De l’importance du subjectivisme en économie : La double inégalité des valeurs. Par Sheldon Richman

Par Sheldon Richman

Traduit par Pierre Lonchampt, Institut Coppet

Après bien des années, Frédéric Bastiat reste un héros pour les libertariens. Il n’y a rien de mystérieux à cela. Il a défendu la liberté et a combattu les arguments en faveur d’un socialisme d’État avec clarté et imagination. Il s’est adressé au lecteur moyen avec efficacité.

Bastiat aimait l’économie de marché, et désirait avec ardeur qu’elle s’épanouisse pleinement, en France et partout ailleurs. Lorsqu’il décrit les bienfaits de la liberté, sa bienveillance est tangible. Une économie de marché peut élever les conditions de vie et permettre à tout le monde de bénéficier d’une vie meilleure ; ainsi étouffer la liberté est injuste et tragique. À l’opposé de la bienveillance de Bastiat on trouve donc son indignation face aux privations qui résultent des interférences dans les rouages du marché.

Il commence son ouvrage Harmonies économiques en montrant les bienfaits économiques d’une vie en société.

Il est impossible de ne pas être frappé de la disproportion, véritablement incommensurable, qui existe entre les satisfactions que cet homme puise dans la société et celles qu’il pourrait se donner, s’il était réduit à ses propres forces. J’ose dire que, dans une seule journée, il consomme des choses qu’il ne pourrait produire lui-même en dix siècles.

Ce qui rend le phénomène plus étrange encore, c’est que tous les autres hommes sont dans le même cas que lui. Chacun de ceux qui composent la société a absorbé des millions de fois plus qu’il n’aurait pu produire ; et cependant ils ne se sont rien dérobé mutuellement.

L’existence des privilèges

Bastait n’était pas naïf. Il savait qu’il n’était pas dans un marché complétement libre. Il était conscient de l’existence des privilèges. « Privilège suppose quelqu’un pour en jouir et quelqu’un pour le payer », écrit-il. Ceux qui payent sont défavorisés par rapport à ce qu’ils seraient dans un marché libre.

J’espère que le lecteur voudra bien ne pas conclure de ce qui précède que nous sommes insensibles aux souffrances sociales de nos frères. De ce que ces souffrances sont moindres dans la société imparfaite que dans l’isolement, il ne s’ensuit pas que nous n’appelions de tous nos vœux le progrès qui les diminue sans cesse ;

Il souhaitait mettre en avant l’importance du libre-échange pour l’épanouissement humain. Dans le chapitre IV, il écrit :

L’Échange, c’est l’Économie politique, c’est la Société toute entière; car il est impossible de concevoir la Société sans Échange, ni l’Échange sans Société. […] Pour l’homme, l’isolement c’est la mort. Or, si, hors de la société, il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse, c’est que son état de nature c’est l’état social.

[…]

Quand les hommes échangent, c’est qu’ils arrivent par ce moyen à une satisfaction égale avec moins d’efforts, et la raison en est que, de part et d’autre, ils se rendent des services qui servent de véhicule à une plus grande proportion d’utilité gratuite.

Or ils échangent d’autant plus que l’échange même rencontre de moindres obstacles, exige de moindres efforts.

Comment l’échange délivre-t-il ses bienfaits ?

L’échange a deux manifestations: Union des forces, séparation des occupations.

Il est bien clair qu’en beaucoup de cas la force unie de plusieurs hommes est supérieure, du tout au tout, à la somme de leurs forces isolées. […]

Or union des forces implique Échange. Pour que les hommes consentent à coopérer, il faut bien qu’ils aient en perspective une participation à la satisfaction obtenue. Chacun fait profiter autrui de ses efforts et profite des efforts d’autrui dans des proportions convenues, ce qui est échange.

Mais ne manque-t-il pas quelque chose sur ce plan ?

Une perspective autrichienne

Il manque quelque-chose en effet : le point de vue autrichien subjectiviste pour lequel l’individu bénéficie intrinsèquement de l’échange. Pour qu’un échange se passe, les deux parties doivent évaluer différemment les choses échangées, chacun préférant ce qu’il reçoit à ce qu’il donne. Si cette condition n’est pas respectée, l’échange ne peut pas se produire. Ce doit être ce que Murray Rothbard appelle une double inégalité des valeurs. Cela fait partie de la logique des actions humaines que Ludwig von Mises a baptisée la praxéologie. Bastiat, comme ses précurseurs classiques Smith et Ricardo, croyait à tort (du moins explicitement) que les gens s’échangeaient des valeurs égales, qu’un échange de valeurs inégales était le signe d’un problème.

Peut-être suis-je trop dur envers Bastiat. Après tout, il écrivait avant 1850. Carl Menger n’a publié ses Principes d’économie politique qu’en 1871. Encore que les Autrichiens n’étaient pas les premiers à regarder l’échange à travers la grille de la subjectivité, c’est-à-dire en considérant le point de vue des acteurs économiques eux-mêmes. Le philosophe français Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780) le fit un siècle avant Bastiat :

Par cela seul qu’un échange s’accomplit, il doit y avoir nécessairement profit pour les deux parties contractantes, sans quoi il ne se ferait pas. Donc chaque échange renferme deux gains pour l’humanité.

Bastiat ignorant ?

Peut-être Bastiat ignorait-il l’argument de Condillac. Ce n’est pourtant pas le cas ; en effet, il reprend la citation ci-dessus dans son livre et y répond :

Celle que nous devons à Condillac me semble tout à fait insuffisante, empirique, ou plutôt elle n’explique rien.

[…]

L’échange constitue deux gains ; dites-vous. La question est de savoir pourquoi et comment. — Cela résulte du fait même qu’il s’est accompli. — Mais pourquoi s’est-il accompli? Par quel mobile les hommes ont-ils été déterminés à l’accomplir? Est-ce que l’échange a, en lui-même, une vertu mystérieuse, nécessairement bienfaisante et inaccessible à toute explication ?

[…]

On voit ici comment l’échange […], augmente nos satisfactions. […] Il n’y a là aucune trace […] du double et empirique profit allégué par Condillac.

Cela laisse perplexe. Clairement, la nécessaire double inégalité des valeurs n’est ni empirique ni interdépendante. À l’encontre de Bastiat, la double inégalité explique beaucoup, alors que ses questions ont toutes des réponses faciles.

Autre fait dérangeant, une autre phrase de Bastiat, dans le même chapitre : « Le profit de l’un est le profit de l’autre. »

Cela semble impliquer ce qu’il venait de réfuter.

Les conséquences de l’échec

L’échec de Bastiat à saisir ce point n’est pas sans conséquence dans ses débats avec d’autres économistes. Par exemple, il s’est engagé avec son acolyte, le défenseur du marché libre de gauche Pierre-Joseph Proudhon, dans un long débat pour savoir si les intérêts sur les emprunts existeraient dans un marché libre ou s’ils constituent un privilège accordé lorsque le gouvernement supprime la concurrence. Malheureusement la qualité du débat souffre du fait que ni Bastiat ni Proudhon n’avaient vraiment saisi de manière explicite l’argument de Condillac et de l’école autrichienne à propos de la double inégalité des valeurs. Comme Roderick Long l’explique dans son inestimable commentaire sur cet échange :

Chacun trébuche sur la défense de sa propre position du fait d’une compréhension incohérente du principe autrichien de la « double inégalité des valeurs ». Proudhon y adhère, mais manque de l’appliquer de façon cohérente, tandis que Bastiat s’appuie dessus implicitement tout en la rejetant explicitement.

[…]

La plaidoirie de Proudhon contre l’intérêt semble dépendre de façon cruciale de son argument que tout échange doit être de valeurs équivalentes ; ainsi pointer l’incohérence de cette notion serait un contre-argument imbattable. Mais Bastiat ne peut pas officiellement lui répondre cela (bien qu’il s’en approche de manière tentante tout au long du débat) car n’importe où ailleurs – dans ses Harmonies Economiques – il rejette explicitement la doctrine de la double inégalité des valeurs.

Comme cela est frustrant ! Bastiat a tant à enseigner. Mais voilà une lacune qui l’a empêché d’être encore meilleur.

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