons-nous pas à ce travail assez ample matière dans l’étude des langues modernes, qui, destinées au commerce de la vie, veulent être apprises d’une manière directe et pratique ?
J’écarterais donc sans regret tout cet attirail d’un autre temps. Son éclat et sa gloire d’autrefois ne nous en doivent pas imposer. Il serait injuste sans doute de les méconnaître ; mais, je ne saurais trop le dire, ce n’est pas le cas, alors qu’il y va du sort de la jeunesse et par elle de la nation entière, de se laisser dominer par une admiration rétrograde et de se sacrifier par reconnaissance. Mieux vaut, ce me semble, dans la culture difficile du vaste champ de l’intelligence humaine, imiter la sagesse avare et l’inexorable économie du vieux Caton, et oublier sans pitié les services passés.
Il y a place dans l’enseignement pour de nouvelles études. Ce résultat me suffit. Je ne m’exposerai pas à en affaiblir la valeur par quelque minutieuse description d’un plan d’études conforme à mes vues. Je laisse à de plus compétents cette tâche délicate. Elle demande, outre des réflexions spéciales et approfondies que je n’ai pas le loisir de faire, une connaissance pratique du difficile mécanisme de l’éducation et de la nature de l’esprit des enfants, que je suis loin de posséder. Si tout le monde peut arriver à se former une idée juste des conditions essentielles, des principes fondamentaux d’une bonne instruction, ceux-là seuls en peuvent tenter heureusement la réalisation, et donner sur leur application des conseils utiles, à qui l’expérience a révélé ces lois moins larges, mais non moins importantes à respecter, qu’on pourrait appeler les lois de tous les jours, et dont le nombre et la ténuité trompent le plus souvent des yeux novices.
Mais sans entreprendre une réglementation au-dessus de mes forces, sans entrer dans le dédale interminable des combinaisons de la pratique, je crois devoir, pour ne pas encourir le reproche de ne point aboutir, donner au moins, dans une esquisse rapide, une idée sommaire d’un bon système d’Instruction secondaire organisé d’après les observations précédentes.
L’Instruction secondaire conserverait sa durée et ses limites actuelles, indiquées par la nature. À son début les enfants apprendraient les éléments du grec et du latin, en commençant par le grec. Outre qu’il est peu naturel en effet de placer l’étude d’une langue dérivée avant celle de la langue dont elle dérive, et d’accroître ainsi volontairement leur difficulté, la construction grecque a avec la construction française beaucoup plus d’analogie que la construction latine, et est par là plus à la portée des commençants[30]. Pour initier les enfants à l’intelligence de ces deux langues, on leur ferait faire, comme aujourd’hui, des versions, mais choisies pour leur contenu, et autant que possible liées entre elles, de manière à ce qu’elles laissassent dans leur esprit autre chose que des mots. On remplacerait les thèmes par un enseignement complet de la grammaire et des principes de la langue française, en même temps que commencerait un cours sérieux de géographie, science aujourd’hui si importante et si déplorablement négligée. Les langues anciennes, seules montrées d’abord afin de ne point surcharger des intelligences inaccoutumées au travail, demanderaient bientôt moins de temps ; on y joindrait progressivement, en les combinant d’après les conseils de la réflexion et de l’expérience, l’étude actuellement trop restreinte des langues modernes, celle de l’histoire, et celle des sciences. À mesure qu’une langue deviendrait familière aux élèves, on n’abandonnerait pas sans doute entièrement les versions, nécessaires pour donner ou conserver à de jeunes esprits l’habitude de se rendre un compte exact de leurs lectures au lieu de s’arrêter à une compréhension vague ou simplement apparente, mais on pourrait au moins diminuer peu à peu le nombre de ces devoirs. On y substituerait d’abord des analyses, puis des appréciations critiques, des comparaisons d’auteurs ; enfin des dissertations littéraires, que quelques leçons du maître mettraient bientôt les élèves en état de faire par eux-mêmes. Ces compositions exerceraient leur style tout autant que des discours français, leur imagination tout aussi heureusement que des vers latins ; elles n’auraient pas, comme ceux-ci, pour résultat ordinaire de fausser leur goût par une affectation d’élégance ou une recherche d’élévation factice, difficile à éviter dans un travail qui ne tend qu’à l’effet, et dont l’habitude, insensiblement contractée dans une langue étrangère, pénètre peu à peu l’esprit et le gâte. La littérature est aujourd’hui à peu près ignorée dans les classes, quoiqu’on n’y parle guère d’autre chose ; l’introduction de ces travaux lui en ouvrirait l’entrée, en plaçant sous les yeux des élèves, en soumettant à leur lecture forcément attentive et réfléchie, ces auteurs anciens, du commerce desquels on fait tant de bruit, et qu’à l’exception de deux ou trois, les sujets les plus distingués de nos collèges ne connaissent que par d’insignifiants extraits ou par la crainte trop fondée d’avoir à en parler au baccalauréat. Enfin ils auraient un avantage plus sérieux ; ils laisseraient dormir les passions, dont la jeunesse, au défaut de ses réflexions, apprendra toujours assez tôt le secret par l’expérience ; ils ne l’exposeraient pas, en la forçant à les traiter d’invention, à chercher et à laisser son cœur dans sa tête ; mais en revanche ils formeraient peu à peu son jugement par une liberté modérée, et lui donneraient de bonne heure justesse et indépendance.
Ces nouveaux exercices, ne prenant pas plus de temps que n’en demande aujourd’hui une pièce de vers ou un discours, n’emploieraient pas, à beaucoup près, le temps enlevé aux devoirs actuels et à la préparation du concours. Ils laisseraient donc une place suffisante et aux sciences dont l’étude se mêlerait heureusement avec eux, et à l’histoire, dont l’enseignement, débarrassé, par la suppression du concours, de ce mesquin esprit de détail et de cet attirail de petits faits sous lesquels la routine étouffe aujourd’hui toute l’éducation, prendrait bientôt une direction plus large et plus féconde. Enfin l’on pourrait, pour relier davantage les diverses facultés, et gagner un temps considérable, employer dans une certaine mesure, tant pour l’étude des sciences que pour celle de l’histoire, les ouvrages originaux des anciens et des auteurs étrangers.
Telles sont, en peu de mots, les bases sur lesquelles je voudrais voir organiser l’Enseignement secondaire. Il est bien différent aujourd’hui. Triomphe de la routine administrative, il n’est, après les remaniements perpétuels qu’il a subis depuis plusieurs années, qu’un produit informe de tâtonnements inintelligents et de concessions forcées. Je l’ai jugé plus haut, je ne renouvellerai pas mes critiques ; mais il est un arrêt qu’il ne peut récuser comme elles ; c’est celui des faits. On trouve dans les registres mêmes des facultés la preuve convaincante de son insuffisance et sa condamnation manifeste par ses œuvres. Sur 6 000 enfants qui entrent chaque année dans les classes élémentaires des collèges, 2 135 seulement arrivent au baccalauréat, son seul terme, son unique issue[31]. Ainsi, de ceux-là même qui l’ont cru propre à procurer la satisfaction de leurs besoins et de leurs ambitions, près des deux tiers sont forcés de l’abandonner avant son terme, ou n’en retirent rien ; et parmi ceux plus fortunés qui l’ont avec succès suivi jusqu’au bout, combien n’ont fait que perdre le goût des travaux utiles, et contracter, avec l’incapacité de la plupart des professions, une vocation factice et malheureuse pour les lettres.
Qu’on renonce donc à nous retenir malgré nous dans le berceau trop étroit du passé. Qu’on essaie d’une réalisation prudente, timide si l’on veut, mais sincère, du plan que je propose. À la place de ce chaos ténébreux où s’égare la jeunesse tiraillée en tous sens et flottant à tout vent de doctrine, où les tendances anciennes et les tendances nouvelles dissipent dans une lutte déplorable l’avenir du pays ; à la place de cet ensemble confus et incertain, véritable Babel de l’enseignement, labyrinthe inextricable où les intelligences les plus droites se fatiguent en erreurs inutiles, on aura un système d’instruction profond et complet, élevé et utile, où l’accord des principes divers entretiendra l’ordre et la vie, qui satisfera à tous les besoins, à toutes les tendances, en les agrandissant les unes par les autres, et les fécondant par une union solide. Au lieu de ces savants sans lettres, de ces lettrés à courte vue, de ces médecins enfoncés dans leur matérialisme entêté, de ces avocats ensevelis dans leur routine procédurière, de ces écrivains sans pensées, de ces érudits sans science, de ces philosophes sans religion, de ces théologiens sans philosophie, au lieu de ces fragments d’hommes qui se croient complets, on aura des hommes spéciaux, mais jamais exclusifs, parce que toutes les spécialités reposeront sur un fond commun, parce qu’on leur aura de bonne heure enseigné le respect et l’appui mutuels qu’elles se doivent, et qu’au lieu de se séparer comme aujourd’hui pour briser en détail le faisceau des connaissances humaines, elles se réuniront pour le fortifier en en resserrant le lien à l’envi. Alors on pourra admirer sans restriction et sans regret ce magnifique tableau de l’Enseignement secondaire, qui fait tant d’honneur à l’imagination de M. Cousin[32], mais qu’il y a, comme le disait si heureusement M. Rossi, quelque ambition de rédaction à présenter dès aujourd’hui comme tracé d’après nature. Alors on ne commettra pas cette faute capitale, qu’il[33] redoute à si juste titre, et qui est précisément celle que commet l’Université, d’inculquer à la jeunesse les habitudes prématurées de telle ou telle profession, ou, ce qui est pire, l’incapacité de toutes ; mais on la formera suivant le vœu si sage qu’il émettait en même temps, on lui donnera l’esprit qui fait l’homme et le citoyen. Car, je le demande, quelle éducation peut donner cet esprit ? Est-ce celle qui, n’apercevant ou n’acceptant qu’une moitié de l’intelligence humaine, la mutile brutalement et la condamne, soit qu’elle suive ou qu’elle abandonne l’enseignement ordinaire, à se renoncer en partie[34] ; qui, nourrissant la jeunesse, pour ainsi parler, dans un air factice et privé d’une partie de ses principes naturels, lui réserve, au moment où les portes du monde s’ouvriront devant elle, le plus brusque et le plus pernicieux changement d’atmosphère intellectuelle, et lui prépare comme à plaisir une désillusion inévitable ; sans prévoir que dans cet étonnement douloureux, dont le premier effet sera la révolte d’un amour-propre imprudemment exalté contre le sentiment forcé de son impuissance, elle se jettera souvent dans un orgueilleux désespoir, cherchera dans le mal la satisfaction des besoins qu’on ne lui aura pas donné les moyens de satisfaire dans le bien, et deviendra l’ennemie d’une société qui n’aura pas su lui ménager sa place[35] ? N’est-ce pas bien plutôt cette éducation forte et complète, qui, ne morcelant rien, n’étouffant aucune activité légitime, n’omettant aucun élément d’un développement intellectuel et moral complet, donnant à la fois satisfaction aux instincts désintéressés et sécurité aux besoins futurs, accueillant tout ensemble et corrigeant les tendances de son siècle, donne une maturité uniforme et féconde à la jeunesse qui lui est confiée, la prépare également à surmonter les difficultés et à recueillir les avantages de la vie qui l’attend, et, sans être uniquement préoccupée du lendemain, comme paraît le redouter M. le duc de Broglie[36], y songe cependant, et n’oublie pas que c’est en vue de lui qu’elle a reçu le dépôt sacré dont elle doit compte au pays ? Une telle éducation, je n’hésite pas à le dire, n’est pas seulement un progrès en fait d’enseignement ; mais, en restituant l’ensemble brisé des connaissances et des idées, en rendant possible un développement harmonieux et complet de l’intelligence, elle est véritablement pour la nation entière une régénération morale et intellectuelle. Enfin, en dégageant les abords des carrières encombrées et remplissant les vides des carrières insuffisamment desservies, en reclassant les aptitudes qui s’égarent, en proportionnant sagement la production des capacités diverses aux besoins réels, en faisant renaître avec l’ordre et le travail heureux le calme et le contentement si rares aujourd’hui, elle met fin à un péril social de la plus terrible gravité, elle accomplit un progrès moral inappréciable, et comme l’a dit avec tant de raison M. le marquis de Turgot, elle réalise dans sa plénitude l’un des premiers principes de la Charte, l’accession de tous à tous les emplois.
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[1] « Un premier titre détermine l’objet même de la loi, l’instruction secondaire dans sa forme et dans ses variétés. À cet égard, il nous a paru que la meilleure définition devait résulter des faits mêmes, etc.» Exposé des motifs de la loi par le Ministre de l’Instruction publique.
[3] Il y a dans le projet de loi un titre qui détermine l’objet de l’instruction secondaire. Bien que la rédaction en soit fort élastique, et puisse permettre bien des applications différentes, l’apologie singulièrement nette du statu quo faite par M. le Ministre de l’Instruction publique dans les paroles citées plus haut, lui donne un sens que le vote silencieux de la Chambre des Pairs n’a pu que confirmer.
[4] M. Cousin, 22 avril 1844 : « L’instruction primaire est faite pour tous, l’instruction secondaire pour un petit nombre. Ce petit nombre est l’aristocratie légitime et sans cesse renouvelée de la société moderne, etc. »
[5] Montesquieu, Esprit des Lois, livre IV, chap. 1. — M. Cousin, discours à la Chambre des Pairs, 22 avril 1846 : « Qu’est-ce que l’éducation ? L’apprentissage de la vie qui nous attend au sortir des écoles, etc. » — « Que diriez-vous si l’on donnait au futur marin l’éducation du soldat, etc. » — « Si l’éducation du jeune homme est l’apprentissage et comme l’image anticipée de sa vie future, à ce titre elle est vraie et elle est salutaire, elle prépare à la société un homme et un citoyen qui sera en harmonie avec elle, et qui, partageant ses instincts, ses préjugés même, la servira sans résistance dans toutes les carrières, utile aux autres, en paix avec lui-même. Imaginez au contraire un jeune homme nourri, pendant les longues années de l’enfance et de l’adolescence, dans des principes opposés à ceux du siècle et du pays où il doit vivre, et jetez-le, à dix-huit ans, dans un monde qui lui est comme étranger, il y sera déplacé et malheureux ; il pourra même y devenir un danger public…. C’est la société qui sème de ses propres mains l’inquiétude, le mécontentement, les révolutions. » Tout mon travail est dans ces quelques lignes.
[6] M. Cousin disait la même chose dans la séance du 22 avril 1844 ; voici ses paroles : « La tâche de l’Université était double, l’Université devait donner à la jeunesse française du dix-neuvième siècle l’instruction qui lui convient ; elle devait surtout lui donner une éducation appropriée aux besoins, à l’esprit, et au caractère de notre temps et de notre nation, etc. » Voir dans le même sens l’exposé des motifs de M. Villemain, alinéa dernier ; et Montesquieu, cité par lui, Esprit des Lois, livre IV, chap. 1 et 4.
[7] Voir l’exposé des motifs de M. Villemain, cité dans l’introduction : « Un premier titre détermine l’enseignement secondaire… à cet égard il nous a paru que la meilleure définition devait résulter des faits mêmes. »
[8] Je dois beaucoup, pour toute cette partie historique, à un excellent travail de M. Jauffret, malheureusement inédit.
[9]Réellement… ce mot est expliqué par ce qui suit. On le trouvera juste, si l’on considère qu’à la vérité beaucoup de changements nominaux ont été faits dans l’enseignement, à tel point même que le programme des cours pourrait passer pour une table encyclopédique des connaissances humaines, mais que les annexes nouvelles n’ont pas en fait une place suffisante, que la plupart d’entre elles ne sont pas même assises d’une manière stable. Qu’importe, au fait, qu’elles soient ici ou là ? Leur nom n’est-il pas dans le programme et n’est-ce pas assez pour qu’on puisse répondre au besoin qu’on les enseigne ?
[10] « Quel est donc le plan d’études qui depuis 1802 a été suivi et l’est encore dans tous les établissements publics et privés d’instruction secondaire ? C’est le plan d’études que l’expérience universelle a consacré, celui qui a formé nos pères, et qu’il eût été insensé de répudier en un jour, sur la foi de théories aventureuses. Lecollège d’aujourd’hui est le collège de l’ancienne monarchie… Nous sommes, messieurs, un corps conservateur… Le fond de l’instruction secondaire, ce sont évidemment les humanités, etc. » (Discours de M. Cousin, séance du 22 avril).
Sans doute ces phrases remarquables sont entremêlées de prudentes restrictions et adoucies par de nombreux ménagements. Elles n’en ont que plus de force. Si, malgré la réserve générale que s’était imposée ce jour-là l’habile orateur, il n’a pu éviter ces formules d’une franchise un peu téméraire, c’est qu’elles étaient bien le cri de son cœur. Du reste, le discours d’où elles sont tirées et la plupart de ceux prononcés dans la même sens, fourniraient encore sans elles de quoi justifier surabondamment mes assertions.
[11] « ….. Je crains qu’il n’y ait dans l’Université même quelques préventions contre l’enseignement des sciences. On dit, avec raison, que l’étude des langues anciennes exerce une grande puissance civilisatrice ; mais, à la manière dont on le dit, il semble qu’on refuse cet avantage aux études scientifiques. J’en demande bien pardon aux personnes qui tiennent ce langage ; elles partagent un injuste préjugé contre les sciences positives… » (Discours de M. Hipp. Passy, séance du 30 avril).
[12] M. le comte Alexis de Saint-Priest se plaint que l’enseignement de l’histoire ne soit qu’une émeute d’érudition critique (23 avril). — M. Hipp. Passy (30 avril) dit : « L’histoire, telle qu’on l’enseigne, prend trop de temps et embrasse trop de terrain, … ne laisse dans la tête des jeunes gens que des nomenclatures stériles, des dates, et ne leur permet de retenir tout au plus que des séries de noms de rois. » — M. le marquis de Turgot (30 avril).
[13] Voyez le discours de M. le marquis de Turgot, 30 avril.
« Au Moyen-âge, les populations entièrement livrées à la guerre, à la supériorité de la force physique, et presque aux instincts naturels, tout était à créer dans l’ordre intellectuel ou à conquérir dans les monuments de la civilisation ancienne… L’étude des langues grecque et romaine, lente et pénible, était utile pour adoucir ces mœurs primitives, pour polir ces intelligences si peu exercées, et pour servir de transition entre l’état presque sauvage de la société et l’initiation aux sciences et aux arts que l’on redemandait à la civilisation ancienne. Oui, quand la nation française était encore plongée dans la barbarie, l’étude des langues mortes était indispensable, parce que tous les trésors de la civilisation étaient enfouis dans le passé, et que la mission des intelligences élevées était de les recueillir et de les transmettre à l’avenir, parce que le présent n’offrait aucun sujet d’études scientifiques, parce que la langue nationale n’était pas formée… »
[14] « Aujourd’hui les lettres, les sciences, les arts sont aux avant-postes de la civilisation ; le présent est riche ; le passé ne possède plus rien d’inconnu ; les mines de la tradition sont épuisées. » (Marquis de Turgot, 30 avril).
[15] « … Délivrer les générations à venir des entraves que leur oppose un système d’instruction qui a cessé d’être en harmonie avec les besoins de la société nouvelle… Il suffira de rappeler les changements radicaux qui se sont opérés dans l’ordre social actuel, comparé à celui qui existait sous l’ancienne monarchie, pour vous convaincre que les programmes d’enseignement qui doivent conduire à un but si différent ne doivent pas être les mêmes, et pourtant celui qui vous est proposé aujourd’hui est à peu près le même que celui de Rollin. On a lieu de s’en étonner, quand on voit que la société fondée sur nos lois nouvelles n’admet plus que par exception les hommes de loisir, mais les force pour la plupart à se destiner à des professions lucratives. C’est vainement qu’on prétendrait que sept années d’études des langues mortes sont une gymnastique utile de l’esprit pour former des ingénieurs, des médecins, des constructeurs, des agriculteurs, des mécaniciens, des chimistes, des industriels, des négociants éclairés… Le bon sens public a déjà depuis longtemps répondu à cette prétention ; et s’il fallait une preuve des vices qui existent dans la direction donnée aujourd’hui à l’instruction publique, ne la trouverait-on pas dans l’obligation où l’on est de faire interrompre plus ou moins promptement les études classiques à tous les élèves qui se destinent à une carrière spéciale…. Aujourd’hui si un élève échoue à l’examen du baccalauréat, toute carrière publique lui est fermée ; il est trop âgé pour commencer des études nouvelles, et ses connaissances littéraires ne lui ouvrent l’accès d’aucune profession. » (Marquis de Turgot, 30 avril).
Même séance, discours de M. H. Passy : «Remarquez que toutes les carrières où l’on ne peut arriver qu’avec un diplôme de bachelier sont encombrées. D’un autre côté, et en même temps, il y a déficit d’hommes spéciaux dans les carrières où les connaissances scientifiques sont indispensables.Ainsi, dans les départements, on manque d’architectes, d’ingénieurs, de chimistes professionnels, de mécaniciens instruits ; vainement les établissements d’industrie privée en appellent ; et s’il ne s’en formait aujourd’hui sur les bancs de l’École centrale des Arts et Manufactures un assez grand nombre, nous verrions l’industrie nationale arrêtée dans sa carrière progressive par le défaut d’hommes en état de faire profiter des découvertes de la science. — Ne nous y trompons pas, la civilisation moderne a des besoins nouveaux ; la société marche, il faut ajouter à ses moyens d’instruction ; il faut ajouter des connaissances nouvelles aux anciennes connaissances, et faire des élèves qui, sachant plus de choses, soient plus libres d’aller là où se trouvent des moyens de fortune et des occupations qui ne cessent de se diversifier. »
[17] Il y a des gens qui, n’allant jamais au-delà de la matière, ne voient dans les sciences que des choses et des faits, comme il y a des gens qui ne voient dans l’histoire que des noms propres et des dates ; ceux là ne me comprendront pas. Mais je serai compris de ceux qui voient dans les choses une valeur autre que cette valeur morte, et pour qui tout est l’objet d’une idée ou l’indice d’une vérité. Ils seraient plus nombreux sans doute, si les sciences avaient beaucoup d’interprètes comme celui dont j’ai eu le bonheur de recevoir quelque temps les leçons, et qui me pardonnera de céder au plaisir de le nommer, M. Cazalis.
[18] Patriotisme étroit, malgré tout son éclat, des peuples anciens. Leur estime exagérée et exclusive d’eux-mêmes ; leur fanfaronnade nationale ; leur haine et leur mépris pour les nations étrangères, barbari, barbaricæ gentes ; leur droit des gens presque nul, où l’esclavage était considéré comme une chose toute simple, et même comme une grâce (servi à servando, Dig. Florent. fr. 4, §1, 2, 3). — Aujourd’hui patriotisme brutal, inintelligent, soupçonneux, haineux, des nations même les plus éclairées ; voyez à ce sujet le discours de M. de Lamartine à la dernière réunion des abolitionnistes anglais et français à Paris, discours aussi fort de bon sens que riche d’imagination. — C’est pourtant à ce patriotisme étroit, qui n’est au fond qu’un égoïsme collectif, que nous devons tant de belles inspirations des génies de l’antiquité et des temps modernes.
[19] Dans le principe, les hommes ne formaient que de très petites agrégations, dont les intérêts étaient opposés ; la guerre était leur état habituel. Peu à peu les agrégations se sont accrues en se réunissant, les tribus et les peuplades sont devenues des nations ; et entre ces nations mêmes les luttes ont diminué. Que sera-ce quand leur existence sera unie par tant de liens qu’elles ne pourront se passer les unes des autres, et qu’aucune catastrophe ne sera comparable à la cessation de leurs relations ?
[20] M. Villemain : « J’admets que dans un système d’études où certains éléments fondamentaux se retrouvent toujours, la part des sciences mathématiques et naturelles devienne plus ou moins grande suivant la vocation des diverses époques… » Et tout le discours en réponse à M. le marquis de Turgot, et celui en réponse à M. Hipp. Passy, séance du 30 avril.
[21] Ibidem. « J’admets les vues générales qu’il (M. Passy) vient d’énoncer, et je ne conteste pas le besoin qu’il indique.Mais il y a une difficulté qu’on ne peut résoudre, celle du temps ; il est impossible, dans le même espace de temps, de doubler la somme de connaissances destinée à la jeunesse, etc. »
[22] M. Passy, 30 avril. — « On me répondra qu’il est impossible de donner à l’enseignement une distribution meilleure et mieux entendue que celle qu’il a aujourd’hui. Cela s’est dit dans tous les temps, et je ne sache pas de science qui n’ait eu de peine à se faire comprendre dans l’enseignement, et à y prendre toute la place qui lui était due ; le temps seul la lui a donnée, etc. »
[23] Ibidem. — « L’enseignement est fidèle aux anciennes traditions ; peut-être a-t-il gardé de nos jours des règles, bonnes autrefois quand les sciences n’existaient pas, mais dont il serait bon de s’écarter, etc. » — Voyez dans la séance du 29 avril toute la partie du discours de M. H. Passy, relative aux inconvénients et aux dangers de l’esprit de corps de l’Université, et l’appréciation du rôle des congrégations enseignantes et des causes de leur ruine.
[24] M. H. Passy, 29 avril. — « Il n’est pas donné aux corps d’échapper à l’influence de ce qu’il y a de commun, et dans les intérêts de leurs membres, et dans la nature de leurs fonctions. De tout temps, les corps, quels qu’ils fussent, etc. »
[25] Voyez à ce sujet un chapitre malheureusement trop exact de Jérôme Paturot, ce livre profond où l’auteur a donné tant d’attraits à la vérité et tant d’esprit à la raison.
Bien des parents s’applaudissent des succès de leurs enfants dans telle ou telle faculté ; ils croient naïvement qu’il a une vocation précoce, qu’il deviendra un grand historien, un grand mathématicien, ou un grand littérateur ; il aura tout simplement l’esprit incomplet et faux, fort d’un côté, atrophié de l’autre, comme serait un homme qui ne se serait jamais servi que d’une de ses jambes. Il y a eu de savants naturalistes qui, par une opération pratiquée sur un œuf, faisaient éclore à leur choix des poulets sans pattes ou sans ailes ; on se livre à une opération semblable sur le cerveau des enfants, ils en resteront toute leur vie estropiés. Et c’est au nom de l’État qu’on commet ce monstrueux attentat sur l’intelligence humaine !
[26] Un homme qui savait bien ce qu’était le concours, M. Pierrot, ancien proviseur du collège Louis-le-Grand, le définissait : Une loterie pour les forts. Il faudrait ne pas savoir comment les choses se passent pour trouver la définition inexacte.
[27] Séance du 22 avril. — « Puis, quand les humanités, pendant plusieurs années, ont rempli l’imagination, le cœur, la raison, l’âme entière, du sentiment du beau à la fois et de celui du bien, l’homme ainsi ébauché, nous l’achevons par des études plus sévères. » M. Cousin prend ce qui doit être pour ce qui est. Son opinion n’en est pas moins précieuse.
[28] M. Thiers, dans son rapport.
[29] M. Cousin, 22 avril. Voyez la magnifique page consacrée par lui à un tableau de l’Instruction secondaire, pour lequel on ne peut lui faire qu’un reproche, c’est d’avoir confondu ses désirs avec les faits.
[30] Il n’y a pour ainsi dire pas un idiotisme français qui ne puisse passer en grec sans circonlocution, et vice versa ; il en est tout autrement du latin. Le grec n’a contre lui que la forme de ses caractères, c’est-à-dire une demi-journée de travail.
[31] « Que deviennent les autres ? Ils quittent le collège, dit M. Villemain, les uns parce qu’on désespère de leur faire parcourir utilement le cercle entier des études ; les autres parce qu’on les destine à des professions pour lesquelles une instruction limitée est suffisante. Ces lignes contiennent des aveux bien graves. Le devoir de l’Université n’est-il pas de combiner son plan d’études de telle sorte que ces cinq ou six années employées sous ses yeux ne soient pas complètement perdues, et qu’en rentrant dans leurs familles ces jeunes gens aient du moins quelque chose de mieux à faire que d’oublier tout ce qu’ils ont appris au collège, et d’apprendre tout ce qu’on ne leur y a pas montré, etc. ? — Un système d’instruction n’est pas national, quand les deux tiers des éducations, ou peu s’en faut, échouent sous son influence, etc. » — (Travail cité plus haut, de M. Jauffret).
Voyez aussi tous les discours prononcés en ce sens à la Chambre des Pairs, et notamment ceux de MM. de Turgot et Passy, auxquels leur modération donne un poids particulier.
[33] M. Cousin, 22 avril. « L’instruction secondaire est faite pour le petit nombre. Le petit nombre est l’aristocratie légitime et sans cesse renouvelée de la société moderne. À cette aristocratie-là, il faut des lumières générales ; il faut lui inculquer de bonne heure, non les habitudes prématurées de telle ou telle profession, QUELLE QU’ELLE PUISSE ÊTRE, mais l’esprit qui fait l’homme et le citoyen. »
[34] Chiffres ci-dessus cités. Passages des discours de MM. Turgot et Passy, cités pages 32 et suivantes, à la note.
[35] Ibidem. Voyez aussi M. Cousin, 22 avril, endroit cité pages 13 et 14. — Voyez surtout ce qui se passe autour de nous.
[36] Rapport sur le projet de loi : « … On verrait de toutes parts l’éducation professionnelle, qui vise au profit et nesonge qu’au lendemain, envahir les belles années de la jeunesse… L’État, qui voit de haut et sème pour l’avenir, peut seul détourner un pareil malheur, etc. »
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