De l’influence qu’exercent sur le gouvernement les salaires attachés à l’exercice des fonctions publiques.
Par Charles Dunoyer
Le Censeur européen, Tome XI ; pp. 75-118, 15 février 1819. Edition numérique réalisée par David M. Hart
ON a beaucoup parlé des tributs que nous payons au gouvernement sous le rapport des privations qu’ils nous imposent, des effets qu’ils ont relativement à notre aisance, à notre prospérité, au progrès de la richesse nationale; mais on ne parait pas avoir fait la même attention à l’influence qu’ils exercent sur le gouvernement lui-même. Notre dessein ici est de les considérer sous ce point de vue spécial. Nous nous proposons de rechercher quel est, relativement au gouvernement, l’effet des salaires que nous payons aux hommes qui gouvernent. Nous voulons examiner si l’on peut, sans péril pour la liberté, faire du service public une profession lucrative; si l’on peut salarier le gouvernement sans le rendre ennemi des intérêts que son devoir est de garantir; s’il est possible d’en faire une industrie sans qu’il dégénère en exploitation, en despotisme.
Il est des pays où nul ne peut s’enrichir que dans l’exercice des professions privées, où le service public est une charge pour tous et n’est [76] un bénéfice pour personne, où le pouvoir ne rapporte à ceux qui l’exercent que de la considération et des fatigues, où les places, loin d’être un fonds à exploiter, n’offrent pas même en général des moyens d’existence, si ce n’est aux employés subalternes et pour ainsi dire aux manœuvres de l’administration. Nous pouvons citer en exemple quelques cantons de la Suisse; nous pouvons citer encore les Etats-Unis. Il est fort peu de commis dans la république de Genève qui ne soient mieux payés que les fonctionnaires les plus éminens. La république n’accorde annuellement à son premier magistrat que quatre-vingts louis ; elle n’en donne pas plus de soixante à ses fonctionnaires du second ordre. Dans d’autres états de la confédération helvétique les salaires attachés aux premiers emplois sont encore plus exigus. Ils ne le sont pas moins, proportion gardée, aux Etats-Unis d’Amérique. La liste civile du président des vingt-deux états n’égale pas, à beaucoup près, le traitement d’un de nos ministres : il ne reçoit annuellement que 25,000 dollars, environ 125,000 francs. Les ministres n’ont que 4,500 dollars, environ 22,500 francs. La dépense du président des chambres et des divers services de l’intérieur, moins la guerre et la marine, [77] n’est que d’un million huit cent mille dollars, environ 9 millions de francs. Le département de la guerre coûte, en francs, 28 ou 29 millions ; celui de la marine 20 millions. Le budget de toutes les dépenses ordinaires de l’année ne s’élève pas au-dessus de 11 millions 500 mille dollars, environ 57 millions de francs. Et encore faut-il remarquer qu’aux États-Unis l’argent vaut, relativement aux autres denrées, à peu près un tiers de moins qu’en France, ce qui réduit la liste civile du président de 125 mille francs à 83 mille, le traitement des ministres de 22 mille à moins de 15, et la dépense totale du gouvernement de 57 millions à environ 38. En général aux Etats-Unis les fonctionnaires publics sont défrayés, mais non pas dotés; ils reçoivent une indemnité, mais non pas un salaire; ils entretiennent, ils accroissent leur fortune par les mêmes moyens que le reste des citoyens, par l’agriculture, par le commerce, par la pratique des arts industriels études professions privées, jamais par l’exercice des fonctions publiques. On a eu tellement pour principe d’empêcher que l’exercice du pouvoir pût devenir un moyen de lucre, qu’on en a fait une disposition de la loi formelle. Un article fondamental de la constitution de Pennsylvanie, [78] article qu’ont adopté la plupart des états de l’Union; veut que tout homme qui ne possède pas une propriété suffisante exerce quelque profession particulière qui puisse le faire subsister honnêtement. Cet article porte, en outre, qu’il ne doit jamais être créé d’emplois lucratifs; et il ajoute qu’aussitôt qu’une place présente assez de bénéfices pour tenter la cupidité de plusieurs personnes, la législature doit se hâter d’en baisser le salaire.
Nous avons en France sur tout cela de bien autres idées que les Américains. Au lieu de dire que tout homme qui n’a point de propriétés doit exercer quelque profession privée, nous disons qu’un honnête homme qui manque de fortune doit s’efforcer d’obtenir un emploi salarié, et tâcher de vivre sur le domaine public. Ce qui nous choque ce n’est pas qu’on fasse un métier lucratif de l’exercice du pouvoir; ce serait qu’une classe quelconque d’individus voulût s’arroger le privilège exclusif de l’exploiter. Nous n’avons qu’une maxime relativement aux emplois, c’est qu’ils doivent être également accessibles à tous. Ce point accordé, nous sommes universellement d’avis qu’on ne saurait trop les multiplier, ni les doter avec assez de largesse. Pourvu que la carrière soit [79] ouverte à toutes les ambitions, nous sommes bien aises qu’elles y trouvent de quoi vivre; nous voulons que le pouvoir soit non-seulement la première, la plus noble, mais encore la plus lucrative de toutes les industries. En conséquence, nous créons le plus de places que nous pouvons, et nous les dotons avec toute la magnificence dont nous sommes capables. Nous accordons, par exemple, au chef suprême de l’administration, une somme à peu près égale à la dépense entière du gouvernement des vingt-deux États-Unis d’Amérique. Nous fixons la liste civile à 34 millions. Un seul de nos ministres reçoit plus que les ministres américains tous ensemble. Le reste est payé à proportion. Finalement,, nous attachons de tels salaires à l’exercice du pouvoir, surtout dans les hauts emplois, qu’il n’est point parmi nous de genre d’industrie dans lequel on fasse communément de meilleures affaires, et qu’en France le plus productif de tous les métiers est sans contredit celui de gouvernant.
Il y a donc, entre nous et les peuples que nous venons de nommer, cette différence que nous salarions grassement nos fonctionnaires publics, tandis qu’ils ne font que les indemniser; que nous les payons en argent, tandis qu’ils les [80] paient surtout en consideration; qu’ils font du service public une charge, tandis que nous en faisons un moyen de fortune. La question maintenant est de savoir qui de nous ou de ces peuples se montrent le plus sages et le plus avisés; quels sont des gouvernemens salariés ou de ceux qui ne le sont pas les plus propres à remplir leur objet, ceux sous lesquels la sûreté des personnes et des fortunes, la liberté des opinions, des consciences, de toutes les industries sont le mieux établies et le plus religieusement respectées.
A ne regarder d’abord que les faits, sans nous enquérir des causes auxquelles il faut les rapporter, nous sommes forcés de reconnaître que les intérêts à garantir le sont mieux dans les pays où les fonctionnaires publics sont à peine indemnisés, que dans ceux où ils sont dotés avec la plus grande magnificence. Ainsi, par exemple, il paraît constant en fait, que la propriété, le premier des intérêts que tout gouvernement doive défendre, est plus à l’abri de tout attentat particulier aux Etats-Unis où la protection des lois ne coûte pas quarante millions par an, qu’elle ne l’est en Angleterre où les dépenses publiques s’élèvent annuellement à plus de trois milliards. Il paraît certain également que, là où les gouvernemens exigent [81] pour leur salaire une portion considérable de la fortune des citoyens, il y a moins de sûreté pour les personnes, et de liberté pour les opinions et les actions. Il suffit de jeter les yeux sur les pays où le service public est une profession lucrative, pour voir que les individus y sont exposés à beaucoup plus d’avanies, de violences et de contraintes, que dans ceux où il ne présente aucun bénéfice à faire; qu’il se commet par exemple plus d’actes arbitraires en France qu’aux États-Unis, et qu’en général le despotisme se trouve à peu près partout au niveau des contributions publiques.
Mais ne nous tenons pas à l’indication de ces faits ; montrons qu’ils sont la conséquence de la cause que nous énonçons, et que là où le gouvernement est un moyen de fortune il doit, par la force même des choses, dégénérer en tyrannie.
Il est d’abord un point constant; c’est que, par cela seul qu’on fait de l’exercice du pouvoir une profession lucrative, on donne à ceux qui l’exercent un intérêt opposé à celui du reste des hommes. Le pouvoir, considéré; comme industrie, a un caractère fort différent de la plupart des autres travaux. Tandis que toutes les industries privées se vivifient par leur prospérité mutuelle, celle des hommes à [82] places ne peut prospérer qu’au détriment, de toutes les autres. Le travail d’un fonctionnaire public est loin, comme on sait, d’être productif: tout ce qu’on lui; donne, en échange de ses bons ou mauvais services, est définitivement perdu pour la richesse commune. L’ambition, qui n’est que de l’émulation dans la carrière du pouvoir; l’ambition, si féconde en heureux résultats dans les travaux ordinaires, est ici, un principe de ruine; et plus un fonctionnaire public veut faire de progrès dans la profession qu’il a embrassée, plus il tend, comme il est naturel, à s’élever et à accroître ses profits, plus il devient à charge à la société qui le paye. Faire un moyen de fortune de l’exercice des fonctions publiques, c’est donc créer une classe d’hommes, ennemie par état, ennemie de fait, sinon d’intention, du bien-être et de la prospérité de toutes les autres.
De plus, c’est faire prendre à cette classe d’hommes des accroissement illimités. Toute espèce vivante, toute nation, toute classe d’individus, toute famille tend naturellement à s’accroître dans la même proportion que ses moyens de subsistance. Livrer à la classe d’hommes qui suivent la carrière des places une portion plus ou moins considérable des revenus du public, [83] c’est donc provoquer dans cette classe d’hommes un accroissement de population égal au nombre d’individus que ces revenus peuvent servir à élever; et comme il est dans l’ordre ordinaire de la nature que les enfans se vouent à la même profession que leurs parens, provoquer cet accroissement de population, c’est multiplier dans ‘une proportion toujours plus grande le nombre d’hommes qui voudront se faire une industrie de l’exercice des fonctions publiques. Nous ne nous arrêterons pas plus long-temps à ce point de vue. Nous avons déjà montré ailleurs comment les salaires font pulluler les hommes à places; nous renvoyons le lecteur à celui de nos volumes où ce phénomène a été développé [1].
Mais ce n’est pas seulement en multipliant les naissances dans les familles vouées au service public que les salaires tendent à faire croître les classes gouvernantes; c’est en y attirant sans cesse de nouvelles recrues; ils les agrandissent du dehors en même temps que du dedans, et par accession autant que par génération. L’effet des salaires est d’aller exciter les passions ambitieuses dans tous les rangs de la société, et [84] de provoquer de continuelles irruptions des classes laborieuses vers les classes gouvernantes. Lorsque le service public est une profession lucrative, il arrive à l’égard de cette profession ce qui arrive à l’égard de toutes les branches d’industrie dans lesquelles il y a de gros bénéfices à faire; tout le monde se tourne de ce côté. Il y a même une raison pour que la foule se porte vers le gouvernement avec plus d’empressement que vers aucune autre profession. Il n’est possible de réussir dans les carrières ordinaires qu’à de certaines conditions qu’il est indispensable de remplir. Il faut, dans une certaine mesure, du talent, de l’activité, de l’ordre, de l’intelligence. Rien de tout cela n’est rigoureusement nécessaire pour devenir homme en place: le hasard, l’intrigue, la faveur disposent de la plupart des emplois. Dès lors il n’est plus personne qui ne croie pouvoir en obtenir; le gouvernement devient une sorte de loterie dans laquelle chacun se flatte d’avoir un bon lot : il se présente comme une ressource à qui n’en a point d’autres; tous les hommes sans profession prétendent en faire leur métier; et une multitude presque innombrable d’intrigans, de désœuvrés, d’honnêtes et de malhonnêtes gens se jettent pèle-mêle dans cette [85] carrière où il se trouve bientôt mille fois plus de bras qu’il n’est possible d’en mettre en œuvre.
Tel est le premier effet des salaires. Cet effet a deux conséquences inévitables, et qu’il est essentiel de développer. La première, c’est qu’à mesure que les aspirans au pouvoir se multiplient, il est de force que le pouvoir étende ses attributions. La seconde, c’est qu’à mesure qu’il étend ses attributions il est de force qu’il accroisse ses dépenses. Naturellement la puissance publique n’aurait point de nombreux devoirs à remplir. Veiller à la sûreté intérieure et extérieure, telle est à peu près toute sa tâche. Mais le moyen qu’elle se tienne dans ses limites, lorsqu’un nombre toujours croissant d’auxiliaires la pressent de les dépasser! Le moyen qu’elle circonscrive son action lorsque ses instrumens se multiplient outre mesure? Il est sensible que plus la voie se remplit, plus il faut qu’elle s’élargisse; plus ses embranchemens ont besoin de s’étendre et de se multiplier. Ainsi, le gouvernement qui, d’après le principe de son institution n’aurait à s’occuper que du maintien de la sûreté, sera conduit, pour ouvrir des débouchés à la foule toujours grossissante de ses créatures, de se faire une multitude d’occupations toutes plus ou moins [86] étrangères à ses attributions naturelles. En même temps qu’il veillera’à la sûreté du public, il voudra se charger de son éducation, de son salut, de la direction de ses idées, de la formation de ses mœurs; il prétendra l’approvisionner de certaines denrées; il se constituera le régulateur de la plupart de ses travaux; enfin, il prendra de tels développemens, qu’il n’y aura bientôt plus moyen de dérober à son action aucun mouvement, aucune pensée, aucune portion de son existence.
Ce n’est pas tout; à mesure que la multiplication des prétendans le forcera d’étendre son activité à de nouveaux objets, la multiplication de ses modes d’activité le forcera nécessairement d’accroître le nombre et le faix des taxes; de sorte que plus son action deviendra gênante, plus elle deviendra coûteuse : à chaque nouvelle création d’emplois il diminuera tout à la fois la liberté d’agir et les moyens de vivre; il aggravera le poids des impôts en même temps qu’il multipliera le nombre des entraves, et il n’y aura pas de terme à ses empiétemens sur l’indépendance et sur la fortune des citoyens.
Les salaires, en faisant croître sans cesse la classe d’individus qui se destinent à l’exercice des fonctions publiques, rendent donc inévitables, [87] par cela même la multiplication indéfinie des emplois et la progression illimitée des charges publiques. Ces conséquences en ont à leur tour qui ne sont pas moins dignes de remarque. A mesure que le pouvoir s’étend et s’appesantit ainsi, par l’influence des salaires, des raisons d’un autre ordre se présentent pour qu’il s’étende et s’appesantisse encore davantage. Il arrive qu’en dégénérant en exploitation, il devient la source de mille désordres dont la répression exige ensuite qu’il se donne un nouveau degré d’extension et d’intensité. Il peuple la société d’oisifs, de mendians, de voleurs, de banqueroutiers, de malfaiteurs de tous les genres. Or, plus les malfaiteurs abondent, plus il a besoin d’être fort pour les réprimer. Il la peuple surtout d’ambitieux et de mécontens, et c’est ici principalement ce qui l’oblige à devenir oppressif. Il est impossible qu’un gouvernement lève et distribue beaucoup d’argent sans qu’il se suscite à lui-même beaucoup d’ennemis et beaucoup d’envieux ; beaucoup d’ennemis, parce qu’il devient horriblement onéreux pour ceux qui paient; beaucoup d’envieux, parce qu’il devient extraordinairement profitable à ceux qui reçoivent. Il se constitue ainsi en état d’hostilité soit avec des partis qui convoitent avec passion [88] ses priviléges, soit avec le gros du public qui aspire de toutes ses forces à s’en affranchir; et il se voit conduit, pour empêcher que la domination ne se détériore ou qu’elle ne passe dans d’autres mains, à s’entourer d’espions, de satellites, de prisons d’état, d’échafauds, et à s’armer de mille instrumens de violence et de terreur.
Telle est l’influence des salaires; voilà comment, en faisant une industrie du pouvoir, on fait de ceux à qui on le défère une classe ennemie du bien-être de toutes les autres; comment on fait prendre à cette classe des développemens indéfinis; comment, à mesure qu’elle croît et se multiplie, le gouvernement est forcé d’étendre ses attributions et d’élever ses dépenses; comment, à mesure qu’il empiète ainsi sur l’indépendance et sur la fortune des citoyens, il devient la source de nombreux désordres qu’il ne peut réprimer qu’en devenant encore plus oppressif; comment enfin, à force de s’étendre et de s’appesantir, il finit par s’entourer de tout un peuple de concurrens et d’ennemis contre lesquels il ne peut se défendre qu’en descendant aux derniers degrés de la violence et de l’arbitraire.
Et ce n’est pas là une vaine théorie que nous développons. Il suffit de jeter les yeux autour de [89] nous, pour y découvrir des preuves éclatantes du danger qu’il y a de faire du service public une profession lucrative. Voyez quelle extension désordonnée les salaires y ont fait prendre à l’administration; surtout, depuis que l’exploitation des places a cessé d’être le privilège d’une caste, et que chacun a pu se vouer à cette sorte d’industrie ; surtout depuis que le chef du dernier gouvernement a commencé à la rendre si productive. Comme les hommes à places se sont multipliés! comme les attributions du pouvoir se sont étendues! comme le poids des impôts s’est aggravé! Nous regrettons de n’avoir pas sous les- yeux les almanachs publiés depuis trente ans. Il serait curieux de montrer comment s’est accru, d’année en année, le personnel de l’administration; comment les bureaux, les antichambres, les casernes se sont progressivement encombrés. On peut juger, par ce qui est arrivé dans quelques services, de ce qui est arrivé dans tous.
En 1791 on ne comptait, dans les bureaux de l’administration centrale de l’enregistrement, que 116 employés ; on y en compte aujourd’hui 190. Il n’y avait, à la même époque, que 83 directeurs des départemens; aujourd’hui, le territoire étant le même, on en [90] compte 88. Le nombre des inspecteurs, en 1791, n’était que de 166; il est aujourd’hui de 216. Celui des vérificateurs n’était également que de 166; il est maintenant de 232. Il n’y avait à Paris, en 1791, qu’un seul directeur de l’enregistrement; il y en a trois aujourd’hui, qui sont considérés et rétribués comme directeurs de première classe. En 1792, dix-huit bureaux suffisaient à Paris pour la distribution du papier timbré; depuis, le nombre s’en est tellement accru que certains distributeurs perçoivent à peine, en un trimestre, une somme égale au montant de leur traitement. L’atelier du timbre, en 1813, n’avait que 159 employés pour fournir du papier à 130 départemens; aujourd’hui, pour en fournira 84 départemens, il en a 174: il lui faut 15 employés de plus pour approvisionner 46 départemens de moins.
En 1791, l’administration centrale des douanes ne comptait que 58 employés; elle en a 108 maintenant. La même administration, en 1791, n’avait que 15,000 préposés; aujourd’hui, la ligne de douanes à garder étant la même, le nombre des préposés est de près de 24,000 : il s’est accru de plus du tiers. En 1811, il n’y avait à Paris que 8 agens au bureau de [91] la douane; maintenant, pour faire des recettes beaucoup moins considérables, il y en a 21. On n’en comptait que 17 à l’entrepôt des sels; il y en a 28, aujourd’hui que les recettes sont sensiblemens réduites.
Si l’on voulait prendre la peine de faire des rapprochemens de ce genre dans les diverses branches du service public, on trouverait que le personnel a fait partout les mêmes progrès. Il en fait dans tous les ministères, dans l’administration intérieure, dans la justice, dans l’armée. Il en a fait surtout dans les états-majors. Qu’on juge, par exemple, du développement qu’a dû prendre l’état-major de l’armée pendant la guerre, par ceux qu’il a pris depuis la paix. Nous n’avions, à l’époque où nos forces militaires ont été le plus exagérées, en 1812, que 553 lieutenans généraux ou maréchaux de camp. Depuis la restauration, le nombre des officiers généraux s’est presque doublé: il s’est élevé de 553 à 951. Une seule compagnie des gardes du corps, dont l’effectif ne passe pas 240 hommes, compte aujourd’hui, dans son état-major, autant d’officiers supérieurs et de généraux que pouvaient en compter les plus grands corps d’armée sous Bonaparte.
Et il ne suffit pas, pour se faire une idée [92] complète du prodigieux accroissement qu’a pris la famille des hommes à place, de porter ses yeux dans l’intérieur de l’administration; il faut regarder autour d’elle. Il ne suffit pas de compter ceux qui possèdent ; il faut nombrer aussi ceux qui briguent, ceux qui aspirent. Ces dernières classes embrassent la nation presque entière. Qu’on aille au levant ou au couchant, au midi ou au septentrion, on trouve partout le même appétit de places. Il n’est presque point de familles, surtout dans les départemens pauvres, qui n’élèvent des regards supplians vers l’administration, et qui ne lui demandent de se charger de la fortune d’une partie de leurs enfans. C’est le mouvement ascendant dont parlait Bonaparte: de toutes parts la nation se soulève pour déserter au gouvernement et entrer en partage des tributs qu’il lève sur elle.
A mesure que ce mouvement a poussé plus d’hommes vers le pouvoir, le pouvoir a été forcé d’agrandir ses cadres. Il ne s’est pas contenté de multiplier les emplois dans les administrations existantes, il a créé une foule d’administrations nouvelles. On compterait peut-être trente sortes de régies qu’il a créées ainsi pour ouvrir des débouchés à la multitude [93] toujours croissante des aspirans, ou pour augmenter ses ressources. Régie des tabacs, régie des sels, régie des jeux, régie des hôpitaux, régie des écoles, régie du commerce, régie des manufactures, etc., etc., etc.
Il ne lui a pas suffi de multiplier les emplois; il lui a fallu aussi multiplier les salaires, et plus son domaine s’est agrandi ; plus toutes ses dépenses se sont accrues. Il n’est presque pas de services dont les frais depuis vingt-six et moins de vingt-six ans n’aient été doublés et triplés : en voici quelques preuves.
En 1791, les dépenses du personnel à l’administration centrale de l’enregistrement et des domaines ne s’élevaient qu’à 325 mille francs; aujourd’hui elles s’élèvent à 774 mille. Les directeurs des départemens ne coûtaient que 600 mille francs: ils en coûtent près de 1,500 mille. Les inspecteurs et les vérificateurs ne recevaient ensemble que 840 mille francs; on leur compte plus de deux millions. Les employés du timbre ne coûtaient que 100 mille francs; ils en coûtent plus de 240 mille. La dépense entière de l’administration de l’enregistrement ne montait pas à quatre millions; elle s’élève à plus de dix. — Même progrès dans les dépenses des douanes. Les frais de cette [94] administration, en 1791, ne passaient pas 8 millions et demi ; aujourd’hui, la ligne des douanes étant la même, ils excèdent 23 millions; ils sont presque triples. — En 1802, les dépenses générales du ministère de l’intérieur, y compris les traitemens des préfets, sous-préfets, conseillers de préfecture et secrétaires généraux, ne s’élevaient qu’à 30 millions; les mêmes dépenses s’élèvent à près de 40, aujourd’hui que la France est réduite de plus d’un cinquième. En 1802, les employés des bureaux de ce ministère, y compris ceux des ponts et chaussées et de l’instruction publique, qui faisaient partie de l’intérieur, ne recevaient ensemble que 625 mille francs; ils en reçoivent aujourd’hui près de 13 cent mille. —Aujourd’hui, les dépenses du ministère de la justice sont de 8 millions plus fortes qu’en 1802, où la France était d’un cinquième plus grande. — En 1802, la gendarmerie ne coûtait que 14 millions ; aujourd’hui que la France a 22 départemens de moins, elle en coûte près de 28. — En 1802, le budget de toutes les dépenses ordinaires, y compris la dette publique, ne montait qu’à 500 millions ; aujourd’hui que la France est d’un cinquième moins grande, le budget des mêmes dépenses s’élève à plus de 680 millions.[95]
Il est vraiment curieux de voir comment, d’année en année, les budgets se sont graduellement élevés, à mesure que s’est accrue la multitude des gens à places, et que s’est étendu le domaine de l’administration. Les dépenses ordinaires, avons-nous dit, ne passaient pas 500 millions en 1802 ; elles sont montées à 589 en 1803. Elles ont été à 720 en 1807, à 772 en 1808, à 786 en 1809, à 795 en 1810. En 1811, elles ont atteint 1 milliard. Elles se sont élevées à 1 milliard 30 millions en 1812; et en 1813, elles ont passé onze cent cinquante millions. A l’époque de la restauration, le territoire de la France ayant été réduit de plus d’un tiers, on sent que les dépenses publiques ont dû subir aussi une réduction considérable; cependant elles sont .demeurées comparativement plus fortes qu’elles ne l’étaient avant la chute de l’empire, et les budgets ont continué à suivre leur mouvement ascendant. En effet, tandis que celui de 1815 ne s’élevait, en dépenses ordinaires et extraordinaires, qu’à 791 millions, celui de 1816 est monté à 884, celui de 1817 à un milliard 69 millions, et celui de 1818 à un milliard 98 millions. Celui de cette année présentera sans doute une diminution à cause du départ des troupes étrangères; mais il y a [96] apparence que, s’il est plus bas d’un côté, il sera plus élevé de l’autre, et qu’on remarquera encore un progrès dans les dépenses ordinaires de l’administration.
Il n’y a dans tout cela rien qui doive nous étonner, et dont nous puissions raisonnablement nous plaindre. Ces conséquences sont la suite naturelle et forcée du caractère mercenaire que nous avons imprimé à l’administration. Tant que nous voudrons que le service public soit un métier, une industrie, une profession lucrative et la plus lucrative de toutes les professions, il arrivera, bon gré mal gré, que le nombre des gens à places ira toujours croissant, que le gouvernement étendra chaque jour ses usurpations, qu’il aggravera chaque jour ses dépenses. Les salariés engendreront les salariés; les places engendreront les places ; le génie de la fiscalité se déguisera sous mille formes pour surprendre les revenus du public. Quand il ne sera plus possible de rien prendre sur les revenus, on vantera les heureux effets du crédit, et l’on commencera, à l’aide de l’emprunt, à dévorer les capitaux. Non seulement l’administration ne présentera jamais aucun boni sur les fonds qui lui auront été alloués; mais quoiqu’on lui accorde tous les ans tout ce qu’elle aura demandé, [97] il arrivera que tous les ans elle excédera ses crédits. On la verra se faire une ressource de l’arriéré, et enfler ses dettes pour pouvoir accroître ses dépenses. Elle fera, après plusieurs années, des demandes de millions dépensés de plus sur un exercice. Des ministres se permettront d’aliéner des rentes, et d’ajouter à la dette publique sans nulle autorisation. On ne rendra, pendant plusieurs années, aucun compte des fonds de non-valeur. Des branches importantes du revenu public seront soustraites à la connaissance des chambres. On ne parlera point des bonifications obtenues par des négociations d’effets publics. On ne rendra nul compte du produit de la refonte des monnaies. On percevra, sous diverses formes, des rétributions qu’aucune loi n’aura autorisées. Finalement, il n’y aura pas d’expédiens dont on ne s’avise pour tâcher d’avoir tous les ans un peu plus d’argent. Tout cela arrivera malgré les meilleures intentions de la part des ministres, et par la seule force des choses. En vain le gouvernement promettra de diminuer le nombre de ses serviteurs et de réduire ses dépenses ; il arrivera, nonobstant ses promesses, qu’il accroîtra ses dépenses, et qu’il augmentera le nombre de ses serviteurs. Nous avons de ceci un exemple récent et digne de [98] mémoire. En 1817, le ministère avait pris l’engagement positif de porter aussi loin que possible, en 1818, les réformes et les retranchemens. En 1818, il a demandé dix-neuf millions de plus qu’en 1817; et, en faisant cette demande, il n’a pas craint d’affirmer qu’il avait religieusement rempli son engagement, et poussé aussi loin que possible les retranchemens et les réformes. Ajoutons, pour mieux faire sentir le piquant de ces paroles, que dans le temps où l’on a enflé de 19 millions la somme de ses dépenses, on a encore accru le personnel de l’administration, et que le ministre notamment qui parlait des réformes opérées, a porté le nombre de ses employés de 1352 à 1355. Voilà de quelle manière les gouvernemens salariés exécutent leurs promesses de se réduire. Se réduire, pour eux, ce n’est jamais renoncer aux abus existans; c’est tout au plus se restreindre sur les abus à introduire; et si, d’une année à l’autre, ils n’ont multiplié les emplois lucratifs que par centaines; s’ils n’ont accru des dépenses déjà scandaleuses que de quelques dizaines de millions, ils croiront avoir été d’une économie singulièrement rigide ; ils feront parade de leurs sacrifices; ils se vanteront d’avoir religieusement [99] rempli l’engagement de diminuer leurs dépenses [2].
Il nous semble qu’il est inutile de pousser plus loin ces observations. Le peu que nous avons dit nous parait suffire pour résoudre la question que nous nous étions proposée. S’il est vrai, comme le raisonnement et les faits le démontrent, qu’il soit impossible de doter les emplois, de faire du service public un moyen de fortune, sans multiplier hors de toute mesure le nombre des gens à places; s’il est vrai qu’à mesure que cette classe d’hommes croît et se multiplie l’administration soit forcée d’étendre sans cesse ses attributions et ses moyens de défense; s’il est vrai, enfin, qu’à mesure qu’elle [100] empiète et qu’elle devient plus menaçante, elle soit forcée d’aggraver sans cesse le poids des impôts, il nous est démontré que, par cela seul que le service public a le caractère d’une industrie, il doit nécessairement dégénérer en exploitation, en despotisme; il nous est démontré qu’il ne saurait y avoir, sous les gouvernemens à salaires, ni liberté pour les actions, ni inviolabilité pour les personnes, ni sûreté pour les fortunes.
Et quelle liberté d’agir peut-il exister en effet sous des gouvernemens qui, pour fournir du travail et des moyens de vivre à la multitude toujours grandissante des quêteurs d’emplois, sont obligés de s’ingérer dans tout, de préposer des régulateurs et d’imposer des entraves aux industries qui devraient être les plus indépendantes ? De quelle sécurité peuvent jouir les personnes là où les gouvernemens, pour se défendre contre l’avidité des factions que leurs dépenses ameutent, ou contre les mécontentemens du public qu’elles épuisent et qu’elles excèdent, sont forcés de s’entourer de délateurs, de cachots, de tribunaux extraordinaires, et de semer partout la défiance et la terreur? Quelle peut être enfin la sûreté des fortunes, là où l’administration, à mesure qu’elle se [101] développe, est forcée détendre toujours davantage ses empiétemens sur les fortunes? là où elle exige annuellement pour son salaire, le cinquième, le quart, le tiers et jusqu’à la moitié de tous les revenus du public ? Dira-t-on qu’elle défend les propriétés contre les entreprises des particuliers? Cela d’abord ne peut être vrai que très-imparfaitement ; car, à mesure qu’un gouvernement appauvrit un pays par l’excès de ses dépenses, il y multiplie nécessairement les voleurs, et il vient bientôt un temps où il fait commettre, sans le vouloir, plus de brigandages qu’il n’en réprime. Mais quand même, en s’emparant de la partie la plus claire de tous les revenus d’un pays, un gouvernement parviendrait à prévenir ou à réprimer tout attentat privé contre les fortunes, il ne serait encore pas vrai de dire assurément qu’il garantit la propriété. Que vous importe, en effet, que tel gouvernement défende votre bien contre les voleurs, s’il vous enlève tous les ans en impôts plus que les voleurs ne pourraient vous prendre? s’il faut lui donner plus que ne pourraient vous ravir les brigands contre lesquels il s’efforce de vous protéger? Qui oserait dire que le gouvernement anglais, par exemple, qui coûte tous les ans à ses sujets plus de trois [102] milliards, plus de la moitié de tous leurs revenus, défend réellement leurs propriétés [3]?
Il est donc vrai qu’il ne peut exister ni sûreté pour les personnes et les fortunes, ni indépendance pour l’industrie, pour les opinions, pour les consciences, là où le gouvernement a le caractère d’une profession lucrative. Un tel gouvernement tend, par sa nature, à l’invasion de toutes les libertés et de tous les revenus des peuples; et l’on peut dire qu’une nation qui, en fondant ses institutions politiques, attache de gros salaires à l’exercice du pouvoir, jette infailliblement les bases d’une tyrannie.
Ajoutons que, s’il est périlleux pour la liberté des gouvernés de faire une industrie du service public, cela n’est guère moins funeste à la[103] sûreté des gouvernans. Les salaires, à force de faire pulluler les hommes à places, les multiplient bientôt au point qu’il ne peut plus y avoir place pour tous dans la même exploitation. On peut voir en France un exemple de ce terrible phénomène. Il y a peut-être dans le royaume dix fois plus d’aspirans au pouvoir que l’administration la plus gigantesque ne pourrait en recevoir dans ses cadres. On voit accumulés sur le terrain de l’ancienne France les hommes qui suffisaient naguère à l’administration de la moitié de l’Europe. On y voit tous les employés de l’ancienne monarchie; tous les hommes nouveaux que les dernières épurations ont mis en scène. On y trouverait aisément de quoi gouverner vingt royaumes. Or, quand les choses en sont venues à ce point, et l’effet naturel des salaires est de les y conduire, il n’est plus possible que les gouvernemens aient la paix. Leur repos et leur sûreté ne sont pas moins incompatibles que la liberté des peuples avec l’existence de cette masse d’individus qui se sont fait, ou qui aspirent à se faire une industrie de l’exercice des fonctions publiques. Ils se trouvent réduits, s’ils ne sont assez sages et assez habiles pour faire rentrer dans la vie privée cette populace d’hommes [104] publics, à l’impossibilité de prendre aucune bonne mesure à son égard. Que pourraient-ils faire en effet? L’appeler toute entière ? C’est évidemment impossible. Appeler, de préférence,, un certain parti? ce serait se mettre aux prises avec les autres. Se composer un parti métis d’hommes choisis dans tous les partis? ce serait les soulever tous contre soi. Essayer de les contenir les uns par les autres? ce serait se les rendre tous encore plus contraires. Qu’on y réfléchisse, et l’on verra qu’un gouvernement qui a multiplié sans mesure autour de lui les hommes à places, et qui est forcé de se conduire au milieu d’une telle population, sans pouvoir la faire entrer dans ses cadres, n’a réellement aucun moyen d’assurer sa marche. Il traîne, au milieu des factions qui le harcèlent et loin du public qui l’abandonne à leur merci, une existence précaire et honteuse qui finit presque toujours d’une manière violente.
Quelles n’ont pas été, depuis quatre ans, les agitations du gouvernement, au milieu de l’ancienne et de la nouvelle noblesse, au milieu des hommes à places du vieux régime, et de ceux que la révolution a formés? Il a voulu s’entourer d’abord des hommes de la monarchie, il a soulevé contre lui les hommes de l’empire: [105] il a subi la révolution du 20 mars. Il a paru, au 5 septembre, vouloir se rapprocher des hommes de l’empire, il a soulevé les hommes de la monarchie: ils ont tiré le canon de détresse; on les accuse d’avoir fomenté les plus graves désordres, et l’on doutait, il n’y a pas longtemps, s’ils n’avaient pas conspiré contre lui. Aujourd’hui, incertain entre ces partis, ne pouvant sans péril en repousser aucun, incapable de satisfaire aux prétentions de tous, il se trouve placé dans une situation violente dont il s’efforcerait vainement de sortir tant que subsistera la cause qui la perpétue, tant que le gouvernement sera un métier lucratif, tant que la possibilité de faire sa fortune dans les places attirera tout le monde dans la carrière des places et multipliera les factions autour du gouvernement.
Ce serait donc une chose tout-à-fait indispensable, si l’on avait la moindre envie d’affermir le gouvernement et de le rendre favorable à la liberté, de le dérober aux assauts de l’ambition et d’empêcher qu’il ne dégénérât en despotisme, que de s’appliquer à combattre cette déplorable tendance du public à entrer dans les places, à vivre de places, à s’élever, à s’enrichir par les places. Mais existe-t-il quelque moyen de [106] changer une direction qui vient de si loin, qui est devenue si générale et si forte? Ce point nous reste à examiner.
L’histoire nous fait connaître à quel expédient on a eu recours, dans d’autres temps, pour faire cesser un désordre de ce genre, « Les Guise, dit M. de Lacretelle [4], avaient songé d’abord à grossir le nombre de leurs partisans par les libéralités et les grâces qui signalent d’ordinaire un nouveau règne. Ils avilirent l’ordre de Saint-Michel en le prodiguant. Mais bientôt ils se repentirent d’avoir multiplié autour d’eux les solliciteurs. Le cardinal de Lorraine fit éclater son impatience avec une brutalité féroce. La cour était à Fontainebleau: la ville était remplie de personnes qui venaient présenter des demandes soit au roi, soit à ses ministres. Le cardinal de Lorraine fit planter une potence auprès du château, et publier, à son de trompe, une ordonnance par laquelle il était enjoint à tous ceux qui s’étaient rendus à Fontainebleau pour y solliciter quelque grâce, d’en sortir dans les vingt-quatre heures sous peine d’être pendus. »[107]
Nous ne proposerons pas d’imiter cette conduite. L’expédient du cardinal de Lorraine, outre qu’il est un peu sévère, serait évidemment insuffisant. Si on voulait pendre aujourd’hui tous ceux qui convoitent ou qui briguent des emplois, il faudrait pendre la moitié de la France, à commencer par une partie de ses députés qui, pendant les sessions des chambres, ne viennent faire ici que l’office de solliciteurs. Ce serait d’ailleurs un fort mauvais moyen, pour faire perdre le goût des places, que de chercher à repousser par la violence ceux qui désireraient en obtenir. Un tel expédient, loin d’amortir les passions ambitieuses, ne ferait, à coup sûr, que les rendre plus ardentes. La chose du monde que les hommes de ce temps soient le moins disposés à souffrir, c’est que les détenteurs du pouvoir, quels qu’ils puissent être, prétendent rester seuls en possession du privilège d’exploiter les autres. S’il est décidé que l’exercice des fonctions publiques doit être un moyen de fortune, tout le monde voudra avoir le droit de faire sa fortune par ce moyen. Si vous voulez tondre le public, il n’y aura bientôt plus personne qui ne le veuille aussi. Si l’on doit dévorer la France, toute la nation demandera, peu à peu, [108] à être de la curée. Ces choses-là sont inévitables. Il ne faut pas que les gouvernemens qui se sont créé un riche domaine sur les revenus des peuples, s’attendent désormais à rester paisibles possesseurs de cette fortune. S’ils en jouissent encore sans remords, ils n’en jouiront plus sans inquiétudes: leur destinée est de vivre au sein des factions et des troubles. Il n’est pas en leur pouvoir d’empêcher que la vue du butin immense qu’ils distribuent à leurs créatures, n’aille enflammer au loin la cupidité et n’ameute autour d’eux une population turbulente et toujours plus nombreuse d’ambitieux et d’intrigans affamés. Si donc ils veulent éloigner cette avide et menaçante cohue, ils n’ont évidemment qu’un parti à prendre, c’est de renoncer à ce qui l’attire. Pour parvenir à dissoudre les factions, il faut de toute nécessité qu’ils abandonnent ce qui les rallie. C’est faire du pouvoir une chose trop digne d’envie pour le commun des hommes que d’y attacher d’énormes profits en même temps, qu’on l’entoure de distinctions et d’honneurs. L’expérience montre que la considération qui s’attache à la possession des emplois, dans les pays où ils ne sont pas dotés, est plus que suffisante pour les faire rechercher. Il n’y a nul profit à occuper des [109] places, surtout des places élevées, aux Étals-Unis, et l’on ne voit pas que, pour cela, elles demeurent désertes. Cessons donc de faire du pouvoir un moyen de fortune, si nous ne voulons pas qu’il reste un objet d’ambition universelle ; si nous ne voulons pas qu’il perpétue au milieu de nous le despotisme et l’anarchie. C’est en multipliant les emplois salariés, c’est en enflant progressivement les salaires qu’on a tout entraîné vers le service public; on ne peut ramener les hommes aux travaux de la vie privée que par un procédé contraire. Il faut diminuer le taux des traitemens et le nombre des emplois; il faut n’attacher que des indemnités aux offices nécessaires, et supprimer tout-à-fait les fonctions inutiles, c’est-à-dire, toutes celles qui sont hors des véritables attributions du gouvernement, toutes celles qui n’ont pour objet que d’offrir une occupation et des moyens de fortune aux individus qui les remplissent; toutes celles qui ne sont destinées qu’à alimenter ou à défendre les abus.
Sans doute une telle réforme n’est pas sans difficultés. Il y a des résistances à vaincre; toutes les ambitions sont solidaires pour la défense des abus; nulle faction ne veut que le pouvoir se détériore, et la suppression d’un [110] emploi nuisible ou inutile peut être aussi vivement combattue par ceux qui le convoitent que par ceux qui le possèdent. Cependant, quelque idée qu’on veuille se faire de ces difficultés, elles ne sont point insurmontables; et un gouvernement qui voudrait entreprendre de les vaincre, serait sûr, avec un peu d’énergie et quelque ménagement, d’y réussir.
Considérez d’abord qu’il n’y a nulle proportion entre le nombre des personnes dont une bonne réforme peut blesser les intérêts et celui des personnes à qui elle est ordinairement utile; entre le nombre des amis qu’elle fait et celui des ennemis qu’elle suscite. La suppression d’un abus ne peut aliéner du gouvernement que quelques ambitieux privilégiés ou aspirant à l’être; elle lui concilie infailliblement l’estime et l’affection du public. Il peut arriver même qu’elle mette de son parti le grand nombre à qui elle profite sans armer contre lui le petit nombre à qui elle nuit. Il y a dans la justice évidente une telle autorité, que ceux qui ont le malheur de s’en trouver blessés n’ont pas toujours le courage de s’en plaindre. Il nous est difficile de croire, par exemple, que si, dans des vues manifestes d’économie, d’ordre, de bien public, le gouvernement se [111] décidait à supprimer telle ou telle branche de l’administration qui nuit évidemment au pays, il se trouvât, parmi les employés que frapperait cette mesure, beaucoup d’individus qui osassent s’en formaliser. Si, en 1814, les officiers de l’ancienne armée ont pris de l’humeur de ce qu’on les renvoyait dans leurs foyers avec la moitié de leur traitement, c’est beaucoup moins, il faut avoir la justice de le dire, par le regret de se voir dépouillés de leurs commandemens et de leur solde, que par le ressentiment assez naturel de les voir transporter à d’autres personnes qui n’y avaient pas assurément plus de titres qu’eux. On en peut dire autant de la plupart des fonctionnaires qu’on a destitués depuis la restauration. En général, si les déplacemens ont excité tant d’irritation et de rancune, c’est moins à cause du dommage éprouvé qu’à cause de l’injure soufferte. Si les réformes n’avaient pas paru faites dans un fâcheux esprit de préférence et de favoritisme; si elles avaient paru inspirées par quelque amour du bien public, par quelque pitié pour les souffrances des contribuables, par quelque désir de les soulager, elles n’eussent certainement pas excité tant de ressentimens. Ce qui aigrit, c’est l’injustice; mais il est peu d’hommes qu’on ne [112] puisse amener à faire le sacrifice de leurs intérêts privés à l’intérêt bien démontré du public.
Il semble même que cela serait peu difficile si, en même temps qu’on travaillerait à l’intérêt général, on gardait quelque ménagement pour les intérêts particuliers; si, en même temps qu’on frapperait les abus, on évitait de blesser trop cruellement les personnes. Or, c’est une précaution que la prudence et la justice commanderaient également de prendre. Quelque inutiles ou même quelque pernicieux que puissent être des emplois, on ne pourrait pas condamner ceux qui ont passé une partie de leur vie à les remplir, et qui se sont mis dans l’impossibilité d’embrasser une autre profession, à se trouver tout à coup sans moyens d’existence, et à languir dans la détresse eux et leur famille. Il y aurait à cela de l’injustice et de la cruauté. Si dans les professions privées on est venu quelquefois au secours des individus que le progrès des arts, la découverte de nouvelles machines laissaient tout à coup sans emploi, pourquoi n’en serait-il pas de même dans le service public? pourquoi, à mesure que se simplifierait et se perfectionnerait le gouvernement, ne soutiendrait-on pas ceux que la suppression des emplois inutiles viendrait à priver de leur état? [113] Le meilleur moyen de rendre les réformes faciles, c’est de désintéresser ceux qu’elles doivent atteindre. Si l’on avait eu cette sagesse au commencement de la révolution, si, en attaquant certains abus, on eût pourvu convenablement au sort des individus qui en vivaient, il est permis de croire que la révolution aurait eu quelques obstacles de moins à vaincre.
Il ne serait donc pas impossible, à la rigueur, d’opérer la réforme dont nous parlons sans exciter trop de clameurs et provoquer trop de résistances. Il suffirait en quelque sorte, pour cela, de tuer les abus en laissant vivre les personnes; de supprimer les emplois inutiles en indemnisant, selon le besoin, ceux qu’on en dépouillerait. On écarterait ainsi, tout à la fois, et les prétendans et les titulaires : ceux-ci consentiraient à se retirer, parce qu’ils n’auraient aucun motif de se plaindre, ceux-là parce qu’ils ne verraient plus rien à convoiter. A mesure que diminueraient le nombre et les profits des emplois, l’administration deviendrait nécessairement plus douce, et le nombre des ambitieux moins considérable; et tandis que la nation s’affranchirait du despotisme, le gouvernement se mettrait peu à peu à l’abri des révolutions.[114]
Au lieu de cela, qu’a-t-on fait? On a ménagé soigneusement les abus et déployé sa sévérité contre les personnes. On a conservé les emplois et supprimé les employés. On a exagéré le nombre et les profits des places, et l’on a appelé de nouveaux individus à en jouir. Il existait une ancienne garde, on l’a écartée et l’on en a formé une nouvelle. On avait une armée trop nombreuse qu’il était impossible de payer; on a appelé des Suisses que l’on paye le double. Il existait dix fois plus d’officiers qu’il n’était possible d’en employer; on a créé une multitude d’officiers nouveaux auxquels on a livré les postes des anciens avec des traitemens supérieurs. Il y avait beaucoup de préfets et de sous-préfets de reste ; une épuration générale en a doublé le nombre. Il y avait trop de juges, on a nommé de nouveaux juges; il y avait trop d’administrateurs, on a créé de nouveaux administrateurs ; les administrations étaient encombrées de commis, on a renvoyé ceux qui s’y trouvaient et on en a appelé un plus grand nombre. Finalement, on a partout frappé les personnes et partout respecté, accumulé les désordres. Qu’on regarde l’administration que nous avait laissée Bonaparte ; qu’on passe en revue les états-majors, les régies, le nombre [115] des emplois, le taux des salaires: on verra que tout cela a été conservé, accru, outré, poussé jusqu’au scandale. Seulement, les mêmes choses ne sont plus possédées par les mêmes personnes: en améliorant le domaine, on l’a fait passer en de nouvelles mains.
Il est aisé de concevoir qu’elles ont dû être les conséquences d’une telle conduite. Comme la réforme n’atteignait que les personnes, elle a rencontré des résistances invincibles qu’elle n’eût point éprouvées si elle avait porté sur les – choses. Les hommes du gouvernement impérial, voyant qu’on ne les dépouillait de leurs emplois que pour les transporter aux hommes de l’ancien régime, n’ont pas vu le moindre motif pour se résigner à en faire le sacrifice ; et au lieu de rentrer dans la vie privée, ils se sont opiniâtrement maintenus sur les routes du pouvoir en attendant du temps et des événemens l’occasion de les ressaisir. Plus tard, les hommes de l’ancien régime, voyant qu’on ne leur enlevait une partie de leurs places que pour les redonner aux hommes du gouvernement impérial, n’ont vu, à leur tour, aucune raison pour consentir à se laisser dépouiller en faveur de leurs concurrens; et au lieu de jouir paisiblement du pouvoir qui leur restait, ils ont fait un vacarme [116] épouvantable pour recouvrer celui qu’ils avaient perdu. Enfin, le gros du public n’éprouvant aucune espèce de soulagement de ces mutations d’hommes; voyant que l’administration impériale continuait à peser sur lui de tout son poids; voyant que, malgré quelques améliorations introduites’ dans les formes générales du gouvernement, il restait sanglé, bâté, chargé comme sous Bonaparte, et que même son fardeau devenait un peu plus pesant, le gros du public, disons-nous, n’a aucune raison très-positive de se féliciter des réformes opérées, et au lieu de se rallier au ministère, il a fait tout ses efforts pour se délivrer des abus qu’il voulait maintenir. Le ministère, en ne faisant porter les réformes que sur les personnes et en conservant, en accumulant les abus, s’est donc mis dans la nécessité d’avoir toujours à lutter contre une faction et contre le public. Or, cette nécessité subsistera pour lui tant que les réformes, au lieu de porter sur les hommes, ne tomberont pas sur les choses; tant qu’il voudra maintenir et les états-majors, et les sinécures, et les gros salaires, et les milliers de places inutiles; tant qu’il voudra, en un mot, que le pouvoir reste un domaine. Il n’obtiendra jamais qu’une faction renonce à ce domaine en faveur [117] de l’autre. Il obtiendra encore moins que le public le laisse en jouir paisiblement avec aucune. S’il veut l’exploiter avec des royalistes, il aura contre lui les bonapartistes et la nation. S’il veut le faire valoir avec des bonapartistes, il aura contre lui la nation et les royalistes. S’il veut en jouir avec un tiers parti formé de royalistes et de bonapartistes, il aura contre lui les deux factions et le public. Si, pour s’en assurer la possession, il s’arme de lois de terreur, il a recours à des mesures violentes, ces mesures ne serviront qu’à lui rendre encore plus contraires et le parti qui ne sera pas admis à l’exploitation, et le public sur qui elle sera exercée. Il n’a manifestement qu’un moyen de sortir de cet état de lutte et de péril, c’est de faire qu’il n’y ait plus de domaine, d’abandonner ce que les factions se disputent et que le public refuse d’accorder. Ce seul changement dans sa conduite en amènera nécessairement un très-heureux dans sa situation. Si, au lieu d’enlever une sinécure à un royaliste pour la donner à un bonapartiste, il supprime la sinécure, il est évident qu’aucun des prétendans ne pourra se plaindre, et que le public, en faveur de qui s’opérera la réforme, aura lieu d’être satisfait. C’est donc, non à changer de parti qu’il doit [118] tendre, mais à supprimer ce qui divise les partis et tient le public éloigné de lui, à supprimer les places inutiles, à baisser les profits des hauts emplois nécessaires, à faire que le pouvoir au lieu de se présenter comme un bénéfice, se présente comme une charge, et change de caractère et de nature. En opérant cette réforme, il s’ôtera sans doute l’appui des partis, mais il se délivrera aussi de leurs attaques; il verra les factions se fondre et le public se rallier à lui, et tandis qu’il acquerra de la force, la nation gagnera de l’aisance et de la liberté.
[1] Voyez tome VII, page 1 à 79.
[2] Voici comment s’exprimait M. le ministre des finances en présentant au roi le budget de 1818, dans lequel les dépenses ordinaires excédaient de 18,847,633f. celles de l’année 1817: « Je dois le déclarer à votre majesté, c’est après s’être convaincu de l’impossibilité de pousser plus loin les retranchemens et les reformes que son ministère lui propose cette fixation. A la dernière session, le gouvernement avait pris l’engagement de réduire les dépenses, et de ne s’arrêter dans la carrière des sacrifices qu’au point où l’intérêt de l’état lui tracerait cette limite; cet engagement a été religieusement rempli. »
[3] M. Say, dans son écrit intitulé De l’Angleterre cl des Anglais, page 11 et suivantes, rapporte d’après Colquhoun ( On the wealth of the British empire ), qu’en 1813 le total des dépenses faites par les mains du gouvernement anglais s’élevait à la somme incroyable de 2 milliards 697 millions de francs. Ajoutez à cette somme celle de 384 millions à laquelle se montait déjà la taxe des pauvres ; ajoutez-y la dîme qu’on paie au clergé; ajoutez-y les dépenses locales, et vous verrez que les charges qui pèsent annuellement sur la population anglaise passent de beaucoup trois milliards de francs.
[4] Histoire des guerres de religion, tome I, liv. IV, page 342.
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