De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples, par Frédéric Bastiat (Journal des économistes, octobre 1844).
DE L’INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS SUR L’AVENIR DES DEUX PEUPLES.
« Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom d’utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les esprits timides et à les enfoncer dans l’ornière de la routine, j’inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer attentivement tout ce qui s’est fait depuis quelques années et ce qui se fait encore aujourd’hui en Angleterre, et à dire ensuite si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France. » (Prince de Joinville, Notes sur l’état des forces navales, etc.)
La France s’engage chaque année davantage dans le régime protecteur.
L’Angleterre s’avance, de session en session, vers le régime de la liberté du commerce.
Je me pose cette question :
Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux politiques si opposées ?
Une explication préliminaire est nécessaire.
On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime protecteur du système des colonies à monopole réciproque. Voici pourquoi :
La protection a pour objet d’assurer des consommateurs à l’industrie nationale. Or, « les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors ministre du commerce, ne pouvant disposer que des consommateurs soumis à leurs lois, ce sont ceux-là qu’ils s’efforcent de réserver au travail de leurs producteurs. » Si, par la protection, les gouvernements entendent disposer des consommateurs soumis à leurs lois, par les colonies ils s’efforcent de soumettre à leurs lois des consommateurs dont ils puissent disposer. Une de ces politiques conduit à l’autre ; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux aspects, intérieur et extérieur, d’une combinaison identique.
Cela posé, j’ai à établir deux faits.
1° La France s’engage de plus en plus dans la vie artificielle de la protection.
2° L’Angleterre s’avance graduellement vers la vie naturelle de la liberté.
J’aurai ensuite à résoudre cette question :
3° Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des deux peuples, les conséquences de la situation dans laquelle ils aspirent à se placer ?
I. — Que la France développe, à chaque session, le régime protecteur, c’est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui viennent périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses lois.
Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l’Algérie, élevé les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre au profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par aggravation de taxes, les machines et le sésame.
Un mot sur chacune de ces mesures.
On a repoussé de l’Algérie les produits étrangers. « C’est bien le moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui nous coûte si cher. » Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie d’acheter cher ce qu’elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là favoriser sa prospérité ? D’un autre côté, une telle mesure n’est-elle pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j’ai nommé à monopole réciproque, honte et fardeau des peuples modernes, si inférieurs à cet égard aux nations antiques ? Nous nous réservons le monopole en Algérie ; c’est fort bien. Mais qu’aurons-nous à répondre aux colons, quand ils demanderont, par réciprocité, à exercer un semblable monopole chez nous ? Manquaient-ils déjà de raisons spécieuses à faire valoir, et fallait-il leur en fournir d’irrécusables ? Le jour n’est pas éloigné où ils nous diront : Vous nous forcez à acheter vos tissus ; achetez donc nos laines, nos soies, nos cotons. Vous ne voulez pas que vos produits rencontrent chez nous de concurrence ; éloignez donc la concurrence qui attend les nôtres sur vos marchés. Ne sommes-nous pas Français ? N’avons-nous pas autant de droits que les planteurs des Antilles à une juste réciprocité ? Nous payons les capitaux à 10 pour 100 ; nous travaillons d’un bras et combattons de l’autre : comment pourrions-nous lutter contre des concurrences prospères et paisibles ? Prohibez donc les cotons des États-Unis, les soies d’Italie, les laines d’Espagne, si vous ne voulez étouffer dans son berceau une colonie arrosée de tant de sueurs, de tant de sang et de tant de larmes. — En vérité, j’ignore ce que la métropole aura à répondre. Sans cette malencontreuse ordonnance, nous aurions résisté à de telles exigences sans blesser la justice ni l’équité.
Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas porter vos capitaux en Afrique ; c’est à vous de calculer les chances relatives de leur placement au-delà ou en-deçà de la Méditerranée. Libres d’acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans droit pour réclamer de notre part l’aliénation d’une semblable liberté.
Aujourd’hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision.
Mais qu’ai-je besoin de prévoir l’avenir ? Il est si vrai que tout privilège métropolitain implique un privilège colonial correspondant, que l’ordonnance à laquelle je fais allusion nous a déjà engagés dans cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce (Exposé des motifs de la loi des douanes, page 37 ; séance du 26 mars 1844).
« Pour nos produits, le régime de l’Algérie est la franchise entière de toute taxe d’importation. Pour les marchandises étrangères, le tarif était en général du quart du tarif métropolitain ; il a été élevé, au tiers… En outre, plusieurs produits fabriqués (étrangers)… ont reçu des taxes particulières propres à donner une impulsion nouvelle à nos exportations. »
Voilà pour le privilège de la métropole à l’égard de la colonie. Voici maintenant pour le privilège de la colonie vis-à-vis de la métropole :
« Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique, l’activité qu’elles peuvent avoir, il ne suffit pas d’y protéger nos produits, il faut encore que la consommation française s’ouvre aux principales denrées que peuvent nous fournir et la colonisation européenne qui se développe, et la population indigène rangée sous nos lois. Nous avons, dans ce but, par une autre ordonnance, dégrevé de moitié la généralité des produits dont la culture et le commerce de l’Algérie sont en mesure de pourvoir la métropole. »
Ainsi la première mesure que j’examine, quoiqu’en elle-même elle puisse paraître de peu d’importance, a cependant une immense gravité ; car elle est la première pierre d’un édifice monstrueux qui, je le crains, prépare à la France un long avenir de difficultés et d’injustices.
On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance anglaise. Ici c’est plus que de la protection, c’est de l’hostilité. Quelle arme dangereuse que celle des droits différentiels ! quelle source de jalousies, de rancunes, de représailles ! quel arsenal de notes diplomatiques ! quel fardeau, quelle responsabilité pour les ministres ! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que les draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour 100, excepté les draps français, qui payeront 50 pour 100 ?
Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit public qu’elle introduit dans les relations internationales. Puisse-t-il n’être pas fécond en tempêtes !
Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu’une paix durable. Je dirai seulement que, puisqu’on trouvait que les prix du monopole étaient un trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude atmosphère dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il y avait un moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le droit commun et dans les conditions naturelles ; c’était d’abolir ou du moins d’amoindrir le monopole, c’est-à-dire de diminuer les droits sur les sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait satisfait les colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé la consommation et par suite le placement des sucres rivaux ; enfin, et par-dessus tout, on aurait fait justice au public, que malheureusement on oublie sans cesse dans ces sortes de questions, ou dont on ne se souvient que pour en disposer, selon l’heureuse expression de M. de Saint-Cricq, et le réserver, comme une proie, aux producteurs. Cette mesure n’aurait pas froissé les fabricants de sucre de betterave plus que celle qu’on a adoptée, et elle aurait eu l’avantage, comme tout ce qui porte un caractère évident de justice et d’utilité générale, d’arrêter la plainte sur les lèvres ce ceux-là mêmes qu’elle aurait atteints. La nouvelle industrie se serait tenue pour avertie que le public n’avait pas d’engagement envers elle ; et ayant en perspective le régime de la liberté, elle aurait su du moins dans quelles conditions elle devait vivre. C’eût été à elle à s’y renfermer, et il eût été bien entendu que s’il lui convenait de s’étendre au-delà, c’était à ses périls et risques. L’État anéantissait ainsi toutes les difficultés ultérieures. Au lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le monopole au sucre colonial et étouffer le sucre indigène sous le fardeau des taxes.
Bien plus, le gouvernement français n’a pas craint de proposer l’interdiction absolue de cette fabrication, principe monstrueux qui renferme virtuellement la mort légale de toute liberté industrielle et de tous les progrès de l’esprit humain. Je sais qu’on me dira que l’abaissement des droits sur les sucres étrangers et coloniaux eût laissé un vide au Trésor. J’en doute ; mais, après tout, c’est précisément ce que je veux prouver, savoir : qu’en France, on fait si bon marché de la liberté du travail et de l’échange, qu’on la sacrifie en toute rencontre et à la plus frivole considération.
Voici maintenant qu’on propose d’augmenter les droits sur les machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière n’a pas assez de difficultés à vaincre, puisqu’on veut lui imposer des machines coûteuses et imparfaites ? « Mais, dit-on, on fait en France des machines excellentes et à bon marché. » Alors, à quoi bon la protection ? Messieurs les industriels ont double face, comme Janus. S’agit-il d’obtenir des médailles, des primes d’encouragement ou simplement de recruter des actionnaires, oh ! alors ils sont magnifiques ; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection inespéré ; il n’y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il question de monopole, de protection, ils se font petits, malhabiles, inintelligents, toute concurrence les importune ; et s’il fallait en croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le petit doigt d’un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité Mimerel.
Ce qui s’est passé à l’occasion des machines vaut la peine d’être raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à Paris pour négocier le traité de commerce. À cette époque, l’Angleterre prélevait des droits élevés sur l’exportation des machines. Le négociateur français vit là un obstacle au traité. On était d’accord sur le reste : l’Angleterre recevait nos vins ; nous admettions sa poterie et sa coutellerie. « Mais, disait-on au député de la Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de métiers à filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à la rigueur nous suffire ; mais pour le lin, il est indispensable que vous nous laissiez arriver vos métiers francs de droits. » M. Bowring revint en Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur demande s’ils renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils y consentirent, et la difficulté était levée, lorsque, comme on le sait, le traité échoua devant la résistance des fabricants du Nord et par des considérations politiques qu’il est inutile de rappeler.
Qu’est-il arrivé cependant ? La réforme commerciale de 1842 a balayé, en Angleterre, les droits d’exportation sur les machines. Nous voilà, sans condition, en possession de cet avantage que nous réclamions avec tant d’insistance. Nos filatures de lin et de coton vont avoir enfin des machines excellentes, franches de droit. Mais voici bien une autre affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit prohibitif sur ces machines tant désirées, et, chose qui passe toute croyance, les métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer, ne payeront que 30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à filer le lin, dont on était si envieux, auront à supporter un droit de 50 francs ! Mais telle est la nature de la protection : elle laisse entrer ce dont nous n’avons que faire et repousse ce dont nous avons le plus besoin.
Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des finances, d’élever les droits sur le sésame, que parce que le génie de la protection, ou plutôt du monopole, s’y montre dans toute sa nudité. C’est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens d’examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s’environnant de prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des questions fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n’y a pas moyen d’invoquer le patriotisme, l’orgueil national, les besoins de la navigation, la haine de l’étranger, etc., etc. Il faut bien avouer franchement qu’on élève le droit uniquement parce que le sésame rend plus d’huile que le colza. On avait cru que cette graine rendait 20 pour 100 d’huile, et on l’avait soumise à un droit égal à 1. On s’aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l’on élève le droit à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui donne 60 pour 100, on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite, repoussant les produits en proportion de ce qu’ils sont riches et précisément parce qu’ils sont riches. C’est bien là le caractère de la protection dans toute sa sincérité, débarrassée des prétextes, des sophismes, des faux exposés sous lesquels elle se déguise quand elle le peut. Ici elle se présente toute franche et toute nue. Ici le monopole ne prend pas des voies tortueuses ; il dit : L’étranger possède un végétal riche et productif ; c’est un bienfait de la nature qu’il veut partager avec mon pays. Mais moi j’ai une plante relativement pauvre, inféconde, et je veux forcer mon pays à s’en contenter. Le consommateur est une matière inerte dont le gouvernement dispose ; j’entends qu’il le réserve à mes produits. — Et le gouvernement d’accéder à l’injonction.
J’ai examiné la politique du gouvernement français, en matière de douanes et d’échanges internationaux, politique manifestée par une foule de mesures restrictives ; et comme, à ce que je crois on ne pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral, je suis fondé à dire que la France s’engage chaque année davantage dans le régime de la protection. C’est la première proposition que j’avais à établir.
Toutefois ce n’est point en vue de ces modifications rétrogrades que j’énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut conclure de quelques actes du gouvernement à la persistance d’un système. Les gouvernements ne sont pas toujours l’expression de l’opinion publique. Souvent même ces deux puissances agissent momentanément en sens contraire ; et comme nos constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard triompher l’opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de quelques ordonnances restrictives, que la France tend à s’isoler des autres nations, si je pouvais penser que l’opinion désapprouve ces mesures.
Mais il n’en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de parler aient été prises contrairement au vœu public, je suis porté à croire qu’en les adoptant, l’administration a obéi, et peut-être avec répugnance, à la toute-puissance de l’opinion ; et puisque c’est à elle surtout qu’appartient l’avenir, il doit m’être permis d’étudier le rôle qu’elle joue dans la question qui nous occupe.
Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme un édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts : « Soutenu, disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses, et il porte en lui-même tous les éléments d’une prochaine destruction. » Ils ont raison sans doute d’attribuer de grandes et générales souffrances à ce système ; mais ils me semblent se faire complètement illusion quand ils s’imaginent que ces souffrances sont clairement aperçues par les masses et distinctement rattachées à la cause qui les produit. Il n’est plus vrai de dire que le monopole ne rallie à lui que quelques intérêts isolés ; il est devenu malheureusement le patrimoine de toutes les grandes industries, et particulièrement de celles qui confèrent l’influence politique. « Protéger, disait encore M. de Saint-Cricq, dans l’exposé des motifs de la loi qui organisa et consolida définitivement le régime prohibitif en France ; protéger l’industrie agricole, toute l’industrie agricole, l’industrie manufacturière, toute l’industrie manufacturière, c’est le cri qui retentira toujours dans cette Chambre. » On ne sait pourquoi le ministre oublie de parler de l’industrie commerciale, puisque la navigation a aussi sa large part de protection.
Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime restrictif. Sans doute la protection, dont l’injustice est évidente quand elle est le privilège de quelques-uns, devient illusoire quand elle s’exerce par tous sur tous. Mais il arrive alors que, chacun fermant les yeux sur les monopoles qu’il subit pour conserver celui qu’il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des racines profondes.
Sur quel fondement alléguerait-on que l’opinion publique est favorable en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait pas citer une seule parole prononcée dans l’une ou l’autre chambre en faveur de cette liberté, si ce n’est peut-être l’exclamation d’un député ? De toutes les parties de l’enceinte législative, on réclamait des représailles contre le nouveau tarif des États-Unis : « Il n’est pas bien certain, dit un député, que les représailles ne soient aussi funestes à ceux qui s’en servent qu’à ceux contre qui on les dirige. » Ce député était sans doute de l’opposition dite avancée ? Point du tout : c’était M. Guizot.
L’amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être enfoncé si avant dans nos mœurs, qu’il se montre là où on s’attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce semble, être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien, dans des pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes, pétitions dirigées contre les restrictions commerciales, après avoir fait parade des doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen de réclamer pour eux un privilège, et sous une forme assurément peu déguisée. Ils demandaient que, par une combinaison de tarifs, les produits lointains fussent astreints à voyager à l’état le plus grossier, afin de fournir plus d’aliment à la navigation. (V. pages 240 et suiv.)
Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l’esprit de monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant d’efficacité qu’elle mérite d’être dévoilée.
Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l’opposition est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire pénétrer d’abord dans les intelligences, ensuite dans les mœurs, et enfin dans les lois. Ce n’est point là proprement l’œuvre du pouvoir. Celui-ci résiste au contraire ; il ne concède que ce qu’on lui arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu’il fait subir aux innovations, afin d’être assuré qu’elles sont des améliorations. Or, il est malheureusement entré dans les combinaisons des chefs de l’opposition de déserter les idées libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu’on ne voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du commerce.
Cet état de choses politiques étant donné, il est aisé d’imaginer tout le parti qu’ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles n’ont plus perdu leur temps à systématiser le monopole, à opposer la théorie de la restriction à la théorie de l’échange. Non, le privilège a compris ce qui pouvait prolonger son existence ; il a compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du public, il fallait irriter les peuples les uns contre les autres, empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des difficultés politiques, et rendre une conflagration générale toujours imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses cotisations, il a porté toutes ses forces, toute son activité, toute son influence du côté des haines nationales. Il a soudoyé le journalisme parisien, lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre l’intérêt de parti, à envenimer les questions extérieures ; et l’on peut dire que cette monstrueuse alliance a détourné notre pays des voies de la civilisation.
Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse méridionale surtout, eût pu rendre de grands services ; mais soit qu’elle n’ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, soit que tout cède en France à la crainte de paraître faiblir devant l’étranger, toujours est-il qu’elle a niaisement uni sa voix à celle des journaux stipendiés ; et aujourd’hui le privilège peut se croiser les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et exploités, faire son œuvre comme il eût pu la faire lui-même, et consacrer toutes les ressources de leur intelligence, toute l’énergie de leurs sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu’il lui plaît de nous infliger.
Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations dont il est accablé, le gouvernement n’avait qu’une chose à faire, et il l’a faite. Il a sacrifié une portion du pays.
Qu’on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844). M. le ministre lui-même oserait-il dire qu’il y a injustice à le paraphraser ainsi :
« Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise ; mais voyez mes actes.
Il était juste de rendre aux Français le droit d’échanger confisqué par quelques privilégiés ; j’ai voulu entrer dans cette voie par des traités de commerce. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai rompu les négociations.
S’il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de lin, je pensais qu’il valait mieux pour eux en obtenir plus que moins, pour un prix donné. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai établi des droits différentiels.
Il était de l’intérêt de notre jeune colonie africaine d’être pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer. Mais on a crié : À la trahison ! et j’ai livré l’Algérie au monopole.
L’Espagne aspirait à secouer le joug d’une de ses provinces ; c’était son intérêt, c’était le nôtre, mais c’était aussi celui des Anglais. On a crié : À la trahison ! et pour étouffer ce cri importun, j’ai maintenu ce que l’Angleterre voulait renverser, à savoir l’exploitation de l’Espagne par la Catalogne. »
Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis, c’est la haine de l’étranger. À gauche, à droite, on s’en sert pour battre en brèche le ministère ; au centre, on fait pis, on la traduit en actes pour faire preuve d’indépendance, et le monopole arrive à toutes ses fins avec ce seul mot : À la trahison !
Où tout cela nous mènera-t-il ? je l’ignore. Mais je crois que ce jeu des partis recèle des dangers, et je m’explique pourquoi le général Cubière demandait que l’armée fût portée à 500 000 hommes ; pourquoi l’opinion alarmée réclame une puissante marine ; pourquoi la France fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d’impôts.
II. — Pendant que ces choses se passent en France, examinons les tendances de l’économie politique anglaise, manifestées d’abord par les actes législatifs, ensuite par les exigences de l’opinion.
On sait que, par son fameux acte de navigation, l’Angleterre entra dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si déplorables résultats, elle n’empêcha pas la Grande-Bretagne de s’élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à populariser en Europe le système auquel on s’est empressé de l’attribuer. Ce n’est que de nos jours, que l’Angleterre commence à comprendre qu’elle s’est enrichie non par les prohibitions, mais malgré les prohibitions. C’est de l’administration de M. Huskisson que date cette halte dans la politique de restriction.
Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une opinion publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique libérale par des résolutions décisives. Il s’attaqua aux monopoles des fabricants de soieries, des brasseurs, des producteurs de laines, et enfin au plus populaire, je dirai même au plus national de tous les monopoles, celui de la navigation. L’altération qu’il fait subir à l’acte de Cromwell fut si sérieuse et si profonde, qu’elle a amené ce fait que je trouve dans un journal anglais du 18 mai 1844 : « Du 10 avril au 9 mai, il est entré à Newcastle soixante-quatre bâtiments chargés de grains, dont soixante-et-un sont étrangers. »
On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour faire passer une réforme si dangereuse pour cette suprématie navale, si chère aux Anglais. L’empire des mers ! tel était le cri de ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles paroles, que je ne puis m’empêcher de rappeler ici, parce qu’elles signalent l’heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté commerciale et ces jalousies nationales, triste cortège du régime protecteur : « J’espère bien que je ne ferai plus partie des conseils de l’Angleterre, quand il y sera établi en principe qu’il y a une règle d’indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre pour le faible, et lorsque l’Angleterre, abusant de sa supériorité navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre, des droits maritimes qu’elle méconnaîtra pour les autres, dans les mêmes circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la coalition de tous les peuples du monde pour les renverser. »
On n’a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière qui désola l’Angleterre, vers la fin de l’administration de lord John Russell. Au milieu d’une détresse générale, en face des guerres de la Chine et de l’Afghanistan, en présence du déficit, il semble que le moment était mal choisi pour développer la grande réforme douanière et coloniale essayée par Huskisson. C’est pourtant dans ces circonstances que le cabinet whig présenta un projet qui n’allait à rien moins qu’à détruire presque entièrement le régime de la protection et à révoquer le contrat de monopole réciproque qui lie l’Angleterre à ses colonies. C’est une chose étrange, pour une oreille française, qu’un langage ministériel semblable à celui que tenaient alors les chefs de l’administration britannique. « Les taxes n’emplissent plus le trésor, disaient-ils ; il faut se hâter de les diminuer, afin que le peuple vive mieux, ait plus de travail, consomme davantage et prépare ainsi, pour l’avenir, un aliment au revenu public. Laissons entrer le froment, le sucre, le café, à des droits modérés. Débarrassons-nous du monopole qu’exercent sur nous nos colonies, à la charge par nous de renoncer à celui que nous exerçons sur elles. Par là nous les appellerons à l’indépendance, à la prospérité ; et délivrés des dépenses et des dangers qu’elles entraînent, nous n’aurons avec elles et avec le monde que des relations libres et volontaires. »
Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité des doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand principe : Il n’y a d’utile que ce qui est juste, en un mot, cette politique audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique dans l’aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles ; et l’on doit même avouer que cette opposition eut l’assentiment de l’opinion publique, puisqu’un appel au corps électoral eut pour résultat la chute du ministère Melbourne. Mais n’est-ce rien, au moins comme fait symptomatique, que cette tentative d’un parti influent, d’un parti toujours prêt à s’emparer du timon de l’État, que cet effort pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires ces grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre des bibliothèques ? Et faut-il s’étonner si cette tentative radicale a échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les privilèges aristocratiques, économiques, politiques, religieux, coloniaux sont si puissants et si étroitement unis ?
Mais enfin, voilà la liberté condamnée ; voilà le privilège au pouvoir, dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par une majorité compacte de vieux torys. Voyons, étudions les doctrines, les actes de ce nouveau cabinet, qui a reçu mission expresse de maintenir intact l’édifice du monopole.
Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines de la liberté commerciale. « Il faut arriver, dit sir Robert, à ce que tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il pourra le faire avec le plus d’avantage. » Son collègue, sir James Graham, en citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre, les caractérise ainsi : « C’est la politique du sens commun. »
Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation de la doctrine libérale, s’abrite, comme on devrait s’y attendre, derrière ce prétexte si spécieux et si répandu : le défaut de réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore : « Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les produits du monde à la portée de nos consommateurs ; et si les autres peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon marché, libre à eux ! »
Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et si nous trouvons que la pratique n’est pas à la hauteur de la théorie, nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une signification à laquelle on ne saurait se méprendre, si l’on ne perd pas de vue que le ministère anglais agit au milieu d’immenses difficultés financières et sous l’influence du parti qui l’a porté au pouvoir.
La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un appel aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3 pour 100 tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3 250), quelle qu’en fût la source, terres, industries, rentes sur l’État, traitements, etc. Cette taxe doit durer trois ou cinq ans.
Au moyen de cette taxe sur le revenu (income-tax), sir Robert Peel espérait non seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir, après chaque exercice, un excédant disponible.
À quoi fallait-il consacrer cet excédant ? Évidemment à quelque mesure propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir se passer, après trois ou cinq ans, de l’income-tax.
Je ne sais ce qu’on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en semblable conjoncture ; quoi qu’il en soit, le cabinet tory proposa d’abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu de l’income-tax. Il espérait qu’au bout des trois ou cinq années, cet allégement des droits favorisant la consommation, et par là le revenu public, l’équilibre des finances serait rétabli.
Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c’est, il faut l’avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand nombre de peuples.
Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel n’avait pas le mérite de l’invention. C’est une politique qui a été constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient fait pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la réforme postale), sir Robert l’a appliqué aux droits de douane. Par là, il a introduit un germe de mort au cœur du régime prohibitif.
M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici les principales.
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d’origine étrangère | liv. sch. d.
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» 8 » 1 5 » » 12 » » » » » 6 » » 1 » » 8 » » 3 » » 3 »
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DROITS ANCIENS. | des colonies | liv. sch. d.
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d’origine étrangère |
Prohibé —
— — — — 3 liv. 6 sch. » d. » 12 » » 3 » 4 4 » 26 12 » 3 » » » 4 8
» 18 » 2 14 » 1 4 » » » » » 15 » » 4 4 » 1 3 » 3 2 1 » » |
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DÉNOMINATIONS. |
Boeufs Veaux Moutons Cochons Viande de bœuf le quintal Viande de porc le quintal Bière 32 litres Boeuf salé Farine Huile d’olives Huile de baleine Bois de construction Cuirs le quintal Souliers de femme la dou-zaine Bottes Souliers d’hommes Gants, réduction 50 p. 100 Goudron 12 barils Térébenthine Café Suif le quintal Riz 3 hectolitres |
Voici comment fut modifiée l’échelle progressive (sliding scale) des droits sur les céréales :
PRIX DU FROMENT. | NOUVELLE ÉCHELLE. | ANCIENNE ÉCHELLE. | ||||||||
sch. le quarter.
73 72 71 70 69 68 67 66 65 64 63 62 61 60 59 58 57 56 55 54 53 52 51 |
sch.
1 2 3 4 5
6
7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17
18
19 20 |
sch. d.
1 » 2 8 6 8 10 8 13 8 16 8 18 8 20 8 21 8 22 8 23 8 24 8 25 8 26 8 27 8 28 8 29 8 30 8 31 8 32 8 33 8 34 8 35 8 |
Le ministère Peel ne s’est pas arrêté dans cette voie.
Dans la séance du 1er mai 1844, le chancelier de l’Échiquier a annoncé que le but immédiat qu’on s’était proposé, celui de rétablir l’équilibre des finances, avait été atteint. Les recettes du dernier exercice ont dépassé les prévisions ; les dépenses, au contraire, sont demeurées au-dessous, en sorte que l’administration peut disposer d’un boni de 2 370 600 liv. sterl.
En conséquence il propose :
1° D’abolir intégralement les droits sur les laines étrangères ;
2° D’abolir intégralement les droits sur les vinaigres ;
3° De réduire les droits sur les cafés étrangers de 8 à 6 d., le droit sur le café colonial restant à 4 d. — La protection tombe ainsi de 2 d. ;
4° De réduire les droits sur les sucres étrangers provenant du travail libre (foreign free-grown sugar) de 63 à 34 sch. le quintal, le droit sur le sucre colonial restant à 24 sch. — La prime en faveur des colonies, ou la protection, tombe ainsi de 39 à 10 sch., ou des trois quarts ;
5° D’abaisser les droits sur plusieurs autres articles, verrerie, raisins de Corinthe, et les taxes sur les primes d’assurances maritimes. Ces diverses réductions doivent laisser un déficit au trésor de 400 000 liv. sterl., et réduire par conséquent le boni de 2 400 000 liv. sterl, à 2 millions.
Si l’on ajoute à cela la réforme de la Banque et la conversion des rentes, on reconnaîtra que la présente session du Parlement n’a pas été tout à fait perdue pour l’avenir économique de la Grande-Bretagne, même sous l’administration qui n’est arrivée au pouvoir que pour modérer l’esprit de réforme.
Et si l’on veut bien se rappeler que, contrairement à tous les précédents, les vainqueurs de la Chine et du Scind n’ont stipulé pour eux, dans ces pays, aucun avantage commercial qui ne s’étende à toutes les nations du monde, il faudra bien convenir que la doctrine de la liberté des échanges a dû faire des progrès en Angleterre pour amener de tels résultats.
On est surpris, il est vrai, que le gouvernement anglais pouvant disposer d’un excédant de recettes de 2 400 000 liv. sterl., il n’accorde des modérations de droits que jusqu’à concurrence de 400 000 liv. sterl. Voici comment M. Goulburn s’exprime à ce sujet :
« Je n’hésite pas à dire que, dans le moment actuel, je ne suis pas encore fixé sur les résultats de la réduction de droits opérée en 1842. Il est hors de doute que lorsque l’on considère la liste des articles et la consommation croissante, qui s’est manifestée sur presque tous, on est fondé à concevoir les plus grandes espérances. Sur les trente-trois principaux articles qui ont été réduits, il n’y en a que cinq dont la consommation a diminué. Sur tous les autres, il y a eu une augmentation plus ou moins prononcée. J’espère donc dans l’issue de cette expérience ; mais la Chambre ne doit pas perdre de vue que la nécessité de donner aux approvisionnements le temps de s’écouler n’a permis au nouveau tarif d’entrer en plein exercice que vers le milieu de l’année dernière. L’expérience n’est donc pas complète, et je ne saurais prendre sur moi, d’après un essai d’aussi courte durée, de préjuger les vues du Parlement dans le cours de la prochaine session, surtout alors que la taxe sur le revenu (income-tax) devra être prise en considération. Dans de telles circonstances, je pense qu’il sera évident pour tous que j’aurais agi d’une manière inconsidérée et même déloyale, si j’avais engagé la Chambre à voter, dès aujourd’hui, de plus fortes réductions, qui n’auraient eu d’autre résultat que de l’empêcher d’agir, l’année prochaine, en parfaite connaissance de cause. »
Ainsi le cabiner réserve 2 millions sterling, sur l’excédant de revenu déjà réalisé, pour les réunir à l’excédant prévu du présent exercice, afin de pouvoir, dès la prochaine session, soit supprimer l’income-tax, soit marcher résolument dans la carrière de la réforme commerciale. Je dois ajouter que c’est l’opinion générale, en Angleterre, que le ministre usera de la faculté qui lui a été accordée de prélever l’income-tax pendant cinq ans au lieu de trois, et qu’il mettra ce délai à profit pour achever, autant du moins que cela entre dans ses vues, l’œuvre qu’il a entreprise.
De l’examen que je viens de faire de la politique suivie en Angleterre, depuis Huskisson jusqu’à ce moment, et de l’espèce d’engagement contracté le 1er mai dernier par le chancelier de l’Échiquier, je crois qu’on peut conclure que le Royaume-Uni s’avance d’année en année vers le régime de la liberté. C’est la seconde proposition que j’avais à établir ; mais afin qu’on ne soit pas porté à s’exagérer la libéralité de l’œuvre des torys, non plus qu’à en méconnaître l’importance, je crois devoir faire suivre cet exposé de quelques réflexions.
Quelle différence caractérise la politique de Peel et celle de Russel ? Comment le ministère whig est-il tombé pour avoir proposé une réforme qu’accomplissent ceux qui l’ont renversé ? C’est une question qui se présentera naturellement à l’esprit, dans l’état d’ignorance où la presse tient systématiquement le public français sur les affaires de l’Angleterre.
Le plan adopté par sir R. Peel répond à deux pensées : la première, c’est de relever le revenu public par l’accroissement de la consommation ; la seconde, de ménager, autant que possible, les intérêts aristocratiques et coloniaux. Soulager les masses, dans la mesure nécessaire pour rétablir l’équilibre des finances, n’abandonner du monopole que ce qui est indispensable pour atteindre ce but ; telle est la tâche que le ministère accomplit du consentement des torys. On conçoit que la situation de la Grande-Bretagne commandait si impérieusement de mettre un terme au déficit annuel du budget, que les torys eux-mêmes se soient vus forcés de laisser entamer le monopole.
Mais naturellement ils ont exigé du ministère qu’il en retînt tout ce qu’il est possible d’en retenir. Aussi sir R. Peel n’a pas songé à établir l’impôt foncier ; et il n’a touché que d’une manière illusoire à la protection dont jouissent les céréales, c’est-à-dire les seigneurs terriens.
Quant aux colonies, la protection leur est continuée et semble même leur promettre un nouvel avenir. Il est vrai que le nivellement tend à s’établir pour le sucre, le café et ce qu’on nomme les denrées tropicales ; il et vrai encore que les droits ont été abaissés sur une foule d’objets de provenance étrangère et dans une forte proportion ; mais ils ont été abaissés, pour les objets similaires provenant des colonies, dans une proportion encore plus forte, en sorte que la protection subsiste toujours en principe et en fait. Un exemple fera comprendre ce mécanisme.
BOIS DE CONSTRUCTION | |||
Du canada. | De la Baltique. | Proportion | |
Tarif ancien.
Tarif Russell. Tarif Peel. |
10 sch.
20 1 |
55 sch.
50 25 |
1 contre 5 1/2.
1 contre 2 1/2. 1 contre 25. |
Ainsi, quoique le bois de la Baltique ait subi une réduction plus forte même que celle que proposait lord John Russell, cependant la protection en faveur du Canada n’en est pas altérée ; bien au contraire, car sir Robert a en même temps dégrevé le bois colonial, tandis que lord Russell voulait l’élever. Cet exemple montre clairement par quel artifice le cabinet tory a su concilier l’intérêt du consommateur et celui des colons.
Il suit de là que sir Robert Peel est en mesure de refuser aux colonies la liberté du commerce. « Nous vous conservons la protection, leur dit-il, par d’autres chiffres, mais d’une manière tout aussi efficace. » Les whigs, au contraire, entraient dans la voie de l’affranchissement. Ils disaient aux colonies : « Le Royaume-Uni cesse d’être votre acheteur forcé, mais aussi il ne prétend plus être votre vendeur exclusif ; que chacun de nous se pourvoie selon ses intérêts et ses convenances. » Il est clair que c’était la rupture du contrat social. La métropole devenait libre de recevoir du bois, du sucre, du café d’ailleurs que des colonies ; les colonies devenaient libres de recevoir de la farine, des draps, des toiles, du papier, des soieries d’ailleurs que de l’Angleterre.
Le projet des whigs renfermait donc une pensée grande, féconde, humanitaire, qu’on regrette de ne pas retrouver, du moins au même degré, dans la réforme exécutée par les torys, d’autant que sir Robert Peel avait fait pressentir qu’il s’emparait de cette pensée, quand il avait placé son système sous le patronage de ces mémorables paroles : « Il faut arriver à ce que tout Anglais soit libre d’acheter et de vendre au marché le plus avantageux ! » « Every Englishman must be allowed to buy in the cheapest market, and to sell in the dearest. » (Speech on the tariff, 10 mai 1842.) Principe dont il s’écarte, puisqu’il oblige les Anglais et leurs colons d’acheter et de vendre dans des marchés forcés.
Telle est la différence qui signale les deux réformes que nous comparons ; mais quoique celle des torys soit moins radicale et sociale que celle des whigs, il est pourtant certain qu’elle procède constamment par voie de dégrèvement, et c’en est assez pour justifier la proposition que j’avais à établir.
Quand j’ai parlé de la France, j’ai dit que ce n’est pas par quelques actes du gouvernement, mais par les exigences de l’opinion publique qu’il fallait surtout apprécier les tendances des peuples et l’avenir qu’ils se préparent. Or, en matière de douanes, de l’autre côté comme de ce côté du détroit, il est facile de voir que l’initiative ministérielle est forcée par la puissance de l’opinion. Ici, elle réclame des protections, et le pouvoir rend des ordonnances restrictives. Là, elle demande la liberté, et le pouvoir opère les réformes du 26 juin 1842 et du 1er mai 1844 ; mais il s’en faut bien que ces mesures incomplètes satisfassent le vœu public, et comme il y a en France des comités manufacturiers qui tiennent les ministres sous leur joug, il y a en Angleterre des associations qui entraînent l’administration dans la voie de la liberté. Les manœuvres secrètes et corruptrices de comités, organisés pour le triomphe d’intérêts particuliers, ne peuvent nous donner aucune idée de l’action franche et loyale qu’exerce en Angleterre l’association pour la liberté du commerce [1], cette association puissante qui dispose d’un budget de 3 millions, qui, par la presse et la parole, fait pénétrer dans toutes les classes de la communauté les connaissances économiques, qui ne laisse ignorer à personne le mal ni le remède, et qui néanmoins paralyse entre les mains des opprimés toute arme que n’autorisent pas l’humanité et la religion. — Je n’entrerai pas ici dans des détails sur cette association dont la presse parisienne nous a à peine révélé l’existence. Je me contenterai de dire que son but est l’abolition complète, immédiate de tous les monopoles, « de toute protection en faveur de la propriété, de l’agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation, en un mot, la liberté illimitée des échanges, en tant que cela dépend de la législation anglaise et sans avoir égard à la législation des autres peuples ! » — Pour faire connaître l’esprit qui l’anime, je traduirai un passage d’un discours prononcé à la séance du 20 mai dernier par M. George Thompson.
« C’est un beau spectacle que de voir une grande nation presque unanime poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par des moyens aussi parfaitement conformes à la justice universelle que ceux qu’emploie l’Association. En 1826, le secrétaire d’État, qui occupe aujourd’hui le ministère de l’intérieur, fit un livre pour persuader aux monopoleurs de renoncer à leurs privilèges, et il les avertissait que s’ils ne s’empressaient de céder et de sacrifier leurs intérêts privés à la cause des masses, le temps viendrait où, dans ce pays, comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans sa force et dans sa majesté, et balaierait, de dessus le sol de la patrie, et leurs honneurs, et leurs titres et leurs distinctions, et leurs richesses mal acquises. Qu’est-ce qui a détourné, qu’est-ce qui détourne encore cette catastrophe dont l’idée seule fait reculer d’horreur ? qu’est-ce qui en préservera notre pays, quelque longue que soit la lutte actuelle ? C’est l’intervention de l’Association pour la liberté du commerce, avec son action purement morale, intellectuelle et pacifique, rassemblant autour d’elle et accueillant dans son sein les hommes de la moralité la plus pure, non moins attachés aux principes du christianisme qu’à ceux de la liberté, et décidés à ne poursuivre leur but, quelque glorieux qu’il soit, que par des moyens dont la droiture soit en harmonie avec la cause qu’ils ont embrassée. Si l’ignorance, l’avarice et l’orgueil se sont unis pour retarder le triomphe de cette cause sacrée, une chose du moins a lieu de nous consoler et de soutenir notre courage, c’est que chaque heure de retard est employée par dix mille de nos associés à répandre les connaissances les plus utiles dans toutes les classes de la communauté. Je ne sais vraiment pas, s’il était possible de supputer le bien qui résulte de l’agitation actuelle, je ne sais pas, dis-je, s’il ne présenterait pas une ample compensation au mal que peuvent produire, dans le même espace de temps, les lois qu’elle a pour objet de combattre. — Le peuple a été éclairé, la science et la moralité ont pénétré dans la multitude ; et si le monopole a empiré la condition physique des hommes, l’association a élevé leur esprit et donné de la vigueur à leur intelligence. Il semble qu’après tant d’années de discussion, les faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant nos auditeurs sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds, et tous les jours ils exposent les principes les plus abstraits de la science sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n’en sort pas meilleur et plus éclairé ? Quel immense bienfait pour le pays que cette association ! Pour moi, je suis le premier à reconnaître tout ce que je lui dois, et je suppose qu’il n’est personne qui ne se sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l’existence de la Ligue, avais-je l’idée de l’importance du grand principe de la liberté des échanges ? l’avais-je considéré sous tous ses aspects ? avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser la misère, répandu le crime, propagé l’immoralité parmi tant de millions de nos frères ? Savais-je apprécier, comme je le fais aujourd’hui, toute l’influence de la libre communication des peuples sur leur union et leur fraternité ? Avais-je reconnu le grand obstacle au progrès et à la diffusion par toute la terre de ces principes moraux et religieux, qui font tout à la fois la gloire, l’orgueil et la stabilité de ce pays ? Non, certainement non ! D’où est sorti ce torrent de lumière ? de l’association pour la liberté du commerce. Ah ! c’est avec raison que les amis de l’ignorance et de la compression des forces populaires s’efforcent de renverser la Ligue, car sa durée est le gage de son triomphe, et plus ce triomphe est retardé, plus la vérité descend dans tous les rangs et s’imprime dans tous les cœurs. Quand l’heure du succès sera arrivée, il sera démontré qu’il est dû tout entier à la puissance morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues inutiles à notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou inertes ; mais, j’en ai la confiance, elles seront convoquées de nouveau, consolidées et dirigées vers l’accomplissement de quelque autre glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette raison entre autres que la lumière, qui a été si abondamment répandue dans le pays, a révélé d’autres maux et d’autres griefs que ceux qui nous occupent aujourd’hui… Hâtons donc le moment où, vainqueurs dans cette lutte, sans que notre victoire ait coûté une larme à la veuve et à l’orphelin, nous pourrons diriger vers un autre objet cette puissante armée qui s’est levée contre le monopole, et conduire à de nouveaux triomphes un peuple qui aura tout à la fois obtenu le juste salaire de son travail et fait l’épreuve de sa force morale. Nous faisons une expérience dont le monde entier profitera. Nous enseignons aux hommes civilisés de tous les pays comment on triomphe sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords, sans verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et encore moins les commandements de Dieu. »
Tel est le but, tel est l’esprit de l’association. On ne sera pas surpris des vives lumières qu’elle a répandues en Angleterre, si l’on veut bien se rappeler que la question de la liberté du commerce touche à tous les grands problèmes de la science économique : distribution des richesses, paupérisme, colonies, et à un grand nombre de difficultés politiques ; car c’est le monopole qui sert de base à l’influence aristocratique, à la prépondérance de l’Église établie, au système de conquêtes et d’envahissements qui a prévalu dans les conseils de la Grande-Bretagne, au développement exagéré de forces navales que cette politique exige, enfin à la haine et à la méfiance des peuples qu’elle ne peut manquer de susciter.
Je crois avoir établi que la France et l’Angleterre suivent, en matière de douanes, une politique opposée. C’est le moment d’examiner la question que je posais en commençant :
Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des deux nations, les conséquences logiques de l’état de choses dans lequel chacune d’elles aspire à se placer ?
III. — Je n’examinerai pas longuement les effets comparés de la liberté et du monopole sur la prospérité des nations. Les écoles politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de prospérité que de prépondérance, comme si la prépondérance pouvait être considérée comme autre chose qu’un moyen (et souvent un moyen trompeur) de prospérité, et comme si la prospérité d’un peuple n’était pas un des fondements de sa prépondérance. D’ailleurs, à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi ? Que l’isolement commercial de la France doive la placer, sous le rapport des richesses, dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’Angleterre, cela peut-il être l’objet d’un doute ?
L’Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l’industrie emprunte à un taux très modéré ; elle possède les deux principaux instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux, des moyens de communication rapides, de puissantes institutions de crédit, une race d’entrepreneurs pleins d’audace, de prudence et de ténacité, un nombre immense d’ouvriers habiles dans tous les genres, un gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages, c’est, d’une part, la cherté des subsistances, et par suite l’élévation du prix de la main-d’œuvre, et d’autre part, l’irritation, la haine sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du monopole que les unes exercent sur les autres.
Mais quand l’Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand ses douanes, au lieu d’être un instrument de protection, ne seront plus qu’un moyen de prélever l’impôt, quand elle aura renversé la barrière qui la sépare des nations, alors les moyens d’existence afflueront de tous les points du globe vers cette île privilégiée, pour s’y échanger contre du travail manufacturier. Les froments de la mer Noire, de la Baltique et des États-Unis s’y vendront à 12 ou 14 fr. l’hectolitre ; le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 centimes la livre, et ainsi du reste. Alors l’ouvrier pourra bien vivre en Angleterre avec un salaire égal et même inférieur, dans un cas urgent, à celui que recevront les ouvriers du continent, et particulièrement les ouvriers français forcés, par notre législation, de distribuer en primes aux monopoleurs la moitié peut-être de leurs modiques profits. Quel moyen nous restera-t-il de soutenir la lutte, alors que capitaux, houille, fer, transports, impôts, main-d’œuvre, tout reviendra plus cher au fabricant français ; alors que les navires étrangers, soumis à des droits protecteurs de navigation, seront réduits à venir sur lest chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres bâtiments, privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des chargements de retour, seront forcés de faire supporter double fret à nos exportations ?
En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes ouvrières d’Angleterre seront mises à même d’étendre le cercle de leurs consommations, on verra s’apaiser le sentiment d’irritation qui les anime, d’abord parce qu’elles jouiront de plus de bien-être, ensuite parce qu’elles n’auront plus de griefs raisonnables contre les autres classes de la société.
Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée.
Le but immédiat de la protection est de favoriser le producteur. — Ce que celui-ci demande, c’est le placement avantageux de son produit. — Le placement avantageux d’un produit dépend de sa cherté, — et la cherté provient de la rareté. — Donc la protection aspire à opérer la rareté. — C’est sur la disette des choses qu’elle prétend fonder le bien-être des hommes. — Abondance et richesse sont à ses yeux deux choses qui s’excluent, car l’abondance fait le bon marché, et le bon marché, s’il profite au consommateur, importune le producteur dont la protection se préoccupe exclusivement.
En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à élever le prix de toutes choses. Dira-t-on que le bon marché peut revenir par la seule concurrence des producteurs nationaux ? Ce serait supposer qu’ils travaillent dans des conditions aussi favorables que les producteurs étrangers ; ce serait déclarer l’inutilité de la protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette égalité de conditions, aspire à la produire, et ici je dois faire remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs. — Ce ne sont pas les conditions de production, mais les conditions de placement que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire que les oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres se vendent au même prix que les oranges mûries par le soleil de Lisbonne. Mais il ne peut pas faire que les conditions de production soient égales en France et au Portugal. — Ainsi, cherté, rareté, sont les conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois que la protection a des conséquences quelconques.
Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la France persévère dans le régime restrictif, pendant que l’Angleterre s’avance vers la liberté des échanges.
Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les nôtres, puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la liberté produira en Angleterre ses effets naturels, le bon marché de tous les objets de consommation ; à mesure que la restriction produira en France ses conséquences nécessaires, la rareté, la cherté des moyens de subsistance, cette distance entre les prix des produits similaires ira toujours s’agrandissant, et il viendra un moment où les droits actuels seront insuffisants pour réserver à nos producteurs le marché national. Il faudra donc les élever, c’est-à-dire chercher le remède dans l’aggravation du mal. — Mais en admettant que la législation puisse toujours défendre notre marché, elle est au moins impuissante sur les marchés étrangers, et nous en serons infailliblement évincés, le jour, peu éloigné, je le crois, où les Îles Britanniques se seront déclarées port franc dans toute la force du mot. Alors, à beaucoup d’avantages naturels sous le rapport manufacturier, les Anglais joindront celui d’avoir la main-d’œuvre à bas prix, car le pain, la viande, le combustible, le sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe ouvrière, se vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les divers pays du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits fabriqués, chassés de partout par cette concurrence invincible, seront donc refoulés dans nos ports et nos magasins ; il faudra les laisser pourrir ou les vendre à perte. Mais vendre à perte ne peut être l’état permanent de l’industrie. Il faudra donc opter : ou arrêter la fabrication, ou réduire le taux des salaires. L’un de ces partis facilitera l’autre. Plus il se fermera d’ateliers, plus la place regorgera d’ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront concurrence les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais, jusqu’à ce que soit atteinte cette dernière limite de privations et de souffrances au-delà de laquelle il n’est plus possible à l’homme de subsister. — Je ne veux pas m’étendre ici sur les dangers d’un tel état de choses, au point de vue de l’ordre, de la sécurité intérieure, non plus que sous le rapport de la criminalité toujours si étroitement liée à la misère ; je me borne à la question économique. — La classe laborieuse sera donc réduite à retrancher sur toutes ses consommations déjà si restreintes ; dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne sont plus les débouchés extérieurs que nous aurons perdus, mais encore ces débouchés réciproques que nos industries s’ouvrent les unes aux autres. Les classes manufacturières ne feront aucun retranchement sur le pain, la viande, le vêtement, qui ne nuise aux classes agricoles ; et celles-ci ne sauraient souffrir sans que la réaction soit sentie par les classes manufacturières. Le nord ruiné demandera moins de vins et de soieries au Midi, le Midi appauvri se passera dans une forte proportion des draps et des cotonnades du Nord. C’est ainsi que le dénuement, la privation, et sans doute aussi les passions mauvaises et dangereuses, s’étendront sur tous les points du territoire et sur toutes les classes de la société.
Je ne doute pas qu’on ne s’efforce de jeter du ridicule sur ces tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d’aspirer au rôle de prophète l’écrivain qui se borne à exposer les conséquences nécessaires du fait sur lequel il raisonne ? — Et après tout, quelle est ma conclusion ? que nous marchons vers le dénuement. Or, c’est là non seulement l’effet, mais encore, nous l’avons vu, le but avoué de la protection, car elle ne prétend pas aspirer à autre chose qu’à favoriser le producteur, c’est-à-dire à produire législativement la cherté. Or, cherté, c’est rareté ; rareté, c’est l’opposé d’abondance ; et l’opposé d’abondance, c’est le dénuement.
Et puis, est-il vrai ou n’est-il pas vrai que, même en ce moment où une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de subsistance à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre celle des Anglais ? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette législation réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette cause d’infériorité relative ? Si cela n’est pas vrai, si nous sommes sans rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus favorables, sur quoi se fonde la protection ? qu’a-t-elle à dire pour sa justification ?
IV. — Sécurité. — On peut dire qu’un peuple dont l’existence repose sur le système colonial et sur des possessions lointaines n’a qu’une prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui est fondé sur l’injustice. Une conquête excite naturellement contre le vainqueur la haine du peuple conquis, l’alarme chez ceux qui sont exposés au même sort, et la jalousie parmi les nations indépendantes. Lors donc que, pour se créer des débouchés, une nation a recours à la violence, elle ne doit point s’aveugler : il faut qu’elle sache qu’elle soulève au dehors toutes les énergies sociales, et elle doit être préparée à être toujours et partout la plus forte, car le jour où cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui de la réaction. — En relâchant le lien colonial, l’Angleterre ne travaille donc pas moins pour sa sécurité que pour sa prospérité, et (c’est là du moins ma ferme conviction) elle donne au monde un exemple de modération et de bon sens politique qui n’a guère de précédent dans l’histoire. Cette nation a longtemps cherché la grandeur dans des envahissements successifs, et elle a possédé jusqu’ici la condition essentielle de cette politique, la supériorité navale. Pour qu’elle pût être justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux choses : la première, qu’il fût favorable à ses vrais intérêts ; la seconde, que la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée. Mais, d’une part, les connaissances économiques ont fait assez de progrès en Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au point de vue de la prospérité de la métropole ; et il est peu d’Anglais qui ne sachent fort bien que le commerce avec les États libres est plus avantageux que les échanges avec les colonies. D’une autre part, être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que les autres peuples grandissent, il faut que l’Angleterre accroisse la masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu’elle soustrait à l’industrie pour les consacrer à la marine, et il doit arriver un moment où l’emploi improductif de tant de ressources dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les supposant même tels qu’on se plaît à les imaginer. — Il y a donc, de la part de l’Angleterre, une sagesse profonde, une prudence consommée à dissoudre graduellement le contrat colonial, à rendre et à recouvrer l’indépendance, à se retirer à temps d’un ordre de choses violent et par cela même dangereux, précaire, gros d’orages et de tempêtes, et qui, après tout, détruit et prévient plus de richesses qu’il n’en crée. Sans doute, il en coûtera à l’orgueil britannique de se dépouiller de cette ceinture de possessions échelonnées sur toutes les grandes routes du monde. Il en coûtera surtout à l’aristocratie, qui, par les places qu’elle occupe dans les colonies, dans les armées et dans la marine, recueille cette large moisson d’impôts, qu’un tel système oblige à faire peser sur les classes laborieuses. Mais derrière les torys, il y a les whigs ; derrière les whigs, il y a le peuple qui paye et qui souffre ; il y a la Ligue qui lui apprend pourquoi il souffre et pourquoi il paye ; il y a le cœur humain qui, pour faire triompher le juste, n’a besoin que d’apercevoir sa connexité avec l’utile ; et il est permis d’espérer qu’un faux orgueil national, une prospérité factice et inégale ne lutteront pas longtemps contre les forces combinées de l’intérêt, de la justice et de la vérité. La Ligue le proclame tous les jours et sous toutes les formes, ce qu’on nomme la puissance britannique, en tant qu’elle repose sur la violence, l’oppression et l’envahissement, outre les périls qu’elle tient suspendus sur l’empire, ne lui donne pas ces richesses qu’elle semble promettre et qu’il trouvera dans la liberté des relations internationales, si du moins on appelle richesses l’abondance des choses et leur équitable répartition.
Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non point en ce qui touche des relations de libre échange, de fraternité, de communauté de race et de langage, mais en tant que possessions courbées avec la métropole sous le joug d’un monopole réciproque, l’Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa sécurité que pour sa prospérité. Aux sentiments de haine, d’envie, de méfiance et d’hostilité que son ancienne politique avait semés parmi les nations, elle substitue l’amitié, la bienveillance et cet inextricable réseau des liens commerciaux qui rend les guerres à la fois inutiles et impossibles. Elle se replace dans une situation naturelle, stable, qui, en favorisant le développement de ses ressources industrielles, lui permettra d’alléger le faix des taxes publiques.
N’est-il pas à craindre que le régime protecteur n’engage la France dans cette voie dangereuse d’où l’Angleterre s’efforce de sortir ? — Je l’ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire entre la protection et les colonies. Établir cette connexité, exposer toutes les conséquences qui en dérivent, au point de vue de la sécurité, ce serait dépasser de beaucoup les limites dans lesquelles je suis forcé de me renfermer ; je me bornerai à quelques aperçus.
À mesure que nos débouchés se fermeront au dehors, par l’effet de notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie ; nous suivrons la politique dont le germe est contenu dans l’ordonnance qui exclut les tissus anglais de l’Afrique française. Mais, sous peine de n’être que les oppresseurs de nos colons, de n’exciter en eux que le mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient réciproques ; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos marchés toute production du dehors qui pourra nous être fournie, à quelque prix que ce soit, par l’Algérie ; et nous serons ainsi amenés à rompre le peu de relations qui nous lient encore avec les nations étrangères.
Dans cette substitution de marchés réservés à des marchés libres, la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous offrir un débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à sucre. Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines étrangères, pour protéger l’Algérie, le débouché que nous nous serons réservé en Afrique sera loin, bien loin de compenser celui que nous aurons perdu aux États-Unis, en Italie, en Espagne ; et nous serons plus engorgés que jamais. Il faudra donc marcher à la conquête de débouchés nouveaux, de débouchés réservés, c’est-à-dire de nouvelles colonies. Nous convoitons Haïti, Madagascar, que sais-je ?
Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies à monopoles réciproques, au moment même où il sera rejeté par le pays qui l’a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d’immenses capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l’esprit d’hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus nous serons forcés de l’accabler de tributs et d’entraves. Se peut-il concevoir une politique plus insensée ? Quoi ! lorsque l’Angleterre s’effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de vaisseaux pour la maintenir, lorsqu’elle reconnaît que cette puissance est artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle comprend que ce système d’envahissement compromet la paix du monde, provoque des réactions, force tous les peuples à se tenir toujours prêts à prendre part à une conflagration générale, et tout cela, non seulement sans profit pour elle, mais encore au détriment de son industrie et du bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se dégage volontairement, librement, par prudence pure et après mûre réflexion, de ces liens dangereux, pour se replacer dans une situation naturelle, stable, sûre et équitable, c’est alors que nous voulons entrer dans cette voie funeste, nous qui proclamons tout haut notre pénurie de vaisseaux et de marins ; c’est alors que nous prétendons créer de toutes pièces et le système colonial et le développement des forces navales qu’il exige ! Et pourquoi ? pour substituer au marché universel, qui serait à nous par la liberté, le débouché de quelques îles lointaines, débouché forcé, illusoire, acheté deux fois par le double sacrifice que nous nous imposons comme consommateurs et comme contribuables !
Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale. — Un peuple sans possessions au-delà de ses frontières a pour colonies le monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans violence et sans danger. Mais lorsqu’il veut s’approprier des terres lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s’impose la nécessité d’être partout le plus fort. S’il réussit, il s’épuise en impôts, se charge de dettes, s’entoure d’ennemis, jusqu’à ce qu’il renonce à sa folie, pourvu qu’on lui en donne le temps ; c’est l’histoire de l’Angleterre. S’il ne réussit pas, il est battu, envahi, dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs ; heureux s’il n’est pas morcelé et rayé de la liste des nations !
On dira sans doute que j’ai fait intervenir les colonies pour détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n’est pas responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de tout envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état d’hostilité permanente ? Quel est le principe sur lequel il repose ? le voici : Le proufict de l’un est le doumage de l’autre (Montaigne). Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la décadence de toutes les autres, la guerre n’est-elle pas l’état naturel de l’homme ?
Si la Balance du commerce est vraie en théorie ; si, dans l’échange international, un peuple perd nécessairement ce que l’autre gagne ; s’ils s’enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice de chacun est l’excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends qu’ils s’efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne chance, l’exportation ; je conçois leur ardente rivalité, je m’explique les guerres de débouchés. Prohiber par la force le produit étranger, imposer à l’étranger par la force le produit national, c’est la politique qui découle logiquement du principe. Il y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et l’homme étant invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut gémir de ce qu’il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan de la création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de violence ; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort d’obéir à ces lois en opprimant le faible, puisque l’oppression, dans cette hypothèse, est de droit divin et qu’il est contre nature, impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime le fort.
Aussi, s’il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde, ce sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le despotisme commercial d’un pays voisin, lorsque nous agissons, autant qu’il est en nous, d’après les mêmes doctrines. Il n’y a que les peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale qui soient en droit de s’élever contre tout ce qui porte atteinte à cette liberté.
Ce n’est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases consacrées à ces matières, il y en a une pour prouver à la France qu’elle a tout à gagner à repousser les produits étrangers, et une autre pour démontrer aux étrangers qu’ils ont tout à perdre à repousser nos produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs concitoyens et la liberté à la Belgique, aux États-Unis, au Mexique. Comment des écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de tels enfantillages ? et n’est-ce pas le cas de leur demander avec Basile : Qui donc est-ce que l’on trompe en tout ceci ?
J’ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger auquel la prohibition expose la sécurité et l’indépendance des peuples. Pour avoir voulu protéger le travail national, la voilà en ce moment en état d’hostilité ouverte avec la France, l’Angleterre et l’Union américaine. — Elle a exagéré le principe, dit-on. — Que signifie cela ? Si le principe est bon, on n’en saurait faire une application trop absolue.
Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre l’antagonisme commercial et l’antagonisme militaire, il me faudrait rappeler l’histoire moderne tout entière. Qu’il me soit permis d’en citer l’exemple contemporain le plus remarquable.
Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats qu’ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes.
« On me proposa le blocus continental ; il me parut bon et je l’acceptai ; il devait ruiner le commerce anglais. En cela, il a mal fait son devoir, parce qu’il a produit, comme toutes les prohibitions, un renchérissement, ce qui est toujours à l’avantage du commerce. »
Voilà donc un système qui est bon parce qu’il doit ruiner nos rivaux ; qui fait mal son devoir précisément en cela ; qui est par sa nature tout à l’avantage du commerce qu’il a pour objet de ruiner ; qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie !
« Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait donner une autre impulsion à l’esprit de trafic. Il n’y avait pas d’autre moyen que d’enlever aux Anglais le monopole de l’industrie manufacturière, pour faire de cette industrie la tendance générale de l’économie de l’État. Il fallait créer le système continental ; il fallait ce système et rien de moins, parce qu’il fallait donner une prime énorme aux fabriques. »
Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner à l’esprit de trafic (travail eût été une expression moins dédaigneuse et plus juste) une impulsion différente de celle qu’il reçoit de son propre intérêt ; et il ne veut pas voir que la prime énorme donnée au travail privilégié se prélève, non sur l’étranger, mais sur le consommateur national.
« Le fait a prouvé en ma faveur. — (C’est un peu fort !) J’ai déplacé le siège de l’industrie, etc. — J’ai été forcé de porter le blocus continental à l’extrême, parce qu’il avait pour but de faire non seulement du bien à la France, mais encore du mal à l’Angleterre. »
On voit ici le principe : le bien de l’un, c’est le mal de l’autre. Mais on ne prétend pas sans doute l’appliquer sans résistance de la part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient la guerre. Voyez en effet :
« Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la politique de l’Europe, en ce qu’elle a fait à l’Angleterre une nécessité de poursuivre l’état de guerre. Dès ce moment aussi la guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s’agissait pour elle de la fortune publique, c’est-à-dire de son existence ; la guerre se popularisa… La lutte n’est devenue périlleuse que depuis lors. J’en reçus l’impression en signant le décret. Je soupçonnai qu’il n’y aurait plus de repos pour moi et que ma vie se passerait à combattre des résistances !!… » Bonaparte aurait pu soupçonner aussi qu’il n’y aurait plus de repos pour la France.
Non seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu’on veut ruiner, mais avec toutes celles qu’on a besoin d’entraîner dans le système pour la faire réussir, bien qu’il soit dans sa nature, nous l’avons vu, de mal faire son devoir en cela, c’est-à-dire de ne pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon.
« Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait qu’il fût complet. Je l’avais établi, à peu de chose près, dans le Nord. Le Nord était soumis à mes garnisons ; il fallait le faire respecter dans le Midi. Je demandai à l’Espagne un passage pour un corps d’armée que je voulais envoyer au Portugal. Cette route nous mit en rapport avec l’Espagne. Jusqu’alors je n’avais jamais songé à ce pays-là, à cause de sa nullité. » Voilà l’origine de la guerre de la Péninsule.
« L’obligation de maintenir le système continental amenait seule des difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait la contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une situation embarrassante. Sa civilisation n’était pas assez avancée pour lui permettre de se passer des produits de l’Angleterre. J’avais exigé pourtant qu’ils fussent prohibés. C’était une absurdité ; mais elle était indispensable pour compléter le système prohibitif. La contrebande se faisait ; je m’en plaignis ; on se justifia ; on recommença ; nous nous irritions. Cette manière d’être ne pouvait durer. » Voilà l’origine de la guerre de Russie.
Et c’est là ce que l’école moderne nous donne pour de la politique profonde ! Certes, je n’ai pas la folle présomption de contester le génie de l’Empereur ; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et humilier sa raison devant ce tissu d’absurdités monstrueuses ? Bonaparte imagine que l’industrie manufacturière doit être la tendance générale de l’État ; qu’il doit, par ses décrets, détourner les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour donner une autre impulsion à l’esprit de trafic. Pour cela, il organise un système de primes énormes en faveur des fabricants et fonde le régime prohibitif. Il reconnaît que ce régime fait mal son devoir ; qu’il produit un renchérissement qui tourne à l’avantage du commerce anglais, qu’il a pour but de ruiner. Alors il songe à le compléter. Il menace l’existence de l’Angleterre ; guerre à mort avec l’Angleterre. Il veut faire respecter son système dans le Midi ; guerre à mort avec l’Espagne. Il exige que la Russie se passe de ce dont elle ne peut se passer ; guerre à mort avec la Russie. Enfin la France est envahie deux fois, humiliée, chargée de tributs ; Bonaparte est attaché à un rocher, et il s’écrie : « Le fait a prouvé en ma faveur ! » Poursuivre un but qu’on déclare impossible par des moyens qu’on reconnaît absurdes, tomber dans l’abîme, y entraîner le pays et s’écrier : « Les faits m’ont donné raison », c’est donner au monde le scandale d’un excès d’impéritie, en même temps que d’immoralité, dont l’histoire des plus affreux tyrans ne fournirait pas un autre exemple.
Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre ; je dirai plus, de nos jours c’est à peu près la seule. Les guerres de spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour objet de procurer des esclaves et d’imposer des croyances religieuses, d’augmenter le patrimoine d’une famille princière, ne sont plus de notre siècle. Aujourd’hui on se bat pour des débouchés, et si ce but n’est pas aussi naïvement odieux, il est certes plus puéril que les autres. On déteste, mais on comprend l’emploi de la force pour acquérir du butin, des esclaves, des vassaux, du territoire. Mais pour ouvrir des débouchés, ce n’est pas de la force, c’est de la liberté qu’il faut ; et cela est si vrai, que, de l’aveu même des partisans du système exclusif, le triomphe absolu d’une nation, s’il était possible, n’aurait pour résultat commercial que de lui assimiler toutes les autres et par conséquent de réaliser la liberté absolue du commerce.
Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas ancien disait à Pyrrhus : « Que ferez-vous quand vous aurez vaincu l’Italie ? — Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des siens. — Et ensuite ? — La Sicile touche à l’Italie ; je la soumettrai. — Et après ? — Je rangerai sous mes lois l’Afrique, l’Inde, la Chine, les îles de la mer du Sud. — Mais enfin que ferez-vous quand le monde entier sera votre colonie ? — Oh ! alors j’échangerai librement, et jouirai du repos. — Et que n’échangez-vous d’ores et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté ? »
Je reviens, un peu tard peut-être, à l’objet de ce paragraphe, qui n’est pas tant de montrer la liaison entre l’état de guerre et le système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que l’avenir peut réserver aux nations, celles qui seront les dernières à s’affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables.
D’abord j’ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire autre chose, sinon qu’il deviendra plus riche. À moins donc de soutenir que la richesse est indifférente au succès d’une guerre, il faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira dans les étreintes de la protection, sera, vis-à-vis de sa rivale, dans des conditions évidentes d’infériorité.
Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l’avantage sera du côté de la partie belligérante qui aura le plus d’alliances. Or, une nation qui s’isole n’a pas d’alliances nécessaires ; on peut rompre avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l’Angleterre consomme les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de l’Amérique ; si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le travail manufacturier des Anglais ; si de part et d’autre la production s’est constituée de longue main selon cette donnée, il sera impossible à la France de désunir politiquement ce qui sera commercialement uni. « Le commerce, dit Montesquieu, tend à unir les nations. Si l’une a besoin de vendre, l’autre a besoin d’acheter, et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » La France courra donc le risque d’avoir, à chaque guerre, toute l’Europe sur les bras, par ce double motif que l’Europe ne tiendra à nous par aucun lien fondé sur des besoins mutuels, et qu’elle tiendra à notre rivale par les liens les plus étroits.
Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu’on ne m’accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que la France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son isolement commercial, de l’extinction de ses rapports extérieurs, de la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système économique qu’elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l’est dans la société un ennemi qui, n’ayant rien à perdre, peut faire beaucoup plus de mal qu’il n’est possible de lui en rendre. L’absence de liens a été souvent prise, en politique comme en morale, pour de l’indépendance. Sous l’influence de cette idée, Rousseau, qui aimait à poursuivre un principe dans toutes ses conséquences, avait été amené à proscrire, comme autant de liens par lesquels on peut nous atteindre, d’abord la richesse, ensuite la science, puis la propriété, et enfin la société elle-même. Logicien inflexible, à ses yeux le négociant était le type de la dégradation humaine, « parce que, disait-il, on peut le faire crier à Paris en le touchant dans l’Inde » ; au contraire, le type de la perfection était le sauvage : il n’est assujetti qu’à la force brute, « et après tout, disait Rousseau, si on le chasse d’un arbre, il peut se réfugier sous un autre. » Le philosophe n’a pas vu que, à ce compte, la perfection est dans le néant.
Le système qui a pour objet de restreindre l’échange, et par conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine. Il invoque sans cesse l’indépendance nationale. Mais l’indépendance fondée sur ce qu’on n’a rien à perdre, sur ce qu’on a rompu tous les liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c’est l’indépendance du sauvage, c’est l’invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant la liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers, pendant qu’un autre, obéissant au régime restrictif, concentrerait toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il n’est pas douteux qu’en cas de guerre le premier ne fût plus vulnérable que le second. Et qui sait si le sentiment confus de cette différence de situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de faire rétrograder vers la barbarie notre système d’agression et de défense ? S’il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes et généreuses des obstacles que rencontre l’établissement parmi les hommes de la paix universelle, c’est assurément la tendance, qu’on peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur les armées et tout au plus sur les nations prises en corps collectif. Sans doute le sang humain coule encore, des peuples ont été soumis à des tributs et quelquefois morcelés ; mais la propriété privée est en général respectée, on laisse aux hommes de travail le fruit de leurs sueurs et leurs moyens d’existence ; on a vu des armées passer et repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur le théâtre de ces luttes sanglantes, sans que le sort des habitants paisibles fût complètement bouleversé. Le même progrès tend à se réaliser sur mer : « La France légitime, dit M. de Chateaubriand, conservera éternellement la gloire d’avoir interdit l’armement en course, d’avoir la première rétabli, sur mer, ce droit de propriété respecté dans toutes les guerres sur terre par les nations civilisées, et dont la violation, dans le droit maritime, est un reste de la piraterie des temps barbares. » (Mélanges politiques, tome XXV, page 375.)
Mais n’est-il pas à craindre qu’une puissance belligérante qui n’aurait plus de commerce ne refusât d’accéder à une stipulation qui, sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d’agression ! La guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout âge et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables nécessités du régime prohibitif. N’avons-nous pas vu dernièrement, dans une brochure célèbre, recommander, systématiser cette guerre barbare ?
Mais ce n’est pas à l’auteur que le reproche doit s’adresser : il est marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C’est, nous le répétons, au régime prohibitif qu’il faut s’en prendre. C’est ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n’avoir bientôt plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons attaquer les peuples commerçants, sans avoir à craindre de représailles.
En 1823, la France avait interdit l’armement en course. À Dieu ne plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient ! Mais elle était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous de propriété navale, et qui, par ce motif, n’accepta pas ce nouveau droit maritime. Au moment d’entrer en lutte, aucun peuple ne se soumet à une convention, quelque philanthrope qu’il soit, qui lui profite moins qu’à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces lois restrictives, puisqu’elles sont inconciliables avec le progrès social dont la guerre même est susceptible.
Je laisse aux hommes spéciaux le soin d’examiner si la tactique proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers : « Il faut agir sur le commerce anglais », dit-il. Mais le commerce suppose deux intéressés. En agissant sur l’un, vous nuisez à l’autre, et vous vous faites autant d’ennemis qu’il y a de peuples dont vous interrompez les transactions.
Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à toute l’Europe civilisée.
N’oublions pas ces paroles : « La Russie ne pouvait se passer des produits anglais. J’exigeai pourtant qu’elle les prohibât. C’était une absurdité ; mais elle était nécessaire pour compléter le système. La contrebande se faisait ; je m’en plaignis ; on se justifia ; on recommença ; nous nous irritions. Cette manière d’être ne pouvait durer. »
Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui existe entre le régime protecteur et la démoralisation des peuples ? — Mais sous quelque aspect que l’on considère ce régime, il n’est tout entier qu’une immoralité. C’est l’injustice organisée ; c’est le vol généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le monde, et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais autant que qui que ce soit l’exagération et l’abus des termes, mais je ne puis consciencieusement rétracter celui qui s’est présenté sous ma plume. Oui, protection, c’est spoliation, car c’est le privilège d’opérer législativement la rareté, la disette, pour être en mesure de surfaire à l’acheteur. Si, dans ce moment, moi, propriétaire, j’étais assez influent pour obtenir une loi qui forçât le public à me payer mon froment à 30 fr. l’hectolitre, n’est-ce pas comme si j’exerçais une déprédation égale à toute la différence de ce prix au prix naturel du froment ? Quand mon voisin me fait payer son drap, un autre son fer, un troisième son sucre, à un taux plus élevé que celui auquel j’achèterais ces choses si j’étais libre, ne suis-je pas du même coup dépouillé de mon argent et de ma liberté ? Et pense-t-on que les hommes puissent se familiariser ainsi avec des habitudes d’extorsion, sans fausser leur jugement et ternir leurs qualités morales ? Pour avoir une telle pensée, pour croire à la moralité des quêteurs de monopole, il faudrait n’avoir jamais lu un journal subventionné par les comités manufacturiers, il faudrait n’avoir jamais assisté à une séance de la Chambre ou du Parlement, quand il y est question de privilèges.
Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette forme, ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais pourquoi ? uniquement parce que l’opinion porte encore un jugement différent sur ces deux manières de s’emparer du bien d’autrui.
Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre, non seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se conciliant l’admiration du monde. L’opinion ne flétrissait pas alors le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de conquête ; et il est même remarquable que, bien loin de considérer l’abus de la force comme incompatible avec la vraie gloire, c’est précisément pour la force, en ce qu’elle a de plus abusif, qu’étaient réservés les lauriers, les chants des poètes et les applaudissements de la foule.
Depuis que la conquête devient plus difficile et plus dangereuse, elle devient aussi moins populaire ; et l’on commence à la juger pour ce qu’elle est. Il en sera de même de la protection ; et si la déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour l’environner d’éclat et de lustre, il faut croire qu’il ne sera pas moins honteux, pour les habitants d’un même pays, de se dépouiller les uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.
Si même l’on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce genre d’extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple vol. Celui-ci déplace la richesse ; il la fait passer, des mains qui l’ont créée, à celles qui s’en emparent. L’autre la déplace aussi, et de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants qu’une faible partie de ce qu’elle arrache aux exploités.
Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des actions criminelles, et présente comme légitime une manière de s’enrichir qui a, avec la spoliation, la plus parfaite analogie, par une suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions les plus innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes aux efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de l’injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger une pièce d’étoffe contre une balle de laine. L’un et l’autre disposent d’une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la conscience et du sens commun, cette transaction est innocente et même utile. Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à tel point qu’elle aposte des agents de la force publique pour saisir les deux échangistes et pour les tuer sur place au besoin.
Qu’on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la contrebande. Si les droits d’entrée n’avaient qu’un but fiscal, s’ils avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l’État les fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l’armée, la marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le bon ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à un impôt dont on recueille les bénéfices ; mais les droits protecteurs ne sont pas établis pour le public, mais contre le public ; ils aspirent à constituer le privilège de quelques-uns aux dépens de tous. Obéissons à la loi tant qu’elle existe ; nommons même, si on le veut, contravention, délit, crime, la violation de la loi ; mais sachons bien que ce sont là des crimes, des délits, des contraventions fictives ; et faisons nos efforts pour faire rentrer, dans la classe des actions innocentes, des transactions de droit naturel, qui ne sont point criminelles en elles-mêmes, mais seulement parce que la loi l’a arbitrairement voulu ainsi.
Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec la prospérité des peuples, nous avons vu qu’elles avaient pour résultat infaillible de fermer les débouchés extérieurs, de mettre les entrepreneurs hors d’état de soutenir la concurrence étrangère, de les forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à baisser le salaire de ceux qu’ils continuent à employer, enfin de réduire les profits de la classe laborieuse, en même temps que d’élever le prix des moyens de subsistance. Tous ces effets se résument en un seul mot : misère, et je n’ai pas besoin de dire la connexité qui existe entre la misère des hommes et leur dégradation morale. Le penchant au vol et à l’ivrognerie, la haine des institutions sociales, le recours aux moyens violents de se soustraire à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l’abattement, l’abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d’une législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut plus leur donner. Faire l’histoire de cette législation, ce serait faire l’histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l’agitation irlandaise et de tous ces symptômes anarchiques qui désolent l’Angleterre, parce que c’est le pays du monde qui a poussé le plus loin l’abus de la spoliation sous forme de protection.
L’esprit de monopole étant étroitement lié à l’esprit de conquête, cela suffit pour qu’on doive lui attribuer une influence pernicieuse sur les mœurs d’un peuple considéré dans ses rapports avec l’étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d’autres sentiments que la défiance, la haine et l’effroi. Et ces sentiments qu’elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour apaiser sa conscience, elle s’efforce de les éprouver, et souvent elle y parvient. Quoi de plus déplorable et de plus abject à la fois que cet effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se soumettre, pour s’inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le voile d’un faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux des entreprises et des agressions, dont au fond il ne peut méconnaître l’injustice ? On verra ces nations envahir des tribus paisibles, sous le prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu dans les pays dont elles veulent s’emparer, brûler les maisons, couper les arbres, ravir les propriétés, violer les lois, les usages, les mœurs et la religion des habitants ; on les verra chercher à corrompre avec de l’or ceux que le fer n’aura pas abattus, décerner des récompenses et des honneurs à ceux de leurs ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer une haine implacable à ceux qui, pour la défendre, se dévouent à toutes les horreurs d’une lutte sanglante et inégale. Quelle école ! quelle morale ! quelle appréciation des hommes et des choses ! et se peut-il qu’au XIXe siècle un tel exemple soit donné, dans l’Inde et en Afrique, par les deux peuples qui se prétendent les dépositaires de la loi évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation !
J’appelle l’attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c’est ma conviction. Cependant, tant qu’il a été général, il enfantait partout des maux absolus sans altérer profondément la grandeur et la puissance relatives des peuples. L’affranchissement commercial d’une des nations les plus avancées du globe nous place au commencement d’une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce grand fait ne bouleverse toutes les conditions du travail, au sein de notre patrie ; et si j’ai osé essayer de décrire les changements qu’il semble préparer, c’est que l’indifférence du public à cet égard me paraît aussi dangereuse qu’inexplicable.
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[1] Cette association s’intitule Anti-corn law league, parce qu’elle s’attaque principalement à la loi des céréales, qui est la clef de voûte du système protecteur. Mais je ne crains pas qu’aucune personne connaissant le but de cette société m’accuse d’avoir mal traduit ce titre par ces mots : Association pour l’affranchissement du commerce.
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