DE L’ÉTAT MORAL ET INTELLECTUEL DES POPULATIONS OUVRIÈRES ET DE SON INFLUENCE SUR LE TAUX DES SALAIRES
par PAUL LEROY-BEAULIEU
(GUILLAUMIN, 1868)
INTRODUCTION
I
La question du salaire devant l’économie politique. Divergence des opinions au commencement de ce siècle. Le taux du salaire dépend du rapport du capital à la population. Quel est le capital qui influe sur le taux des salaires ? L’instruction et la moralité des populations ouvrières sont-elles des capitaux ? Ont-elles à ce titre une action sur le taux des salaires ? Opinion de la science française contemporaine. Difficulté de la démonstration.
Le XIXe siècle, a dit un grand ministre[1], est le siècle des ouvriers : le salaire est la grande question ouvrière. C’est donc la question qui offre l’intérêt le plus actuel et qui mérite le plus d’être sérieusement mise à l’étude. Or, c’est une des plus compliquées de l’économie politique, une des plus remplies de difficultés, une de celles où les opinions sont le plus divergentes. À lire et à comparer les dissertations des fondateurs et des maîtres de la science sur ce sujet délicat, il est difficile d’échapper au doute et à l’inquiétude. Smith et Ricardo, Say et Malthus, loin de nous présenter sur ce point un corps de doctrines homogènes, à part quelques principes simples qui sont devenus des axiomes, ont chacun leur théorie différente, et jusqu’à leur langage différent. Loin de s’entendre sur les choses, ils ne s’entendent même pas sur les mots ; l’incertitude des idées, augmentée encore par l’incertitude des termes, laisse le lecteur dans le plus cruel embarras : il appelle à son secours les commentateurs et les disciples, Rossi, Mac-Culloch, Senior ; les ténèbres commencent à se dissiper, mais la lumière ne se fait pas encore. Il a fallu des révolutions politiques et industrielles pour jeter sur la question un jour nouveau, pour la soumettre à l’examen et à l’étude de tous ; c’est alors que la doctrine a acquis plus de précision : les théories chimériques passées des livres dans la pratique ont subi la réfutation des faits, après avoir résisté à la réfutation des arguments : le côté négatif, pour ainsi parler, de la question a acquis une force inexpugnable. Il est et demeure incontestable que le taux des salaires n’est pas arbitraire ; que la violence des masses ou l’ingérence gouvernementale sont impuissantes à l’élever d’une manière durable ; que c’est enfin un phénomène naturel soumis à une loi. Or, cette loi, comme toutes les lois, d’ailleurs, selon la définition philosophique de Montesquieu, n’est qu’un rapport nécessaire qui résulte de la nature des choses.
Mais ce rapport où le trouver ? Quels sont les éléments qui le constituent ? Selon la grande école économique anglaise, qui part de Ricardo et aboutit à Stuart-Mill, la loi du salaire serait un rapport de l’espèce la plus simple ; il n’aurait que deux termes : le capital et la population. Le taux du salaire serait en raison directe du capital, en raison inverse de la population ; il semble que l’on ne puisse demander plus de précision. Avec cette loi si nette on se croit à même de sortir de toutes les hypothèses ; elles sont d’ailleurs peu nombreuses : le capital croit plus vite que la population, alors le salaire hausse ; la population s’accroît plus vite que le capital, le salaire baisse ; la population et le capital s’accroissent dans la même proportion, ou restent stationnaires l’un et l’autre, alors le salaire ne varie pas. Rien n’est plus clair à première vue : C’est la loi de l’offre et de la demande appliquée à une marchandise spéciale, le travail humain : la population constitue l’offre, le capital constitue la demande. Mais, quand on descend des généralités scientifiques et des abstractions théoriques aux cas particuliers et aux questions pratiques ; quand on veut déterminer ce que les ouvriers doivent et peuvent faire pour arriver à une hausse légitime et naturelle du taux des salaires, on se trouve dans un embarras presque aussi grand qu’avant la découverte de cette loi qui semblait devoir être un guide infaillible. Les populations ouvrières ne peuvent-elles élever leur position et arriver à un bien-être plus grand que par la restriction de leur nombre et l’accumulation de leurs épargnes ? Mais leurs épargnes sont nécessairement faibles : ce qu’elles peuvent prélever sur leurs besoins quotidiens, la contribution annuelle de leurs économies, n’est qu’une goutte d’eau qui vient s’ajouter au fleuve du capital national : il faut donc bien des années pour que son influence se fasse sentir : pendant ces longues années, les ouvriers doivent-ils renoncer à tout espoir d’élever leur condition ? La restriction de leur nombre : mais c’est encore là une affaire de longue durée, qui n’a d’influence sensible que d’une génération à l’autre ; c’est, de plus, une chose difficile qui semble contre nature ; qui devient quelquefois immorale. Heureusement pour les ouvriers, leur sort n’est pas si rigoureux que semble le faire cette loi inexorable. En dehors de l’accroissement du capital, de la restriction de la population, il y a pour eux des moyens plus efficaces, d’une influence plus immédiate et plus prompte d’élever leurs salaires et leur position. Ces moyens, il n’est même pas besoin pour les trouver de faire violence à cette loi si simple que l’école économique anglaise a posée : il suffit de la creuser à fond et de chercher les choses sous les mots.
Le salaire résulte, d’après cette loi, de la situation respective du capital et de la population. Mais qu’entend-on dans cette formule par cette expression de capital ? C’est ici que les opinions se divisent. À ne considérer que les économistes du commencement du siècle, chacun fait secte à part : l’expression de capital semble avoir une élasticité particulière qui lui permet de s’étendre et de se contracter au gré des conceptions individuelles. Pour celui-ci, le capital qui influe sur les salaires, c’est la richesse générale du pays, l’ensemble des moyens de production meubles et immeubles ; pour un autre, c’est seulement la partie circulante de la fortune nationale ; pour un troisième, ce n’est que la partie de la fortune publique qui est destinée à l’approvisionnement des marchandises que consomment les travailleurs. Telles étaient les discussions qui remplissaient les traités d’économie politique dans les quarante premières années de ce siècle. Mais voici que l’expérience, la pratique journalière, l’enseignement des révolutions, et aussi l’esprit philanthropique, élargissent la question. La moralité, l’instruction des ouvriers, n’est-ce pas là aussi un capital ? se demande-t-on. Un travailleur, honnête, zélé, instruit, habile, n’a-t-il pas en cette honnêteté, ce zèle, cette instruction, cette habileté, un capital accumulé susceptible de développer la production sociale et de donner une rémunération personnelle ? Une fois la question soulevée, elle est bientôt tranchée d’un commun accord. Chacun s’empresse de reconnaître ce capital « qui réside en l’homme lui-même, qui est au bout des doigts du travailleur, dans sa tête et même dans son cœur ; l’habileté au travail, le goût pour le travail, le zèle pour la prospérité de l’atelier »[2]. Cette instruction, cette moralité, ce n’est pas assez de les avoir admis au nombre des capitaux, on va bientôt plus loin : nul capital ne les égale en fécondité : « Le plus précieux des capitaux, le capital des lumières », dit M. Wolowski ; et presque dans les mêmes termes, « le plus précieux des capitaux, dit M. Michel Chevalier, le plus fécond incontestablement, est celui que l’homme porte en lui-même, l’intelligence et l’adresse, le goût du travail, la conscience dans le travail, la prévoyance après le travail. » Telle est la conception nouvelle de l’homme : c’est un capital accumulé. L’intelligence est un instrument. « La tête mène les bras, et l’intelligence est le premier des outils » (Michel Chevalier) ; l’intelligence a une valeur de direction : elle conduit le travail, elle épargne l’effort en le dirigeant : elle a une valeur d’économie. La moralité et l’instruction étant des capitaux, ces capitaux doivent avoir leur action sur les salaires : s’ils s’accroissent, le taux des salaires doit hausser ; ce n’est donc plus seulement par l’épargne, ce n’est plus seulement par l’abstinence et la continence que les populations ouvrières peuvent s’élever, c’est encore par le développement volontaire de leurs facultés naturelles, morales ou intellectuelles. Ce point démontré, l’ordre social est raffermi. Suivant la vieille formule économique de Ricardo et de Mac Culloch, il y avait entre le capital et le travail un antagonisme, entre la hausse des salaires et la hausse des profits une contradiction : la société était en proie à l’état de guerre ; et cet état de guerre était d’autant plus dangereux que les forces n’étaient pas égales ; que dans l’un des camps se trouvait l’immense majorité de la population, et dans l’autre quelques hommes que l’on croyait privilégiés. Suivant la formule nouvelle, l’ouvrier ne peut se plaindre de personne ; il dépend de lui d’améliorer son sort ; il a en lui un capital, il peut le faire valoir et l’augmenter. « Chaque époque de civilisation, disait-il y a quatre ans M. Passy, a des embarras et des périls qui lui sont propres : celle où nous vivons rencontre les siens dans les mécontentements que sèment, au sein d’une partie des classes sociales, les avantages que le petit nombre a seul en partage. À ce mal il n’y a qu’un remède qui soit d’une efficacité certaine, c’est la possibilité pour ceux qui se plaignent de leur sort de s’en faire eux-mêmes un meilleur »[3]. Que cette possibilité soit actuellement une réalité, tous les économistes actuels semblent en être d’accord. Il n’y a plus de contrariété d’intérêts dans la société telle que la conçoit l’économie politique contemporaine. Industriels et ouvriers, producteurs et consommateurs sont solidaires. Les hauts salaires, suite nécessaire de l’instruction et de la moralité des classes ouvrières, ainsi que d’une production plus abondante, n’empêcheront ni les hauts profits, ni le bon marché. « Rien n’est plus facile, dit M. Wolowski, que de concilier deux intérêts qui semblent inconciliables au premier abord, le salaire élevé et le travail à bon marché… C’est en améliorant la qualité du travail, en transformant cette faculté industrielle qui est le lot de chacun, en améliorant l’efficacité du travail qui remplace le capital pour l’ouvrier. »
Tel est le courant économique actuel, telles sont les opinions des maîtres de la science contemporaine : l’instruction et la moralité, c’est-à-dire l’intelligence et la volonté sont deux puissants leviers qui peuvent porter les classes ouvrières à un degré plus élevé d’aisance ; que l’instruction se généralise, que les bonnes mœurs se répandent, la production y gagnera en quantité, en qualité, et les salaires s’élèveront ; car ce qui détermine le taux des salaires d’après la science nouvelle, ce n’est pas seulement le rapport du nombre des travailleurs au capital circulant, c’est d’une manière plus générale le rapport de la population à la production. L’élévation de toutes les classes est liée au développement de la puissance productive. C’est un principe universellement admis et proclamé ; et cependant nous devons le dire, personne jusqu’ici n’a fait de ce principe l’objet d’une démonstration scientifique ; partout où il se présente, c’est sous la forme axiomatique : est-ce donc qu’il porte avec lui ce caractère d’évidence incontestable, qui rend toute démonstration superflue ? À première vue on serait tenté de le croire. Mais, à examiner la question à fond, à chercher le comment et le pourquoi, on voit les difficultés s’élever, les préjugés vulgaires et les hérésies économiques se dresser de toutes parts ; et l’on sent la nécessité d’arriver par la voie discursive des arguments à la confirmation de ce principe où nous avait conduit de prime abord la lumière intuitive de l’évidence. C’est donc cet axiome de la science actuelle qui fait l’objet de notre étude ; cette matière est d’une délicatesse extrême : à chaque instant on rase un préjugé de la foule ou les préventions d’une école ; l’analyse a besoin d’une méthode sévère pour éviter les subtilités dangereuses et les résultats incomplets ; et l’on se convainc bientôt que la démonstration n’est jamais si difficile que quand elle paraît superflue.
II
Généralités sur l’homme au point de vue de la production et de la distribution des produits.
L’homme est une force libre et intelligente : en tant que force, il contribue à la production dans la mesure de son intelligence et de sa volonté. Plus cette volonté et cette intelligence sont développées, plus grande aussi est la puissance de la force humaine. Le caractère spécial de cette force sui generis, c’est qu’elle se détermine et se dirige elle-même ; par la volonté elle peut augmenter notablement son action, par l’intelligence elle en peut accroître indéfiniment l’effet utile.
L’intelligence et la volonté sont des facultés variables et susceptibles de développement : l’intelligence s’accroît par l’instruction, la volonté s’affermit par les principes : l’une grandit avec les connaissances, l’autre avec les bonnes habitudes. Tel homme a plus de volonté et d’intelligence que tel autre, soit par l’inégalité des dons de la nature, soit par l’inégalité des efforts antérieurs. Tous les hommes ne sont donc pas, au point de vue de la production, des forces égales ; indépendamment de la solidité de leurs membres, il faut distinguer en eux l’énergie et la clairvoyance de cette force intérieure qui imprime à leurs membres le mouvement. De l’inégalité des forces résulte l’inégalité des effets. Tel homme produit moins que tel autre, parce que sa volonté et son intelligence sont moindres. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des temps et des nations. Tel siècle ou tel peuple est plus productif que tel autre peuple ou tel autre siècle, parce que les hommes y ont une volonté plus ferme et une intelligence plus ouverte.
Tel est l’homme au point de vue de la production ; mais qu’est-il au point de vue de la distribution des produits ? Il garde le même caractère : c’est encore une force libre et intelligente. En tant que force appropriée, il a droit à une rémunération ; cette rémunération, en équité, doit être en proportion de ses services ou de son utilité. Or, ses services et son utilité sont en proportion de son intelligence et de sa volonté. Plus il produit, plus il a le droit de consommer. Plus grande est sa force, plus grande est sa valeur. Mais l’équité n’est pas la réalité et le droit n’est pas le fait. En pratique ce n’est pas l’équité abstraite qui règle la distribution des produits, ce sont les conventions humaines. Or, dans les conventions humaines, c’est encore l’intelligence et la liberté, d’accord avec l’équité, qui emportent la balance. Plus l’homme est libre, plus il est digne et plus il a de chances de faire tourner la convention à son profit. Sa liberté le garantit contre toute déchéance, sa dignité contre tout abandon de son droit : la conscience de sa bonne cause lui donne la modération et la mesure ; l’intelligence le préserve de la ruse. C’est ainsi que par l’intelligence et la volonté il obtient dans la distribution ce qu’il a mérité dans la production par la volonté et l’intelligence.
Que l’on considère l’homme du point de vue de la production ou du point de vue de la distribution, son intérêt est donc le même : développer son esprit par l’instruction, affermir son caractère par les bonnes mœurs ; ainsi il acquiert une plus grande puissance productive et une force morale supérieure pour revendiquer ce qu’il a produit. C’est en nous plaçant tour à tour à ces deux points de vue différents que nous allons étudier successivement l’influence de la moralité et de l’instruction des populations ouvrières sur le taux des salaires.
PREMIÈRE PARTIE
INFLUENCE DE L’ÉTAT MORAL DES POPULATIONS OUVRIERES SUR LE TAUX DES SALAIRES.
CHAPITRE PREMIER
Du rôle différent de l’intelligence et de la volonté dans la production. — Qu’est-ce que la moralité ? — Des devoirs absolus et des devoirs relatifs. — De la loi du travail. — De la fainéantise. — De l’indigence héréditaire. — Sophisme. — Les ouvriers secourus. — Le paiement des salaires par la taxe. — Importance pour l’ouvrier du sentiment de sa dignité.
L’intelligence et la volonté n’ont pas le même rôle dans la production : l’une a surtout une valeur d’action, l’autre une valeur d’économie ; l’une fournit l’effort, l’autre le dirige. Mais différentes à l’origine, elles se confondent dans les résultats ; leur coopération est si étroite qu’il devient parfois difficile de distinguer l’œuvre de l’une de l’œuvre de l’autre.
L’instruction et la moralité se conduisent de même l’une envers l’autre : la moralité éveille le désir de s’instruire, l’instruction fait naître le goût des mœurs honnêtes ; l’ignorance et la perversité vont généralement de compagnie ; la régularité de la conduite favorise le développement des connaissances. Tel est l’enchevêtrement naturel des facultés intellectuelles et des facultés morales, que l’on retrouve dans toutes les actions humaines leur influence combinée, pour ainsi dire indissoluble. Nous allons essayer cependant de les étudier successivement ; nous aurons ainsi une vue plus claire et plus distincte, quoique moins complété peut-être, mais nous reviendrons ensuite sur nos pas pour renouer le lien que nous aurons brisé.
La moralité dans l’homme suppose la conception du devoir et en détermine l’accomplissement. Un homme est moral qui sait et fait ce qu’il doit. Le devoir est absolu et il est relatif. L’un des devoirs absolus, c’est l’obligation au travail. Le devoir relatif varie selon les situations ; il se complique selon les diverses qualités de père, de fils, d’époux, selon les conditions et les conventions sociales. Le travail étant un devoir absolu, par conséquent universel, chaque homme y est tenu : celui qui s’y soustrait commet une action et mène une vie immorale. Mais l’ouvrier en tant que salarié, en vertu d’une convention particulière librement consentie, est obligé au travail par un lien nouveau qui l’y astreint avec une énergie spéciale. Il a loué ses forces, son attention, son habileté ; elles ne lui appartiennent plus ; s’il n’emploie pas ses forces dans la mesure où il le pourrait, s’il ne soutient pas toute son attention, s’il ne met pas en œuvre toute son habileté, c’est une fraude, disons le mot, un vol, furtum sui fecit, selon l’énergique expression du droit romain. Les premiers devoirs de l’ouvrier sont donc l’assiduité au travail et l’énergie dans le travail. Point d’ouvrier moral qui n’ait ces deux qualités. Elles sont cependant distinctes, et l’obligation de l’ouvrier à l’une et à l’autre n’est pas la même. L’assiduité au travail, c’est-à-dire l’interdiction du chômage volontaire est d’un devoir moins rigoureux que l’énergie dans le travail. En effet, quand l’ouvrier manque d’assiduité, quand il chôme, il ne manque qu’au devoir absolu et universel, à la grande loi du travail. Quand, au contraire, étant engagé, il travaille mollement, il manque non seulement à la loi absolue du travail, mais encore à la convention particulière qui le lie à son patron. Aussi la conscience des ouvriers qui passent pour honnêtes n’est-elle pas de la même délicatesse à l’endroit de l’énergie dans le travail et de l’assiduité au travail. Tel étant engagé dépensera généreusement toute sa force, qui ne se fera pas scrupule de ne pas venir à l’atelier quand, ayant la bourse pleine, il lui prendra fantaisie de se divertir. Et cependant le chômage volontaire, inutile en dehors des jours que la religion, la tradition, l’usage et l’hygiène ont de tout temps consacré, alors même que l’ouvrier par le salaire considérable de quelques journées se serait mis en état de se suffire sans plus ample labeur, est en soi une œuvre immorale, une violation de la grande loi du travail.
Le travail, l’assiduité au travail, l’énergie dans le travail, voilà donc les premiers devoirs de l’homme en général et de l’ouvrier en particulier. Sortons de la sphère de la moralité pour entrer dans la sphère des intérêts : après l’honnête cherchons l’utile, et voyons s’il y a entre eux concordance, et si les populations, en obéissant aux lois morales, ne servent pas encore leurs intérêts.
Supposons des populations connaissant leurs devoirs, les accomplissant, douées de ce sentiment de la dignité humaine, de ce respect légitime de soi-même qui est la première des vertus parce que c’est la source de toutes les autres. Chacun connaissant la loi du travail voudra l’accomplir ; chacun ayant le sentiment de sa liberté, ne voudra devoir qu’à soi le soutien et le bien-être de son existence ; en dehors de ces êtres infortunés, exceptions rares, que la nature a mutilés dès leur naissance et qu’elle a jetés sur la terre pour la pratique de la charité, il n’y aura plus de parasites, plus d’hommes vivant aux dépens d’autrui. On ne verra plus ces abus effroyables qui se transmettent d’âge en âge et que la charité et la philanthropie publique, malgré leurs louables intentions, contribuent encore à augmenter. « Il y a, écrivait récemment un moraliste économiste[4], des misérables de profession dans la vie réelle, il y en a même pour qui leur profession est héréditaire. Parmi les nécessiteux inscrits sur la liste des secours annuels par l’administration de l’assistance publique à Paris, on en cite qui de père en fils remontent au-delà de la révolution. » La plus grande partie de ces malheureux qui végètent actuellement dans la paresse et l’abjection, doués de plus de moralité et de respect d’eux-mêmes, se serviraient de leurs bras et de leur intelligence ; ils contribueraient à la production, au lieu d’augmenter la consommation oisive. Quelle en serait la conséquence ?
C’est ici que paraît le sophisme, et un sophisme d’autant plus dangereux qu’il a l’apparence de s’appuyer sur l’expérience. Le résultat inévitable de la réformation dont nous parlons, disent quelques publicistes, ce serait la baisse des salaires. Se représente-t-on cette quantité de misérables habitués à une vie chétive, venant dans les fabriques offrir le travail de leurs bras ? Quelle concurrence pour les anciens ouvriers doués d’habitudes plus dignes ? Cet accroissement de l’offre du travail placera le travailleur dans une position défavorable ; la balance sera à son désavantage : les nouveaux venus gagneront plus, si l’on veut, mais les anciens ouvriers perdront d’autant, si ce n’est davantage. À l’appui de ces raisonnements spécieux on invoque l’histoire. Voyez, dit-on, ce qui s’est passé en Angleterre en 1834, après la révision des lois des pauvres, lorsqu’une législation plus sévère chassa des workhouses 700 000 indigents qui demandèrent à l’industrie du travail et des salaires[5]. Quelle perturbation économique ! Quelle baisse du taux des salaires ! Quelle perte pour les classes ouvrières ! L’observation est fausse parce qu’elle est incomplète. Sans doute il y aura une perturbation momentanée, il y aura une baisse passagère, mais au bout de peu de temps les choses reviendront au moins à leur ancien niveau et la richesse nationale y aura gagné. L’observation est incomplète, disions-nous ; il y a en effet un fait que l’on constate, c’est l’augmentation de l’offre du travail, mais il y a un fait que l’on néglige, c’est l’augmentation de la demande du travail. Cette demande s’accroît cependant et voici comment : que deviendront ces capitaux considérables que la charité publique et la prudence gouvernementale employaient à soutenir cette population oisive, ces 200 millions sans compter les frais immenses de perception que les communes anglaises, sans parler des charités privées, payent annuellement pour la taxe des pauvres ? Détournés de leur usage primitif, ces fonds prendront une autre voie, ils iront à l’industrie sous une forme ou sous une autre ; quelle que soit la manière dont on les consomme ou dont on les épargne, ils solliciteront la création de produits nouveaux et tendront à faire hausser les salaires à proportion. La taxe des pauvres, dit un célèbre économiste anglais, coûte plus au pays qu’un salaire élevé qui permettrait aux indigents de pourvoir par eux-mêmes et beaucoup plus largement à leurs besoins[6].
Le premier effet de la diffusion dans toutes les parties de la population du sentiment de la dignité humaine, ce sera l’extinction de la mendicité, l’accroissement de la production et de la richesse nationales, et par suite pour chaque homme une augmentation de produits et de jouissances. Mais, en dehors de la mendicité il y a un autre fléau moins hideux, plus redoutable peut-être et qui a spécialement sur les salaires une action des plus pernicieuses. Le nombre des indigents est borné, quelque immense qu’il soit encore : une classe illimitée au contraire et qui s’étend chaque jour, c’est celle des ouvriers secourus. « Plus de la moitié des ménages d’ouvriers sont à l’aumône »[7] ; non pas que l’ouvrier demande ou reçoive de l’argent, sa fierté est d’ordinaire trop grande : mais sa femme, mais ses enfants acceptent du linge, « des provisions au-dessous du cours, du pain, de la viande à moitié prix »[8]. Ce n’est pas que l’ouvrier en ait un absolu besoin : non, son salaire lui suffirait et même au-delà : mais il aime à tirer profit de la charité ignorante et de la bienveillance crédule ; il a trop d’orgueil pour tendre la main, il n’a pas assez de dignité pour ne rien devoir qu’à lui-même. « La femme reçoit quelques secours, le mari qui le sait travaille un peu moins ou dépense un peu plus ; c’est comme si on donnait au cabaret »[9]. En dernière analyse, l’ouvrier profite-t-il de ce manque de dignité ? Il n’en profite guère, peut-être même en souffre-t-il, mais à coup sûr ses camarades qui ont le caractère plus élevé en souffrent notablement. Les familles ayant moins de besoins, puisqu’une partie de ces besoins sont satisfaits par la charité privée, acceptent le travail à moindre prix, le taux des salaires se tient bas, les non assistés pâtissent pour les assistés. Cette conséquence économique, qui échappe à bien des yeux et que beaucoup même seraient tentés de contester, est cependant d’une réalité bien établie : la science entière la reconnaît, et l’expérience l’a attestée mille fois pour une. Les secours à domicile multipliés entraînent à leur suite de bas salaires, un mauvais travail, et causent dans l’industrie mille perturbations. Plus la dignité de l’ouvrier se perd, plus la charité ignorante s’étend, et plus aussi s’accroît le mal. On arrive, en fin de compte, à cette situation déplorable qu’un publiciste ingénieux appelle le paiement des salaires par la taxe[10]. Cet état de choses a les résultats les plus tristes. La production diminue par suite de la sécurité où une charité exagérée place l’ouvrier. Voici pour la société quel est le bilan de cette situation : les classes ouvrières reçoivent par l’aumône et les secours beaucoup moins qu’elles ne pourraient gagner par le travail : les classes élevées perdent en charités pernicieuses une partie de leurs revenus, qu’elles auraient pu soit épargner d’une manière fructueuse, soit échanger contre des produits utiles ; chacun y perd donc, mais assurément l’ouvrier plus que tout autre.
C’est ainsi que l’homme expie le mépris dans lequel il se tient lui-même : être libre, il ne jouit de cette liberté entière que par la dignité et le respect de soi. Dès qu’il se dégrade dans son opinion propre, il se dégrade dans sa situation sociale. Il n’est courageux, il n’est fort, il n’est productif qu’à la condition de s’estimer haut : c’est lui-même qui se donne, se fixe et se maintient sa propre valeur.
CHAPITRE II
De l’énergie au travail. — Des expédients employés pour stimuler l’énergie de l’ouvrier. — Le salaire de l’ouvrier tend à s’accroître dans une proportion supérieure à l’accroissement de la productivité de son travail. — Analyse rationnelle de cette proposition. — Preuves expérimentales à l’appui. — De la possibilité, avec des mœurs industrielles meilleures, de réduire la journée de travail. — Déclaration remarquable d’un fabricant de Wesserling. — Des deux progrès que doit amener le développement de la civilisation. — Différence entre le coût du travail et le taux des salaires. — Que l’un peut être haut pendant que l’autre est bas. — La rémunération a pour mesure, non les besoins, mais les services.
Il n’est chose si différente de soi-même que le travail humain. Son intensité, sa productivité varient d’un lieu à un autre, d’un temps à un autre. C’est cette variabilité de l’effort humain qui est l’origine principale de la plupart des différences nationales de salaires auxquelles on cherche en vain tant de causes insuffisantes. Le travail est en raison de la volonté qui se manifeste tantôt par la persistance de l’effort physique, tantôt par la persistance de l’attention intellectuelle.
C’est cette volonté qui est ordinairement faible chez l’ouvrier ; aussi, pour remédier à ces défaillances de la volonté de l’ouvrier on a recours à toutes sortes de moyens dont quelques-uns sont heureux, mais qui tous sont la preuve de la suspicion où les patrons tiennent les ouvriers. C’est ainsi qu’on tend de plus en plus à remplacer le travail à la journée ou en conscience par le travail à la tâche ou à la pièce. Dans presque tous les ateliers où se fabriquent les articles dits de Paris, c’est le travail à la tâche qui prévaut. Ce mode de travail qui semblait exclusivement propre à la petite industrie, s’introduit insensiblement dans la grande. C’est ainsi, d’autre part, que par l’appât d’une participation dans les profits, quelques industriels, quelques grandes compagnies même, essayent de stimuler l’énergie de l’ouvrier. Cette énergie, en effet, a grand besoin d’être stimulée ; s’il en fallait des preuves, il suffirait de signaler l’aversion que beaucoup d’ouvriers manifestent pour le travail à la tâche qui les contraint à plus d’efforts et donne à chacun selon ses œuvres. Cette aversion conduit à la demande de l’égalité des salaires que l’on trouve toujours en temps de crise parmi les réclamations des ouvriers. Plusieurs coalitions même n’ont pas eu d’autres motifs. Prétentions singulières, demandes exorbitantes ! Privées de la phraséologie qui les déguise et traduites en langage vulgaire elles signifient : nous voulons un bon salaire pour un mauvais travail.
L’intérêt des ouvriers ici comme partout est cependant d’accord avec leurs devoirs : plus leur travail est productif, plus ils gagnent ; j’irai même plus loin et je dirai que l’augmentation de leurs salaires, en économie rationnelle, doit aller plus vite que l’augmentation de leur travail. Rien de plus vrai et de plus orthodoxe au point de vue de la science stricte que cette proposition. Le prix de chaque produit, en effet, se compose de trois éléments : l’intérêt du capital, le profit de l’entrepreneur, le salaire de l’ouvrier. Or, qu’arrive-t-il quand l’ouvrier, par une plus grande énergie de volonté, achève dans le même temps une plus grande quantité de produits ? Nous disons qu’il gagne alors doublement. Non seulement, en effet, il perçoit sa part sur un plus grand nombre de produits, mais sa part dans chacun d’eux devient plus grande : car l’intérêt du capital et le profit de l’entrepreneur, se répartissant sur un plus grand nombre de produits, prélèvent une moindre part dans chacun d’eux tout en restant identiques sur la somme ; une part plus grande reste donc à l’ouvrier dans chaque produit, et comme les produits sont devenus plus nombreux, il prélève un autre gain par l’augmentation de la quantité : c’est ce qui nous autorise à dire que quand l’ouvrier augmente par effet de sa volonté l’effectivité et la productivité de son travail, il accroît son salaire dans une proportion encore plus grande. Nous avons annoncé ce résultat avec cette restriction que nous parlions seulement au point de vue de l’économie rationnelle. En pratique, en effet, les choses probablement prendraient un autre tour. Le salaire de l’ouvrier s’augmenterait mais seulement en proportion de l’augmentation de la quantité des produits : quant à la diminution du prélèvement du capital et des profits dans chacun d’eux, elle amènerait, si ce n’est immédiatement du moins à la longue, une baisse de prix et l’ouvrier gagnerait encore de ce côté comme toute la société d’ailleurs, en achetant moins cher les marchandises. Ce résultat, bien entendu, ne se produirait pas aussitôt. Ce qui sépare l’économie pure de la pratique c’est surtout et presque uniquement la question de temps. Ce qui dans la première est une conséquence immédiate n’est souvent dans la seconde qu’un effet lointain et qui se fait attendre. Il faut tenir compte de la résistance des milieux et des frottements ; mais en économie politique comme dans toutes les sciences physiques, la pratique à la longue se range toujours du côté de la théorie.
Cette vérité scientifique incontestable, que la part de l’ouvrier tend à s’accroître dans une proportion supérieure à l’accroissement de l’effectivité de son travail, le bon sens pratique l’a révélée implicitement aux patrons. Chacun d’eux vous dira qu’un bon ouvrier payé cher vaut mieux que deux mauvais ouvriers mal payés : l’un produit autant que les deux autres avec moins de frais généraux. Le patron profite d’abord de la diminution des frais généraux sur chaque produit, mais bientôt, la concurrence aidant, c’est le public et l’ouvrier même, qui en tire tout l’avantage.
Un moraliste économiste a cité quelques faits remarquables qui prouvent de la façon la plus évidente l’effet bienfaisant de l’énergie de la volonté. Nous en reproduisons quelques-uns : « Voici des chiffres relevés au mois d’août 1860 sur les livres d’un tissage mécanique à Saint-Quentin. Un ouvrier tisseur en douze jours avait gagné 54 francs 70 cent. ; un autre, pour le même temps, dans les mêmes conditions de santé et de travail, 25 francs »[11]. Une femme avait gagné dans le même temps 33 fr. 95 cent. ; la plupart de ses compagnes de même force et dans le même temps seulement 18 francs. Ces individus étaient occupés aux mêmes travaux ; ce n’est pas à la supériorité de la vigueur physique, mais à celle de la volonté que ce succès est dû[12]. Ainsi voilà des hommes, voilà des femmes de la même vigueur physique, de la même capacité corporelle, adonnés aux mêmes travaux et à des travaux qui ne demandent aucune culture de l’intelligence, et les uns gagnent le double de ce que gagnent les autres : admirable effet de la volonté. « L’ouvrier anglais, dit M. Jules Simon, est plus fort que l’ouvrier français ; la supériorité de force peut donner l’avantage à l’ouvrier anglais pour les grands travaux de construction ; mais pourquoi gagne-t-il de meilleures journées dans les ateliers de tissage où la force musculaire ne compte pour rien ? Parce qu’il le veut »[13].
À côté de l’élévation des salaires, il est un autre progrès souhaité par les ouvriers et que la morale et l’instruction publique verraient avec faveur : c’est la diminution de la journée de travail. Sans doute dans les circonstances actuelles, cette diminution n’est guère possible. Les exigences de la production, qui est encore trop faible, l’aiguillon de la concurrence étrangère ne la permettent pas. Mais supposez tous les ouvriers actifs, laborieux, se donnant tout entiers à leur tâche, les choses changeraient. Après les exemples que nous venons d’emprunter à M. Jules Simon, on ne nous taxera pas d’exagération, si nous estimons au moins à un cinquième l’augmentation possible de la production qu’amènerait de la part des ouvriers un travail énergique et consciencieux. C’est alors que la journée de travail pourrait devenir plus courte : l’instruction y gagnerait, l’homme en acquérant des loisirs légitimes apprendrait à les consacrer à des occupations honnêtes ; l’épreuve a déjà été faite. Voici ce qu’écrivait un fabricant de Wesserling à M. Michel Chevalier : « Depuis le premier janvier 1861 nous avons réduit d’une demi-heure le travail journalier de la filature ; eh bien, contre toute attente, le produit de nos métiers loin de diminuer en proportion aura augmenté d’environ un vingt-quatrième »[14]. Il y a dans ces paroles un double aveu : l’aveu d’une attente mauvaise et d’un résultat excellent ; le manufacturier éminent qui avait pris sur lui d’inaugurer cette mesure philanthropique croyait faire un sacrifice, il fit au contraire un gain. Nous rencontrerons dans le courant de cet ouvrage plusieurs exemples analogues qu’il est utile de signaler et d’enregistrer. La déclaration de l’industriel de Wesserling venait à l’appui d’une assertion de M. Michel Chevalier dans un de ses précédents ouvrages : « J’estime, dit-il dans son livre de l’Organisation du travail, qu’avec des populations entièrement composées d’hommes industrieux et appliqués, la force qui est dans chacun serait utilement dépensée dans un nombre d’heures, de moins de douze et même de dix. » Nous souscrivons avec empressement à cette affirmation de l’illustre économiste : mais, pour qu’un tel résultat se manifeste, il faut des ouvriers industrieux et appliqués qui dépensent toute leur force et toute leur attention dans ce temps réduit de travail. La journée n’est jamais supérieure à dix heures en Amérique : dans beaucoup d’ateliers de Paris, elle est encore moins longue. Il dépend des ouvriers, nous osons le dire, qu’il en soit ainsi partout ; c’est un des buts auxquels nous devons tendre. Mais la journée de travail ne pourra jamais être diminuée qu’à la condition que l’ouvrier produira au moins autant, si ce n’est plus, en dix ou onze heures qu’auparavant en douze. Quelle amélioration dans les mœurs ouvrières un tel progrès ne suppose-t-il pas ! Le développement de la civilisation se fait sentir à l’homme et à la société de deux manières. Il donne aux individus une plus grande quantité de produits ou de biens matériels ; il doit leur procurer encore une plus grande quantité de loisirs ou de biens intellectuels et moraux ; mais l’acquisition d’une plus grande quantité de loisirs est subordonnée à la création d’une plus grande quantité de produits. Réduire la journée de travail en en augmentant la productivité par une plus grande énergie de la volonté : c’est là seulement qu’est le progrès.
Accroissement du salaire, diminution de la journée de travail, voilà la perspective qui s’offre aux ouvriers : ce n’est pas par des coalitions, c’est uniquement par leur énergie propre qu’ils peuvent atteindre ce double but. Il leur suffit de vouloir avec persévérance : ils sont maîtres d’une force qu’ils peuvent développer à leur gré : leur sort est entre leurs mains. Que de plaintes en élève chaque jour sur l’insuffisance du salaire, sur le prix minime du travail. À l’appui de ces reproches on cite des faits qui sont vrais et qui semblent crier vengeance contre le capital et légitimer les violences des populations. Au fond il n’y a qu’un malentendu. Le prix du travail paraît bas, c’est vrai : et cependant le travail est cher : la rémunération de l’ouvrier est chétive et cependant le coût du travail est trop élevé. C’est qu’il faut distinguer le coût de l’ouvrage produit, qui correspond au travail effectif, du taux des salaires qui correspond au travail nominal. Il n’y a qu’un moyen d’élever le taux des salaires, c’est d’augmenter le travail effectif : c’est en vain qu’on en chercherait un autre ; la nature a ses lois qui ne se laissent pas enfreindre : la rémunération aura toujours pour mesure non les besoins mais les services, et nul homme ne peut accuser la société, qu’il n’ait fait auparavant tout ce qui dépendait de lui pour améliorer sa situation.
CHAPITRE III
De l’assiduité au travail. — Le chômage du lundi. — Sophisme. — Erreurs de quelques économistes. — Équivoque des théories de Ricardo sur le salaire. — Le salaire, qui est la part que l’ouvrier prélève sur les produits, tend à se régler sur la production. — L’assiduité au travail est pour l’ouvrier l’origine d’un double gain. — Le salaire de l’ouvrier a une tendance à s’accroître, non seulement en proportion de l’augmentation de son travail, mais dans une proportion plus considérable encore, qui correspond à la diminution des frais généraux sur chaque produit. — Réciproque. — Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. — Le chômage du lundi fait baisser le salaire des cinq autres jours. — Différents calculs sur le capital que les ouvriers pourraient acquérir en s’abstenant des chômages volontaires.
Autre chose est l’énergie au travail, autre chose l’assiduité au travail. Ce sont deux devoirs distincts pour l’ouvrier, et ces deux obligations de la morale sont aussi deux obligations de l’intérêt. Mais cet intérêt est trop peu compris, et ce devoir trop mal exécuté. De même qu’il est rare de trouver un ouvrier qui soit énergique il l’ouvrage, il est rare d’en rencontrer qui soient assidus au travail. Chose singulière ! les ouvriers les plus habiles sont précisément ceux dont l’assiduité fait le plus défaut. Ceux qui gagnent de hauts salaires en profitent pour travailler moins : ils regardent l’oisiveté comme un droit que leur adresse leur a conquis ; au lieu de profiter de leurs dons spéciaux pour élever leur situation et sortir de la position précaire Où ils se trouvent, ils semblent prendre eux-mêmes à tâche de se maintenir dans cette position inférieure. Le but de leurs efforts, ce doit être la constitution d’un capital. Ils n’auraient qu’à marcher pour l’atteindre parce qu’ils marchent vite, mais dès qu’ils ont fait quelques pas ils s’arrêtent comme par un parti pris de ne jamais arriver au but. Aberration étrange qui accuse autant le défaut de moralité que le défaut d’intelligence, la faiblesse de la volonté que la faiblesse de l’esprit. Ce qu’il y a de plus redoutable dans ce manque d’assiduité au travail, c’est que non-seulement il est volontaire, mais encore il est réfléchi. La méditation y a sa part : le sophisme vient l’étayer de ses arguments spéciaux ; et jusqu’aux raisonnements incomplets de quelques économistes sont appelés en témoignage.
On reprochait aux ouvriers belges de faire le lundi, on les exhortait au nom de leur intérêt propre à suspendre ce chômage volontaire. Voici ce que répondaient fort sérieusement leurs délégués : « Supposons que nous ne chômions pas le lundi, notre position en serait-elle meilleure ? Assurément non. Nous augmenterions ainsi la concurrence. Un certain nombre de bras qui se présentent sur le marché six fois par semaine au lieu de cinq équivaut à un nombre de bras qui est d’un cinquième plus considérable. C’est toujours une augmentation de l’offre du travail, et les économistes eux-mêmes nous ont appris que le salaire est d’autant plus haut que le travail est moins offert. La suppression du chômage du lundi se traduirait pour nous en ce fait désavantageux : travail de six jours, salaire de cinq ; peines et labeurs accrus, émoluments stationnaires. » De telles idées sont plus répandues qu’on ne pense : c’est par ces raisonnements spécieux que se perpétuent les abus ; la demi-science les encourage et les répand, le peuple s’en empare comme de maximes précieuses. Ce qu’il y a de triste à dire, c’est que les travaux de quelques économistes, et même d’économistes célèbres, peuvent être invoqués à l’appui de ces arguments fallacieux. M. Villermé veut prouver que les ouvriers ne gagneraient rien à travailler le dimanche : l’assertion est vraie, nous l’adoptons de tout notre cœur ; mais il n’est qu’un seul moyen de la soutenir : c’est de montrer que l’ouvrier a besoin, pour réparer ses forces, du repos d’un jour par semaine, que s’il se prive de ce repos, son travail sera moins énergique, moins effectif, et qu’en somme il n’aura pas plus produit en sept jours qu’en six, que par conséquent il aura un surcroît de peine sans augmentation de gain. Mais au lieu de faire ce raisonnement si simple, voici de quelle manière M. Villermé soutient sa thèse : « Si tous les ouvriers travaillaient aussi le dimanche comme les six autres jours, leur salaire de la semaine ne serait très probablement pas augmenté ; car ce qui le règle pour les moins habiles, c’est la dépense strictement nécessaire à leur entretien »[15]. Qui ne voit que c’est à peu près le raisonnement des ouvriers belges dont nous parlions : combien cet argument est faux, il serait facile de le montrer par un procédé bien connu, la réduction à l’absurde. Si tous les ouvriers, au lieu de travailler six jours par semaine, dirait-on, n’en travaillaient que quatre, que trois, que deux, leur salaire ne serait très probablement pas abaissé, car ce qui le règle pour les moins habiles, c’est la dépense strictement nécessaire à leur entretien. De tels sophismes sont fréquents : ils pullulent comme les étoiles au ciel ; presque tous ont leur origine dans les théories de Ricardo sur le salaire.
Pendant toute la première moitié de ce siècle les théories de Ricardo ont été regardées comme les décrets de la science même : nous ne voulons certes pas contester le talent de l’illustre économiste anglais, mais nous osons affirmer qu’il est bien peu de sophismes qui n’aient trouvé quelque appui dans ses écrits. Tant que l’on s’occupera des salaires en faisant abstraction de la production, on arrivera à des résultats incomplets et par conséquent faux. Oui, il est vrai, ainsi que Ricardo l’assure, que le salaire ne peut d’une manière durable tomber au-dessous de la dépense nécessaire pour l’entretien de l’ouvrier. C’est une vérité claire comme le jour puisqu’un état de choses contraire aurait pour résultat la mort même de l’ouvrier et la cessation du travail. Mais ce n’est pas là, comme le prétendent les disciples de Ricardo, ce qui règle le salaire : ce qui le règle, ce sont des circonstances si multiples et si complexes, qu’il est difficile de poser une formule absolue. Nous n’aurons donc pas la prétention d’en donner une ; mais la formule la plus universelle à notre sens et la moins incomplète, c’est la suivante : le salaire, qui est la part que le travailleur prélève dans les produits, tend à se régler sur la production. Or, que font les ouvriers qui chôment ! Ils diminuent la production ; s’ils travaillaient tous les jours de la semaine, sauf le jour de repos que la tradition, l’usage, la religion ont consacré, les produits seraient plus nombreux, la masse à partager plus grande, chacun pourrait avoir une part plus considérable. C’est la théorie de la rémunération selon les services que Bastiat a eu l’honneur de démontrer au lieu de la théorie de la rémunération selon les besoins qui n’est vraie qu’en partie et à un certain point de vue. En vain les ouvriers allèguent-ils que la suppression d’un jour de chômage en usage dans le pays équivaut à une augmentation du nombre des travailleurs : il n’y a pas parité entre les deux cas. Quand le nombre des travailleurs augmente, ce qui fait baisser le salaire, c’est que le capital n’est plus en relation avec la quantité d’ouvriers qui se présentent sur le marché : les fabriques ne sont pas assez nombreuses, pas assez vastes, les machines manquent, le fond de roulement est insuffisant : et de plus, si la production s’accroît, le nombre des copartageants est aussi accru. Quand, au contraire, le nombre des ouvriers restant le même, une journée de plus est consacrée au travail, les capitaux existants suffisent ; les fabriques, les métiers sont assez nombreux : le capital circulant, au premier abord, semblerait devoir être insuffisant, puisqu’il faut plus de matières premières et une somme de salaires plus considérable : mais l’activité de la production y supplée, les produits sont plus promptement achevés, le capital rentre plus vite, cette accélération de mouvement équivaut à une augmentation de quantité. Cela même est la source d’un double gain pour l’ouvrier : et c’est ici que trouvent encore leur place les considérations que nous avons développées dans le chapitre précédent : la production augmentant, les frais généraux restant les mêmes, l’intérêt du capital, son amortissement et le profit de l’entrepreneur se répartissent sur un plus grand nombre de produits, ils prélèvent donc une moindre part dans chacun d’eux tout en restant identiques sur la somme. Le salaire de l’ouvrier a donc une tendance à s’accroître non seulement en proportion de l’augmentation de son travail, mais dans une proportion plus considérable encore qui correspond à la diminution des frais généraux sur chaque produit.
Par contre c’est l’opposé qui arrive quand les habitudes de chômage prévalent dans la population. L’ouvrier ne perd pas seulement le salaire d’une journée de travail sur six, il perçoit encore un salaire moins considérable sur les cinq autres journées. Pendant qu’il se croise les bras, en effet, les machines ne marchent pas et cependant l’intérêt du prix qu’elles ont coûté court toujours : ou bien encore les machines continuent de marcher, mais le prix des forces motrices n’est pas couvert : ces frais généraux dont l’importance est si considérable dans la grande industrie continuent de gréver le fabricant pendant que l’ouvrier chôme : le fabricant est donc forcé pour ne pas se trouver en perte de prélever sur chaque produit une part plus considérable et la part de l’ouvrier reste moindre. Non seulement la quantité des produits étant moindre, l’ouvrier perd sur la totalité, mais il perd encore sur chacun d’eux : double perte pour lui. Cette conséquence est d’une logique incontestable. Que l’ouvrier travaille six jours ou qu’il travaille cinq, la rémunération du capital reste la même, le prélèvement du capital est identique. « À Saint-Quentin, dit M. Jules Simon, la perte occasionnée par le chômage du lundi est toujours prévue dans les calculs des fabricants : il n’y a point en effet ces jours-là dans les ateliers assez de bras ni par conséquent assez de travail réalisé pour compenser les frais fixes »[16]. Que de fabriques sous ce rapport sont dans la même situation que Saint-Quentin.
Quand on parle en économie politique d’un fait important et général qui trouble la production, il faut toujours se rappeler le titre du pamphlet de Bastiat : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Les conséquences lointaines que l’œil exercé et le regard analytique parviennent seuls à découvrir ont souvent une influence encore plus grande que les conséquences prochaines qui n’échappent à personne. Quand l’ouvrier fait le lundi, ce qu’il voit, en admettant qu’il ne soit pas dupe des sophismes de la fausse science, c’est la perte d’un sixième de salaire par semaine ; ce qu’il ne voit pas, c’est d’abord cet abaissement nécessaire du salaire des cinq autres jours dont nous venons d’expliquer la cause ; c’est ensuite le tort qu’il fait à la fabrique dont il est membre et dont il supportera le contrecoup. Nous sommes entrés depuis quelques années dans une ère de liberté commerciale qui chaque jour s’étend encore. Dans chaque nation nous avons des rivaux qui n’oublient rien pour nous supplanter tant sur les marchés étrangers que sur notre propre marché. La préférence que le commerce accorde soit à notre industrie, soit à l’industrie étrangère peut tenir à trois causes : le meilleur marché des produits, un plus haut degré de perfection, une promptitude plus grande à les faire et à les livrer. Il est un dicton américain, passé à l’état d’axiome, nationalisé dans notre langue et devenu une des trivialités du langage usuel : Time is money. Que de vérités utiles ne contient pas ce proverbe vulgaire si l’on prend la peine de le creuser à fond. Sur le marché international comme dans la vie pratique l’avantage n’est pas seulement à celui qui produit à meilleur marché, il est encore à celui qui produit le plus vite. Satisfaire promptement aux commandes est une des nécessités du commerce moderne : c’est en ce sens qu’un pays où les ouvriers assidus au travail ne quittent aucun jour de la semaine l’atelier ou la fabrique, a un immense avantage sur les contrées où cette assiduité n’existe pas. À égalité de prix et de qualité, ce sera certainement pour lui une cause de préférence ; parfois même, surtout dans les industries de luxe soumises aux caprices et aux variations de la mode, cette circonstance unique compensera le désavantage de la qualité et du prix des produits. Ce qui est le plus difficile à calculer dans l’économie des nations comme dans l’économie domestique, c’est le manque à gagner. Le plus souvent on ne voit que la perte positive qui se manifeste par la disparition des capitaux existants, on ne voit pas cette autre perte également réelle, également funeste, qui consiste dans la diminution des profits possibles. C’est par cette ignorance que se perpétuent des abus, qui insensiblement ruinent l’industrie d’une nation. « Dans la crainte des incertitudes et des retards, écrit un économiste distingué, l’ouvrage émigrait en 1849, une des meilleures années de l’industrie des soies, de la ville de Lyon par toutes les portes ou il évitait d’y venir. On ne saura jamais combien de commandes qui auraient été adressées à Lyon se sont dirigées vers des fabriques étrangères. Le désordre chez nous est pour les concurrents du dehors une bonne fortune, qui enlève à la fois le gain de nos ouvriers et les profits de nos fabricants »[17]. Or, de tous les désordres il n’en est pas de plus funeste que le chômage volontaire, car c’est le désordre érigé en système, le désordre en permanence.
Cette promptitude à satisfaire aux commandes n’est pas seulement une des nécessités de l’industrie manufacturière, mais dans une société comme la nôtre qui dévore le temps comme l’espace et regarde le moindre retard comme une perte effective, l’activité du travail est devenue le besoin général et la loi universelle. Il n’est aucune classe d’ouvriers qui puisse s’y soustraire sans voir sa rémunération décroître et sa situation s’empirer. Et cependant les ouvriers employés aux grands travaux publics, tous ces individus nomades qui sont en quête de canaux et de chemins de fer, conservent des habitudes de chômages irréguliers, qu’ils payent fort cher sans s’en douter. « L’attraction exercée sur ces ouvriers par le cabaret les rend incapables de travail dès qu’ils ont quelque argent. C’est à ce fait bien connu qu’est due en partie l’habitude prise par les entrepreneurs de ne payer qu’à la fin du mois au lieu de le faire chaque semaine. Mais il s’est institué une fête de fin de mois que célèbrent même les ouvriers les plus rangés ; beaucoup la prolongent jusqu’à ce qu’ils aient dépensé la totalité du salaire disponible ; tant que ce but n’est pas atteint, les efforts des entrepreneurs intéressés au prompt achèvement des travaux ne peuvent les arracher au cabaret. Souvent les excès de tous genres auxquels ils se livrent pendant ces journées les rendent malades et ils doivent se reposer de ces excès avant de se remettre au travail. Aussi beaucoup comptent-ils quatre jours de chômages à la fin de chaque mois »[18]. Ainsi, voilà des travaux dont l’utilité publique réclame le prompt achèvement, les entrepreneurs sont obligés de les livrer à délai fixe sous peine d’indemnités considérables, et les ouvriers persistent dans leurs habitudes d’irrégularité et de chômage. Qu’en résulte-t-il ? C’est que l’entrepreneur, mis en péril par cette irrégularité de ses ouvriers, calcule d’avance le danger qu’il court, s’en prévaut pour prélever sur les salaires une sorte de prime d’assurance, et les réduit ainsi au grand détriment des ouvriers, qui ne se doutent même pas du tort qu’ils se font à eux-mêmes. Une autre conséquence encore, c’est que ces travaux d’utilité publique ne sont que tardivement achevés. Tel canal, tel chemin de fer, dont l’ouverture enrichirait toute une contrée, rendrait les transactions plus rapides et accroîtrait la demande des produits et du travail, n’est livré que six mois, qu’un an peut-être après le jour où il aurait pu l’être. La prospérité nationale, de même que les industries locales souffrent notablement de ces retards, l’ouvrier en subit le contrecoup ; en vain dira-ton que la souffrance particulière, dont la souffrance générale est pour lui la cause, est extraordinairement minime et comme infinitésimale. « De petits coups abattent un grand chêne », selon le mot de Franklin. Quand on réfléchit que de telles habitudes sont générales dans le pays, il est impossible de calculer la perte qui en résulté pour la richesse nationale, pour la production, et, par une conséquence logique, pour les salaires.
Tels sont les effets des chômages volontaires sur le taux des salaires. Qui ne voit qu’en cette matière tout ce qui est gain réalisable est aussi économie possible ? Bien des calculs ont été faits sur la petite fortune que les ouvriers pourraient acquérir sans autre sacrifice que celui de ces chômages et des débauches qu’ils entraînent. Un économiste belge, M. Le Hardy de Beaulieu, et un économiste français. M. Audiganne, ont traité cette matière d’une façon des plus frappantes. M. Le Hardy de Beaulieu estime, d’après des calculs positifs, qu’un ouvrier qui, depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de soixante, travaillerait le lundi contrairement aux fâcheuses habitudes belges, aurait, en arrivant à sa soixantième année, un capital d’environ 15 000 fr. Si ce fait était général, ce serait la complète émancipation des classes laborieuses. Mais l’estimation de M. Le Hardy de Beaulieu pèche en deux points. D’abord il est exagéré de regarder ce chômage volontaire de 52 journées par an comme un fait universel ou même ordinaire ; d’un autre côté et en sens contraire, l’appréciation de la perte que le chômage d’un jour fait subir à l’ouvrier est calculée par l’éminent économiste belge à un taux beaucoup trop minime. Le chiffre de la perte est d’après lui de 2 fr. seulement par jour de chômage, ce qui n’est même pas le salaire moyen. Nous préférons les calculs de M. Audiganne. M. Audiganne admet que 1 800 000 individus sont occupés en France comme ouvriers par les professions industrielles ou commerciales. Assurément le nombre n’est pas outré. Il suppose ensuite que sur 100 de ces travailleurs, il s’en rencontre 10 qui perdent volontairement un jour de la semaine, certainement encore la supposition n’est pas au-dessus de la réalité. C’est donc 180 000 journées par semaine, ou 9 360 000 journées par an qui sont ainsi perdues pour la production. Le salaire de chacune de ces journées peut être porté en moyenne à 3 fr. ; mais ces 3 fr. là, ajoute M. Audiganne, l’ouvrier manque à les gagner ; il est au contraire un autre argent qu’il perd et gaspille directement ; car aucun travailleur ne voudrait chômer s’il n’avait à dépenser ce jour-là 8, 10, 12 fr., quelquefois davantage, en plaisirs et en débauches. Pour rester plutôt en-deçà de la vérité, M. Audiganne prend 6 fr. comme moyenne de l’excédent de la dépense par chaque jour de chômage. Ces 6 fr. que l’ouvrier gaspille, ajoutés aux 3 fr. qu’il manque à gagner, font 9 fr. qui, multipliés par 9 360 000 journées par an, fixent la perte matérielle causée aux ouvriers par les chômages volontaires à la somme de 84 240 000 fr. [19] Arrêtons-nous sur ces chiffres. Bien entendu, ce n’est là qu’un calcul approximatif ; nous ne le prenons et ne le donnons que pour tel. Si nous divisons cette perte totale annuelle de 84 240 000 fr. par le nombre des ouvriers, qui est évalué 1 800 000, nous trouvons pour quotient le chiffre de 46 fr. 80 c., qui représente la perte individuelle que le chômage volontaire impose à l’ouvrier. Assurément ce chiffre est plutôt au-dessous qu’au-dessus de la vérité. En supposant que l’ouvrier, depuis l’âge de 16 ans jusqu’à celui de 60, se soit abstenu de chômages volontaires, ces sommes annuelles de 46 fr. 80 c., avec les intérêts composés, formeraient pour le sexagénaire un capital d’environ 6 500 fr. Ce n’est là que la moitié de l’évaluation de M. Le Hardy de Beaulieu. Mais M. Le Hardy de Beaulieu avait pris pour règle un fait anormal ; M. Audiganne, au contraire, a pris la moyenne, ce qui donne à ses calculs, tout approximatifs qu’ils soient d’ailleurs, un bien plus grand caractère de vérité.
On peut juger par ce qui précède du tort que les chômages volontaires font à l’ouvrier. La perte ainsi calculée n’est cependant qu’une partie de la perte réelle ; en n’a pas tenu compte des diverses circonstances sur lesquelles nous nous sommes arrêté longuement dans ce chapitre, de l’effet produit par la permanence des frais généraux pendant l’inaction de l’ouvrier, ni de l’influence qu’aurait eue sur les salaires cette accumulation de 84 240 000 francs qui viendraient annuellement grossir le capital national. Quand il s’agit des pertes que les vices font subir à l’homme, il n’est guère de calcul qui ne soit au-dessous de la vérité.
CHAPITRE IV
De la probité. — Probité d’abstention. — Probité d’action. — Probité d’abstention : Des détournements de matières premières ; — Raisons alléguées par les ouvriers pour les excuser ; — Des effets funestes de ces soustractions sur le taux des salaires. — Probité d’action : De la négligence des ouvriers pour les intérêts du patron ; — Du gaspillage du combustible et de la matière première ; — Du défaut d’entretien des métiers et machines. — De la concurrence étrangère et des obligations qu’elle impose à nos ouvriers. — Qu’il y a des populations chez lesquelles le sentiment du devoir est plus développé qu’en France. — Alternative pour les ouvriers sous le système de la liberté du commerce d’arriver à la même intégrité de mœurs ou de voir décroître leurs salaires. — Que les intérêts de l’ouvrier et du patron sont harmoniques. — De la défiance entre les ouvriers et les patrons. — Des effets fâcheux de cette défiance.
« Que la probité, disait Franklin, soit comme l’âme de votre âme. » Ce n’est pas sans raison que le sage Américain employait en parlant de cette vertu ces énergiques expressions. C’est là en effet, plus que partout ailleurs, que les équivoques et les méprises sont à craindre. Il n’est pas de qualité si souvent et si hautement revendiquée, il n’en est aucune si rarement possédée. Chacun prétend être homme probe et honnête, et, à part quelques exceptions peu nombreuses, chacun croit et veut l’être. Mais que l’intérêt propre soit en jeu, que l’occasion se présente de satisfaire ses passions, la haine ou l’envie, et presque tous les hommes trouveront avec leur conscience des accommodements faciles, et par des voies détournées dérogeront sans scrupule aux préceptes absolus de cette honnêteté qu’ils prétendent et croient toujours respecter. Sans doute quand il s’agit de cette probité élémentaire qui consiste à ne pas prendre le bien d’autrui, il est peu d’hommes qui ne suivront les commandements du devoir ; mais quand la probité devient plus compliquée, quand, au lieu de réclamer l’abstention elle commande l’action, l’attention, le zèle, c’est alors que l’on voit défaillir des volontés ordinairement droites et pures. Demandez à l’homme qui a loué ses services, depuis le plus haut fonctionnaire jusqu’au plus infime salarié, de travailler à la chose d’autrui, de veiller à l’intérêt d’autrui comme si cette chose et cet intérêt étaient les siens propres ; demandez à celui qui a loué la chose de son voisin, d’en faire un usage modéré, attentif, soigneux, comme si cette chose lui appartenait ; demandez à l’inférieur de ne pas éprouver je ne sais quelle satisfaction malicieuse en voyant gaspiller les biens de son supérieur, et vous éprouverez combien est rare cette vertu de probité, qui semblerait résider dans tous les cœurs. Et cependant, quand après l’honnête on se met en quête de l’utile, quand on veut comparer l’un à l’autre, on est étonné de leur parfaite concordance. Celui qui pour un motif ou pour un autre déroge à la loi universelle de probité, paye généralement le prix de sa faute : toute négligence, si petite qu’elle soit envers les intérêts du patron ou du maître, retombe d’ordinaire sur l’ouvrier, sur l’employé ; tout gaspillage des biens du supérieur se traduit à la longue en diminution des gages de l’inférieur ; l’analyse exacte et minutieuse de la science moderne conduit à ce résultat heureux, qui est l’opposé de la frivole maxime antique : notre ami, c’est notre maître. Il est vrai que cette probité sévère et délicate est le fruit de la méditation aussi bien que le fruit de l’effort ; l’intelligence y a autant de part que la volonté ; c’est une probité réfléchie et savante, et c’est à elle que l’on peut appliquer cette philosophique définition de la vertu, égarée dans les vers d’un vieux poète romain :
Virtus….. est pretium cognoscere rerum.
La vertu, c’est le discernement de la valeur des choses.
Nous avons parlé de cette probité élémentaire que nous appelions probité d’abstention et dont nous faisions presque le patrimoine universel. C’était aller trop loin, surtout à propos de la classe ouvrière. Les ouvriers, sans doute, la plupart du moins, croient et veulent être honnêtes. Malheureusement, en ce qui touche leurs devoirs envers leurs patrons, leur conscience est trop souvent d’une singulière élasticité. Ils ne prendraient assurément pas un sou à d’autres hommes, mais ils ne rougissent pas dans bien des occasions de dérober des matières premières : ce ne sont pas des vols, ce sont des détournements ; ils leur donnent des noms pittoresques, ils ont mille sophismes pour les justifier ; ils ne se regardent pas comme coupables, ils croient commettre une action que le désavantage de leur position autorise, ils croient exercer un droit qu’ils appelleraient volontiers droit de juste défense. « La fabrique rémoise s’est plainte de tout temps de nombreux vols commis à son préjudice chez le peigneur de laine, d’une sorte de piquage d’once, comme on dit à Lyon[20]. » « Le détournement d’une partie des soies, le piquage d’once a de tout temps affligé la fabrique de Lyon… on avait une singulière manière de s’arranger avec sa conscience : les façons ne sont pas assez payées, disait-on, l’ouvrier reprend ce qui lui est dû »[21]. Un chef d’atelier de Lyon indique à M. Audiganne divers procédés de piquage : le piquage de ballots, le piquage de salaires, les sommes prélevées sur la différence hygrométrique entre la sortie et la rentrée des matières données à fabriquer. Ce n’est pas seulement l’avidité, c’est surtout l’envie qui pousse à ces désordres. Ce que font les ouvriers, les ouvrières le font aussi ; ce n’est pas le procédé de piquage, c’en est un autre qui vaut encore moins, qui n’a pour but que de nuire au fabricant sans procurer aucun avantage à l’ouvrière qui le pratique. « L’ouvrière malhonnête, dit M. Augustin Cochin dans sa monographie de la Brodeuse des Vosges, peut aussi se venger par bien des fraudes : communiquer les dessins, perdre ou soustraire le tissu, et surtout accepter à la fois de l’ouvrage de plusieurs maisons de façon à retarder la livraison des commandes. Or, le temps c’est la mode ; une fois passée, l’ouvrage est perdu »[22].
Tels sont les faits, voici les conséquences. D’abord les frais généraux sont augmentés par l’augmentation des frais de surveillance. Le prélèvement du capital et des profits devient nécessairement plus considérable et prend une plus grande partie des produits ; le salaire se trouve réduit d’autant. La perte de la matière première, ce n’est pas l’entrepreneur qui la subit tout entière, c’est l’ouvrier qui en supporte la plus grande partie. Le salaire doit forcément décroître, ou, l’entrepreneur ne trouvant plus un profit suffisant, la production devrait cesser. L’ouvrier oublie toujours une circonstance importante, c’est que l’entrepreneur n’est pas isolé, il a des concurrents dont il doit accepter les prix ; ses concurrents ne sont pas tous dans le pays, il y en a d’étrangers qui travaillent dans des conditions peut-être meilleures, parmi des populations chez lesquelles le piquage n’est pas en usage. Qu’en résultat-il ? L’industriel, victime du piquage, ayant par suite des fraudes des frais de production plus élevés, est cependant forcé de maintenir ses prix au même niveau que les manufacturiers étrangers. Pour cela, il n’a qu’une ressource : l’abaissement des salaires. Fin de la production ou abaissement des salaires, pas de terme moyen ; dans tous les cas l’ouvrier perd. Mais ce qu’il y a de plus fâcheux et immoral, c’est que l’ouvrier honnête voit aussi ses salaires décroître ; c’est là surtout qu’est la grande injustice dont il importerait à tous les ouvriers de se rendre compte. Il faudrait que chacun sût que le piqueur d’once est un ennemi public, qu’il ne vole pas seulement le patron, qu’il vole ses camarades. Si du moins il tirait un avantage réel de ces détournements déplorables ; mais cette matière qu’il soustrait, il la vend à bas prix, au tiers, au quart de sa valeur ; il est fort douteux que ce profit illégitime compense l’abaissement de son salaire. « Tout baisse, a dit M. Augustin Cochin, quand le maître trompe l’ouvrier, l’ouvrier le maître et l’intermédiaire tous les deux. Bien faire au point de vue du salaire et bien faire au point de vue du travail se touchent ici de très près… Faire mieux paraît le seul moyen d’obtenir l’élévation des salaires et de recouvrer la supériorité de l’industrie »[23]. Il est telle profession où cette probité de l’ouvrier a une importance toute spéciale et où la moindre indélicatesse détruirait l’industrie tout entière. « Dans certaines professions, par exemple chez les ouvriers lapidaires où la besogne est donnée pour quinze ou vingt jours, les précautions ayant pour objet de constater les quantités dans l’intérêt du fabricant, seraient insuffisantes sans la loyauté de l’ouvrier »[24]. Il suffirait que quelques lapidaires de Septmoncel commissent quelque acte d’infidélité pour que cette industrie bienfaisante quittât les montagnes du Jura et allât s’installer sous l’œil des fabricants à Paris et à Amsterdam.
Les détournements ne sont heureusement possibles que dans quelques industries : un fait autrement général, d’une importance bien plus pernicieuse, quoique moins grave au point de vue moral, c’est la négligence presque universelle des ouvriers dans l’emploi des instruments, du combustible et des matières premières. La notion d’économie dans la fabrication semble leur être étrangère : ils paraissent n’avoir sur ce point ni l’idée de leurs devoirs, ni l’idée de leur intérêt : qu’ils aient l’obligation d’être ménagers des biens du patron et qu’ils tirent avantage de toute épargne dans la fabrication, c’est ce que très peu comprennent. Ils gaspilleraient le charbon si on ne les intéressait par des primes proportionnelles à l’épargne[25]. Mais ces primes proportionnelles ne sont possibles que dans les établissements où il se consomme une très grande quantité de combustible ; pour ceux où la consommation est moins grande et où l’on n’a pas recours à cette précaution, la perte est inévitable. Ce qui est vrai du combustible, l’est de toute matière première : l’ouvrier la gaspille avec ce sentiment d’indifférence que la plupart des hommes ont pour tout ce qui n’est pas à eux, accru de cette envie trop réelle que beaucoup d’ouvriers nourrissent contre leurs patrons. Le zèle pour la prospérité de la fabrique n’existe guère : les instruments, les métiers souffrent de la même incurie. « Les ouvriers négligent le soin de leurs métiers, et les dépenses d’entretien et de réparation deviennent une lourde charge pour les fabricants »[26]. Faut-il répéter toujours que les pertes causées par l’incurie, la négligence ou la malveillance des travailleurs s’imputent aux frais généraux, que ceux-ci se prélèvent sur le produit ainsi que l’intérêt du capital et le profit de l’industriel et réduisent par conséquent le salaire d’autant ? C’est une augmentation des frais de production, et l’ouvrier est le premier à en souffrir. « Tout progrès qui tend à faire diminuer les frais de production tend à élever les salaires »[27] ; cette proposition a sa réciproque. Faut il rappeler encore la nécessité, sous le système actuel de la liberté du commerce, de lutter avec la concurrence étrangère ? Faut-il prouver qu’il y a des populations dont les mœurs industrielles sont supérieures aux nôtres ? M. Escher, de Zurich, ingénieur et filateur, qui emploie près de 2 000 ouvriers de toutes nations, dans son évidence annexée au rapport des commissaires pour la loi des pauvres, disait à l’éloge des ouvriers allemands et surtout saxons : « Ils sont économes et étendent cette qualité même à la matière qu’ils mettent en œuvre et aux intérêts de leur patron, ils sont en un mot et comme conséquence honnêtes et dignes de confiance »[28]. Voilà donc l’économie et la probité à l’état de qualités nationales, patrimoine de tout un peuple. Faut-il faire ressortir les avantages dans le commerce international d’une nation qui possède ces qualités ? Voici comment s’exprime à ce sujet un industriel éminent cité par M. Michel Chevalier : « Les éléments du bénéfice ou de la perte peuvent être rangés sous cinq têtes de chapitre : 1° l’achat plus ou moins avantageux des matières ; 2° la production plus ou moins grande eu égard au nombre des ouvriers et aux machines qu’ils dirigent ; 3° l’économie ou le gaspillage dans l’emploi des matières premières ; 4° la qualité inférieure ou supérieure du produit ; 5° la vente plus ou moins bonne de la marchandise fabriquée »[29]. Sur ces cinq éléments de bénéfice ou de perte, il y en a trois qui dépendent en grande partie des ouvriers. Faut-il mesurer l’importance de la moindre infériorité dans un quelconque de ces éléments au point de vue de la production internationale ? « C’est sur des différences de 2, de 3, de 4% qu’est fondée la préférence que nous donne le consommateur étranger »[30]. Quand nous sommes ainsi poussés de toutes parts par la concurrence étrangère, quand il est avéré qu’il y a parmi nos rivales des nations chez lesquelles l’économie la plus stricte, la probité la plus délicate sont des qualités héréditaires, est-il besoin de démontrer que c’est pour nous une nécessité rigoureuse d’acquérir les mêmes qualités, et que si nous ne les acquérons pas, nous ne pouvons soutenir la lutte qu’en abaissant les salaires à leur limite la plus extrême ? Ne résulte-t-il pas enfin de ce qui précède, que la probité de l’ouvrier dans ses rapports avec le patron, la suppression des détournements, l’économie des matières premières, sont d’une importance capitale pour élever la production française, par suite la demande du travail français et, en dernière analyse, le taux des salaires en France ?
Les ouvriers français se plaignent toujours de ce que les salaires en France sont moins élevés que les salaires en Angleterre. Leurs délégués reviennent de l’exposition de Londres avec des récriminations amères contre les entrepreneurs et les capitalistes, ils se demandent pourquoi ils n’auraient pas une rémunération aussi élevée que leurs frères d’outre-Manche. Il y aurait là d’abord une question préjudicielle à trancher : la supériorité des ouvriers anglais au point de vue des salaires sur les ouvriers français existe-t-elle ainsi que le croit en France l’opinion publique ? Nombre de bons esprits tant dans la classe pratique des industriels que dans la classe spéculative des économistes et des statisticiens, sont prêts à contester cette allégation populaire. Pour nous, sans entrer dans les détails minutieux d’une discussion difficile, nous sommes disposé à admettre qu’en règle générale et dans des circonstances normales le taux des salaires ou le prix des services personnels est en effet plus élevé en Angleterre qu’en France. Mais quelle en est la raison ? Elle est bien simple à notre gré. C’est que la production française n’a pas atteint l’essor de la production anglaise. Et quelle est encore la cause de cette infériorité ? Il y en a sans doute plusieurs, mais la plus générale c’est que nos produits coûtent trop cher. Et d’où vient encore cette cherté ? D’une foule de circonstances, sans doute, mais en particulier de ce que le travail de l’ouvrier français, par défaut d’éducation ou d’énergie, est moins productif que le travail des insulaires d’outre-Manche. Quand donc les ouvriers français réclament des salaires plus élevés et prétendent imposer cette surélévation par la force, ils font complétement fausse route : s’ils réussissaient, ils rendraient encore plus élevés les frais de production dont la trop grande élévation est déjà la cause de notre infériorité sur le marché international ; cette infériorité se trouverait par conséquent augmentée, d’où la décadence de l’industrie française serait inévitable, et au bout de quelque temps amènerait avec elle des salaires encore plus bas que ceux qui existaient auparavant. Le vrai moyen pour l’ouvrier comme pour l’industriel d’améliorer leur sort, c’est d’abaisser les frais de production. Que ceux-ci baissent de 2, de 3, de 4%, ce sera peut-être assez pour assurer à l’industrie française un marché immense. Or, cette baisse minime dépend en grande partie des ouvriers. Qu’ils ne négligent aucune circonstance si petite qu’elle leur paraisse, qu’ils joignent à l’assiduité et à l’énergie au travail la probité la plus minutieuse, qu’ils soient dans la fabrication avares de la matière première et du combustible, qu’ils acquièrent par la réflexion la persuasion que leur intérêt est identique avec celui du fabricant et qu’ils agissent dans cette conviction ; voilà comment peu à peu leurs salaires pourront s’élever et se maintenir au niveau de ceux de leurs frères d’outre-Manche, quand ils auront acquis les qualités industrielles des ouvriers anglais et quand, par une suite probable, la production française aura pris un essor égal à celui de la production anglaise.
Le grand point c’est de rétablir la confiance entre les ouvriers et les patrons : presque partout il règne une défiance sourde qui gronde toujours et se manifeste d’intervalle à intervalle par des actes regrettables. Les ouvriers ne se rendent pas compte du tort qu’ils se font à eux-mêmes par cette envie déplacée. Là comme partout l’envie est un mauvais calcul ou plutôt un manque absolu de calcul. Où le sort des ouvriers est le plus heureux, où les fabricants s’appliquent le plus à l’améliorer par les institutions diverses de leur louable initiative, c’est dans les pays où l’ouvrier a de l’attachement et de la déférence pour le chef d’industrie ; c’est en Alsace où se trouve à l’état de qualité traditionnelle et nationale le zèle pour la prospérité de la fabrique ; c’est encore à Sedan, le Lowel français ; c’est partout enfin où les mœurs sont bonnes, où la conduite est honnête, où la subordination n’est pas seulement l’effet de la crainte et de la nécessité mais du respect et de la déférence. Partout ailleurs l’industrie souffre : l’ouvrier comme l’industriel sont dans le malaise : la difficulté des rapports mutuels entrave tout progrès dans l’ordre économique ou moral, intellectuel du matériel : les ouvriers s’isolent dans leur envie et les fabricants dans leur dédain : les uns et les autres ferment les yeux sur ce qui les nuit pour ne plus voir que ce qui les divise : l’antagonisme existe dans la production qui réclame pour condition première l’union et l’entente de tous : de là naît cette guerre entre le travail et le capital, véritable guerre civile de deux éléments qui ne peuvent prospérer que par leur harmonie et qui se détruisent l’un l’autre par leur discorde. Notre industrie est profondément atteinte par cette maladie chronique dont les crises renouvelées jettent la société dans une cruelle inquiétude. Cette défiance prolongée, ces jalousies et ces inimitiés latentes, cet état d’incertitudes persistantes et de continuelles alarmes, n’est pas un des moindres obstacles à la hausse des salaires, à l’élévation des profits et au bon marché des marchandises, trois améliorations qui ne sont pas inconciliables et dont le développement régulier et harmonique constitue le progrès social.
CHAPITRE V
De la sobriété. — Importance et difficulté de cette vertu pour l’ouvrier. — Les récréations. — Le dimanche. — De l’observance du dimanche au point de vue économique et social. — Le repos du dimanche est devenu une occasion d’épanouissement et d’assouvissement pour tous les instincts matériels. — L’ivrognerie chez les ouvriers, chez les ouvrières, chez les enfants. — Exemples de la consommation des liqueurs fortes en Angleterre et en France. — De l’influence de ces excès sur le taux des salaires. — Maladies. — Vieillesse prématurée. — Décroissance des salaires vers 40 ans. — Éducation mauvaise de l’enfance. — L’adolescent de 16 ans. — La débauche augmente ce que J.-B. Say appelait le désavantage de la position de l’ouvrier. — Les avances des patrons à leurs ouvriers et la loi de 1851. — De la vraie liberté du travail.
Il ne suffit pas de voir l’ouvrier à la fabrique, il faut le suivre quand il en sort : de sa conduite au dehors dépend en grande partie sa destinée : son énergie, son assiduité au travail, sa probité, qualités précieuses sans doute, perdent la moitié de leurs effets bienfaisants, si elles ne sont accompagnées d’une autre qualité supérieure encore qui est la sobriété. C’est là, à vrai dire, pour l’ouvrier la vertu principale, la condition, l’origine des autres : c’est la grâce d’état, qu’il lui faut à tout prix acquérir, sous peine de voir se paralyser toutes ses facultés intellectuelles et physiques. C’est aussi dans cette vertu que se manifeste au plus haut degré cette force de volonté qui est le fondement de toute moralité.
Il faut pourtant le dire : si toutes les qualités dont nous avons parlé jusqu’ici sont rares, celle qui nous occupe l’est encore davantage, et il est naturel qu’elle le soit. L’ouvrier qui s’écarte de cette sobriété, que les moralistes lui recommandent, a dans la situation actuelle bien des excuses. Privé d’instruction, que peut-il faire de ses loisirs et de son argent, si ce n’est les employer à se procurer les seules jouissances que l’état de son intelligence lui permette de goûter ? Il est besoin pour lui d’une bien grande énergie naturelle de caractère pour résister à l’appel des plaisirs grossiers qui presque seuls lui sont accessibles. Les loisirs lui pèsent dans son humble réduit, près de sa femme ignorante des choses les plus simples de la vie, sans conversation possible, sans aucun intérêt intellectuel ; il se tourne alors vers le cabaret. Le cabaret devient le lieu de réunion, le lieu de repos : le cabaret, a-t-on dit, tient pour les classes ouvrières, dans la société actuelle, la place de l’Église dans la société passée. Tel est l’état de choses général, non pas universel. C’est là un mal terrible, mais qui n’est pas invincible ; l’expérience en fait foi. Les ouvriers peuvent contracter des habitudes meilleures : toutefois il est difficile que ce progrès s’accomplisse de soi-même et sans intervention extérieure : partout où nous voyons les ouvriers sobres, à Sédan, à Guebwiller, nous trouvons l’initiative intelligente des industriels ; c’est là un fait d’observation historique que justifierait au besoin l’observation psychologique. Il faut à l’homme, dans toutes ses actions en bien et en mal, un levier qui le détermine et le pousse : pour le convertir du mal au bien, pour le ramener de la débauche à la sobriété, il faut lui faire entrevoir une raison suffisante de changer de vie. Cette raison ne peut être que la conception du devoir, ou la conception de l’intérêt : l’une et l’autre se développent par l’instruction ; c’est donc à l’instruction de raviver le sentiment éteint du devoir en développant la notion trop mal comprise de l’intérêt personnel.
Intérêt et devoir, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, sont encore synonymes. La religion, la coutume, les traditions, ont consacré le repos du dimanche. La religion le destinait à un usage élevé, la glorification de Dieu : la tradition avait longtemps maintenu cette prescription sainte ; mais l’usage a perverti ce que la première avait établi, ce que la seconde s’était efforcé de conserver. On observe encore le dimanche dans la plus grande partie des industries, ou du moins l’on ne travaille pas ce jour-là. Bien des attaques, cependant, se sont élevées contre l’observation de ce jour privilégié. Est-il donc inutile que l’homme se repose ? Faut-il consacrer 365 jours sans intervalle à un travail fatigant, absorbant ? Le repos du dimanche revient-il trop souvent ? Un jour sur sept consacré aux loisirs élevés, aux occupations de l’esprit, aux affections de la famille, aux devoirs du cœur et de l’âme, est-ce trop ? Grâce au ciel, peu d’esprits aujourd’hui seraient disposés à refuser au travailleur ce jour de repos contre six jours de travail, ce jour de liberté contre six jours de subordination. Puisqu’un jour de repos est utile, n’est-il pas indispensable qu’un jour particulier et déterminé soit destiné, dans toutes les industries, à ce repos périodique ? Il faut éviter la déperdition de force, la dépense de combustible, les frais de surveillance : et voilà pourquoi il est bon qu’un jour fixe soit consacré au repos. Que l’on compare la situation industrielle d’un pays protestant comme l’Écosse, où le dimanche est observé avec une rigueur minutieuse, à celle d’une contrée moitié sceptique, moitié indifférente comme la France, où les ouvriers prennent à leur choix tel ou tel jour pour le consacrer à leurs plaisirs, et l’on arrivera, par une analyse exacte, à trouver de ce seul chef un élément de supériorité notable en faveur de la production écossaise sur la production française.
Mais, l’observation du dimanche, ce n’est pas seulement l’absence de travail, ce n’en est là que le signe extérieur. Ce jour privilégié a aussi son emploi, emploi salutaire : c’est un jour de diversion pour l’homme de peine, c’est le temps donné à son âme et à son esprit, pour se réveiller de leur torpeur journalière et vivre à leur tour de leur vie propre : c’est à la fois un jour de repos pour le corps, où il se délasse, où il se répare, où il reprend et accroît ses forces perdues, et pour l’intelligence une occasion d’activité et de travail. Délassement physique, exercice intellectuel, voilà quel doit être pour les ouvriers l’emploi du dimanche au point de vue social et économique. L’homme est né pour l’action, qu’on ne l’oublie pas : de quelque façon qu’il se comporte, il ne trouvera de bonheur que dans l’action : le vrai repos, ce n’est pas l’inactivité, c’est le déploiement d’une activité contraire à celle que l’on a longtemps exercée. À qui travaille de tête, le délassement c’est le travail du corps : après huit heures de cabinet, deux heures de cheval ou d’escrime reposent l’esprit en exerçant les membres ; à qui travaille des bras, le délassement c’est le travail de tête ; après dix ou douze heures à la fabrique ou à l’atelier, deux heures de lecture, de dessin, de musique, reposent, rafraîchissent ou relâchent les nerfs et les muscles, en exerçant l’esprit. Voici donc quel devrait être l’emploi du dimanche : pour l’homme de cabinet, exercice corporel, repos intellectuel ; pour l’ouvrier, exercice intellectuel, repos corporel : l’instruction seule nous mènera là. Quand le dimanche sera ainsi compris et pratiqué, on sentira combien est sage, au point de vue économique, cette institution religieuse. C’est alors que le travail de la semaine deviendra plus productif, non seulement par les connaissances acquises dans ces intelligents loisirs ; mais par cet équilibre des facultés, par cette satisfaction intérieure, par cette puissance d’attention, qui sont autant d’éléments de production ; et la production croissant, est-il besoin de répéter que les salaires hausseraient ?
Mais actuellement, tout autre est l’emploi du dimanche. Dans quelques localités, dans quelques industries, il est vrai, on s’y adonne à la musique, on forme des orphéons. Guebwiller, célèbre à tant de titres, a été l’une des premières à organiser ces concerts ouvriers qui, heureusement, deviennent de plus en plus fréquents. Dans d’autres villes, sans être aussi fructueuse, l’observation du dimanche retient pourtant quelque chose de son utilité primitive et de son ancien esprit : à Sedan, où l’ouvrier loue aux environs de la ville un petit coin de terrain qu’il paye 10 ou 15 fr. par an pour y passer le dimanche avec sa famille en plein air ; à Aix, où l’ouvrier a son petit toit champêtre qu’il appelle cabanon ; à Nîmes, où il se réunit pour composer et réciter des chansons populaires. Mais presque partout ailleurs le dimanche a été perverti de sa destination primitive : corruptio optimi pessima. Il est devenu une occasion d’épanouissement et d’assouvissement pour tous les instincts matériels ; ce n’est plus un jour de délassement, c’est un jour de fatigue et d’épuisement qui laisse l’ouvrier plus abattu, plus morne, plus énervé qu’auparavant. Au lieu de réparer ses forces, l’ouvrier, par l’abus des liqueurs alcooliques, les dissipe encore davantage ; il retourne à l’atelier avec cette triple lassitude morale, intellectuelle et physique, qui est la conséquence et la punition de tous les excès ; la production au lieu d’y gagner en quantité et en qualité, y perd sous l’un et l’autre rapport ; les salaires en souffrent comme toujours ; de plus ces excès périodiques entraînent des maladies qui forcent au chômage et viennent encore diminuer la somme des salaires de l’année.
L’ivrognerie, c’est là le grand ennemi des classes ouvrières, c’est la plaie de notre vieux monde, qui y rend la condition de l’ouvrier si précaire et si stationnaire en dépit de tous les progrès. Ce qu’il y a de profondément triste, c’est que ce sont les ouvriers qui gagnent le plus qui donnent le mauvais exemple. « Les ouvriers les mieux payés sont les plus adonnés à l’ivrognerie[31] ». La raison s’épouvante à l’aspect des chiffres que la statistique a relevés : « En Angleterre les ouvriers consomment annuellement 685 millions en liqueurs fortes »[32]. « Il se consomme à Amiens 80 000 petits verres d’eau-de-vie par jour ; on a calculé que c’était une valeur de 4 000 fr. représentant 3 500 kilogr. de viande ou 12 121 kilogr. de pain »[33]. La valeur de cette eau-de-vie pourrait donc procurer à 28 000 personnes une portion journalière de 125 grammes de viande, c’est-à-dire précisément la ration de viande que certains gouvernements donnent à leurs soldats en temps de paix[34]. Si cette viande remplaçait cette eau-de-vie, quel changement ne serait-ce pas dans l’alimentation d’Amiens, dans la force et la santé des classes ouvrières et par conséquent dans la production ! « Il s’est débité à Rouen dans l’espace d’une année 5 millions de litres d’eau-de-vie, outre le vin, le cidre et la bière »[35]. Évaluez encore cette quantité, transformez-la en viande, nourrissez-en les ouvriers, quelle augmentation de forces !
Que penser de l’action de ces liqueurs pernicieuses qui peuvent être regardées à juste titre comme des poisons plus ou moins violents : et pour ne pas perdre de vue le sujet spécial, qui nous occupe, le taux des salaires, que dire de l’influence que peut avoir sur lui cette consommation funeste ? L’homme, disions-nous au commencement de cet ouvrage, est une force libre et intelligente, c’est à ce double titre qu’il participe à la production : mais, est-ce que ces excès de débauches, ces liqueurs d’autant plus malsaines que leur qualité est plus mauvaise, ces eaux-de-vie de pommes de terre, de topinambours ou de substances analogues, n’ont pas pour effet définitif, si ce n’est immédiat, d’affaiblir à la fois la force physique, la force intellectuelle, la force morale ? L’homme devient plus faible, moins intelligent et moins libre ; son travail se déprécie : c’est une machine usée qui, de jour en jour, perd son énergie motrice et la précision de ses mouvements ; elle se détériore et se dégrade ; son prix baisse naturellement ; les services qu’elle rend décroissant, et sa rémunération décroît à proportion.
La statistique a montré que les salaires commencent à diminuer vers l’âge de 35 à 40 ans[36]. Qu’est-ce à dire si ce n’est que le travail décroît avec l’âge ? Mais quel est l’effet de l’ivrognerie si ce n’est de produire une vieillesse précoce, d’amener par ces tremblements nerveux qui en résultent, par le delirium tremens et ses autres conséquences terribles, l’épuisement prématuré de celui qui s’en est fait la victime volontaire ? Si la décroissance des salaires commence vers 35 ou 40 ans, n’est-ce pas là en partie une suite de l’intempérance des ouvriers et de leurs mauvaises habitudes ? Est-ce que dans les autres conditions les hommes ne gardent pas leur vigueur et leur adresse jusqu’à la cinquantième année ? Si elle cesse plus tôt dans les populations ouvrières, la cause n’en est-elle pas dans les excès auxquels elles s’abandonnent ?
L’ouvrier n’est pas isolé : les maux que son inconduite lui attirent ne lui demeurent pas personnels : il se marie, il devient père, et ses enfants en naissant héritent du vice originaire ; ils sont faibles, rachitiques, d’une sensibilité nerveuse exagérée. Si encore après la naissance ils se trouvaient à l’abri des conséquences pernicieuses du vice, mais point : ils sucent l’ivrognerie avec le lait ; ce n’est pas là une métaphore, c’est malheureusement une expression littérale : à Birmingham, à Manchester, « la mère donne de l’opium à son enfant pour en être mieux débarrassée »[37]. Les mères font prendre à l’enfant de la thériaque, qu’elles appellent un dormant, et qui a en effet une vertu stupéfiante ; M. Villermé a constaté que la vente de la thériaque augmentait le samedi, les mères voulant être libres d’aller s’empoisonner dans les cabarets. Un inspecteur de police en Angleterre déposa, dans l’enquête de 1834, que les mères menaient avec elles de petits enfants au cabaret et les battaient quand ils refusaient de boire. En France aussi, on a vu des mères frotter avec de l’eau-de-vie les lèvres de leurs nourrissons, leur en verser quelques gouttes dans la bouche, les préparer, les dresser à l’ivrognerie[38]. Ces habitudes prises dès la naissance se continuent ; le parlement d’Angleterre rendit une loi pour défendre d’admettre les enfants seuls dans les cabarets ; le mal ne diminue guère : des enfants de dix ou douze ans trouvaient des ouvriers complaisants qui moyennant un verre d’eau-de-vie ou de gin, jouaient volontiers le rôle de leur tuteur ou de leur patron.
Ainsi voilà des êtres lancés dans la vie sans autre moyen de se soutenir que leur force physique et leur intelligence, et le premier acte de ceux qui devraient les protéger, c’est d’endormir cette intelligence et d’épuiser cette force physique. Que peuvent faire ces pauvres êtres nés faibles et délicats, et dont la délicatesse et la faiblesse s’accroissent chaque jour par leurs mauvaises habitudes ? Quel emploi utile pourront-ils faire de leurs bras ? Cette intelligence dont ils ont tant besoin, comment se réveillera-t-elle et secouera-t-elle les influences qui l’ont accueillie à son entrée dans le monde ? Elle est encore et restera toujours sous l’action de ces stupéfiants dont on s’est servi pour l’endormir autrefois. Au point de vue de la production, ce sont là des forces dégradées, impuissantes, presque sans action : leur rémunération est en proportion des services qu’elles rendent, c’est-à-dire faible. Comment en serait-il autrement ? Une fabrique qui n’a que de tels ouvriers, c’est comme une fabrique dont l’outillage est usé, détraqué, vieilli. L’homme possède deux instruments, son intelligence, sa force physique. Il n’a qu’un moyen d’accroître sans cesse l’effet utile de l’un ou de l’autre, c’est de se développer et de se perfectionner. Si au contraire il se détériore lui-même, tout est perdu ! Ses salaires vont en diminuant : c’est le cours naturel des choses que rien ne peut arrêter.
Avec une éducation si déplorable de l’enfance, c’en est fait de l’âge mûr. L’homme n’a puisé au sein de la famille que des préceptes mauvais : on l’a imbu dès le berceau des principes les plus pernicieux. Il ne veut qu’une chose, les jouissances de la matière ; il n’a d’autre but dans la vie que de se les procurer. Aussi, dès que la loi le fait libre, dès qu’elle le rend maître de son travail et de son salaire en lui octroyant un livret, l’adolescent de seize ans traite avec ses parents d’égal à égal ; il secoue cette tutelle paternelle qui ne se recommande par aucun bienfait ; il s’arrange pour ne payer qu’un prix modique en échange de la nourriture et du logement, ou bien même il quitte la famille, s’installe à l’auberge et s’abandonne à ses goûts déréglés. C’est là un fait universel et l’un des plus déplorables au point de vue du progrès des populations ouvrières. De seize à vingt ans, c’est le moment où les salaires de l’ouvrier sont le plus élevés relativement à ses besoins ; dans presque toutes les professions qui ne réclament pas un long apprentissage, l’adolescent a presque les salaires d’un homme, sans en avoir les charges ; c’est le moment où se décide son avenir, il pourrait épargner et se former un petit capital, mais tout va au cabaret ; de seize à vingt ans, c’est encore le moment critique au point de vue physique, c’est celui où le corps a besoin de ménagements, de régime et d’hygiène, où les excès sont le plus à redouter, où ils amènent les conséquences les plus pernicieuses, et c’est celui où ils sont le plus fréquents. C’est ainsi que l’ouvrier trop souvent aux malheurs d’une enfance délaissée vient joindre ceux d’une vicieuse adolescence. Il achève cette œuvre de destruction lente que ses parents avaient commencée sur lui : il s’arrête lui-même dans son développement, il détériore, comme à plaisir, ses instruments de travail et de gain : et il ira se plaindre ensuite que ses salaires soient faibles, il ira accuser l’industrie de ruiner sa force physique et son intelligence, tandis que c’est en grande partie lui-même qui est l’auteur volontaire, quoique inconscient peut-être, des maux qu’il accuse ! Il a mangé son capital, le seul que le ciel lui eût donné, sa force et son intelligence ; ce capital à moitié détruit ne donne plus qu’un revenu insuffisant, c’est le cours naturel des choses, c’est la nécessité et c’est la justice.
La débauche, au point de vue économique, se traduit en diminution de forces, affaiblissement de l’esprit, maladies fréquentes, vieillesse prématurée, perte de temps, c’est-à-dire en un mot, diminution de la production. L’ouvrier en subit la peine par la diminution de son salaire, conséquence logique, inévitable. Mais la débauche nuit encore à l’ouvrier d’une autre manière. Elle augmente ce que l’économiste J.-B. Say appelle le désavantage de sa position. Elle le rend moins fort pour stipuler son salaire, elle lui enlève la dignité morale, qui dans toutes les conventions humaines agit avec une force considérable ; l’ouvrier est moins libre, la stipulation s’en ressent et elle tourne souvent contre lui.
L’ouvrier adonné à la débauche, ou même l’ouvrier qui manque d’ordre, cette vertu précieuse, vertu rare, vertu morne et sombre, comme disait Montaigne, se voit entraîné à emprunter, à escompter son salaire, et l’homme auquel il a souvent recours, c’est son patron. C’est que le patron est le prêteur naturel et légal de l’ouvrier. La loi lui accorde un privilège pour les avances inscrites sur le livret. Ce privilège était autrefois illimité ; une loi de 1851 le réduit à la somme maximum de 30 francs. Cette loi confère au patron une sorte de droit de saisie-arrêt sur les salaires de l’ouvrier, qu’il soit dans sa fabrique en dans une autre, jusqu’à concurrence de 30 fr. Ce droit de saisie-arrêt s’exerce par une retenue qui était autrefois de deux dixièmes, que la loi de 1851 a réduite à un dixième, sur le salaire journalier de l’ouvrier. Cette retenue se fait de plein droit sans formalité ; le nouveau patron de l’ouvrier est obligé de la prélever et de la faire tenir au patron qui a fait l’avance. Il n’existe nulle part dans notre code un privilège entouré de tant de garanties et si nuisible à celui sur lequel il porte. C’est l’ouvrier lui-même qui est hypothéqué, et, comme tout bien chargé d’hypothèques, il perd de sa valeur. Vendez un immeuble grevé d’hypothèques, vous le vendrez mal ; vous perdrez plus que le montant de la somme dont il est grevé ; les ennuis, les dangers mêmes auxquels cette hypothèque expose, font de ce bien un bien dont personne ne se soucie. Ici c’est l’ouvrier qui est la res hypothecaria, c’est lui-même qui est le pignus ; point de patron qui se soucie de l’avoir. L’ouvrier est en quelque sorte immobilisé ; comment pourrait-il par exemple se transporter d’un lieu à un autre, aller dans une fabrique distante seulement de quelques lieues, quand son nouveau patron au vu du livret serait obligé d’avertir le patron ancien pour lui faire tenir cette somme minime qui est le dixième du salaire de l’ouvrier. Quelle apparence qu’un fabricant aille s’exposer à de pareils ennuis ? L’ouvrier, en fait, dans la plupart des cas, est saisi-arrêté : il reste en servage. Ces liens personnels que notre droit politique a abolis, notre droit industriel, dans cette circonstance particulière, les a ressuscités. Sans doute ce n’est que d’une manière passagère : 30 francs, dit-on, se remboursent vite. Mais supposez un ouvrier chargé de famille, gagnant 3 francs par jour, salaire moyen ; la retenue sera de 30 centimes, elle pourra continuer pendant cent jours avant le remboursement complet de la dette : pendant ces cent jours la liberté de l’ouvrier sera paralysée. Si pendant ce temps des circonstances spéciales provoquent une hausse des salaires, il est probable que l’ouvrier n’en profitera pas, ou qu’il n’y participera que dans une proportion minime. Voilà les plus grands inconvénients de ces avances ; ce ne sont pas les seuls : l’ouvrier voyant prélever une partie de la rémunération de son travail, sachant d’ailleurs que sa situation condamne son salaire à l’immobilité, n’apportera pas le même zèle, la même énergie au travail : la production en souffrira. Ce n’est pas que nous voulions être injuste envers la loi de 1851 et méconnaître le bien dont elle est susceptible. Nous reconnaissons que sans elle l’ouvrier ne pourrait jamais obtenir de crédit auprès de son patron, que quelquefois l’ouvrier en a besoin et qu’à ce point de vue la loi est bonne. C’est aux ouvriers à se mettre sur leurs gardes ; c’est à eux de ne recourir aux avances que dans les cas extrêmes, extraordinaires, où des circonstances indépendantes de leur volonté les réduisent quelquefois : c’est à eux de garder leur propre liberté ; qu’ils soient persuadés qu’au point de vue de l’intérêt comme à celui de la moralité, c’est le premier des biens et la source de tous les autres.
La liberté du travail, il y a longtemps que nos lois l’ont décrétée ; mais en pratique, dans les rapports journaliers des ouvriers et des patrons, existe-t-elle avec toute son efficacité ? Malheureusement, et nous en verrons des exemples dans la suite de cet ouvrage, elle n’existe pas toujours et partout avec l’efficacité qu’elle devrait avoir ; nous n’entendons faire aucun reproche à notre droit positif, nous ne nous plaignons pas de la société, mais de l’homme même, de l’éducation qui est défectueuse, de l’instruction qui est insuffisante, des mœurs qui, faute d’une éducation vigoureuse et d’une instruction solide et substantielle, manquent de fermeté et de règle. Pour que l’homme soit libre, il ne suffit pas que la loi civile ait décrété la liberté de tous ; ce n’est là qu’une liberté extérieure ; il faut que chaque homme ait porté lui-même la même loi dans son for intérieur et qu’il veille à son exécution : la liberté, ce n’est pas seulement une prescription de la société, c’est une vertu du citoyen, on n’y arrive que par l’effort, par la domination sur soi-même, par la moralité. La liberté du travail est donc proclamée, la convention libre du salaire est de droit civil ; mais dans certaines branches d’industrie, dans l’industrie à domicile spécialement, il arrive souvent que la convention n’est pas parfaitement libre, et cela fréquemment par la faute de l’ouvrier. Un économiste novateur, quelquefois présomptueux, mais souvent ingénieux, qui a échoué dans sa prétention de refaire l’économie politique, mais qui a porté sur quelques points spéciaux une analyse minutieuse et exacte, M. Mac-Leod, a donné des prix la définition suivante : « Le prix varie en sens direct du service rendu et en sens inverse de la puissance de l’acheteur sur le vendeur »[39]. Cette définition nous semble s’appliquer parfaitement au taux des salaires et à ses variations ; le salaire varie en sens direct du service rendu par l’ouvrier et en sens inverse de la puissance du patron sur l’ouvrier. Cette seconde partie de la définition est d’une remarquable justesse en ce qui touche l’industrie à domicile. Les ouvriers disséminés, qui travaillent près de leur foyer, et dont le nombre est encore immense en France, ne traitent avec leur patron ou ses représentants sur le pied d’égalité, que quand ils ont un esprit éclairé, de la fermeté de caractère et des épargnes derrière eux ; faute de ces qualités et de ces avantages, ils se trouvent dans une condition précaire, dépendante, exposés à mille vexations. Tous les économistes et les moralistes qui ont fait de la petite industrie à domicile ou à la campagne une étude minutieuse, ont été vivement frappés de la situation désavantageuse de l’ouvrier, toutes les fois que les habitudes de sobriété, de dignité et de domination sur soi-même ne lui ont pas donné une grande force morale. « Le plus souvent c’est l’ouvrier qui, moins en état d’attendre à cause des nécessités journalières, ne saurait débattre avec une égale indépendance les conditions proposées ; une liberté plus grande est la récompense du travail prévoyant »[40]. — « Il suffit qu’on soit dans la gêne pour que les fabricants abaissent encore le prix des façons »[41], disait la femme d’un chef d’atelier. c Les ouvrières ordinaires sont à la’ merci du fabricant »[42]. « Quelle différence, dit M. Audiganne, entre l’attitude de l’ouvrier de Septmoncel rapportant les pierres qu’il a taillées, et celle du pauvre tisserand de la campagne dans certains districts, quand il vient, lui aussi, rendre sa pièce d’étoffe à l’intermédiaire dont il la tient ordinairement. Comme ce dernier est traité avec un dédain inconnu du premier, comme sa susceptibilité est peu ménagée ; il épie, le cou tendu, les moindres signes des impressions de son juge, tremblant ou que son salaire ne soit rogné pour des malfaçons plus ou moins réelles, ou qu’il ne soit renvoyé lui-même sans emporter d’autre ouvrage. Dans une telle scène on ne reconnaît plus guère deux parties traitant librement ensemble »[43]. Ainsi se passent les choses dans la petite industrie, disséminée à la campagne ; ceux qui ne connaissent et n’observent que les grands centres manufacturiers où les ouvriers travaillent réunis dans de grandes usines, ignorent les abus multipliés qui se commettent dans l’industrie à domicile. Là trop souvent l’ouvrier est exploité soit par le petit fabricant, soit beaucoup plus fréquemment par l’intermédiaire. La liberté pour le tisserand de la campagne, pour la brodeuse, pour la lingère, est un fait exceptionnel, presque anormal. S’ils n’ont pas de hautes qualités morales, ils sont à la merci de celui qui leur apporte l’ouvrage et réduits à accepter ses prix. Pour parvenir à cette liberté que la loi sanctionne, à cette égalité de droits que tous les vœux appellent, il faut à l’homme avant tout le sentiment de sa dignité et de sa valeur, il lui faut ce respect de soi, dont les Anglais font la première vertu humaine ; ce sentiment-là n’est compatible qu’avec la tempérance, qu’avec les habitudes d’ordre ; que l’ouvrier commence à se dominer soi-même, qu’il écarte avec soin tous les excès, il relèvera par là sa position sociale, il acquerra de l’indépendance, il sera dans une position plus avantageuse pour stipuler ses intérêts ; son salaire, actuellement si réduit dans la petite industrie à domicile, ne tardera pas à s’élever. Ni les fabricants, ni le public d’ailleurs n’y perdront. Des salaires élevés avec une population morale et intelligente, assurent une production abondante et à bon marché.
CHAPITRE VI
De la population et des mœurs. — Théorie de Malthus. — Des circonstances spéciales au peuple et au temps qui l’ont inspirée. — Que la France n’a pas à craindre un excès de population. — Les mariages et la fécondité. — Stérilité systématique dans les classes bourgeoises et chez les ouvriers les plus aisés. — Familles nombreuses chez les indigents, les manœuvres et les ouvriers du dernier rang. — Inconvénients et dangers de cet état de choses au point de vue de la production et du taux des salaires. — D’où vient que la rétribution de l’ouvrier est si minime dans les professions viles et rebutantes. — Des mauvaises mœurs. — De la situation de la femme dans la société et dans l’industrie. — Le concubinage. — Les enfants naturels. — La prostitution. — Ce qui maintient bas le salaire des femmes. — De divers établissements de patronage pour les ouvrières.
Nous arrivons à la grande question qui fut longtemps le thème favori des économistes, à la question de la population. Pendant toute la première partie de ce siècle, c’est elle qui a défrayé les polémiques les plus vives. L’attention s’en est un peu retirée de nos jours soit par lassitude, soit par réflexion et par la conviction que les maux terribles dont on menaçait l’espèce humaine ne peuvent l’atteindre que dans un avenir très lointain. Cependant c’est toujours là une question vitale qui mérite les considérations les plus sérieuses.
C’est à la fin du siècle dernier, en 1798, que Malthus donna la première édition ou plutôt l’esquisse de son fameux traité de la population. Ce livre célèbre se ressent de la nationalité de l’auteur et des circonstances spéciales au peuple chez lequel il vit le jour. C’est le régime de la loi des pauvres en Angleterre qui a inspiré l’écrivain ; il avait sous les yeux les désordres effroyables que produisait cette taxe de l’indigence employée à sustenter la paresse, la débauche et tous les vices ; il voyait des populations entières, dépouillées du sentiment de la responsabilité, abandonnées aux instincts les plus grossiers, se propager à l’infini ; c’est ce spectacle qui attira ses yeux sur le phénomène de l’accroissement de la population. Il vit une faiblesse où l’on avait vu jusque-là une force ; une cause de pauvreté où l’on vantait une cause de richesse ; un danger imminent où l’on avait cru trouver une raison de sécurité. Son livre parut d’abord comme un ouvrage d’intérêt national relatif spécialement à l’Angleterre et aux circonstances du temps ; il s’étendit dans la suite, les théories devinrent plus générales et plus absolues ; ce ne furent plus des considérations, ce fut un système. Ce système prit faveur auprès des savants ; il était si nettement formulé, si logique, il reposait sur une base d’une apparence si solide, sur un calcul si élémentaire, qu’aucun esprit scientifique ne pouvait s’aviser de le critiquer. D’ailleurs il se prêtait très bien aux données simples de la science d’alors, aux définitions absolues, aux lois rationnelles dans lesquelles s’enfermait l’économie politique du temps, encore sevrée de la pratique et reléguée dans le cercle exclusif de la théorie. De là le prodigieux succès du livre et des doctrines de Malthus. Le système devint bientôt un dogme dont tous les économistes furent les grands prêtres ; quelques hérésiarques s’élevèrent, mais ils appartenaient au vulgaire ignorant et prévenu, ou bien à quelque contrée primitive dont l’organisation incomplète et exceptionnelle favorisait l’erreur, comme l’Américain Everett. Dans le pays de l’orthodoxie économique, en Angleterre, le dogme se maintint et se maintient encore dans toute sa force ; le voisinage de l’Irlande, la misère de la population irlandaise, l’abaissement des salaires que produit à Manchester l’immigration des Irlandais, sont autant de raisons qui défendent chez nos voisins l’inviolabilité du dogme de Malthus. En France il s’est fait depuis dix ans un mouvement en sens inverse : on s’est aperçu que nos populations usaient largement des remèdes préventifs ; on a remarqué à diverses époques que les mariages diminuaient ; on a constaté que les familles devenaient de moins en moins nombreuses ; on a mesuré d’année en année cette progression décroissante qui menaçait de ne pas s’arrêter. On a vu croître les subsistances et la population demeurer stationnaire ; on a vu le blé abonder et manquer les bras ; les moralistes se sont émus, les politiques se sont étonnés ; quelques esprits éclairés se sont demandé s’il ne fallait pas changer de doctrine, s’il n’était pas temps de s’opposer à ce courant dont la marche commençait à devenir inquiétante.
Pour nous, nous regardons la loi de Malthus comme étant d’une vérité théorique incontestable ; mais, d’un autre côté, appuyé sur l’expérience et sur le témoignage positif des faits contemporains, nous considérons cette loi comme ne s’appliquant pas à la France, du moins dans l’état actuel des mœurs et des esprits. Nous n’avons aucune raison de souhaiter que la population française devienne beaucoup plus considérable, nous avons d’ailleurs bien peu de raisons de le craindre. S’il est un fait certain et consolant, c’est que la richesse publique ou la somme des capitaux dans notre pays s’accroît bien plus que la population. On estime à une somme annuelle d’au moins treize cents millions l’épargne française[44], c’est-à-dire à environ un centième de la fortune nationale. Il s’en faut de beaucoup que la population s’accroisse dans une proportion aussi considérable. Sur ce point les vœux de l’économie politique sont comblés ; le sort des ouvriers doit s’améliorer de plus en plus en vertu de cette loi économique que le taux des salaires varie avec le rapport du capital à la population. Mais ne nous laissons pas trop complètement satisfaire par cet axiome de la science. C’est là une de ces lois de l’économie rationnelle qui ne se traduisent quelquefois qu’après beaucoup de frottements dans la pratique. On a trop considéré jusqu’ici l’économie politique comme une science naturelle, c’est-à-dire soumise à des lois inflexibles, on a oublié souvent qu’elle était aussi une science morale, subordonnée par conséquent à toutes les oscillations que subissent les sentiments, les idées, les mœurs humaines. À côté de la question du quantum de la population, il y a une autre question importante, c’est celle de sa distribution. C’est là que se produisent des causes perturbatrices dont l’effet est de propager le paupérisme, que l’augmentation du capital tendrait à diminuer. La corruption des femmes, le concubinage, la prostitution, les enfants naturels[45], sont autant de faits graves et tristes qui pèsent sur les salaires et tendent à les tenir bas.
Il est d’abord un fait remarquable, c’est que plus l’on s’élève dans les couches sociales, plus on voit la fécondité diminuer ; on en a voulu chercher des raisons physiologiques ; revenons-en à l’observation simplement psychologique ; la raison en est simple : c’est que plus le rang de la famille est élevé, plus elle craint d’en descendre : c’est, en outre, que plus la famille est aisée, plus elle a de satisfactions diverses qui, si l’on nous permet cette expression, font concurrence au plaisir sensuel que procure la reproduction. Les classes bourgeoises étaient autrefois les seules à avoir le privilège soit de cette continence vertueuse, soit de ce calcul répréhensible. Mais les ouvriers les plus élevés sur l’échelle du bien-être et de l’éducation sont depuis quelque vingt ans devenus bourgeois sous ce rapport. Ils manifestent presque tous un éloignement systématique pour les charges d’une famille nombreuse, et ils arrivent à les éviter soit par les moyens qu’autorise la morale, soit par ceux que conseille le vice. Les ouvriers, au contraire, qui occupent les derniers rangs, ceux qui sont adonnés aux travaux les plus grossiers et les moins rémunérés et dont la situation est la plus précaire et la plus malheureuse, continuent à avoir de très nombreuses familles, soit faute de comprendre leurs intérêts, soit par l’impossibilité de la continence. Il en résulte que la société est divisée en deux parties ; dans l’une peu ou point d’enfants, dans l’autre multitude d’enfants. Ce n’est pas là un fait indifférent au point de vue de la richesse nationale et du taux des salaires. Qu’arrive-t-il en effet ? C’est que tous ces enfants appartenant à ces familles nombreuses de manœuvres et de maçons, dépourvus par la misère de tout moyen d’éducation, forcés pour gagner le morceau de pain qu’ils mangent de travailler dès le plus bas âge, n’ont jamais d’instruction suffisante pour se livrer à d’autres travaux que ceux qui demandent seulement de la force physique. Le nombre des ouvriers manouvriers illettrés, incapables d’un travail intelligent, tend par ce seul fait à s’accroître, la concurrence sera de plus en plus grande sur ces derniers échelons de la production, les salaires s’y maintiendront bas. Au contraire, les ouvriers instruits et capables n’ayant par système pas d’enfants, ou en ayant seulement un ou deux, il en résulte que cette classe ne s’augmente pas, que c’est à grand’peine si elle se recrute, qu’elle ne répond pas aux exigences de la production artistique qui croît sans cesse. Si ce mouvement continuait de longues années, les bras viendraient à abonder sur le dernier échelon de la production, les capacités manqueraient sur les échelons plus élevés. C’est là une marche directement contraire aux progrès de la civilisation.
Un philanthrope belge, M. de Reverdy, inspiré par une pensée que loue la charité chrétienne, mais que blâme la science économique rigoureuse, a légué à la ville de Paris une rente de 1 500 fr. pour fonder un prix biennal de 3 000 fr., en faveur de la personne de la classe laborieuse qui, demeurant dans la capitale, aurait eu la famille la plus nombreuse et se serait efforcé de donner à ses enfants des habitudes d’ordre et de piété. Le prix a été décerné pour la première fois en 1859 : celui qui l’a obtenu était un journalier, père de 15 enfants ; les concurrents étaient au nombre de 42 ; le deuxième sur la liste avait 11 enfants, le troisième et le quatrième 9 ; venaient ensuite huit familles de 8 enfants, dix familles de 7, huit familles de 6, etc. Les professions qui reviennent le plus souvent sur la liste sont celles de manœuvre et de maçon. La même particularité se remarque pour l’année 1861 : le choix s’est porté sur un maçon, père de 11 enfants ; il avait 55 concurrents : trois avaient 11 enfants, trois en avaient 10, venaient ensuite deux familles de 9 enfants, cinq de 8, quinze de 7 et quatorze de 6 enfants[46]. C’est ainsi que les ouvriers du dernier ordre se multiplient dans une proportion beaucoup plus considérable que les autres membres de la société. Ils rendent par là même leur situation beaucoup plus difficile, surtout pendant les quinze premières années de leur mariage, alors que leurs enfants sont jeunes ; ils mènent une vie précaire qui, ne leur laissant pas la pleine disposition d’eux-mêmes, tend à faire diminuer leurs salaires par cette raison, sur laquelle nous avons appuyé à diverses reprises : que plus l’ouvrier est gêné et se trouve dans une position difficile, plus son salaire a de chances de baisser. Incapables de soutenir un chômage de quelques jours, ces malheureux journaliers ressemblent à des marchands qui ne pourraient attendre pour placer leurs marchandises une occasion favorable et seraient forcés de conclure le premier marché venu. Ces ouvriers se consolent de cette situation précaire par les secours que la charité publique leur distribue ; mais c’est encore là, nous l’avons montré, une circonstance défavorable pour le taux des salaires ; plus ils reçoivent par l’aumône, moins ils gagneront par leur travail. Nous nous sommes assez étendu dans un chapitre précédent sur cette vérité d’expérience pour nous dispenser d’y insister de nouveau.
Ce qui est vrai des ouvriers du dernier ordre l’est encore davantage des indigents de profession ; c’est là que les instincts prolifiques, accrus encore par des calculs intéressés, reçoivent pleine satisfaction. C’est sur ce dernier échelon de l’échelle sociale que pullule toute une population croissante d’êtres débiles, sans intelligence ni instruction, incapables de tous autres travaux que des plus grossiers. C’est encore là ce qui tend à maintenir à un taux des plus minimes les salaires de certaines professions viles et rebutantes pour lesquelles la concurrence est presque illimitée.
De plus grands désordres existent encore : cet accroissement exagéré de la population dans les classes les plus misérables de la société a des effets moins déplorables que la corruption et la débauche, de quelque classe qu’elle provienne.
Le phénomène le plus triste, la plus grande plaie sociale de notre civilisation, c’est la situation économique de la femme. Quand on considère le taux actuel des salaires, si, comme c’est l’habitude, on ne parle que des hommes, on peut le trouver rémunérateur ; si au contraire on considère aussi les femmes, on ne saurait trop s’inquiéter et s’affliger. L’amélioration de la situation économique de la femme, c’est là la grande question sociale, la question vitale de notre temps et de notre vieux monde, celle dont dépend en grande partie son avenir. Or, c’est à propos de la femme que se manifeste dans toute son énergie la vérité de la thèse que nous soutenons : élévation des salaires, émancipation par la moralité et l’instruction. Nous voulons l’émancipation de la femme, non pas cette émancipation chimérique, qui consiste dans l’égalité des droits politiques, mais cette émancipation morale, industrielle et civile, qui mettrait la femme en état de vivre indépendante par le travail de ses mains et de son intelligence. Quelques modifications légères dans nos institutions et dans notre droit et surtout le développement de l’instruction des femmes, suffiraient pour amener sur ce point une transformation radicale dans le sens du juste équilibre de la société. La femme, en général, ne gagne pas par le travail le plus assidu des salaires assez élevés pour avoir une existence honorable et digne. Quelle en est la raison ? On alléguera le travail des femmes mariées, soutenues par leurs maris, qui vient abaisser le travail des filles ; on parlera des petits travaux des femmes du monde, des produits des couvents, des ouvroirs, des salles d’asile ; ce sont là, sans doute, des circonstances qui tendent à faire baisser, dans une certaine proportion, le prix du travail des femmes, mais là n’est pas le point important. La cause réelle de cette dépréciation du salaire féminin, c’est d’abord l’incapacité des femmes dans l’ordre actuel des choses, suite nécessaire du manque d’éducation et d’instruction, c’est ensuite leur inconduite. Que l’instruction des femmes soit encore plus faible que celle des hommes, c’est un fait incontestable que toutes les statistiques viennent confirmer ; que la plupart des carrières que la nature de leur esprit devrait leur ouvrir, leur soient fermées faute d’initiation et d’études, c’est encore là un fait indiscutable. Dans la situation présente, l’immense majorité des femmes n’a guère que ses bras pour vivre et ses bras ont à peine la force des bras d’un adolescent, loin d’avoir celle des bras d’un homme ; quant aux femmes que la grande industrie n’emploie pas et qui n’ont pas en le bonheur exceptionnel de se placer comme domestiques, elles viennent toutes se jeter dans les travaux d’aiguille, elles s’y font une concurrence acharnée, elles sont privées de toutes les garanties que la loi accorde à l’ouvrier, elles sont dispersées sans conseils analogues à ceux des prudhommes, sans la protection du livret, en butte à toutes les ruses des intermédiaires ou facteurs et des petits fabricants, elles se voient dérober en grande partie le fruit de leur travail et elles en retiennent à peine un faible reste entre leurs mains. Ces faits, nous ne voulons ici que les indiquer ; nous les étudierons de plus près quand nous parlerons de l’instruction et de son influence : nous n’en sommes encore qu’à la moralité.
La corruption, la profonde démoralisation des femmes, est une des causes les plus actives de leur situation précaire, du bas prix de leur travail et de la gêne de leur vie. Dans les couches inférieures de la société, l’inconduite de la femme, au lieu d’être l’exception, est la règle. Que cela tienne au défaut d’éducation, au manque d’instruction, à l’absence de principes, nul doute, mais nous cherchons les conséquences et non les causes. Il se produit d’une manière permanente et générale pour les salaires des femmes ce que nous avons vu se produire d’une façon anormale pour le salaire des hommes dans certaines localités et certaines situations. Nous avons expliqué plus haut comment il arrivait que les secours à domicile, quand ils étaient trop répandus, avaient pour conséquence l’abaissement des salaires, et même, quand ils étaient poussés à l’extrême, ce que l’on a appelé le paiement des salaires par la taxe. Pour les femmes l’aumône entraîne les mêmes résultats ; mais à côté de l’aumône il y a un fait déplorable qui agit dans le même sens avec une énergie plus grande, c’est la prostitution. Nous ne voulons pas parler de la prostitution devenue métier unique, mais de cette prostitution accessoire qui va de pair avec le travail journalier, qui produit autant et souvent beaucoup plus que lui, et qui peu à peu tend à former le soutien principal de l’existence de l’ouvrière, pesant ainsi sur la rémunération du travail et la maintenant basse. Voilà pourquoi dans la plupart des grandes villes, tous les travaux des femmes sont mal payés ; c’est que pour beaucoup d’entre elles, pour la plupart même, cette rémunération ne forme pas le fond de leur existence, elle vient seulement par surcroît[47]. L’inconduite de l’ouvrière a encore pour conséquence de lui enlever cette force morale, ce sentiment de respect de soi-même dont l’importance est toujours si grande dans toutes les conventions humaines et sans lequel, à moins d’habileté supérieure, il est presque impossible de conserver et de faire valoir son droit. À la suite de l’inconduite, viennent les enfants, vient l’abandon et une misère extrême, qui ne laissant à l’ouvrière pas de répit la forcent d’accepter toutes les conditions et lui ôtent complétement sa liberté. Telle est l’histoire, dans les grandes villes du moins, d’un très grand nombre d’ouvrières ; ou bien une certaine aisance grâce à des secours illicites qui la laissent trop indifférente sur le taux de son salaire, ou bien une misère extrême, souvent le résultat de l’inconduite, qui ne lui permet pas de le discuter. « Que les femmes cessent, dit Stuart Mill, d’être réservées par l’usage à une seule fonction physique dont elles tirent leurs moyens d’existence et leur influence. » Il faut qu’elles-mêmes, les premières, cessent de se destiner exclusivement à cette fonction, de la regarder comme un refuge toujours possible, un moyen d’existence assuré, une monnaie qui trouvera toujours son placement ; c’est à ces seules conditions que le salaire des femmes pourra hausser.
L’inconduite des femmes a bien des degrés : le concubinage qui est le point de départ, la prostitution qui est le point d’arrivée ; l’un et l’autre exercent sur les salaires l’influence que nous venons de décrire : le concubinage est dans la classe ouvrière, surtout dans certaines professions, un fait usuel. Il est à Paris passé en coutume, et les ouvriers alsaciens ou rhénans, qui arrivent dans la capitale et qui assez souvent se plient à cette mode pernicieuse, ont formé un verbe allemand pour désigner la vie dans cette situation : parisieren. Quelquefois même le concubinage est un calcul de la part de l’ouvrier : c’est ainsi que l’on voit les ouvriers tailleurs, doués d’une certaine habileté dans leur état, vivre fréquemment avec une femme qui les aide dans leur travail ; elle leur coûte moins cher qu’un apprenti ; ils spéculent sur ces compagnes qu’ils sont libres d’abandonner quand cela leur plaît[48]. L’immoralité des femmes, leur facilité à se donner ou à se vendre rend chez les ouvriers les mariages moins fréquents : les hommes n’épousent guère celles qu’ils peuvent avoir autrement. On a tenté dans le midi de la France différents essais de patronage pour les ouvrières dans des ateliers pour la manutention de la soie ; on a créé à Sainte-Marie-aux-Mines une maison sur le modèle des célèbres logements de Lowell, où des jeunes filles travaillent et vivent librement sous la direction maternelle d’une femme respectable ; on a vu dans le Puy-de-Dôme, le Cantal, la Loire, certaines institutions religieuses exercer sur les ouvrières une action bienfaisante et moralisatrice : ces essais ont presque partout réussi ; les ouvrières plus instruites et plus morales ont vu s’élever leurs salaires et leur situation[49].
Ces tentatives pourraient et devraient se répandre. Mais il faudrait beaucoup de tact dans la fondation et la direction de pareils établissements ; il faudrait éloigner tout ce qui placerait l’ouvrière dans une dépendance étroite ; il faudrait éviter toutes les pratiques minutieuses de la discipline militaire ou ecclésiastique ; il faudrait se garder avant tout d’étouffer dans les jeunes filles l’initiative personnelle et de détruire en elles la spontanéité du caractère : ce ne sont ni des couvents, ni des pensions, ni des ateliers de surveillance qui pourraient exercer une influence étendue et durable. Il faudrait éviter également les agglomérations nombreuses ; tous les défauts et tous les vices individuels se multiplient et se fortifient au contact les uns des autres. Les célèbres logements de Lowel, où quelques jeunes filles vivent côte à côte, quoique séparées, dans le confortable modeste qui provient de la propreté et de l’ordre, indépendantes quoique réunies et libres, quoique dirigées, nous donnent le parfait modèle de ce que devraient être ces institutions, plus philanthropiques que charitables, où se forment chez la femme du peuple, grâce à une éducation forte, les sévères et patientes vertus que réclame notre société industrielle et démocratique. Si cette éducation se répandait, on verrait bientôt s’élever la situation économique des femmes. D’abord elles rendraient plus de services, leur travail serait plus énergique et plus effectif, puis elles verraient d’autres carrières s’ouvrir devant elles, enfin elles seraient plus libres de cette liberté morale, qui est la vraie liberté, elles seraient plus en état de discuter leurs salaires ; leur rémunération ne manquerait pas de s’accroître.
C’est sous cet aspect et avec ces conséquences que s’offre à nous la question si grave de la population et des mœurs. Nous ne craignons pas que la France fasse à son détriment l’expérience de la loi de Malthus ; nous nous félicitons de voir les capitaux croître plus vite que le nombre des ouvriers ; de ce côté nous n’avons que de l’espoir ; mais si le mouvement de la population satisfait quand on l’étudie dans son ensemble, il attriste quand on l’examine en détail. Si la population ne croît pas trop, n’est-il pas vrai qu’elle se répartit mal ? Où nous voyons le danger, c’est à la fois dans la stérilité systématique d’une partie de la société et dans la prédominance exclusive des instincts animaux dans une autre partie ; c’est dans cette inconduite presque générale des femmes ; c’est dans cette multitude d’existences déclassées qui viennent peser du poids de leur misère, de leur désordre et de leur désespoir sur le taux des salaires : c’est là qu’est le mal. Heureusement il n’est pas invincible. « La civilisation, dit Stuart Mill, sous quelque aspect qu’on la considère, est une lutte contre les instincts animaux, et les plus forts peuvent être domptés par son empire. »
CHAPITRE VII
De l’épargne. — De sa nécessité sociale. — De l’initiation à l’épargne. — C’est par l’épargne ouvrière et non par l’épargne bourgeoise que la classe ouvrière s’émancipera. — Des diverses manières dont l’épargne agit sur la position de l’ouvrier. — L’économie est-elle possible pour l’ouvrier ? — Des différentes périodes de la vie de l’ouvrier. — Des deux époques où l’épargne lui est facile. — De l’art de la vie. — La vie de l’ouvrier comparée à celle des petits employés. — Pourquoi les uns sont dans l’aisance et les autres dans la gêne ? — Nécessité d’avoir un but dans la vie. — Exemples de gaspillage de la part des ouvriers. — Des moyens de solliciter les ouvriers à l’épargne. — Les sociétés de secours mutuels. — D’un inconvénient grave de ces sociétés. — Des sociétés coopératives de consommation et de crédit considérées comme sollicitant à l’épargne. — Allocution de Cobden et mot de Franklin.
« L’économie, jointe au travail, dit Mirabeau, donne des mœurs aux nations. » Travail, économie, ce devrait être la devise des sociétés modernes. C’est par là qu’elles grandissent et progressent ; c’est par ces deux vertus que toutes les classes élèvent le niveau de leur vie. L’épargne, en France, est considérable ; elle atteint presque annuellement le dixième du revenu national. Mais toutes les classes n’y participent pas. La classe ouvrière ne fait guère ou ne fait que peu d’épargnes ; sa situation excuse-t-elle cette insouciance de l’avenir ? Sans doute elle a moins de ressources, il lui faut un effort plus énergique pour mettre de côté ces sommes minimes dont elle ne comprend guère la puissance de capitalisation ; mais l’épargne est nécessaire pour elle plus encore peut-être que pour les autres classes. C’est un des moyens les plus sûrs qu’elle ait en son pouvoir de parvenir à l’indépendance, d’élever son standard of life, d’opposer une digue à l’abaissement des salaires, de s’émanciper progressivement. Cette influence de l’épargne des ouvriers sur le taux des salaires se fait sentir de trois manières : d’abord il n’est pas d’ouvrier vraiment libre, maître de soi ; s’il n’a derrière soi quelques économies ; pour stipuler librement, pour faire valoir son droit, il lui faut des épargnes. En second lieu, l’épargne de l’ouvrier vient grossir la masse du capital national ; de quelque façon qu’on l’emploie, pourvu qu’on l’emploie, elle se traduit en accroissement de la demande du travail ; elle exerce à ce titre une action, faible d’abord, mais qui après un certain nombre d’années devient considérable, sur la production et sur le taux des salaires. Enfin l’épargne de l’ouvrier le met en état d’élever sa famille, il n’est pas forcé de faire travailler ses enfants si jeunes, il peut laisser se développer leurs forces physiques, il a les moyens de payer leur éducation intellectuelle, de la rendre aussi complète qu’il est désirable ; il n’est pas contraint de jeter ses enfants dans le premier métier venu, il peut étudier leurs goûts, les mettre en apprentissage, leur laisser embrasser un état de leur choix ; rien ne les presse ; c’est ainsi que la génération suivante devient plus vigoureuse, plus intelligente, qu’elle est dans de meilleures conditions au point de vue de la production, et qu’elle a des chances de voir hausser son salaire en proportion de cette intelligence, de cette énergie, de cette instruction, de cette connaissance de son état, de ce goût pour son métier et de cette indépendance. C’est par l’épargne ouvrière et non par l’épargne bourgeoise que la classe ouvrière s’émancipera ; il dépend d’elle de faire aujourd’hui ce que la bourgeoisie a fait depuis plusieurs siècles, de rendre à chaque génération sa position plus favorable. « L’épargne réalisée sur le présent au profit de l’avenir, a-t-on dit avec justesse, c’est un lien jeté entre les générations qui se succèdent »[50].
Mais l’ouvrier peut-il épargner ? N’est-ce pas lui demander un sacrifice plus qu’humain que d’exiger de lui de prélever sur ce faible salaire journalier une légère obole destinée à former après bien des années un petit capital ? Si précaire que soit la situation du travailleur, on a pu voir d’après les chapitres précédents qu’elle l’est en partie par sa faute. Il lui suffirait d’arranger sa vie sans rien retrancher à ses dépenses nécessaires et même à ses jouissances permises pour mettre de côté chaque année une somme relativement considérable. « Il est peu de personnes, dit M. Michel Chevalier, qui si elles sont appliquées au travail et sobres, ne puissent faire quelque épargne »[51]. On a divisé la vie de l’ouvrier en cinq périodes : « 1° Il vit chez ses parents et son salaire est insuffisant ; 2° il peut se soutenir et épargner ; 3° il se marie et a de la peine à élever ses enfants ; 4° ses enfants travaillent, il est de nouveau en bonne position ; 5° ses forces décroissent et avec elles son revenu »[52]. Cette division de la vie de l’ouvrier, donnée par M. Villermé, a semblé généralement exacte : il y a deux périodes dans la vie du travailleur où l’épargne lui est non seulement possible, mais facile ; c’est le moment qui s’écoule entre son adolescence et son mariage et celui où les enfants devenant grands coopèrent à la rémunération de la famille. En règle générale, à seize ou dix-sept ans, l’ouvrier commence à gagner fort au-delà de ses besoins ; c’est l’époque naturelle des économies : cette économie n’est presque jamais faite ; rien n’est plus rare que de voir l’ouvrier penser à l’épargne dans le temps où l’épargne lui est facile. Le jeune ouvrier est détourné de l’économie soit par l’inconduite, soit par le mariage prématuré. S’il avait assez d’énergie pour mener depuis seize ans une vie régulière et ordonnée et pour retarder son mariage jusqu’à la trentième année, il pourrait entrer en ménage avec un capital important qui, accroissant ses ressources, le préserverait de toute gêne et le mettrait à même de vivre indépendant et dans l’aisance. « Les salaires s’accroissent continuellement jusque vers l’âge de trente ans, d’abord très vite, puis lentement ; après trente-cinq ou quarante ans ils baissent toujours, mais dans une proportion plus lente que celle de leur accroissement »[53]. L’ouvrier entrerait en ménage, avec un capital important et juste au moment où ses salaires sont le plus élevés ; il passerait sans être réduit à la gêne cette période la plus difficile de sa vie, où les enfants sont petits, il pourrait, même alors, avec de l’ordre, continuer ses économies ; il arriverait au moment où ses salaires commencent à décroître, précisément quand ses enfants seraient en âge de l’aider par leur travail et quand son capital serait notablement augmenté. Ainsi toutes les périodes de sa vie seraient disposées à son avantage. Dans l’une, célibataire, jouissant des salaires d’un père de famille, il pourrait faire des économies considérables ; dans la suivante, marié, ayant toutes les charges du ménage, mais jouissant de l’intérêt de son capital et de ses salaires les plus élevés, il pourrait encore mettre quelque argent de côté ; dans la troisième, voyant ses salaires commencer à décroître, mais aidé par le travail de ses enfants et par l’intérêt croissant de son capital, il se trouverait encore dans le bien-être et pourrait encore continuer à faire des économies pour sa vieillesse.
C’est tout autrement que les choses se passent : arrivé à seize ou dix-sept ans, le jeune ouvrier, muni de son livret, traite avec ses parents pour le prix de sa pension, qu’il fait aussi minime que possible, et dépense le reste au cabaret, ou même il quitte sa famille, va s’installer à l’auberge et gaspille tout ce qu’il gagne. « À Sainte-Marie-aux-Mines, on n’évalue pas à moins de 150 ou 200 francs la somme qu’un jeune ouvrier pourrait épargner annuellement »[54]. C’est là ce qu’il pourrait épargner chaque année de seize à dix-huit ans ; mais à partir de cet âge jusqu’à trente les salaires croissent vite, la possibilité de l’économie grandit. Ce ne serait pas exagérer que d’évaluer à 4 000 francs la somme qu’un ouvrier honnête, d’intelligence et de force ordinaires pourrait posséder à l’âge de trente ans, au moment de se mettre en ménage. Dans l’état actuel des choses, non seulement le jeune ouvrier ne fait pas d’économies, mais il se marie très tôt. Les églises de nos villes de fabriques retentissent sans cesse de publications de mariage entre fils et filles mineures, les uns à peine adultes, les autres à peine nubiles. L’ouvrier va donc supporter les charges du ménage et traverser cette période difficile qui suit le mariage précisément dans les circonstances les plus défavorables, au moment où ses salaires n’ont pas encore atteint toute leur élévation possible ; il sera dans une gêne extrême. La période suivante lui sera plus favorable ; d’abord ses enfants commenceront à gagner et diminueront ses charges, ensuite ses salaires auront atteint le maximum, ce qui accroîtra ses ressources ; il pourrait alors faire quelques économies : d’après ses antécédents, il est probable qu’il n’en fera guère ; arrivera la troisième période, la plus désavantageuse de toutes : ses enfants, devenus grands, travailleront pour leur compte ; d’autre part, ses propres salaires commenceront à décroître ; il se retrouvera de nouveau dans la pénurie. Voilà quelle est la vie de la plupart des ouvriers, faute de sens pratique. Au contraire, en ordonnant leur vie comme nous l’avons indiqué, il est assurément bien peu d’ouvriers qui ne pussent arriver à la vieillesse avec un capital de 8 à 10 mille francs. Que l’on calcule la portée de cette capitalisation universelle et permanente, de toutes ces parcelles minimes venant s’agglomérer de tous les points de la France et de toutes les couches de la population. Quelle augmentation du capital, quelle influence bienfaisante sur les mœurs, sur l’éducation des masses, quel accroissement dans la demande du travail, dans la production et dans les salaires ! Pour amener ce résultat, d’une incalculable importance, il ne faudrait que savoir ordonner sa vie.
Mais c’est là une science difficile, il la faut enseigner par l’éducation, que l’on a si justement appelée l’art des habitudes ; il faut donner des leçons de cet art de la vie : l’expérience vient trop tard ; l’expérience en cette matière, c’est une école qui coûte cher et qui ne sert plus ; elle ne vend que des regrets. « L’intelligence, a-t-on dit avec raison, est complice de la volonté pour négliger les petites épargnes »[55]. Le discernement de l’utile doit en devancer l’accomplissement ; l’intelligence de l’ouvrier est encore fermée à la nécessité de l’économie, elle n’en comprend que vaguement les ressources : l’importance de ces infiniment petits lui échappe. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette initiation nécessaire aux habitudes d’ordre et d’épargne. L’ouvrier manque de sens pratique ; on a souvent remarqué son infériorité sous ce rapport à beaucoup de petits employés qui, sans gain plus considérable, trouvent le moyen de vivre honnêtement et de mettre quelque argent de côté. Les commis de l’octroi, les facteurs des postes, les gendarmes, les éclusiers, les petits expéditionnaires, parviennent à vivre et à élever leurs familles dans de bonnes conditions, tandis que l’ouvrier avec un avoir égal, souvent supérieur, est parfois perdu de misère et de dettes ; on en a cherché la raison, et voici celle qu’on a donnée : la régularité et la fixité des ressources des uns, la variabilité et l’incertitude des ressources des autres. Ce qu’il gagne, l’ouvrier le dépense à mesure ; en été, il ne songe pas à l’hiver ; quand les commandes affluent, il oublie le chômage à venir : il passe de l’abondance relative à la pénurie extrême ; est-ce à dire que si ses occupations étaient plus fixes, il aurait par cela même l’esprit d’économie ? Non, certes. L’imprévoyance, qui ne songe pas au chômage prochain et probable, pense encore moins à la maladie possible et à la vieillesse lointaine. Chez les ouvriers régulièrement occupés, on retrouve encore l’insouciance, elle existe au même degré que chez les autres, la cause seulement en est différente. C’est une « insouciance qui résulte d’un travail assuré et toujours semblable à lui-même »[56]. L’incertitude du lendemain produit chez l’ouvrier cette sorte d’indifférence épicurienne, qui se traduit par la maxime connue : À chaque jour suffit sa peine ; et d’un autre côté la certitude du travail produit une indifférence raisonnée que beaucoup prennent pour de la sagesse.
Mépriser l’épargne, dépenser son salaire comme il vient, compter sur ses forces, sur son habileté, sur sa destinée, c’est là le grand défaut de beaucoup d’ouvriers habiles. Ils font gloire de leur insouciance : la prévoyance, à leurs yeux, c’est la vertu des faibles, des ignorants, des maladroits : pour eux, ils sont au-dessus des coups du sort[57].
Il est cependant des natures tenaces, éprises de la propriété, qui savent accumuler denier par denier, et lentement, péniblement, mais sûrement, se former un capital : ce sont ces Auvergnats, ces Normands, esprits pratiques, solides, perspicaces ; ce sont ces ouvriers nomades qui quittent chaque année leur pays pendant trois, quatre, cinq mois, attirés par les hauts salaires, et qui, après une campagne, reviennent dans leurs foyers avec 300 ou 400 francs d’économies[58]. Ce sont ceux-là qui font souche. Tels je me figure les fondateurs de la bourgeoisie avec cette énergie de volonté, cette rectitude de jugement et cette persévérance d’efforts. C’est pour ces hommes d’élite que le salaire n’est jamais bas ; ils se mettent en quête des lieux où il est haut ; ils y accourent : énergiques à l’ouvrage, ils se distinguent et se mettent en relief ; habitués à la domination sur eux-mêmes, à l’indépendance et à la dignité, ils font valoir leurs services et leurs droits. Ils résistent avec modération, mais avec force à toute dépréciation illégitime : ils maintiennent ainsi leurs salaires élevés ; ils améliorent progressivement leur position, parce qu’ils ont un but dans la vie et la ferme volonté de l’atteindre.
C’est le but dans la vie qui manque à presque tous : de là cette mollesse, cette apathie, cette indécision dans le travail ; de là aussi cette absence de confiance et de respect de soi-même. Qu’on compare à ces ouvriers d’élite, dont nous parlions tout à l’heure, les ouvriers lillois. Assurément le gain de ceux-ci est plus considérable ; mais que leur position est différente ! À Lille, l’ouvrier est dans une situation précaire et dépendante ; il ne peut pas stipuler ses salaires sur le pied d’égalité ; accablé de dettes il n’est plus maître de lui-même ; son travail ne saurait avoir une énergie soutenue, car pour lui la vie est sans but : c’est une succession monotone de jours qui se ressemblent sans l’approcher jamais d’un résultat désiré. Est-il possible que ses salaires ne s’en ressentent pas ? C’est un principe des ouvriers lillois de ne pas permettre à une année d’empiéter sur l’autre. C’est dans cet esprit que leurs sociétés de malades consomment tous les ans leur reliquat le jour de leur fête ; ils ont érigé l’insouciance en système[59]. C’est ainsi que, pour la fête du Broquelet, on dépense chaque année, en orgies, des sommes importantes, dont l’accumulation successive formerait un capital considérable.
« Trois mois avant la solennité qui a lieu le 9 mai de chaque année, si c’est un lundi ou le lundi qui suit immédiatement cette date, on commence à faire des économies, non seulement sur le nécessaire mais sur l’indispensable, sans toutefois toucher au superflu ; dans le dernier mois qui précède la fête, on ne paye ni le boulanger, ni le boucher, ni l’épicier ; on recourt au besoin à l’emprunt chez des amis ; enfin, la veille du grand jour on demande l’avance d’une quinzaine au patron ; on peut ainsi réunir 100 ou 120 francs, qui disparaîtront sans laisser de trace »[60].
Est-il possible que des ouvriers ainsi perdus de dettes, dont le salaire est dévoré d’avance par les remboursements à faire, soient bien énergiques au travail ; qu’ils acquièrent la confiance et l’estime de ceux avec qui ils traitent, et qu’ils puissent jamais parvenir à cette indépendance et à cette dignité qui ont tant d’influence sur le taux des salaires ?
On a beaucoup fait depuis quelques années pour solliciter les populations à la prévoyance : dans un certain sens on a obtenu des résultats dont il faut s’applaudir. Les sociétés de secours mutuels, surtout depuis le décret sur les sociétés approuvées, se sont répandues presque partout où il y a une industrie. La population ouvrière tient à se mettre à l’abri des maladies, des cas imprévus, de la vieillesse. C’est là une heureuse pensée qu’on ne saurait trop louer. Le mutuellisme tend de plus en plus à se répandre ; il répond aux instincts et aux besoins des masses ; il ne demande, sous sa forme actuelle, que peu de sacrifices, son succès est assuré. Il commence à s’appliquer, non plus seulement aux maladies, mais à tous les chômages sans distinction de cause, pourvu qu’ils ne soient pas volontaires. C’est l’assurance universelle. Les sociétés de secours mutuels répandent encore parmi leurs membres certaines habitudes louables, de tenue, de décence, de dignité[61]. C’est un progrès, mais c’est un progrès incomplet, c’est même un progrès, qui, d’un certain point de vue, prête à discussion. Les sociétés de secours mutuels, en garantissant l’ouvrier contre la maladie, contre la vieillesse, quelques-unes même contre le chômage, ne le rassurent-elles pas trop sur l’avenir ? N’éteignent-elles pas en lui toute disposition à l’épargne ? Ce n’est pas ici l’institution que nous accusons, qui, prise en elle-même, est excellente ; c’est le mauvais usage qu’on en a fait. Dans beaucoup de corps d’état, des plus intelligents et des mieux rétribués, tout le monde est affilié à des sociétés de secours mutuel, presque personne ne met à la caisse d’épargne[62]. La société de secours est cependant insuffisante ; on a dit que la caisse d’épargne était la forme rudimentaire de la prévoyance ; pour nous c’est l’alpha et l’oméga ; sans doute on en peut perfectionner le mécanisme, mais que son jeu soit plus ou moins parfait, c’est uniquement par elle que les populations ouvrières peuvent s’affranchir définitivement de la misère et conquérir l’indépendance. Les sociétés de secours protègent l’ouvrier contre les dangers imprévus, mais elles maintiennent sa position stationnaire : la caisse d’épargne l’élève ; les secours mutuels sont personnels, l’épargne va à la famille ; la société de secours n’offre pas à l’ouvrier un but qui l’excite au travail et accroisse son énergie, l’épargne lui en présente un. Grâce aux secours mutuels, l’ouvrier est assuré de ne pas déchoir : c’est par l’épargne seule qu’il peut s’élever. Quoi qu’on fasse, c’est donc à l’épargne qu’il faut revenir, à l’accumulation lente, à la formation graduelle du capital. Tout ce qui favorise l’épargne mérite la faveur spéciale et l’amour des philanthropes ; c’est pour cette raison que nous verrions avec plaisir s’introduire et se répandre en France ces sociétés coopératives, qui préoccupent tant les classes ouvrières ; ce sont surtout les sociétés de consommation et de crédit qui excitent au plus haut degré notre intérêt. Les sociétés de production, en dehors de la petite industrie où elles prendront assurément une place notable, nous paraissent offrir plus de difficultés et moins de chances de développement. Mais les sociétés de crédit et de consommation, ces dernières avec les combinaisons ingénieuses qu’elles présentent dans certains pays, offrent aux populations ouvrières des ressources dont on ne peut guère exagérer la portée. Elles rendent au travailleur la vie plus facile et moins chère, elles favorisent l’épargne, en la rémunérant par un intérêt suffisamment élevé, elles forment peu à peu de petits capitaux. Elles éveillent, sans périls et sans mécomptes, l’esprit des affaires, le bon sens pratique, le jugement appliqué aux choses de la vie. Elles ne peuvent donc avoir sur l’ouvrier qu’une influence heureuse. Elles lui donneront plus de bien-être en diminuant ses dépenses et en accroissant ses ressources ; elles l’habitueront à l’ordre ; elles seront pour lui comme une école féconde où il recevra une éducation nouvelle : tout ce qui rend l’ouvrier prévoyant et économe, le rend aussi laborieux, actif et digne, trois qualités qui sont des éléments importants des hauts salaires.
Un des plus illustres représentants de la démocratie intelligente et honnête, Richard Cobden, disait aux ouvriers d’Huddersfield : « Le monde a toujours été partagé en deux classes, ceux qui épargnent et ceux qui dépensent, les économes et les prodigues. Tous les grands ouvrages qui ont contribué au bien-être et à la civilisation sont l’œuvre de ceux qui savent économiser, et ils ont toujours eu pour esclaves ceux qui ne savent que dissiper follement leurs ressources. Les lois de la nature et de la Providence veulent qu’il en soit ainsi, et je serais un imposteur, si je faisais espérer aux membres d’une classe quelconque, qu’ils pourront améliorer leur sort en restant imprévoyants, insouciants et paresseux. » C’était dans la bouche du grand novateur anglais la pensée du célèbre politique américain : « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’économie, disait Franklin, ne l’écoutez pas, c’est un empoisonneur. »
CHAPITRE VIII
Résumé de la première partie. — Comment on peut relever l’état moral des ouvriers. — Insuffisance de la philanthropie soit religieuse, soit philosophique. — La diffusion de l’instruction est le premier intérêt comme le premier devoir d’une société civilisée.
Nous venons de terminer l’étude de ce que peut l’ouvrier par la moralité ; nous avons vu de quel prix sont ces qualités si simples, énergie au travail, probité, sobriété, économie : ces vertus, que l’on nomme vulgaires et qu’il est cependant si rare de trouver réunies, nous avons montré quels puissants leviers elles constituent pour élever la situation économique et sociale des individus et des classes qui les possèdent. C’était là sans doute une étude triviale et que beaucoup trouveront superflue ; nous nous sommes efforcé cependant d’en renouveler la physionomie en donnant à cette démonstration peu nouvelle toute la précision scientifique qu’elle comporte, en l’étayant avec soin par des exemples et par des faits, en cherchant les diverses faces économiques du phénomène compliqué que nous avions soumis à notre investigation. Nous sommes sorti de cet examen attentif avec la conviction bien arrêtée que la situation des ouvriers pouvait et devait s’améliorer et qu’un des meilleurs moyens de parvenir à cette amélioration, c’était de relever leur état moral. Nous avons entrevu dans l’avenir un progrès possible, qui deviendra une réalité du jour où les mœurs ouvrières se seront transformées, mais qui restera toujours à l’état d’utopie si, par un moyen ou par un autre, les mœurs des populations ne se relèvent et ne s’améliorent.
Ici l’on nous arrête et l’on nous demande : Pour relever l’état moral des populations ouvrières, que proposez-vous ? À cette situation que vous avez déclarée mauvaise, quel est le remède que vous entrevoyez ? À ce progrès que vous croyez possible, quelle est la route qui doit nous mener ? Si nous devions laisser ces questions sans réponse, ce serait un aveu d’impuissance qui réduirait à néant toutes nos théories. Constater un mal, dont on ne sait le remède, c’est l’œuvre, non d’un économiste, mais, d’un philosophe curieux et chagrin.
Assurément les populations ouvrières ne changeront pas d’elles-mêmes leurs habitudes et leurs mœurs. Ce qu’elles sont aujourd’hui, il est certain qu’elles le seront demain, si rien ne change dans les circonstances extérieures qui déterminent et leurs mœurs et leurs habitudes. Depuis tant de siècles que la religion et la philosophie répandent à l’envi dans les classes laborieuses leurs exhortations, on ne voit pas qu’elles aient réussi à faire avancer d’une ligne les populations sur la route du progrès moral. Tout en professant pour la philanthropie, soit religieuse, soit philosophique le plus profond respect et l’estime la plus sincère, nous sommes contraints de reconnaître son impuissance pour l’accomplissement de la réforme sociale, qui est un des besoins les plus universellement sentis de notre siècle. À la place de ces vieux remèdes, dont le temps même a surabondamment démontré l’insuffisance, nous n’en découvrons qu’un seul qui nous offre des garanties sérieuses de réussite, l’instruction. Instruire au lieu d’exhorter, remplacer la prédication par l’enseignement, parler à l’intelligence qui écoute au lieu de s’adresser à la volonté qui se roidit ; entretenir l’homme de ses intérêts après l’avoir entretenu exclusivement pendant des siècles de ses devoirs ; le diriger par ses connaissances, alors qu’on ne peut plus le diriger par ses principes : telle doit être l’œuvre de notre siècle. C’est à cette œuvre que se consacrent tous les esprits élevés qui, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Italie, ont par leurs hautes qualités morales et par leur éminence intellectuelle pris la direction de l’opinion publique. Sans doute, ils rencontrent bien des préjugés sur leur chemin, les obstacles qu’ils ont à surmonter sont nombreux, la force d’inertie que certaines parties de la société leur opposent est difficile à vaincre ; mais de jour en jour, la lumière se fait davantage ; on comprend de plus en plus que rien n’est si dangereux pour le repos de la société que le prolétaire sans instruction : on s’habitue à regarder comme une garantie d’ordre la diffusion d’un enseignement substantiel et moral ; et l’on est d’année en année plus disposé à admettre cette vérité si simple : la diffusion de l’instruction est le premier intérêt comme le premier devoir d’une société civilisée.
DEUXIÈME PARTIE
INFLUENCE EXERCÉE SUR LE TAUX DES SALAIRES PAR L’ÉTAT INTELLECTUEL DES POPULATIONS OUVRIÈRES
CHAPITRE PREMIER
De l’instruction. — Généralités.
Le développement de la moralité suppose dans bien des cas le développement de l’intelligence ; il n’est guère de vertu qui ne puisse être apprise et former l’objet d’un enseignement. Toute faute est une erreur, disait Platon ; pensée philosophique aussi vraie qu’élevée. L’intelligence et la moralité ont entre elles comme une affinité naturelle et une affinité élective ; elles se reconnaissent et elles s’appellent : l’une entraîne l’autre à sa suite : la meilleure disposition pour devenir vertueux, c’est d’être intelligent et instruit ; et la condition la plus favorable pour s’instruire, c’est d’être moral, c’est-à-dire honnête et laborieux.
L’instruction, dans le sens étymologique du mot, c’est un armement, un équipement ; c’est pour l’homme la fourniture d’armes ou d’outils avec lesquels il puisse se défendre ou travailler. Un homme qui manque d’instruction, c’est donc comme un homme désarmé ; instruction et instrument sont mots et choses de même origine, de même famille, presque de même sens : ainsi le veut l’étymologie, et l’expérience confirme cette parenté que l’étymologie à établie.
L’instruction est chose vaste et multiple : elle est générale et elle est spéciale. L’instruction générale, c’est le développement harmonique et préparatoire des facultés, qui met l’homme en état de concevoir avec plus de rapidité et d’exécuter avec plus de précision ce qui est de son intérêt dans quelque circonstance qu’il se trouve. L’instruction spéciale, c’est le développement particulier de quelque faculté de l’esprit ou de quelque organe du corps, en vue d’un certain but à atteindre, d’un certain ouvrage à produire.
L’instruction spéciale est donc ce qu’il y a au monde de plus variable et de plus local. L’instruction générale, plus une, est cependant encore susceptible de degrés ; elle s’étend et s’accroît depuis l’indispensable et le minimum, jusqu’au moins nécessaire, car il ne peut être question en pareille matière de maximum ni de superflu.
L’instruction générale varie encore de siècle à siècle, selon les progrès de la science, de l’industrie et de la civilisation ; elle suit le mouvement de la société : et plus celle-ci est riche, laborieuse, ingénieuse et active, plus l’instruction doit s’étendre, s’élargir, s’approfondir ; ses moyens, d’ailleurs, croissent dans la mesure de ses besoins ; sa facilité devient plus grande en même temps que sa nécessité : les méthodes se perfectionnent, les procédés s’améliorent, les formules se précisent.
Il fut un temps où l’on regardait l’instruction comme du superflu et du luxe : les classes ouvrières n’en avaient que faire : la production alors était faible et grossière, les machines rares, peu compliquées, les procédés primitifs, les méthodes routinières. L’état de l’industrie expliquait l’état de l’instruction, comme l’état de l’instruction expliquait l’état de l’industrie. Il n’y avait, pour ainsi dire pas d’écoles alors : l’instruction primaire n’existait pas. Cette époque est récente par le temps, elle est déjà bien loin de nous par l’esprit et les mœurs. L’année 1833 est la date initiale de la diffusion de l’instruction dans le peuple, c’est également la date initiale de l’expansion de l’industrie française ; depuis lors notre industrie double et triple sa force, la richesse s’accroît dans une proportion illimitée. L’instruction et l’industrie subissent bientôt une phase nouvelle ; pour l’industrie, c’est le libre échange ; pour l’instruction, ce sont les cours d’adulte et les classes du soir. Tel est dans notre siècle le développement parallèle de l’industrie et de l’instruction. Est-ce donc qu’il existe entre elles un lien nécessaire et quelle est la nature de ce lieu ? Les populations ouvrières deviennent-elles plus productives à mesure qu’elles s’instruisent, et cet accroissement de leur puissance productive amène-t-il avec lui une élévation dans le taux des salaires ?
CHAPITRE II
De l’instruction générale. — L’école primaire. — Le minimum de son enseignement. — De sa nécessité pour l’ouvrier. — De son utilité pour la production. — Le cabaret et le livre. — Les bibliothèques populaires. — Les bibliothèques circulantes. — La littérature populaire en Angleterre. — Le Plutarque ouvrier. — Le Selfhelp. — Les brochures ouvrières. Les mechanic’s institutions. — De l’extension de l’enseignement élémentaire. — Ce que doit être l’instruction du peuple au XIXe siècle. — L’école en Amérique, en Prusse et ou Saxe. — Partie scientifique de l’enseignement primaire. — Des conséquences d’un tel enseignement pour la production, pour les salaires. — Du progrès de la civilisation quand chaque paire de bras sera dirigée par une tête. — Partie artistique de l’enseignement populaire. — L’enseignement du dessin. — Les expositions et les musées. — L’enseignement de la musique. — Influence sociale de la musique. — De son influence possible sur la reconstruction de la famille ouvrière, la suppression des chômages volontaires, la régularité du travail et le taux des salaires. — Effets déjà produits. — Exemples. — De l’instruction des femmes. — Notions de tenue de ménage. — Du développement de l’instruction artistique chez les femmes. — De l’immense influence exercée sur le taux des salaires féminins par l’instruction des femmes.
Il se produit en France depuis quelques années un mouvement remarquable, mouvement spontané, populaire, issu des besoins et des aspirations universelles. Depuis près d’un siècle, on n’avait jamais vu pareille ardeur, semblable émulation. Un des hommes qui ont le plus contribué à diriger cette impulsion comparait avec justesse ce réveil des esprits, avides de lumière et d’instruction, au grand enthousiasme de 1789 vers la liberté et l’égalité : c’est qu’en effet l’égalité et la liberté, en dépit de toutes les lois positives, ne sont sans l’instruction que des mots sonores et des formules retentissantes. Chacun veut savoir lire, écrire, compter : c’est le moins. Toutes les brochures ouvrières qui se sont accumulées depuis quatre ans font de l’instruction le remède à tous les maux présents et le préservatif de tous les dangers à venir.
Lire, écrire, compter, c’est bien peu : c’est beaucoup pourtant. Qui ne sait lire manque d’un sens, du sens le plus important peut-être à notre société moderne, où tout ce qui se fait de grand et d’utile prend la forme du livre. L’ouvrier qui ne sait pas lire est condamné par cela seul à rester toujours sur les derniers degrés de la production, employé aux travaux les plus grossiers ; tout espoir de s’élever lui est fermé ; quelle que soit l’habileté de ses doigts, la perspicacité de son esprit, la rectitude de son jugement ; quelle que soit aussi l’énergie de son travail et la régularité de sa conduite, il ne deviendra jamais contremaître ; c’est ainsi que l’industrie se trouve privée de la plénitude des services d’un homme qui eût pu lui être de la plus grande utilité ; il est réduit à être manœuvre, quand avec ce sens de plus, que ses parents lui ont refusé, il aurait pu s’élever au premier degré de la production, surveiller au lieu d’obéir, diriger les autres au lieu de les suivre. Toutes ses facultés naturelles si éminentes qu’elles puissent être sont paralysées faute de cette science facile que peuvent posséder les esprits les plus bornés ; l’ordre naturel de subordination est interverti ; des capacités, quelquefois remarquables, demeurent à l’état latent. Qui pourrait dire combien la production y perd ? Qui pourrait calculer toutes les améliorations qui auraient été faites, tous les procédés nouveaux qui auraient été introduits dans la fabrication, si tous les ouvriers employés avaient eu l’instruction élémentaire ? Il faut donc que l’ouvrier sache lire, écrire, compter : il peut être arrêté à chaque instant dans sa carrière faute de savoir déchiffrer des ordres, tenir un carnet ou faire quelques opérations d’arithmétique. Telle circonstance se présente où il pourrait gagner de hauts salaires que cette absence d’instruction le rive à sa condition présente et l’empêche de s’élever. Il n’y a de vraie égalité, de vraie liberté, qu’autant qu’aucun obstacle ne s’oppose à ce que chacun marche dans sa voie naturelle et fasse de ses facultés l’usage le plus profitable à soi-même et aux autres : l’ignorance est aujourd’hui le seul obstacle de ce genre : c’est donc elle qui est la grande ennemie de notre démocratie moderne.
C’est ainsi que l’ignorance grossière porte aux individus un préjudice direct : elle en porte un autre plus général à la société dont les individus reçoivent le contrecoup. Qui pourrait calculer quelle perte de temps, quels malentendus, quelles erreurs préjudiciables dans la fabrication produit l’ignorance des populations ouvrières ? De combien les frais généraux ne s’en trouvent-ils pas augmentés par la nécessité d’une surveillance plus grande, plus attentive, par l’augmentation du personnel ? Et quel est le dommage qui en résulte pour la production et dont se ressent encore le salaire des ouvriers ?
Il ne suffit pas de savoir lire, écrire, compter, en gros et approximativement, ce qui est assez ordinaire chez nos ouvriers : il faut pouvoir le faire bien et vite. Tel ouvrier, chef d’atelier, qui a deux ou trois métiers sous sa direction, ou même tel ouvrier à domicile qui n’a que son propre métier, doit s’occuper des soins d’administration ; ils sont fort simples : un homme habitué à l’écriture, aux opérations d’arithmétique, ayant quelques notions de tenue des livres, n’y consacrerait que deux ou trois minutes par jour : mais faute d’habitude ces ouvriers y emploient souvent deux heures ou plus par semaine, et encore ont-ils grand’peine à se reconnaître dans leurs calculs. Ce sont deux heures perdues pour le travail, pour le salaire. Il est surtout une classe d’ouvriers pour lesquels ces notions élémentaires sont indispensables, ce sont les ouvriers, dispersés à la campagne, traitant avec des intermédiaires. L’absence de connaissances élémentaires est pour eux une cause de perte énorme, qui leur enlève parfois jusqu’à la moitié de leurs salaires. Nous ne faisons ici qu’indiquer ce point important, nous le traiterons plus loin en détail.
Aujourd’hui la plus grande partie des enfants vont à l’école, mais ils y vont d’une manière irrégulière, capricieuse, et y restent trop peu de temps. On se hâte de leur faire faire leur première communion et l’on clôt pour toujours l’époque de leur instruction. Au bout de peu d’années, faute d’entretien, ils ont perdu le peu qu’ils ont appris. « Après une fréquentation purement nominale des classes, ils sont à peu près complétement dépourvus de toute éducation intellectuelle »[63]. Le capital intellectuel est comme tous les autres capitaux : si on ne l’entretient, il se dégrade et s’évanouit ; il faut s’en servir pour qu’il dure : il faut qu’il produise pour se conserver. On a observé que la lecture habituelle de la bible rendait les protestants plus instruits que les catholiques. Il faudrait que dans chaque chaumière il y eût un livre, ce signe sensible de la civilisation. Il faudrait consacrer chaque jour quelques instants à la lecture, cette lecture dût-elle être fort peu variée : « On ne sait pas assez, dit M. Jules Simon, toute la différence qui sépare ces deux situations : avoir un livre, un seul ; n’en avoir pas. »
L’instruction donnée à l’école ne doit être que le point de départ, non le point d’arrivée. C’est un moyen et non un but. L’ouvrier qui possède l’art de lire doit s’en servir pour acquérir des connaissances, pour élever son esprit, pour récréer son imagination. Tout ce qui élargit son horizon, tout ce qui l’élève au-dessus des soucis journaliers, lui donne le sentiment de sa dignité ; le rend plus fort et plus moral. Il est bon qu’il ne reste pas enfermé dans le cercle étroit de la vie pratique ; il est utile qu’il respire un air plus pur et qu’il entrevoie des régions plus heureuses. La lecture de livres utiles, même de livres agréables, c’est une diversion aux travaux du corps qui rétablit l’équilibre naturel des facultés : l’homme se sent ainsi dans son état normal, il éprouve cette satisfaction générale qui vient de l’harmonie des deux vies intellectuelle et physique : une fois qu’il a goûté ces jouissances, les autres perdent leur prix. L’ouvrier a deux moyens d’occuper ses loisirs : le cabaret, le livre ; le cabaret qui épuise ses ressources, affaiblit ses forces et le rend au travail fatigué, exténué : le livre qui ravive son intelligence, repose ses forces et le renvoie à l’ouvrage plus alerte, plus habile et plus courageux : le triomphe de la civilisation ne sera définitif que quand ceci aura tué cela.
L’un des premiers soins des célèbres pionniers équitables de Rochdale fut de fonder une bibliothèque qui compte aujourd’hui plus de 4 000 volumes et deux salles de lecture. Les autres sociétés anglaises pour l’avancement des ouvriers suivent cet usage salutaire : les clubs d’artisans, les mechanic’s institutions ont des bibliothèques, des collections de journaux et de revues. Les livres les plus demandés sont les œuvres de Shakspeare, de Macaulay, les récits de voyage, les travaux d’histoire. C’est là que l’ouvrier anglais s’initie à la littérature nationale, au tour de pensée traditionnel, à ce patrimoine de grandes idées, de grandes maximes et de grands exemples qui grandit chaque jour. Son âme s’y développe avec son esprit ; son énergie s’y affermit avec son intelligence ; son désir d’agir s’y accroît avec son désir de connaître ; et quand il quitte Macaulay ou Shakspeare pour retourner à son métier, le temps lui semble plus court, l’œuvre plus légère : la satisfaction de l’âme et le repos de l’esprit, c’est encore là de l’ardeur, de la joie et de la patience au travail.
Puis, ce ne sont pas seulement les grands maîtres qui charment les loisirs de l’ouvrier anglais, et dont les nobles souvenirs viennent se présenter à son esprit au milieu du travail de ses mains. C’est l’Angleterre qui est la terre natale de toutes ces publications populaires, sérieuses, scientifiques et viriles ; c’est là que l’on peut trouver une littérature vraiment démocratique : simple, nette et lucide. Tout ce qui touche la vie de l’ouvrier, toutes les connaissances techniques, toutes les notions industrielles et économiques arrivent au travailleur dans de petits exposés, clairs et précis ; on n’y affecte pas une forme enfantine et naïve ; on n’y prend pas un langage et un style à part ; on parle virilement des hommes. On fait dérouler sous leurs yeux la galerie des grands hommes qui appartiennent à leur patrie et à leur classe ; on les initie à la vie de Foley, de Wagwood, d’Arkwright, d’Howard, de Stephenson ; on met entre leurs mains le Plutarque ouvrier avec tous ses enseignements. De telles lectures leur apprennent ce que peut l’énergie persévérante, le désir ardent de connaître, la noble ambition de s’élever ; les préjugés s’évanouissent, les plaintes disparaissent, l’espérance et le courage renaissent au cœur de chacun. Nul n’oserait se plaindre ou désespérer en présence de tels modèles. C’est l’ouvrier Stephenson, qui plus tard partagea avec Davy l’honneur d’avoir trouvé la lampe de sûreté, qui inventa la locomotive encore usitée sur la plupart de nos chemins de fer, et dont le nom est indissolublement lié à l’établissement des voies ferrées dans la Grande-Bretagne, mais qui, dans sa jeunesse, travaillant aux mines de Newcastle, parvenu à l’âge d’homme sans savoir lire, sut conquérir par le laborieux travail de ses nuits ces connaissances indispensables que l’éducation ne lui avait pas données. C’est Richard Foley, ce simple ouvrier dans une fabrique de clous de Stourbridge, qui, au XVIIe siècle, au moyen d’efforts inouïs, va chercher en Suède le secret de travailler les métaux et renouvelle la fabrication métallurgique anglaise. À la lecture de pareilles biographies, quel homme ne se sentirait pas pris d’émulation, quel homme ne se trouverait pas pénétré de cette grande vérité : vouloir, c’est pouvoir.
« En études aussi bien qu’en affaires, dit un de ces petits traités populaires anglais, l’énergie est le grand moyen ; il faut le fervet opus ; il faut brûler les planches et ne pas seulement battre le fer pendant qu’il est chaud, mais le battre jusqu’à ce qu’il chauffe. C’est une chose étonnante de voir ce que peuvent accomplir, en fait de développement individuel, ceux qui s’appliquent à profiter des occasions, et qui emploient jusqu’aux plus courts instants de loisirs que les fainéants laissent toujours perdre.[64] » C’est cette vérité qui échappe aux ouvriers ; il faut la leur mettre sans cesse sous les yeux, il faut leur fournir tous les exemples que contient l’histoire, il faut qu’ils arrivent à la conviction absolue qu’une volonté tenace triomphe de tous les obstacles.
« Ceux qui font le plus avancer le monde, dit encore Samuel Smiles, ne sont pas tant des hommes de génie, à proprement parler, que des esprits doués de fortes capacités ordinaires, des travailleurs dont rien ne peut fatiguer ni rebuter la persévérance, et qui s’appliquent à leur œuvre avec une ardeur qu’aucune difficulté ne décourage. »
Les biographies ouvrières, le Plutarque du peuple ; voilà donc des livres à répandre, des livres qui devraient se trouver sur la table de chaque mansarde et de chaque chaumière ; mais la France est pauvre en livres de ce genre ; un éditeur de mérite, M. Hachette, avait entrepris une suite de pareilles publications, sa mort ne semble qu’avoir ralenti l’avènement de cette collection précieuse. Déjà un membre de l’Institut a donné une vie de Jacquart ; nombre d’hommes spéciaux ont écrit des exposés pratiques des grandes questions industrielles et économiques. La littérature populaire semble devoir se développer et embrasser tout ce qui est du domaine du travail. En lisant toutes ces petites brochures si instructives et si nettes, l’ouvrier fera de lui-même et sans qu’on la lui suggère cette réflexion de Samuel Smiles : « Nous devons être et faire et ne pas nous contenter de méditer sur ce que d’autres ont fait et ont été. » L’ouvrier, plus que tout autre, homme d’action et de pratique, traduit dans la réalité de sa vie tout ce qui fait impression sur son esprit ; ses lectures se retrouvent dans sa conduite ; l’admiration chez lui prend la forme de l’émulation, les exemples sont pour lui des modèles.
Plus ces livres se répandront, plus les ouvriers grandiront à leurs propres yeux, plus ils deviendront laborieux et studieux, plus la production s’augmentera, et plus aussi leur part dans la production qui est le salaire aura tendance à s’accroître. Pour que l’effet devint général, il faudrait suppléer à l’indigence des communes par ces librairies circulantes, qui envoient les livres dans les différents bourgs ou villages qu’embrasse leur rayon, et multiplient ainsi l’utilité produite sans accroître la dépense. Pour que ces livres présentassent à l’ouvrier plus d’attrait, il serait bon que quelques-uns provinssent de plumes ouvrières ; l’ouvrier qui consacre ses loisirs à l’étude, qui joint les réflexions que la pratique suggère aux formules que la science enseigne, a dans l’esprit un degré de netteté et de précision qu’il est donné à peu de savants d’acquérir. Un éditeur anglais a eu récemment l’idée d’offrir des prix pour des essais écrits par des ouvriers sur des sujets spéciaux. Lord Shaftesbury, l’un des juges du concours, qualifiait ainsi ces petits livres : « Ces petits traités, pleins de bon sens, de savoir pratique et de saine moralité. » C’est ainsi qu’on voit en Angleterre des ouvriers auteurs ; quoi d’étonnant ? Dans ce pays de grands banquiers sont aussi de grands historiens[65], de grands hommes d’État sont d’éminents philologues[66], des avocats sont d’illustres romanciers[67], des clergymen et des évêques sont de savants économistes[68]. C’est ainsi que se manifeste en Angleterre sous toutes les formes ce besoin d’activité qui donne à la race anglo-saxonne la domination du monde ; les délassements se changent en études, le repos est un autre genre de travail, et les amusements même produisent des œuvres durables. Ce grand exemple des classes élevées ne doit pas être perdu pour le peuple. Ses loisirs aussi doivent être occupés, ils n’en seront que plus doux et le travail sera plus productif.
Mais, pour que ces résultats puissent se manifester, il faut que l’instruction élémentaire se mette en harmonie avec les besoins et les aspirations de notre siècle : lire, écrire, compter, ce sont là les premières notions, indispensables, insuffisantes ; l’alphabet et la table de Pythagore ne composent plus même le minimum d’instruction requise. Époque scientifique et industrielle, notre temps exige de chacun, du plus petit comme du plus grand, des données industrielles et scientifiques. L’ouvrier qui sera occupé toute sa vie du maniement des machines, de réactions chimiques ou de forces physiques, doit savoir autre chose que la lecture et le calcul. L’extension de l’enseignement élémentaire, c’est le besoin universellement reconnu ; l’esprit du temps nous pousse violemment dans cette voie de progrès : fonctionnaires, savants, ouvriers, sont sur ce point d’accord : « L’école primaire, il faut bien le dire, est insuffisante[69]. » Oui, certes, dans l’état actuel, elle est insuffisante ; il faut qu’elle étende d’une manière notable le champ des matières qu’elle embrasse.
La géométrie, la mécanique, la chimie et la physique doivent venir après l’arithmétique : le dessin doit suivre de près l’écriture ; et il serait bon, à un autre point de vue, que la musique allât de pair avec la lecture. Ce sont là, il est vrai, des modifications considérables qui ne peuvent se faire que progressivement : mais cependant ce ne sont ni des utopies, ni des chimères. Il est des pays, nos concurrents sur le marché universel, qui ont déjà réalisé presque en entier ce plan d’études, que l’on peut appeler vraiment élémentaire ; parce qu’il contient les éléments de tout. Sans parler de l’Amérique, nous pourrions citer le nord de l’Allemagne, la Prusse et la Saxe surtout. « On a cessé de croire, dit Stuart Mill, qu’il suffisait d’enseigner des mots, bien que jusqu’à présent on n’ait guère enseigné autre chose aux classes mêmes auxquelles la société donne l’éducation, qu’elle considère comme la meilleurs. » Le jugement est sévère, la critique juste y dégénère en boutade exagérée : mais ce qui est outré à propos de l’enseignement supérieur, est rigoureusement exact quant à l’enseignement primaire. C’est encore là chez nous un enseignement embryonnaire, dont le germe doit singulièrement se développer avant de produire les résultats souhaités.
Nous avons parlé de la Saxe : voici un témoignage rendu en faveur des ouvriers saxons par un grand industriel, et confirmé par M. Stuart Mill. M. Escher, de Zurich, ingénieur et filateur, qui emploie 2 000 ouvriers de tous pays, s’exprime ainsi dans son évidence annexée au rapport des commissaires pour la loi des pauvres : « Comme hommes de travail, men of business, comme hommes dont le maître voudrait être entouré, je donnerais la préférence aux Saxons et aux Suisses (sur les Anglais), aux Saxons surtout, parce que leur éducation générale, plus soignée, a étendu leur capacité au-delà de leur travail habituel et spécial, et les a rendus propres à peu de frais d’apprentissage à entreprendre tout travail nouveau qui peut leur être demandé. Si j’ai un ouvrier anglais employé à l’érection d’une machine à vapeur, il comprendra sa besogne et rien de plus. À peine aura-t-il quelques notions des autres branches de la mécanique les plus rapprochées de son œuvre, il ne saura s’en rendre compte, ni parer aux difficultés imprévues. Il ne pourra donner un avis raisonné ni rien écrire relativement à la besogne dont il est chargé. » Examinons avec attention ces paroles d’un notable industriel. D’abord l’instruction générale a mis l’ouvrier en état d’entreprendre à peu de frais d’apprentissage des travaux nouveaux : c’est-à-dire que si une crise frappe l’industrie qui l’emploie, il saura se retourner, prendre un autre métier, au bout de quelque temps il sera au courant et ne perdra, on peut le dire, pas une journée. Un tel ouvrier est dispos, prêt à travailler de toute façon : il est comme ces soldats qui peuvent combattre à cheval, à pied, tantôt cavaliers, tantôt fantassins, miles expeditus, prêts à se porter partout où besoin est : un tel ouvrier ne chômera guère. Puis, vienne un changement dans l’industrie, un renouvellement de l’outillage, une modification de méthodes : en quelques jours l’ouvrier sera au fait, il aura compris le but et l’utilité des machines nouvelles, il se sera initié à leur jeu. Un tel homme se rend compte de tout : la réflexion domine et conduit son travail, il le raisonne, il voit les inconvénients des procédés et des outils, il cherchera à les modifier, peut-être lui devra-t-on d’ingénieuses modifications. La surveillance sera à peu près inutile : des difficultés surviennent, imprévues, nouvelles ; l’ouvrier médite, il trouve le joint, il écarte l’obstacle et continue son travail. Si la difficulté est trop grande, si, pour être résolue, elle exige une science plus élevée et plus complète, l’ouvrier n’est pas encore à court, il donne un avis raisonné, détaillé, précis ; il sait tout relater quant à la besogne dont il est chargé. Quelle épargne de temps et de frais, quel accroissement dans la production et quelle diminution dans le prix des produits, quand chaque paire de bras sera dirigée par une tête. « Avec des populations ouvrières qui aient l’esprit ouvert, qui connaissent les lois et les formules usuelles de la physique, de la chimie et de la mécanique, qui soient accoutumées à se rendre compte de leurs idées par le dessin, l’avancement de l’industrie ne peut manquer d’être accéléré. Alors ce n’est plus une petite phalange d’ingénieurs et de chefs d’industrie qui pousse le char dans la voie du progrès : c’est tout le monde, et ce que l’on peut attendre d’une impulsion pareille est incalculable »[70]. Ce que l’on peut assurer, c’est qu’une hausse sensible des salaires suivrait le développement de la production. La demande du travail croîtrait avec la baisse des produits. La part du capital, des frais généraux et des profits deviendrait de plus en plus minime sur chaque produit isolé, en restant égale sur la somme, celle du travail grandirait de plus en plus. L’ouvrier aurait ainsi double gain : hausse du salaire, abaissement du prix des marchandises. Toute la société, les entrepreneurs, les capitalistes et les consommateurs participeraient à l’augmentation rapide de la production nationale.
Ces notions générales de science doivent former un des éléments principaux de la nouvelle instruction élémentaire ; mais la partie scientifique n’est pas tout : il doit y avoir encore un enseignement artistique. Dans un siècle comme le nôtre où l’art tend de plus en plus à entrer dans l’industrie et dans un pays comme la France qui tient le sceptre du bon goût, de la grâce et de l’élégance, il est désirable que les premières données du dessin soient mises à la portée de chacun. Dessin académique, dessin d’ornementation, dessin linéaire : c’est une initiation nécessaire.
Il faut que tout ouvrier ait le sentiment de la ligne, de la forme, de la proportion, de l’harmonie ; quoi qu’il fasse d’ailleurs, le dessin sera toujours pour lui une langue utile, parfois indispensable, et, dans ses loisirs, une occupation élevée, qui le disputera au cabaret. On a appelé le dessin la langue de l’atelier ; on demandait dernièrement avec esprit le dessin obligataire ; c’est en effet par le dessin que l’ouvrier peut se rendre compte des machines et de leur jeu, de beaucoup de procédés industriels, c’est par là qu’il pénètre au cœur même de l’industrie. Le dessin jusqu’ici est resté un art trop aristocratique : on l’enseigne avec succès dans nos écoles d’arts et métiers, on a établi dans Paris un assez grand nombre d’écoles pour le répandre ; beaucoup de fabriques importantes en ont fondé des cours ; mais ce n’est pas encore là un enseignement général, l’école primaire lui est fermée : les frères de la doctrine chrétienne, qui jusqu’à ces dernières années devançaient de beaucoup les instituteurs primaires pour l’étendue et la variété de leur enseignement, font depuis longtemps déjà des cours de dessin. Ce qui est l’exception doit devenir la règle, notre industrie en prendra un nouvel essor ; le goût, qui est encore incertain, parfois équivoque, se purifiera. Grâce au dessin d’ornementation, nos produits joindront la correction à l’élégance ; grâce au dessin linéaire, les machines nouvelles, les procédés nouveaux se répandront plus facilement ; l’ouvrier saura mieux se rendre compte de son travail ; il y gagnera en rapidité et en précision ; dans l’un et l’autre cas, ce sera une amélioration dans la qualité des produits, jointe à une diminution dans les frais de production. Qu’on ne l’oublie pas, tout perfectionnement dans le personnel d’une usine amène des conséquences, du même genre que celles qui proviennent d’un perfectionnement dans le matériel : que ce soient les machines brutes et inertes qui acquièrent plus de force, plus de rapidité, plus de précision, ou que ce soient les ouvriers dont l’intelligence, les connaissances, l’habileté et le goût se développent, l’effet produit est de même espèce : meilleure qualité des produits, plus grande quantité. De même donc que l’introduction de nouvelles machines ou le perfectionnement des anciennes, en améliorant les produits, en abaissant leur prix, tend à accroître la demande du travail et à élever le taux des salaires ; de même le développement de l’intelligence, de l’adresse ou de la force de l’ouvrier, amenant les mêmes conséquences quant à la production, doit amener les mêmes conséquences quant aux salaires. Mais voici la grande différence entre les deux cas : quand ce sont les machines qui se perfectionnent, ce perfectionnement amène souvent avec lui une crise passagère dont l’ouvrier souffre ; quand ce sont au contraire les ouvriers dont la force, l’intelligence ou l’habileté se développent, ce développement progressif n’entraîne aucune perturbation momentanée ; le sort des populations ouvrières s’améliore alors constamment et progressivement sans être exposé à aucun danger.
Le dessin faisant partie de l’instruction élémentaire, c’est un grand pas sans doute ; mais là comme partout, l’initiation devient inutile et ne porte pas de fruits, si elle n’est suivie plus tard d’études persévérantes : ces études d’ailleurs sont pour l’ouvrier une occupation agréable qui fait diversion à ses occupations contraintes et monotones. Pour stimuler et entretenir le goût du dessin, il faudrait multiplier les expositions locales et réorganiser les musées de province. Quelques villes, même de second et de troisième ordre, ont commencé à ouvrir de ces expositions : les particuliers y envoient les objets artistiques qu’ils peuvent avoir ; mais l’art est chez nous si centralisé que, à l’exception des villes de premier rang, il est presque impossible à nos communes de se procurer quelques œuvres d’artistes. Le musée du Luxembourg prêtera bien quelques-uns de ses tableaux à Toulouse ou à Bordeaux, d’éminents artistes feront quelques envois à l’exposition de Lille, mais les villes inférieures verront échouer tous leurs efforts pour attirer chez elles quelques œuvres remarquables. Les musées de province, d’un autre côté, non seulement sont pauvres, mais encore, pour une raison ou pour une autre, sont ignorés du public local et n’obtiennent la visite que des étrangers et des touristes. Les raisons de cette indifférence sont multiples : c’est d’abord dans les populations le manque d’études préparatoires ; c’est ensuite le genre particulier de tableaux qui peuplent les petits musées de province ; on sait comment ils se recrutent : ce sont les œuvres, genre classique du salon précédent, que l’on achète à leurs jeunes auteurs pour les encourager et que l’on envoie ensuite à telle ou telle petite ville qui ne s’en soucie guère.
Pour que les expositions et les musées eussent une influence sur l’esprit des populations et sur l’industrie, il faudrait complétement changer de système. Au lieu d’acheter cher tous ces tableaux, le plus souvent d’un genre théâtral, déclamatoire et d’un goût fort imparfait, il suffirait d’acquérir un nombre assez considérable de bonnes gravures, d’après les œuvres des meilleurs maîtres, ou même de bonnes lithographies représentant les tableaux, les statues, les monuments de l’antiquité et de la renaissance les plus parfaits ; on pourrait y joindre un certain nombre de plâtres et de moulures en réduction d’après les maîtres les plus célèbres, anciens ou modernes. Le musée, au lieu d’offrir une dizaine d’œuvres, toutes fort imparfaites, en contiendrait plusieurs centaines, toutes se rapportant aux chefs-d’œuvre de l’art et les faisant connaître à l’ouvrier. Remplir les musées de provinces de gravures, de lithographies, de moulures, de plâtres, de dessins, c’est là ce qu’il faut pour éveiller et entretenir dans nos populations le sens et le goût artistiques. Un tableau intéresse moins l’ouvrier qu’une gravure ou qu’un dessin : dans un tableau, la couleur semble dérober les lignes à son regard peu exercé ; il saisit moins les formes et surtout il découvre moins le procédé ; quand l’ouvrier se trouve en présence d’un objet d’art, l’impression générale a sur lui moins de prise que la curiosité de détails ; il le regarde en analyste, il cherche à se rendre compte des moyens, de la manière, du faire, toutes choses que la peinture avec sa largeur de tous, son incertitude de contours, lui dérobe ; la gravure, au contraire, avec ses hachures multipliées, ses lignes qui se dévoilent, ses traits qui s’accentuent, le font entrer davantage dans le travail de l’artiste, excitent à un plus haut degré sa curiosité minutieuse et son goût des détails. Il faut donc lui décomposer les œuvres d’art, les lui simplifier : c’est ce que fait la gravure pour les tableaux, le dessin pour les monuments, la réduction pour les statues. Un tableau est trop vivant, un monument, une statue sont trop grands, l’ouvrier n’a pas de prise sur eux, il ne sait comment les aborder, il les regarde un instant et s’éloigne. À ces gravures, à ces dessins, à ces réductions, à ces plans, il faudrait joindre des spécimens des arts secondaires, que l’on appelle aujourd’hui arts appliqués à l’industrie ; il faudrait en un mot que chaque ville un peu importante eût un petit musée de Southkensington ; assurément il ne manquerait pas de visiteurs. C’est là que l’ouvrier développerait en lui le sens du goût, de la correction, de l’élégance sobre, de la grâce contenue, de la proportion et de la pureté des lignes. C’est là aussi que, par l’étude attentive, la recherche du procédé, il accroîtrait, si l’on nous permet cette expression, l’ingéniosité de son esprit. Dût un tel ouvrier n’avoir jamais dans sa vie l’occasion de faire un dessin ou quelque chose qui s’en rapproche, nous avons la conviction qu’il tirerait encore des avantages sérieux de ces loisirs intelligents : son esprit en serait plus vif, plus pénétrant, ses goûts plus élevés, et ces qualités précieuses de son intelligence et de son âme trouveraient aussi leur emploi et et leur prix dans son travail.
L’importance des notions scientifiques et des premiers principes du dessin est aujourd’hui universellement reconnue ; il est un autre enseignement dont l’importance frappe moins au premier abord et qui cependant est destiné à exercer la plus heureuse influence sur le sort des ouvriers : c’est celui de la musique. « De l’autre côté du Rhin, pas une école de village où les élèves n’apprennent à lire l’écriture musicale comme ils apprennent à lire l’écriture ordinaire »[71]. Nous voudrions que la France, sur ce point comme sur bien d’autres, suivit l’exemple de l’Allemagne. La prétention que l’enseignement populaire de la musique peut avoir quelque influence sur la production et sur le taux des salaires est assurément faite pour étonner cette classe d’esprits routiniers qui se disent positifs et s’arrogent à ce titre le monopole du jugement droit et du bon sens pratique. Quant aux esprits sagaces et analytiques, qui ont l’habitude de démêler dans les affaires humaines les causes entrecroisées pour remonter de proche en proche jusqu’à la cause lointaine et première, cette proposition ne saurait beaucoup les surprendre. La propagation dans toutes les classes de la population des premières notions musicales, à notre avis, influerait de la manière la plus heureuse sur la situation matérielle des ouvriers, parce qu’elle aurait une influence très heureuse sur leur moralité et sur leur intelligence : c’est là un fait de raisonnement et un fait d’expérience, il a déjà pour lui mainte et mainte preuve. Voici comment s’exprime sur la musique un publiciste distingué dans un ouvrage sur les causes de la misère : « Elle agit sur le développement intellectuel et moral, individuel et collectif des membres de la société. La musique est à la fois un moyen d’éducation et un moyen d’association. Elle peut lutter contre la démoralisation et l’individualisme, c’est-à-dire contre ce qui constitue précisément les tendances fâcheuses de la civilisation moderne. Elle lutte réellement si elle devient un élément essentiel de la vie sociale, non si elle reste un simple passe-temps des gens du monde et des oisifs »[72].
La distinction est bien marquée : la musique, de nos jours, ne fait qu’effleurer la société dans ses couches les plus élevées, il faut qu’elle la pénètre à fond, qu’elle devienne comme un des principes vitaux de notre civilisation, qu’au lieu d’être une distraction, un amusement des oisifs, elle soit un élément essentiel de la vie sociale, qu’elle prenne le caractère d’une institution civilisatrice. À nos yeux, le maître de musique de Molière est moins ridicule qu’on ne pense dans la thèse qu’il soutient de l’excellence de son art : son grand tort est de l’appuyer sur des jeux de mots au lieu de la faire valoir par des raisons : ce sont ces raisons que nous allons rechercher, les preuves viendront ensuite.
L’un des plus grands malheurs de la population ouvrière, dans sa situation actuelle, c’est qu’elle manque de jouissances intellectuelles ; elle ne sait que faire de ses loisirs : son instruction ne lui fournit pas assez de ressources personnelles pour qu’elle puisse trouver des plaisirs moraux, élevés, gratuits et hygiéniques : les plaisirs des sens seuls sont à sa portée : mais les plaisirs des sens coûtent cher ; d’une façon ou d’une autre ils prennent les économies, ils émoussent et alanguissent l’esprit et affaiblissent le corps. L’ouvrier manque de diversion et de distractions : rien de morne et d’insipide comme son existence : c’est un repos inerte ou une débauche énervante qui succède à un travail épuisant. Il n’y a dans sa vie aucun stimulant, point de ressort. Supposez qu’il apprenne un art, comme la musique : tout change, ses loisirs sont occupés ; son esprit s’élève en même temps que son corps se repose ; un intérêt nouveau surgit, sa vie devient plus variée ; le goût de l’étude, le désir de se perfectionner donnent à cette âme le ressort qui lui manquait : elle s’anime ; la satisfaction revient et avec elle cette énergie naturelle, cet entrain, cette activité qui profitent au travail. Le grand ennemi du travail et de la vie, c’est ce vide de l’âme, cette langueur d’esprit et de cœur, cet ennui monotone qui rend tout insipide. La joie, le plaisir, le bien-être, le bonheur, ce sont là au contraire les stimulants les plus vifs.
La musique est encore un moyen d’association, c’est un lien ; dans un certain sens on pourrait dire que c’est une religion. Ne serait-ce pas là l’un des moyens les plus efficaces de réorganiser la famille ouvrière, dont la désorganisation est un des grands malheurs de notre temps ? Pour inspirer à l’ouvrier le goût du foyer et de la famille, toutes les prédications jusqu’ici ont été vaines ; à notre avis elles le seront toujours tant que le foyer et la famille de l’ouvrier ne se seront pas transformés. Le foyer de l’ouvrier est délabré et sale, comment voulez-vous qu’il l’aime et qu’il s’y plaise ? La famille de l’ouvrier est morne et stupide, comment voulez-vous qu’il y trouve de l’intérêt ou du plaisir ? Il faut donc améliorer le foyer de l’ouvrier, rendre son logement plus convenable, plus spacieux, plus propre : c’est un perfectionnement matériel. Il faut améliorer la famille ouvrière, lui fournir des distractions utiles, des délassements innocents ; c’est un perfectionnement purement intellectuel. Il ne faut pas moraliser, il faut agir : l’amélioration morale sera la résultante de l’amélioration matérielle et de l’amélioration intellectuelle. Ce qui tue la famille ouvrière, c’est le manque d’intérêt du foyer domestique ; entre deux êtres également ignorants, l’union est bien difficile : par suite de la monotonie de la vie et de l’absence de lectures, il n’y a pas de conversation possible : cet homme et cette femme n’ont rien de nouveau à se dire, rien qui puisse exciter l’attention et la curiosité l’un de l’autre ; ils s’ennuient l’un auprès de l’autre, se sont à charge et se fuient mutuellement. Rien n’est plus dans l’ordre des choses et de la nature : moralistes, philanthropes et chrétiens verront échouer leurs discours et leurs prières tant que les conditions au point de vue intellectuel et matériel de la famille ouvrière resteront ce qu’elles sont actuellement. Mais dans cette chambre triste et silencieuse surgisse un motif d’intérêt, de conversation, un but : le mari et la femme se rapprocheront sur ce terrain commun, ils se communiqueront leurs observations, leurs jugements, la vie leur sera plus variée, plus animée, la famille se reconstituera. À la musique, selon nous, est réservé dans un prochain avenir ce rôle éminemment moralisateur : l’épreuve a déjà été faite : si la vie ouvrière en Allemagne est plus régulière qu’en France, si les familles des ouvriers y présentent plus d’union, où en chercher la cause ? Dans un fait bien simple, la musique au-delà du Rhin est enseignée dans toutes les écoles primaires, les enfants des deux sexes fréquentent tous ces écoles : le goût musical qu’on leur a inspiré dans leur enfance, ils le conservent dans leur âge mûr, ils le cultivent au foyer domestique, c’est un des liens les plus forts de la famille. En dehors de la famille l’étude de la musique provoquera d’autres associations, de petites sociétés et de petites réunions fondées sur la mutualité des goûts et des plaisirs : le cabaret perdra la place qu’il occupe, l’ivresse disparaîtra devant l’étude, les loisirs deviendront artistiques ; l’esprit de l’ouvrier s’élèvera : il aura plus d’estime pour soi-même ; son travail subira l’influence heureuse de ses récréations : le chômage du lundi disparaîtra avec le penchant à la débauche : l’observation et l’emploi utile du dimanche renaîtront avec l’orphéon et la fréquentation des classes ou des sociétés de chant. Par une foule de raisons, lointaines sans doute et minimes, mais non pas négligeables, le salaire subira, lui aussi, l’influence de ce changement de vie : la diminution des chômages, la régularité du travail, les habitudes d’ordre et de dignité que l’ouvrier aura contractées, le développement artistique de son intelligence et jusqu’au contentement et au bien-être de son esprit entreront comme autant d’éléments de hausse dans le taux des salaires.
Ce que démontre le raisonnement, l’expérience le confirme et, comme toujours, les preuves viennent à côté des raisons. Partout où le sort de l’ouvrier est élevé, on trouve l’intelligence et le goût de la musique ; à Lowell, c’est le chant et le piano ; à Manchester, ce sont les sociétés chorales. Il en est de même en France ; il y a déjà plusieurs années les fabricants de Guebwiller instituaient des concerts du dimanche pour tuer le cabaret. L’idée s’est répandue par toute la France ; elle a pris rapidement faveur ; on a conçu l’importance sociale de ce développement artistique, ou a calculé les résultats économiques de cet enseignement musical. Les typographes de Paris « sont des adeptes zélés des sociétés chorales de l’Odéon ou de la méthode Chevé. Le nombre des ouvriers faisant le lundi diminue beaucoup depuis quelques années par suite de cette tendance à rechercher les récréations musicales »[73]. Les passementiers de Saint-Étienne « montrent certaines dispositions pour la musique ; on en a vu se livrer avec entrainement à leur goût pour cet art et y consacrer presque tous leurs loisirs » ; et M. Audiganne, auquel nous empruntons cette remarque, ajoute aussitôt comme une conséquence immédiate de cette occupation favorite : « Ils ont une merveilleuse aptitude à saisir le mécanisme d’un travail quelconque, une rare habileté pour cadencer suivant de justes proportions les parties diverses d’un appareil. » Après avoir fait remarquer qu’à Nîmes le goût du chant est très général, M. Audiganne ajoute : « l’économie est une vertu que pratiquent volontiers à Nîmes toutes les classes sociales. » Rien d’étonnant, la musique a banni l’ivrognerie, les habitudes de l’ouvrier sont devenues plus régulières, il dépense moins, il épargne plus et il jouit davantage. À Bruxelles, la corporation des typographes a établi des sociétés chantantes, « vraies réunions de famille dans lesquelles toute chanson licencieuse est sévèrement proscrite. » À Lyon les canuts consacrent en grand nombre leurs loisirs à la musique. Partout on remarque une amélioration sensible dans la conduite et dans le travail de l’ouvrier depuis l’introduction de ce goût artistique. Nombre de fabricants croient faire une bonne affaire autant qu’une bonne œuvre en favorisant ce penchant nouveau. L’orphéon a une influence économique et sociale que l’on ne saurait exagérer. Que dirait le maître de musique de Molière devant ce développement immense qu’a pris son art, devant cette démocratisation du plus aristocratique des beaux-arts et devant les résultats incontestables qui en proviennent ? Tout ce qui tend à élever l’esprit de l’ouvrier, tout ce qui lui ouvre des horizons plus larges, tout ce qui lui procure des plaisirs innocents et intellectuels, tout ce qui le rapproche des classes supérieures, tout ce qui rend sa vie moins monotone, se traduit d’une part pour la société par plus d’assiduité au travail, plus de régularité dans le travail, c’est-à-dire une production plus grande, et, d’autre part, pour l’ouvrier, par plus d’intelligence de ses intérêts, plus de fermeté à les faire valoir, c’est-à-dire de plus hauts salaires ; et, comme dans ce cas, la hausse des salaires est accompagnée de l’augmentation de la production, la société ne fait que gagner au résultat.
Jusqu’ici nous n’avons parlé que des hommes ; la question des femmes, de leurs salaires, de leur éducation n’est pas d’une moindre importance sociale et économique. On pourrait juger de l’état d’une société entière d’après la situation qui y est faite à la femme. La vérité sur le salaire des femmes, c’est qu’en général, à part quelques industries et quelques localités exceptionnelles, il est à peine suffisant pour leur permettre de vivre, et que tant qu’il ne se sera pas produit une hausse notable sur ce salaire, la société sera affligée d’un mal intérieur qui ne lui permettra pas d’arriver à une prospérité complète. Y a-t-il donc un remède contre cette dépréciation du salaire féminin ? Nous en avons déjà indiqué un, la moralisation de l’ouvrière ; mais ce remède ne peut s’appliquer isolément, il appelle avec lui le développement de l’instruction. Nous regardons pour notre part comme une œuvre chimérique, de vouloir rendre les populations plus morales sans les rendre plus instruites ; et, en ce qui concerne l’ouvrière, nous ne voyons de salut pour elle que dans une amélioration de l’état intellectuel.
Ce qu’est l’instruction de l’ouvrière, chacun le sait ; un moraliste éloquent a écrit un livre aussi exact que saisissant sur la situation de la femme dans l’atelier, dans la fabrique, devant le salaire, devant la prostitution[74] : la conclusion de ce livre, c’est que l’ouvrière a, avant tout, besoin d’instruction ; elle en a besoin pour développer ces facultés précieuses que la nature lui a départies, et qui, faute d’éducation, restent trop souvent inutiles ; elle en a besoin pour résister aux ruses, aux manœuvres et aux fraudes des petits fabricants et des intermédiaires, qui pèsent d’un poids si considérable sur le salaire féminin et le réduisent à un taux si infime ; elle en a besoin encore pour apprécier à leur juste valeur les avantages durables de la vertu et les jouissances passagères du vice, pour repousser les tentations qui lui viennent de tous côtés, d’en bas et d’en haut, et ne pas céder à la corruption qui l’entoure ; elle en a besoin pour conquérir dans la famille le rang auquel elle a droit, pour forcer l’ouvrier à ne plus la traiter en esclave ou en paria ; elle en a besoin dans tous les actes de sa vie, comme fille, comme femme, comme mère : l’instruction, c’est la force des faibles ; mais quant à la faiblesse s’ajoute l’ignorance, c’est l’esclavage qui en résulte. L’instruction de la femme devrait être moitié artistique, et, qu’on nous passe ce mot, moitié ménagère. La nature qui lui a refusé la force du corps, qui lui a interdit les mouvements brusques et violents, l’a destinée à tous les ouvrages qui réclament de l’adresse et de l’élégance : ses doigts effilés sont faits pour tenir l’aiguille, le crayon, le burin ou le pinceau, pour faire toutes les œuvres ténues, délicates et fines ; son esprit ingénieux, souple et mobile, son tact instantané, son goût plus précieux que correct, plus gracieux que noble, ce sentiment vif et rapide des proportions, des lignes, des couleurs et des contours, cette imagination de détails, de minuties et de caprices ; cette variété inépuisable de dons superficiels semble dans une société comme la nôtre et dans un pays comme la France, ouvrir devant elle une multitude de voies au bout desquelles se trouveraient le bien-être et le bonheur. D’un autre côté, la situation naturelle de la femme dans la famille, son goût inné de l’ordre et de la régularité, son attachement aux petites choses, la destinent à la tenue du ménage, cette tenue du ménage qui est aussi un art et une science, trop négligés en France, si cultivés et si enseignés en Angleterre et en Allemagne : household, haushaltung.
Mais l’éducation manque, et toutes les qualités de la femme restent sous le boisseau : les écoles de filles sont moins nombreuses que les écoles de garçons ; l’instruction des femmes est encore inférieure à celle des hommes. Tous ces dons naturels qui, à raison de leur délicatesse et de leur raffinement, demandent une initiation intelligente et une culture soigneuse, restent en germe sans jamais porter les moindres fruits. La femme est pervertie de sa destination naturelle ; dans la plupart des cas, elle manque à sa vocation ; c’est que son ignorance est extrême. « Beaucoup ne savent pas coudre, de sorte qu’il faut que tout le monde autour d’elles soit en haillons »[75]. — « Elles sont hors d’état de faire le moindre calcul, ce qui leur rend l’économie impossible et met étrangement à l’aise la mauvaise foi des petits fournisseurs »[76]. « Elles ne savent pas faire un bouillon pour leur enfant malade »[77]. Tel est le degré d’ignorance de l’ouvrière de fabrique ; celui de l’ouvrière à domicile, de la brodeuse, de la dentelière n’est guère moindre ; elle aussi ne sait pas lire ; elle ne peut inscrire l’ouvrage qu’elle reçoit ; elle ne peut tenir de comptes réguliers ; elle est livrée à l’intermédiaire retors et âpre au gain. Ainsi, du défaut d’instruction naît la double infériorité de la femme dans la production et la distribution ; dans la production, elle ne rend pas les services qu’elle pourrait rendre ; dans la distribution, elle n’a pas les lumières nécessaires pour contrôler et corriger la rétribution souvent arbitraire qui lui est faite.
Elle ne rend pas les services qu’elle pourrait rendre ; dans ce siècle de luxe ingénieux, précieux et raffiné, dans ce pays de fabrication élégants, ténue et minutieuse, la femme ne sait que faire de ses doigts et de son intelligence, parce qu’on n’a pas donné à sa main cette légèreté, à ses doigts cette mobilité, à son intelligence cette délicatesse qu’elle pourrait si facilement acquérir. La bijouterie, l’horlogerie, la gravure, la peinture sur porcelaine, sur émail, sur bois, le dessin sous toutes ses formes et dans toutes ses applications, la ciselure et tous ces arts des infiniment petits, qui ne réclament que de l’adresse, lui sont presque entièrement fermés. Sans doute, même dans ces arts, la femme n’atteindrait presque jamais à l’habileté de l’ouvrier supérieur, mais elle dépasserait presque toujours l’ouvrier ordinaire. La nature, qui l’a presque complétement dépourvue de l’imagination créatrice, lui a donné au plus haut degré le talent de l’imitation ; elle est faite pour les arts industriels. Si l’éducation des femmes était plus complète et si l’emploi des femmes dans ces industries artistiques se généralisait, nul doute que la moyenne des produits ne se perfectionnât et ne diminuât de prix ; les articles supérieurs seraient encore dus à des hommes très probablement ; mais les articles de qualité ordinaire proviendraient des femmes et seraient d’une exécution plus élégante et plus soignée. Si l’écriture, l’orthographe, le calcul, la tenue des livres, étaient enseignés aux femmes d’une façon plus complète, elles se verraient encore ouvrir d’autres voies, elles pourraient se livrer à beaucoup d’industries où il est de rigueur de pouvoir lisiblement, correctement écrire et exactement compter ; l’emploi des femmes dans la comptabilité, au lieu d’être exceptionnel, comme il est encore, deviendrait le cas général. La typographie prendrait également les femmes de préférence ; elles n’y sont occupées maintenant qu’en petit nombre, et tout homme qui a corrigé des épreuves sait combien les pages imprimées par les hommes sont supérieures à celles qui ont passé par les mains des femmes. D’où vient cette infériorité de la femme, si ce n’est de l’ignorance de l’orthographe et de la grammaire, ainsi que du défaut complet de toute instruction littéraire ?
Que l’instruction des femmes se répande et s’étende ; qu’elle soit plus générale et plus complète ; qu’elle joigne les notions de tenue de ménage aux notions d’art ; que l’écriture, le calcul et le dessin soient surtout le fond de l’enseignement, et la femme sortira de la position précaire où elle se trouve : elle ne fera plus concurrence aux hommes dans les travaux qui exigent de la force corporelle ; mais en revanche elle les supplantera dans tous les ouvrages qui ne demandent que de l’habileté de doigts et de la délicatesse d’esprit : la part de la femme dans la production de luxe augmentera, en même temps cette production deviendra plus considérable et moins coûteuse.
Plus instruite, la femme sera plus forte : la brodeuse des Vosges, la dentelière du Puy, la lingère de Lille, quand elles se trouveront en présence de l’intermédiaire qui voudra abusivement réduire leurs salaires, en rabattre une partie, sous prétexte de malfaçon et diminuer le prix légitime de leur travail, sauront résister avec intelligence. Elles auront des livres régulièrement, clairement tenus ; elles se mettront en rapport les unes avec les autres ; elles se concerteront sur leurs besoins et sur leurs droits ; elles sauront faire valoir leur travail, mettre en lumière les fraudes, les manœuvres et les abus : l’on ne verra plus ce résultat profondément triste : l’intermédiaire percevant à son profit près de la moitié des salaires de l’ouvrière.
Nous en avons fini avec l’instruction générale : elle élève l’esprit de l’ouvrier, lui donne l’estime de soi-même et la dignité, ce qui lui permet de discuter son salaire avec plus d’intelligence et d’indépendance : elle occupe ses loisirs, le soustrait au cabaret et à la débauche, ce qui préserve ses forces physiques et intellectuelles, éloigne les maladies et retarde la vieillesse : elle lui donne le goût de la régularité dans le travail, ce qui diminue les chômages ; elle le rend apte à se porter d’une profession à une autre, selon que besoin est, ce qui amortit le coup terrible des crises industrielles ; elle rend enfin son travail plus intelligent et plus réfléchi, ce qui augmente la production.
CHAPITRE III
De l’enseignement spécial ou professionnel. — De son utilité pour la société en général, et en particulier pour l’ouvrier. — Les écoles d’arts et métiers. — Critiques. — Éloges. — De leur influence sur la production. — Aspirations actuelles des classes ouvrières. — Pourquoi l’enseignement professionnel populaire a toujours été négligé par l’État. — Caractère local et variable de cet enseignement. — Des cours professionnels créés en France par différentes fabriques, différentes communes et différentes associations. — De l’effet de ces cours sur la production et sur le taux des salaires. — Des perfectionnements apportés par des ouvriers instruits aux métiers et aux machines. — De l’utilité de l’instruction professionnel dans le cas de transformation d’une industrie. Exemples. — Des musées professionnels.
L’instruction générale n’est au fond qu’une instruction préparatoire : elle forme et développe les facultés de l’esprit sans les diriger vers un but déterminé : elle est toute de théorie, l’application n’y a pas de part : l’ouvrier qui l’a reçue est plus apte à toutes sortes de travaux : mais il lui faut une autre instruction, moins vaste, plus profonde ; moins raisonnée, plus pratique, pour qu’il puisse tirer de son travail tout le profit possible. C’est le rôle de l’enseignement spécial, que l’on a appelé aussi enseignement professionnel.
Ce n’est pas que l’enseignement professionnel soit un enseignement tout de pratique : la théorie y a une part notable ; son but est de mettre l’ouvrier au courant de tout ce qui concerne son métier, de lui meubler l’esprit de toutes les notions technologiques qui peuvent lui être utiles, de l’arracher à la routine, source d’assoupissement, de préventions et d’erreurs, pour le livrer au raisonnement et à la réflexion, source de perfectionnements et d’améliorations. La pratique de son métier lui montrerait seulement le comment des choses ; l’enseignement professionnel lui donne encore le pourquoi. Aussi l’ouvrier qui a reçu cet enseignement est-il plus prompt qu’un autre à saisir le côté fort et le côté faible des procédés en usage, les avantages et les défauts des outils accoutumés ; son esprit d’examen et de recherche est développé : il a l’œil ouvert sur les améliorations possibles ; quand elles viennent, il sait en saisir le sens et se plier à leurs exigences. L’enseignement professionnel est, à vraiment parler, un enseignement intermédiaire, non pas dans le sens où ce mot est pris en Allemagne et qui signifierait que cet enseignement est destiné aux classes moyennes, mais dans ce sens que ce n’est là un enseignement ni purement de théorie, ni purement de pratique, et qu’il contient toutes les notions de la théorie les plus rapprochées de la pratique.
Si un tel enseignement devenait universel, on comprend les avantages qui en résulteraient ; l’ouvrier saurait ce qu’il fait ; il se rendrait compte de son travail ; ce ne seraient plus seulement ses bras, ce serait encore sa tête qui travaillerait ; son action serait moins entravée par les difficultés imprévues : connaissant à fond son métier, l’examinant tous les jours, voyant l’effet produit, comparant l’effet avec la cause, il saurait remédier aux imperfections, améliorer ses instruments, modifier les procédés. Les hommes de théorie ne sont pas les mieux placés pour faire les inventions industrielles, surtout ces inventions de détail qui viennent beaucoup plus de l’observation attentive et de la réflexion intelligente que de la connaissance parfaite des lois mécaniques. C’est l’ouvrier qui est sous ce rapport dans la position la plus favorable : sans cesse en relation avec son métier, il a une expérience de tous les instants qui lui en donne une complète connaissance : pour peu qu’il ait quelques notions techniques, il sera admirablement disposé pour trouver les perfectionnements possibles. C’est alors que l’industrie avancera d’un pas rapide. Des milliers de têtes seront en quête des améliorations dont les machines et les procédés sont susceptibles. Les perfectionnements seront plus fréquents, plus rapides, plus efficaces : on ne trouvera plus de populations rebelles à un renouvellement d’outillage ou à un changement de méthodes. On n’aura plus affaire à des bras routiniers, incapables de se plier en peu de temps à un travail contre les traditions. On aura devant soi des hommes intelligents, doués de réflexion et de vivacité, qui comprendront bientôt l’utilité et le but des changements introduits et sauront s’y prêter. La production y gagnera en rapidité, en quantité et en qualité : elle prendra un nouvel essor, les ouvriers seront les premiers à en profiter ; la demande du travail augmentera en raison des perfectionnements acquis, le salaire haussera en raison de l’accroissement de la demande du travail et de l’accroissement de la production.
L’instruction professionnelle est susceptible de bien des degrés. Il y a l’enseignement de nos écoles d’arts et métiers, enseignement élevé, où la théorie prend une part considérable : il y a un autre enseignement plus modeste tel que le donnent en France un certain nombre de fabriques éclairées, qui ne comprend que les notions les plus indispensables relatives à l’industrie locale : l’un et l’autre de ces enseignements sont utiles à la société et à l’ouvrier même ; car, s’il importe à l’ouvrier d’être instruit, il lui importe encore que ses contremaîtres et ses patrons le soient : une bonne direction ne lui est pas indifférente ; il en tire un profit personnel par l’augmentation de la productivité de son travail : tout ce qui rend le travail de l’ouvrier plus productif a une tendance à faire hausser son salaire.
On a souvent attaqué en France les écoles d’arts et métiers : on s’est plaint quelquefois que les notions théoriques aient nui chez les jeunes gens qui en sortaient à l’esprit de prudence et de patience pratiques : critiques peu fondées et que compensent une multitude d’éloges. Dans un sens opposé on a souvent demandé à voir augmenter le nombre de ces écoles, insuffisantes, disait-on, pour les besoins actuels de l’industrie. Peut-être pourrait-on en créer une ou deux nouvelles : mais il ne faut pas oublier que les écoles d’arts et métiers sont des écoles modèles, qu’elles sont destinées, non à former des ouvriers, mais à préparer des contremaîtres, qu’elles ne sauraient jamais devenir des écoles populaires parce qu’elles comprennent un enseignement trop général et trop étendu pour devenir universel. Il importe cependant de les conserver intactes, de veiller à ce qu’elles se soutiennent : l’utilité d’habiles contremaîtres est incontestable : on en peut juger par les réflexions suivantes qu’inspiraient à une chambre de commerce de Belgique les résultats heureux de la création d’une école de manufactures : « Un des avantages de ces écoles est de former d’excellents contremaîtres, qui, répandus plus tard dans les établissements privés, y mettent en pratique et y propagent les connaissances industrielles qu’ils ont acquises : ils forment de bons ouvriers pour des genres de fabrication ignorés jusqu’ici dans les lieux où on les a institués. Ils ont relevé l’industrie linière par la vulgarisation des meilleurs procédés de fabrication ; ils instruisent la population ouvrière et améliorent sa position matérielle par le travail ; ils ont amoindri de beaucoup pour les bureaux de bienfaisance les charges écrasantes qui pesaient sur eux, et rendu plus favorable en même temps la situation financière des communes[78]. » De tels bienfaits sont considérables : on ne saurait prendre trop de soin de former de pareils contremaîtres : mais l’effet produit serait bien plus heureux si à des contremaîtres instruits et habiles on donnait des ouvriers doués également d’habileté et d’instruction.
Il faut rendre justice aux aspirations actuelles des populations ouvrières : elles ne demandent aujourd’hui que ce qui est leur droit, la liberté et la lumière : la liberté pour s’associer, la lumière peur s’instruire : il s’est fait en ce sens depuis cinq à six ans un progrès notable : les rapports des délégués ouvriers à l’exposition de Londres, la multitude de brochures ouvrières qui se sont publiées depuis cette époque, forment, au milieu de quelques erreurs sans doute, ce vœu commun, l’instruction professionnelle. Beaucoup de catégories d’ouvriers ne demandent même aucun secours de l’État, des départements, des communes pour fonder des écoles professionnelles, elles ne réclament que le droit de réunion pour s’entendre et voter les fonds nécessaires[79].
« L’instruction professionnelle populaire a, jusqu’à ces dernières années, été complètement négligée par l’État : en revanche, l’initiative d’industriels éminents, de différentes communes et de quelques Chambres de commerce a fait surgir dans beaucoup de grandes villes manufacturières des écoles et des cours destinés à cet enseignement.
L’enseignement professionnel est de sa nature local : il change suivant les fabriques : exclusivement destiné à un travail spécial, il n’embrasse que les notions techniques relatives à ce travail ; c’est en partie pour cette raison que l’État ne s’en est pas occupé jusqu’ici : un tel enseignement échappe en effet à la réglementation et à la centralisation : il doit naître des besoins locaux ; il est dans la nature des choses qu’il émane de l’initiative des patrons et des communes. Quelquefois il a pour origine un plan suivi et réfléchi de perfectionnement de l’industrie et d’amélioration des classes ouvrières : c’est ce qui a en lieu à Mulhouse ; d’autres fois une circonstance fortuite, un accident, lui donnent naissance, c’est ce que l’on a vu à Lille. « À la suite d’un accident arrivé dans un atelier de fille par l’inexpérience d’un chauffeur, on a fondé par souscription, il y a quelques années, un cours de physique appliquée… la salle ne suffit plus pour contenir les auditeurs. Les fondateurs ont eu l’idée de délivrer des brevets de mécanicien ; c’est à qui se présentera pour en obtenir. Bientôt les fabriques n’accepteront plus un chauffeur, s’il n’est breveté[80]. » Accident d’heureuse mémoire ! Ainsi les chauffeurs de Lille seront désormais des mécaniciens : ils auront la science avec la pratique, ils sauront conduire leurs machines avec intelligence et précaution ; les accidents seront infiniment plus rares ; ce n’est pas tout : ce chauffeur instruit, habile, saura proportionner la force motrice à l’effet voulu ; il économisera du combustible qu’un autre eût inutilement dépensé ; connaissant à fond sa machine, il en prendra un soin plus grand. Pour amener ce résultat utile dans une fabrique de l’importance de Lille, il a fallu seulement quelques milliers de francs : c’était de l’argent placé à gros intérêts. Il est vrai que les fabricants ne se doutaient guère de la bonne action, de l’action avantageuse qu’ils faisaient. M. Jules Simon, auquel nous empruntons cet exemple, nous raconte que les industriels de Lille ne croyaient guère au succès de leur propre fondation et furent étonnés les premiers de voir tant d’auditeurs au cours qu’ils avaient créé. Préjugé trop fréquent, prévention presque universelle contre les classes populaires ! Montrez leur l’instruction, mettez-la à leur portée, elles accourront. La curiosité, le désir d’apprendre, le besoin de comprendre et de se rendre compte les poussera à la salle où se fait le cours : puis l’émulation se mettra de la partie ; le mouvement deviendra universel. Puissent toutes les villes de France suivre cet exemple de Lille. Quant à la grande cité de Mulhouse, la ville industrielle modèle, la patrie des cités ouvrières, c’est un plan arrêté qu’elle a suivi dans l’enseignement industriel qu’elle a si généreusement prodigué. C’est elle qui donna l’exemple, il y a plus de quarante ans, en fondant un laboratoire de chimie théorique et pratique, c’est elle qui, continuant ces traditions fécondes, marche encore à la tête du mouvement, et étend de plus en plus le cercle de l’instruction professionnelle par l’établissement successif de cours de mécanique et de cours de dessin.
Dans beaucoup de villes manufacturières on fait des cours sur les machines, sur les tissus, sur diverses applications de la chimie, sur la coupe des bois et la taille des pierres. La société industrielle de Reims a créé un cours public et gratuit de montage des métiers et de tissage des étoffes. À Nîmes un cours de dessin de fabrique embrasse la fleur brochée et la fleur d’impression : dans la même ville il y a un cours de dessin géométrique et un cours de chimie qui comprend des leçons sur la teinture. À Limoges, le conseil municipal et la société d’agriculture ont institué des leçons publiques et gratuites de géométrie, mécanique, dessin, modelage, stéréotomie. La société philomatique de Bordeaux enseigne la mécanique appliquée aux machines, le dessin appliqué aux machines, à l’architecture, à l’ornementation, la coupe des pierres, la coupe du bois de menuiserie et du bois de charpente, la géométrie appliquée. À Besançon, on a une école d’horlogerie, au Puy une école d’ouvrières en dentelles. C’est ainsi que l’instruction professionnelle gratuite a pris racine dans quelques-unes de nos villes industrielles. Mais il faut l’avouer, cette instruction reste encore en France à l’état d’exception : pour que l’industrie française se développe, il faut qu’elle devienne la règle, qu’il n’y ait pas en France de grand centre de fabrication où l’on ne fasse des cours sur l’industrie locale. Partout où ces écoles n’existent pas, l’industrie est condamnée à la routine, aux lenteurs, aux imperfections : les bras prêtent à des productions vulgaires le concours de la force matérielle, rien de plus : la réflexion, le coup d’œil, le sentiment des proportions, le génie de la mécanique, l’intelligence des combinaisons chimiques sont absents. De même que la science, l’intérêt fait défaut. L’ouvrier qui agit sans savoir ce qu’il fait, qui travaille sans comprendre, qui suit sans s’en rendre compte les prescriptions d’autrui, ne peut apporter à l’œuvre cette attention curieuse, cet esprit de recherche et d’observation que possède l’ouvrier instruit. Son travail est lent, distrait, assoupi : ses produits portent la trace de son ignorance et de son insouciance ; la production en souffre : lui-même en souffre le premier, condamné qu’il est par l’imperfection et le défaut de productivité de son travail à des salaires constamment bas. Puis vienne un perfectionnement quelconque dans les machines, dans les procédés, dans les méthodes, il faudra un temps considérable pour mettre l’ouvrier au courant, pour lui désapprendre la vieille routine qui s’était fixée dans sa tête et dans ses bras et lui en enseigner une nouvelle. Pendant ce temps, les concurrents étrangers ayant un personnel mieux préparé, plus dispos et plus actif, pourront nous supplanter sur les marchés voisins et sur notre propre marché à nous-mêmes : et l’on sait combien des débouchés perdus sont difficiles à recouvrer.
Partout, au contraire, où ces cours professionnels existent, l’ouvrier a cette vivacité d’esprit qui saisit rapidement une combinaison nouvelle, ce désir d’amélioration et de progrès qui accompagne la science à tous ses degrés, cette perspicacité, cette sorte de faculté intuitive et divinatrice, qui est le résultat de l’union de la théorie à la pratique. « À une remarquable habileté de main ils joignent le désir d’améliorer les appareils qu’ils emploient ; quelques-uns d’entre eux ont apporté divers perfectionnements au métier Jacquard[81]. » C’est ainsi que s’exprime M. Audiganne au sujet de populations ouvrières, qui jouissent depuis longtemps déjà des bienfaits de l’instruction professionnelle. Il en est ainsi partout : que de changements se sont produits ces dernières années dans l’industrie du châle : « Tous ces perfectionnements sont dus à des Français et presque toujours à des contremaîtres ou à des ouvriers[82]. » Quand l’ouvrier est instruit, ce ne sont plus seulement ses bras qu’il loue, c’est encore son intelligence : il n’exécute pas seulement, il prend aussi part à la direction : il est payé en raison de cet accroissement de services, de cette amélioration de la production, qui entraîne avec soi une augmentation de la demande des produits et par conséquent du travail.
Ce que peut l’adresse de l’ouvrier, M. Stuart Mill en donne un exemple frappant : « Une espèce de guipure qui coûtait trois shellings lorsqu’elle fut inventée, vaut aujourd’hui un penny de fabrication : et cette diminution n’est pas due à une machine, elle provient seulement de l’accroissement de l’adresse de l’ouvrier. » C’est ce résultat qu’amène sur une échelle réduite l’instruction professionnelle. On sait quelles modifications a subies depuis 1848 la fabrication des dentelles du Puy. Aux dentelles de fil à bon marché qui ne trouvaient pas d’acheteurs on substitua, à cette époque, les dentelles soit de laines, soit de fils variés, les guipures fleuries de laine et de soie et tous les genres de dentelles riches et à grands dessins. C’était une transformation complète : cette transformation était d’autant plus difficile que cette industrie est une industrie à domicile, dispersée à la campagne sur un territoire considérable : il fallait de plus dès la première année lutter avec les produits les plus parfaits de la Belgique, de la Normandie, de la Lorraine. Sans l’instruction professionnelle, les dentelières du Puy auraient été dans une incapacité complète de changer si brusquement leur travail, leurs méthodes, leurs procédés : mais elles étaient préparées à l’avance, elles connaissaient à fond leur métier, elles en savaient la théorie comme la pratique ; elles purent en peu de temps créer des produits qui soutinrent avec succès la concurrence des fabriques les plus estimées de France et de Belgique. C’est dans les écoles professionnelles de dentelles qu’elles avaient puisé, selon les termes mêmes d’un notable fabricant du Puy, « cette dextérité de doigts merveilleuse, cette rapidité d’exécution sans pareille, et par là même cette aptitude remarquable à satisfaire aux exigences changeantes de la mode en exécutant rapidement les genres de dentelles les plus divers et les plus compliqués[83]. » Ainsi voilà une industrie qui était sur le bord de l’abîme, forcée de se transformer pour ne pas périr, contrainte de le faire en peu de temps sous peine de mort, opérant ce changement subit en présence de rivales depuis des siècles accréditées et en possession depuis longtemps des bons procédés et des bonnes méthodes ; et malgré ce concours de difficultés exceptionnelles, cette industrie subit avec le plus grand bonheur cette transformation radicale ; sous sa nouvelle forme elle prend un nouvel essor : et quand nous demandons la raison d’un fait aussi digne de réflexion que d’étonnement, il n’est qu’une voix parmi les fabricants pour nous répondre qu’un tel succès est dû à l’instruction professionnelle. C’est par le bienfait de cet enseignement que ces ouvrières, qui se trouvaient à la veille de manquer d’ouvrage, voient tout à coup les demandes affiner de nouveau et leurs salaires s’élever. La rapidité est une des qualités industrielles les plus précieuses à notre époque. Il faut que chacun dans notre siècle, l’ouvrier comme le soldat, soit prêt à changer d’armes en un clin d’œil, à lutter avec ces armes nouvelles contre des rivaux, contre des ennemis qui les ont depuis longtemps, qui en connaissent le maniement, qui n’en ont jamais eu d’autres : à ce prix est le succès et la victoire : la mobilité, c’est la qualité première dans un pays que gouverne le luxe, la mode et la science, les trois choses les plus mobiles du monde. Mais la mobilité, la facilité à apprendre, la prestesse, la vivacité des doigts et de l’esprit, ce sont des qualités qui s’acquièrent et qui s’enseignent : il importe à la société de les enseigner, à l’ouvrier de les acquérir.
L’enseignement professionnel ne se fait pas seulement au moyen de cours et d’écoles : il se fait encore au moyen de musées : pour les industries artistiques surtout, les musées sont nécessaires : non plus ces musées d’art dont nous parlions plus haut, mais ces collections de produits empruntés aux fabriques les plus célèbres pour donner à l’ouvrier le sentiment de ce que peuvent ses concurrents, pour lui inspirer l’émulation et lui enseigner les moyens soit de les égaler soit de les surpasser. Nous avons parlé plus haut de cet ouvrier anglais du XVIIe siècle, Richard Foley, qui s’en alla en Suède travesti en musicien ambulant pour étudier dans les mines de ce pays à l’insu des ouvriers suédois l’art de travailler les métaux. C’était chose pénible et dangereuse alors que de dérober les secrets d’une industrie rivale : Richard Foley y risquait sa liberté, sa vie peut-être. Aujourd’hui, grâce à l’universalité des données et des notions scientifiques il n’y a guère de secrets industriels : l’industrie est un champ ouvert ; libre à chacun d’y suivre la route que d’autres ont déjà tracée. Dans ce temps de libre échange il faudrait, pour la petite industrie surtout, que l’ouvrier français fût parfaitement au courant des produits similaires faits par l’ouvrier anglais, italien on allemand : trop souvent l’ouvrier s’égare en recherches inutiles, il consume son temps en stériles efforts, parce qu’il n’a pas la conception nette de la perfection de son art. « Aptes à traiter toutes les parties de leur métier, comprenant vite ce qu’on leur enseigne, les tourneurs de Saint-Claude manquent de savoir. Les bons modèles leur faisant défaut, ils sont privés de tout moyen de comparaison. Ils pèchent en général par le goût. Confondant le beau avec le bizarre, on les voit présenter comme des chefs-d’œuvre des objets dont l’unique mérite est le temps et la peine qu’ils ont coûtés »[84]. Ce n’est pas là un cas isolé, c’est évidemment un cas fréquent. Dans un pays comme la France où la production artistique est si répandue, chaque industrie devrait avoir un musée spécial, un musée professionnel, contenant les meilleurs échantillons, les plus parfaits modèles de tous les temps et de tous les pays : l’ouvrier s’y formerait le goût ; il distinguerait le beau du joli, le joli et le beau du difficile ; il ne confondrait plus la grâce avec la manière, l’élégance avec la recherche, la richesse et la noblesse avec le rococo et la lourdeur. Ce sont ces nuances qu’il lui faut apprendre, ces nuances délicates qui séparent des abîmes. Pour parvenir dans sa profession à ce degré de tact et de goût, l’ouvrier doit joindre à l’instruction générale l’instruction professionnelle.
L’instruction professionnelle donne donc à l’ouvrier la connaissance raisonnée des procédés, des méthodes, des outils, en un mot l’intelligence de son métier ; son travail y gagne en rapidité et en précision : elle le rend apte à se mettre au courant des améliorations, des perfectionnements, des modifications les plus radicales : les crises sont ainsi évitées ou atténuées, l’industrie se trouve mobile, prête à traverser toutes les occurrences ; elle développe dans l’ouvrier l’esprit de recherche, la faculté inventive, l’industrie en devient plus progressive ; elle donne enfin à l’ouvrier le goût de son métier, elle en rehausse à ses yeux l’importance, elle l’y intéresse par la connaissance détaillée et scientifique qu’il en a ; c’est de l’attention, du zèle, de l’assiduité au travail. Le résultat de l’enseignement professionnel, c’est donc d’accroître dans une proportion considérable la productivité et par conséquent la valeur du travail de l’ouvrier.
CHAPITRE IV
Organisation de l’industrie selon le principe de la moindre action. — Informations constantes sur le taux des salaires. — Projet de coter les salaires dans les bourses. — Impossibilité de le réaliser. — De l’extension des attributions des conseils de prud’hommes. — Répugnance des ouvriers des grandes villes à chercher du travail, même à plus haut prix, dans des villes moins importantes. — Des crises commerciales. — Du passage d’une industrie à une autre. — Des travaux d’utilité publique pendant les crises. — Quelques exemples. — De la diminution des chômages par la confection et les ateliers mécaniques. — Effet que produirait sur la régularité du travail l’aisance des classes laborieuses. — Du choix d’un état pour l’ouvrier. — De l’apprentissage. — Des réformes à attendre sur ce point de l’instruction des classes ouvrières. — De l’influence de ces réformes sur la production et le taux des salaires.
Entre autres excellents résultats que pourrait avoir l’instruction des populations ouvrières, nous ne devons pas oublier une meilleure organisation de l’industrie qui permettrait à la société de tirer de toutes les forces et de toutes les capacités toute l’utilité dont elles sont susceptibles. Que cette expression d’organisation de l’industrie n’effraye personne ; nul plus que nous ne hait l’arbitraire et la réglementation : quand nous parlons d’organisation, nous entendons ce recrutement naturel et volontaire, libre et spontané, qui place les différentes forces et les différentes capacités dans telle ou telle branche de la production et à tel ou tel échelon. Toutes ces capacités et toutes ces forces sont-elles bien à leur place, ne se trompent-elles pas souvent de voie, n’arrive-t-il pas trop fréquemment que telle branche d’industrie soit encombrée et que telle autre soit presque vide, que telle fabrique soit obligée de refuser des bras pendant qu’une autre à quelque distance en demande en vain, et qu’enfin tel homme dont les facultés spéciales seraient d’une grande utilité dans tel métier, soit employé à un autre où ces facultés spéciales ne sont d’aucun usage ? N’y a-t-il pas en un mot dans l’état actuel des choses une immense, une incalculable déperdition de forces et de capacités ?
C’est cette question de recrutement de l’industrie, de classement des capacités et des forces industrielles, qui est d’une importance capitale pour la prospérité de tous, et spécialement pour la prospérité de ceux qui possèdent ces capacités et ces forces, c’est-à-dire pour les ouvriers. N’y aurait-il pas moyen sans règlement d’aucune sorte, sans ingérence d’aucun pouvoir, par la seule puissance de la lumière d’arriver à un recrutement et à un classement meilleur ? Ce que les géomètres ont appelé le principe de la moindre action ne peut-il s’appliquer à l’industrie, et ce principe même ne peut-il en devenir la loi de constitution ? Est-il possible que l’industrie se constitue de façon qu’à chaque effort qui se fait corresponde le plus grand résultat possible, et que par conséquent toutes les forces et toutes les capacités existantes donnent tout le produit qu’elles peuvent donner ?
Pour que ce résultat heureux se produise, il faut que ces capacités et ces forces puissent et veuillent se porter partout où besoin est, qu’elles accourent aux lieux où leur utilité est la plus grande et qu’elles les quittent pour d’autres dès que leur utilité y devient moindre. Cela suppose à la fois pouvoir et volonté. Dans l’état actuel des choses, ce pouvoir est faible faute de renseignements précis sur la valeur du travail dans les différentes places ; cette volonté aussi est faible faute de caractère et d’énergie dans les populations ouvrières.
Le travail humain est une marchandise ; sa valeur subit donc la même loi que la valeur des autres marchandises : c’est dire qu’elle n’est pas absolue, mais qu’elle est locale. Telle quantité de travail comme telle quantité de denrées vaudra plus dans tel lieu que dans tel autre, parce que sa demande et son utilité seront plus grandes dans tel lieu que dans tel autre. De même qu’il importe au possesseur d’une marchandise ordinaire de savoir au juste quelle est sa valeur sur tous les marchés où il la pourrait porter, il importe aussi à l’ouvrier possesseur de cette marchandise spéciale qui s’appelle le travail humain, de savoir au juste quelle est la valeur de ce travail dans les différentes fabriques où il pourrait aller travailler. Or il arrive que les renseignements les plus précis sont donnés journellement sur le prix des denrées dans les principaux marchés et que ces renseignements au contraire font complètement défaut sur la valeur du travail dans les différentes fabriques. Ce qui en résulte c’est que les possesseurs du travail et que les acheteurs du travail sont dans une condition pleine de périls et de risques. Le niveau ne s’établit pas comme pour les marchandises ordinaires ; le prix du travail ou le salaire peut se trouver haut dans telle province et bas dans telle autre : il peut y avoir encombrement ici et là une pénurie complète.
Cet état de choses anormal et bizarre a attiré l’attention des publicistes, des ouvriers et aussi dans certains pays des gouvernements. Un des hommes les mieux placés d’Europe pour juger en pareille matière des remèdes praticables, M. Engel, directeur des travaux statistiques de la Prusse, proposait dans la session du congrès de statistique à Berlin, en 1860, que les prix du travail fussent cotés dans les bourses. Malgré tout le respect que l’on doit à la savante et habile administration prussienne, qui donne chaque jour à l’Europe des preuves nouvelles de sa capacité et de son esprit de progrès, il est permis de croire que le remède proposé serait d’une très difficile application. Le travail humain est chose d’une infinie variété, et ajoutons-le, peu susceptible au premier abord de mesure. Si l’on cotait le travail dans les bourses, ou bien il faudrait coter toutes les branches de travail pour donner des résultats exacts et utiles, et alors la cote de la bourse serait encombrée par ce nombre infini de renseignements ; ou l’on ne coterait que le travail brut, le travail du manœuvre, ce qui serait fort insuffisant ; ou bien encore on prendrait une sorte de moyenne, ce qui manquerait de précision et d’exactitude. Si ce moyen est imparfait, peu applicable, il en faut trouver un autre ; car il est indispensable que des informations constantes soient fournies au public sur les besoins relatifs des différentes branches de travail et des différentes fabriques : l’intérêt de la production et l’intérêt des ouvriers le demandent. Il faut arriver à ce que les chiffres du salaire dans les différents centres de travail industriel acquièrent une publicité universelle. Pour parvenir à ce but, on a demandé que, dans chaque centre important de l’industrie française, il soit fermé une commission permanente de statistique des tarifs du travail. Ce moyen est sans doute beaucoup plus applicable que le précédent. Ces commissions de statistique pourraient donner à intervalles réguliers, toutes les semaines par exemple, des renseignements précis sur le taux des salaires dans les différentes professions et sur les besoins relatifs des différentes branches du travail. L’ouvrier serait prévenu, il saurait où chercher des gages élevés, il verrait à l’avance s’approcher les crises et les chômages, il se préparerait et ne serait jamais surpris. Mais ces commissions de statistique auraient besoin d’une observation singulièrement attentive pour ne pas induire les ouvriers en erreur par des renseignements incomplets. La grande difficulté, en effet, c’est que tous les éléments qui figurent dans le taux des salaires ne sont pas connus, du moins quant à leur relation intime : le degré d’habileté et d’assiduité au travail est chose difficile à apprécier et qui pourrait bien tromper plus d’une fois les calculs des statisticiens. Il faudrait donc que ces statisticiens fussent des hommes pratiques, habitués au métier, pour pouvoir donner des renseignements qui fussent d’une parfaite exactitude. On pourrait confier le soin de ces statistiques aux conseils de prud’hommes, composés de patrons intelligents et d’ouvriers instruits, possédant à la fois cette instruction générale et cette instruction professionnelle dont nous avons montré plus haut la bienfaisante influence. Les conseils de prud’hommes, jusqu’ici, ont été trop restreints dans leurs attributions ; il serait à désirer que ces conseils, répandus par toute la France dans toutes les fabriques un peu importantes, eussent un rôle plus grand que celui qu’ils ont aujourd’hui, et qu’ils devinssent pour les ouvriers ce que sont les chambres de commerce pour les industriels, une source de renseignements et de conseils : cet agrandissement de leur rôle serait en harmonie avec le développement de l’instruction des classes ouvrières.
Les renseignements donnés par les conseils de prud’hommes seraient d’une incontestable utilité : mais l’instruction des classes ouvrières pourrait amener des résultats bien autrement favorables. Il faut le reconnaître, notre industrie, sous le rapport de sa constitution, est loin d’avoir atteint le degré de perfection auquel elle doit tendre ; les populations ouvrières sont à peine entrées, depuis quelques années, dans la voie des améliorations possibles. Supposons-les douées de cette instruction à la fois générale et professionnelle, sur laquelle nous nous sommes arrêté plus haut ; pourquoi alors les ouvriers, en dehors de toute action administrative et de toute pression de quelque genre qu’elle soit, ne formeraient-ils pas eux-mêmes des commissions chargées de leur donner tous les renseignements dont ils ont besoin ? Pourquoi ne s’associeraient-ils pas pour s’éclairer mutuellement sur les besoins de la production et sur le taux des salaires ? Pourquoi n’auraient-ils pas des publications périodiques spéciales leur donnant minutieusement le détail de tout ce qui concerne leur travail ? Les avocats ont leurs journaux, les médecins ont leurs journaux, les industriels et les commerçants ont leurs journaux, qui empêcherait les ouvriers d’avoir les leurs ? Du moment que, plus instruits, ils auraient renoncé à la violence et seraient entrés sincèrement, comme ils commencent à le faire, dans la voie de l’émancipation progressive et légale ; pourquoi ne pourraient-ils pas, dans des publications périodiques, se transmettre les uns aux autres les chiffres du salaire dans les différents centres et tous les renseignements qui peuvent leur être utiles dans l’exercice de leur profession ? Les Mechanic’s Institutions, les Workmen papers ne peuvent-ils prendre racine en France ? Ils le peuvent et ils le doivent. Sous le régime industriel qui nous régit, sous le règne du libre échange qui assimile les produits étrangers à nos propres produits, il importe que nos populations ouvrières se mettent au niveau des autres populations ouvrières d’Europe et d’Amérique. Il faut répandre la pratique de l’association, non pas pour étouffer l’individu, mais pour le développer davantage. Chose singulière ! les pays où l’on s’associe le plus, ce sont ceux où le sentiment de la personnalité est le plus fort et le plus intraitable : l’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne. Que nos ouvriers s’associent donc dans le désir légitime de s’éclairer mutuellement. Qu’ils se montrent dignes de la liberté d’association par leur amour de l’instruction, par la régularité de leur conduite et de leur travail, et toutes les entraves légales tomberont d’elles-mêmes devant l’amélioration des mœurs et des idées. Tous les ouvriers d’un métier devraient être en rapport les uns avec les autres, non pas seulement dans une localité mais dans le pays tout entier, pour s’instruire mutuellement tant du taux des salaires dans les différentes fabriques et de la demande du travail que des améliorations possibles en réalisées. Ce n’est pas que nous désirions le rétablissement des vieilles corporations légales ou l’introduction en France des unions anglaises ; ce n’est pas même une coopération de travail, de secours ou de crédit que nous voudrions ainsi voir se fonder ; c’est uniquement une association ayant pour but la répartition et la diffusion de tous les renseignements intéressant l’ouvrier. De telles associations ne sont pas chose chimérique ; elles ont déjà existé dans quelques corps d’état et ont montré surabondamment ce qu’elles pouvaient être. C’est ainsi que chez les Ferrandiniers, une des sociétés du devoir : « Des bureaux de renseignements sont établis dans chaque chef-lieu de compagnonnage. Ces bureaux communiquent tous ensemble dans un certain rayon et leur action a pour effet de répartir les ouvriers disponibles, selon les besoins du travail, dans les différentes villes de fabrique »[85]. Ces bureaux préviennent la rareté des bras et font éviter aux ouvriers les chômages et la perte de temps. Pour nous qui ne désirons pas le rétablissement du compagnonnage, nous prenons dans cette institution ce que nous y trouvons de bon, les renseignements, nous en rejetons ce que nous y trouvons de mauvais, la dépendance. Il serait possible de donner ces renseignements et d’échapper à cette dépendance ; il serait possible d’établir partout de pareils bureaux, d’y joindre des publications périodiques, sans entraver d’aucune façon l’ouvrier et sans limiter sa volonté.
Ce serait assurément là un grand progrès dans l’industrie et la source d’une amélioration sensible dans le sort des classes ouvrières. Les chômages en deviendraient plus rares, le taux des salaires moins instable : il atteindrait un niveau au-dessous duquel il ne tomberait guère. Or, ce qui importe à l’ouvrier, ce sont moins des salaires hauts que des salaires fixes : des pertes de temps considérables seraient évitées ; le travail acquerrait une valeur plus certaine et d’un écoulement plus facile, comme toutes les marchandises qui ont un marché très étendu.
Mais les renseignements ne suffisent pas : une fois l’esprit instruit, il faut que la volonté se détermine dans le sens de l’utilité. Trop souvent l’ouvrier lui-même est rebelle à son intérêt, bien qu’il le connaisse. Il pourrait gagner de hauts salaires, mais il lui faudrait renoncer à certaines habitudes parfois peu morales ; il aime mieux s’en tenir à une rétribution plus faible et accuser la société, qui n’est pour rien dans ses souffrances. « Les ouvriers lillois refusent d’aller à Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie moins chère, parce que Lille est la capitale, et qu’il leur faut désormais des estaminets, des théâtres, des bals publics »[86]. On le voit, le mal ici est dans l’immoralité ; il est quelquefois dans l’ignorance de la vie pratique et des besoins de l’industrie. Quelquefois cette inertie, cette répugnance à se porter là où le travail est demandé, cette opiniâtreté à rester dans des lieux où le travail se présente dans des conditions défavorables, est pour les ouvriers une cause de ruine et de misère qu’il dépendait d’eux d’éviter. « Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu’ils pourraient gagner le même salaire et vivre à moins de frais en transportant leurs métiers dans la banlieue, ils se montrent aussi étonnés, ou pour mieux dire aussi indignés que si on leur parlait d’aller en exil »[87]. Ce ne serait pas seulement dans la banlieue que devraient aller les ouvriers lyonnais, ce serait encore plus loin, ce serait à la campagne, et ce ne seraient pas seulement les mêmes salaires qu’ils gagneraient avec des provisions et un logement à meilleur marché, mais ce serait un salaire plus élevé, si ce n’est par le taux journalier, du moins par le produit annuel, grâce à la permanence du travail. L’industrie lyonnaise subit actuellement une double transformation dont les ouvriers ne paraissent pas se douter, ou aux exigences de laquelle ils ne veulent pas se plier. C’est d’abord la concurrence de plus en plus grande des métiers à la campagne, c’est ensuite l’établissement d’ateliers mécaniques ; le travail à domicile des canuts est mis en grand péril par ce double mouvement qui augmente chaque jour en rapidité ; mais les canuts gémissent et se plaignent sans recourir au seul remède effectif : quitter la ville et porter son métier dans les champs. « Les salaires des ouvriers restent toujours subordonnés comme les profits des fabricants au prix de vente des produits. Ce prix-là résulte de causes diverses : concurrence étrangère, concurrence intérieure des ouvriers des campagnes contre les ouvriers des villes. Un jour, les étoffes unies auront entièrement abandonné la cité de Lyon, il n’y restera plus que les articles de haute nouveauté, dont la production réclame la surveillance du patron. Les Lisseurs n’émigrent pas de la Croix-Rousse, tandis que les métiers se multiplient sous les chaumières du Dauphiné et du Forez. L’agglomération des métiers dans les ateliers mécaniques commence à menacer le travail à domicile, surtout celui qui est le plus coûteux, celui de l’industrie urbaine »[88]. Ainsi, voilà une population entière qui, faute d’une connaissance exacte de ses intérêts, faute aussi d’une volonté ferme pour préférer l’utile à l’agréable et le bien-être permanent aux satisfactions passagères, se met elle-même dans une situation d’où une crise doit résulter, crise qui amènera avec elle la misère et la ruine. Les lois économiques sont inflexibles comme les lois naturelles ; tenter de leur résister, c’est d’une inexpérience enfantine ; de même que l’eau suit toujours les pentes et cherche les terrains les plus bas, les commandes vont toujours aux lieux où le travail est à bon marché : vouloir les ramener aux lieux où le travail est cher, c’est entreprendre de faire remonter un fleuve à sa source. [89]
Que les ouvriers soient donc instruits et qu’ils soient moraux, que leur instruction porte non seulement sur les notions techniques, mais encore sur la situation économique de l’industrie, qu’ils soient sans cesse au courant de la demande du travail et du taux des salaires dans les différents centres, que par l’observation et la réflexion ils se rendent compte des différents courants qui peuvent modifier la situation du marché du travail ; et ils iront offrir leurs bras et leur intelligence là où leur intelligence et leurs bras auront la plus grande utilité et répondront à la plus grande demande ; l’industrie se constituera ainsi naturellement, spontanément, par le seul effet de la lumière, de manière que toutes les capacités et toutes les forces donnent toute l’utilité dont elles sont susceptibles et que les possesseurs de ces forces et de ces capacités reçoivent le maximum de leur émolument possible.
Ce seul progrès serait énorme pour les populations ouvrières : mais ce n’est pas le seul qui soit à leur portée. Un des autres résultats importants d’un enseignement populaire vraiment substantiel et solide, c’est l’atténuation des crises industrielles au point de vue de l’ouvrier. « Si les ouvriers recevaient une éducation meilleure, dit M. Michel Chevalier, ils auraient l’œil ouvert sur les procédés nouveaux qui s’introduisent ; ils ne seraient pas surpris par l’avalanche qui les écrase, ils se seraient garés »[90]. Avec une instruction plus parfaite, leur intelligence serait plus prompte, leurs doigts plus agiles, ils sauraient se plier aux procédés nouveaux et se mettraient vite au courant. Nous en avons donné dans le chapitre qui précède un exemple frappant. Nous avons montré l’industrie de la dentelle subissant une métamorphose radicale, et l’ouvrière, bien loin d’y perdre, voyant ses salaires croître considérablement. C’est ainsi que les moments de transition sont presque insensibles, quand la population ouvrière est instruite, active, réfléchie. Quand, au contraire, elle est dans l’ignorance, ces périodes de transition se prolongent pendant un temps infini, la misère de l’ouvrier va chaque jour en s’augmentant, le paupérisme en sort avec ses conséquences affreuses. Une grande partie des maux que l’on a jusqu’ici attribués à l’industrie, il les faut rejeter sur l’ignorance des populations : sous le régime industriel l’instruction est devenue une nécessité et l’industrie sans l’instruction est condamnée à faire des milliers de victimes.
On sait quelle était en Angleterre vers 1840 la situation des handloomweavers, tisserands à la main ; après l’invention du tissage mécanique, ces malheureux dénués à la fois d’instruction et de bon sens pratique persistaient dans le travail à la main : leur misère devint horrible au point d’inquiéter l’Angleterre. Le parlement s’en émut et ordonna une enquête : un économiste célèbre, M. Senior, fut nommé rapporteur : pour faire passer ces pauvres ouvriers dans une autre industrie, les difficultés étaient grandes : il n’y a qu’un remède, dit M. Senior, c’est l’éducation : « qu’on leur développe l’intelligence, qu’on leur relève le moral, qu’on leur donne le sentiment de leur propre dignité et qu’on leur façonne les doigts. » S’ils avaient en les doigts façonnés, l’intelligence développée, le sentiment de leur dignité gravée au fond de leur cœur, l’enquête eût été inutile : les handloomweavers se fussent d’eux-mêmes trouvé d’autres occupations. Lors de la substitution de la filature mécanique du lin au procédé du rouet et de la quenouille, les fileuses de certains districts de la Bretagne et du Maine avaient été amenées de réduction en réduction à ne plus gagner qu’un sou par jour et et elles essayaient encore de retenir le travail ingrat que leur enlevaient d’impitoyables machines[91]. De cette persistance désespérée, de ce défaut d’initiative, de cette impuissance à se chercher et à s’ouvrir d’autres voies, de cet abîme de misères où chaque progrès de l’industrie précipite les populations ignorantes, uniquement par suite de cette ignorance, les exemples abondent. Que l’on se reporte, au contraire, aux dentelières du Puy, que l’on relise les témoignages des fabricants, et l’on verra combien l’ouvrier qui a reçu à la fois l’instruction générale et professionnelle a de facilités à passer de procédés imparfaits à des procédés perfectionnés. Un philanthrope, qui n’a pas toujours pensé et écrit avec autant de justesse que de bonnes intentions, a dit sur ce point avec raison : « C’est précisément parce que le régime actuel des manufactures assimile les ouvriers aux machines, qu’il est de l’intérêt de l’ouvrier d’être adroit et éclairé »[92].
Toutes les crises n’ont pas leur origine dans un perfectionnement des machines et des methodes ; il en est dont la cause est plus triste : des guerres, des révolutions, l’interruption pour un motif ou pour un autre de nos exportations à l’étranger. N’y a-t-il dans de pareils cas aucun remède ? Il n’y a pas de remède absolu qui arrête complètement le mal et le fasse disparaître, mais il y a des palliatifs qui adoucissent et diminuent la souffrance ; c’est dans l’instruction et la moralité de l’ouvrier qu’il les faut encore chercher. Il importe d’abord que l’ouvrier ait la parfaite intelligence de la situation, qu’il se rende bien compte que la crise provient d’obstacles contre lesquels la volonté ne peut rien, qu’il est donc inutile d’avoir recours à la violence : c’est de cette erreur qu’étaient affligés les charbonniers de la Loire en 1848 : « On voulait que l’extraction de la houille ne diminuât pas, même quand la consommation s’arrêtait ; on décréta purement et simplement que les propriétaires des mines seraient obligés de faire travailler les ouvriers six jours par semaine »[93]. Violence inutile ou plutôt dangereuse, dont les conséquences seraient aussi terribles pour les ouvriers que pour les fabricants : elle n’irait en effet à rien moins qu’à faire cesser complètement la production et à enlever aux ouvriers leurs salaires en même temps qu’aux industriels leurs profits. Les populations ouvrières ont déjà perdu sur ce point beaucoup de leurs vieilles préventions ; il s’est produit une amélioration notable depuis quelques années dans leur esprit et dans leurs mœurs. Un fait assez récent, choisi entre mille, nous en offre la preuve. Nous lisons dans le journal la Finance du 16 août l866 : « Un bon exemple a été donné dans le Northumberland ; les directeurs d’un grand établissement métallurgique dont les ouvriers s’étaient mis en grève en présence d’une réduction de 10% sur leurs salaires, ont clairement exposé à ces derniers la situation réelle de l’industrie, et, à la suite de ces éclaircissements, les ouvriers ont repris leur travail en reconnaissant que le sacrifice qui leur était proposé était indispensable. » Si ces ouvriers avaient persisté dans la résolution de se mettre en grève, la crise métallurgique ne permettant pas aux fabricants d’élever leurs prix, la production aurait cessé, peut-être même les fabricants eussent-ils sombré comme venaient de le faire deux des plus grandes et des plus solides maisons de Glasgow. Quelle misère n’en fût-il pas résulté pour les ouvriers ! Il faut que les populations ouvrières sachent que dans de pareils moments le sacrifice est de rigueur et la souffrance inévitable. Quand l’ouvrier est bien convaincu de cette vérité incontestable, il a toute chance de voir sa position s’améliorer et la crise disparaître. On trouve des exemples frappants de ce que peuvent dans de pareils moments la moralité et l’intelligence des travailleurs. « En 1848 les ouvriers de la fabrique d’Hérimoncourt ont offert spontanément de travailler à crédit, ajournant eux-mêmes après la crise le paiement de leurs salaires »[94]. Résolution héroïque ; preuve d’une grande intelligence et d’une haute moralité : aussi ces ouvriers n’eurent-ils guère à souffrir, la crise se passa sans les léser profondément dans leurs intérêts, sans que leur position en fût notablement changée. Mais de telles résolutions ne sont pas toujours possibles, puisqu’elles indiquent de la part des ouvriers non seulement de l’intelligence et de la moralité actuelles, mais encore des épargnes passées et de l’aisance acquise. Alors même que la crise tient à des causes plus profondes et plus permanentes et que l’ouvrier n’est pas dans ces circonstances favorables où la prévoyance et l’économie avaient mis les travailleurs d’Hérimoncourt, les moyens de soulagement sont encore possibles. Mais pour qu’ils soient efficaces et durables, il faut qu’il y ait chez les ouvriers intelligence et volonté : intelligence de leur véritable intérêt ; volonté droite et loyale pour répondre avec bonne foi aux efforts faits pour améliorer leur sort.
Notre pays a donné, il y a déjà trente ans, un exemple frappant de l’effet salutaire que peuvent produire l’intelligence et la moralité des populations ouvrières en temps de crise. C’était après la crise de l’union américaine en 1837, alors que la fabrique de Lyon, voyant cesser ses exportations, était réduite au chômage ; la ville organisa des ateliers où pendant huit mois cinq à six mille ouvriers, se piquant d’honneur, purent gagner leur vie sans avoir recours à l’aumône et sans qu’il en coûtât à la ville qu’une somme insignifiante[95]. Qu’il y a loin de ces ateliers de Lyon en 1837, où l’ouvrier était actif, plein de zèle et d’ardeur, à ces autres ateliers de 1848, que l’on a appelés nationaux, et où la fainéantise régnait en souveraine. Et cependant, même à cette époque de troubles, de rêveries utopiques ou d’aspirations coupables, il y eut, dans quelques-unes de nos provinces, de grands exemples de sagesse et de courage. C’est ainsi que les ouvriers de Saint-Claude, que leur industrie laissait chômer, employés par le gouvernement à faire des routes, y apportèrent la même énergie qu’à leur travail habituel, de sorte qu’après la crise le pays fut enrichi d’une route de plus qui n’avait pas coûté plus cher à faire que dans des conditions normales[96]. Si tels étaient toujours le bon sens et la loyauté des populations ouvrières, on pourrait les garantir des effets de ces grands chômages inévitables qui frappent à diverses reprises la grande industrie : il suffirait de tenir en réserve des travaux d’utilité publique, que l’on ferait exécuter de préférence dans les lieux et dans les temps où quelque industrie importante serait contrainte à restreindre sa production. Ce remède a souvent été proposé par les publicistes. Mais il n’est exécutable que dans une société très avancée, où la haute moralité, l’exquise délicatesse de conscience, le sens pratique et l’ardeur au travail soient des qualités acquises et invétérées. Il faudrait en effet que la société, c’est-à-dire les contribuables, ne perdissent rien par cette organisation nouvelle : car il ne peut être question d’avoir recours directement ou indirectement à un impôt des pauvres et à la charité légale. Si les mœurs et l’intelligence de l’ouvrier s’améliorent, si les travailleurs apprennent à bien faire tout ce qu’ils font, s’ils se font un scrupule de recevoir un salaire qu’ils n’auraient pas mérité, s’ils se piquent d’honneur au travail, ainsi que les ouvriers de Lyon en 1837 ou les ouvriers de Saint-Claude en 1848, c’est alors que l’on pourra songer à cette sorte d’assurance sociale par les travaux publics, qui, sans être préjudiciable à la société en général, serait infiniment avantageuse aux populations ouvrières.
Tels sont contre les crises et les chômages les remèdes que la moralité et l’intelligence de l’ouvrier rendraient possibles. L’industrie, d’ailleurs, tend de plus en plus à se prémunir d’elle-même et naturellement contre les chômages ; il y a un double mouvement en ce sens, très favorable à la régularité et à la permanence des occupations ; c’est pour la petite industrie la confection, et, pour la grande, l’introduction des ateliers mécaniques dans beaucoup d’industries de luxe qui n’avaient été alimentées jusqu’ici que par le travail à domicile. La confection se répand de plus en plus ; par son bon marché elle satisfait aux besoins des classes inférieures : elle leur donne le nécessaire avec une certaine apparence de luxe ; elle leur permet de se rapprocher davantage des classes plus aisées ; essentiellement démocratique, il faut espérer qu’elle ne cessera pas de s’étendre et de se perfectionner. Elle assure aux ouvriers la sécurité de leur sort, en même temps qu’elle leur donne des produits bons et propres, si ce n’est élégants et riches. Une des principales causes de la pénurie et de la détresse des ouvriers, ça été jusqu’ici l’instabilité de leur travail ; dans beaucoup d’industries de luxe l’ouvrier est occupé de seize à dix sept heures par jour pendant trois ou quatre mois de l’année et le reste du temps est réduit à chômer. Aucune condition n’est plus défavorable aux habitudes d’ordre et de moralité, sans lesquelles l’ouvrier ne peut élever sa destinée. Ayant de hauts salaires quand il est occupé, il ne sait guère mettre en réserve pour le temps du chômage : et pendant le chômage, n’ayant rien à faire, il s’habitue à la paresse et à tous les vices dont elle est mère. On a heureusement trouvé le moyen dans quelques industries de diminuer le travail journalier en augmentant le nombre des journées. « On avait cru jusqu’ici que le fil de soie qui restait le plus longtemps sur les chrysalides était le plus beau ; aussi la saison, de la filature n’occupait-elle et n’occupe-t-elle encore sur divers points que trois mois. Aujourd’hui il est démontré qu’on peut s’approvisionner d’une forte quantité de cocons, en faire même venir des pays étrangers et les dévider en tout temps sans que le fil perde de sa qualité : la durée de la filature tend à se prolonger. On pourra donc de plus en plus resserrer dans les limites de douze heures la tâche quotidienne des fileuses »[97]. Les fileuses y gagneront sous tous les rapports : la régularité des occupations se traduit en régularité de la vie et amène avec soi l’ordre, la bonne conduite, l’épargne. Il serait à désirer que la même amélioration se produisit dans toutes les industries de luxe. « Dans les ateliers pour les rubans à Saint-Étienne, le travail dure souvent seize à dix-sept heures ; ce travail prolongé la nuit a le fâcheux effet de réduire la période durant laquelle un individu jouit d’une assez bonne vue pour conduire un métier de rubans façonnés : en répartissant l’ouvrage sur un plus grand nombre de journées, la limitation va à réduire le temps de chômage… Il faut réagir contre l’habitude à laquelle le commerce cède de plus en plus d’attendre la dernière heure pour transmettre ses commandes en fabrique »[98]. Les ouvriers devraient s’unir pour combattre ces abus ; c’est alors que la résistance serait légitime : ils devraient insister pour que les fabricants leur fissent plus tôt connaître les commandes ; ce serait une habitude à prendre qui coûterait peu au commerce de détail. Les produits n’en souffriraient pas, quelques jours de plus sur le métier ne les rendraient pas plutôt démodés ; les ouvriers y gagneraient fort, ne fût-ce qu’au point de vue de la santé.
L’essor récent de la confection fait beaucoup espérer de ce côté pour les populations ouvrières ; c’est à la fois une cause et un effet de leur prospérité : la confection avec son absence de distinction dans l’exécution, est uniquement faite pour la petite bourgeoisie et la classe ouvrière : plus la classe ouvrière et la petite bourgeoisie s’élèveront, plus la confection grandira ; elle prendra pied dans bien des industries qui lui sont aujourd’hui fermées. Rien ne sera plus heureux, au point de vue de l’ouvrier, que cette démocratisation de l’industrie. Les femmes y recevront du travail mieux rétribué que partout ailleurs ; les chômages dans la confection sont rares ; le débit peut se restreindre sous l’influence d’une crise profonde : mais il est toujours plus assuré que dans les industries de luxe ou les industries d’exportation. C’est ainsi que chaque pas que fait l’ouvrier vers l’aisance est pour lui une cause de prospérité nouvelle. Plus la classe ouvrière gagne et épargne, et plus grandit son importance relative dans la société ; plus l’industrie se démocratise et plus aussi la situation de l’ouvrier dans cette industrie populaire est stable et sûre : c’est encore là une des mille conséquences indirectes de la moralité et de l’instruction des classes ouvrières ; qualités qui influent sur la situation sociale des ouvriers avec une énergie encore plus grande que l’élévation de leurs salaires, si notable qu’elle puisse être, ne semblerait l’indiquer.
La constitution de l’industrie suivant le principe de la moindre action, c’est-à-dire de façon que toutes les forces et toutes les capacités donnent toute l’utilité dont elles sont susceptibles, exige, comme condition première, que chaque homme prenne le métier auquel ses aptitudes naturelles le destinent. La question du choix d’un état est donc, au point de vue de la société comme au point de vue de l’ouvrier, une question capitale. Malheureusement, dans l’état actuel des choses, pour la grande majorité des ouvriers, il ne peut s’agir du choix d’un état. Les parents, le plus souvent dans la gêne, et presque toujours pressés soit de se débarrasser de leur enfant, soit même de tirer un gain de son travail, le jettent dans le premier métier venu ou dans celui qui promet le salaire le plus précoce. Peu importe que l’enfant ait une vocation décidée dans un autre sens ou que son organisation intellectuelle ou physique soit rebelle au métier auquel on le condamne. Dans la plupart des cas, c’est donc le hasard ou le calcul intéressé de la famille qui décide de l’avenir du jeune ouvrier. Si la famille était constituée selon la loi morale, si le père était, comme il le doit, le protecteur et le guide de son enfant, il épierait ses goûts et ses facultés : il lui ferait donner cette instruction générale préparatoire, qui est nécessaire pour juger de sa vocation, et il le laisserait s’engager dans la voie où le porteraient son instinct naturel et ses facultés acquises. Alors chacun serait à sa place. Les capacités seraient distribuées dans leur ordre naturel et non plus au hasard, comme elles le sont aujourd’hui : l’habileté serait plus générale et l’amour du métier plus grand ; on aime ce que l’on a choisi ; on travaille à ce que l’on aime ; on se développe et on se perfectionne vite dans le travail qui plaît. On ne trouverait plus tant d’individus déclassés, déchus du rang auquel les destinaient leurs qualités naturelles et qui, par la faute de leur éducation et de leur famille, au lieu d’être des hommes utiles, deviennent des hommes dangereux. Pour qu’une amélioration de cette importance se produisit, il faudrait que le père et la mère fussent intelligents et moraux, qu’ils eussent le sentiment de leur devoir, le discernement de leurs intérêts véritables et de ceux de leurs enfants ; il faudrait même que cette intelligence et cette moralité, se manifestant par l’épargne, leur eussent déjà procuré quelques économies ; de cette façon l’enfant ne serait pas jeté prématurément dans un travail fatigant, aux dépens de sa santé, de son intelligence, de sa moralité et par conséquent de son avenir.
La question du choix d’un état amène naturellement à sa suite la question de l’apprentissage. L’apprentissage est une des institutions les plus fécondes et les plus respectables en théorie, les plus imparfaites en pratique. On a beaucoup écrit sur l’apprentissage et sur la nécessité de le réformer : ce que l’on peut assurer, c’est qu’en pareille matière il faut attendre beaucoup plus des mœurs que des lois. La moralité et l’intelligence du patron et des parents, jointe à l’instruction préparatoire que l’apprenti devrait toujours posséder, sont les seules garanties qui ne trompent pas. Nous ne dirons que quelques mots de ce sujet si important, traité avec tant d’abondance et d’éloquence par un célèbre moraliste, M. Jules Simon, et par un ancien ouvrier, homme de bien et de talent, M. Perdiguier. Que l’apprentissage constitue trop souvent une sorte d’exploitation de l’enfant par l’homme, que dans beaucoup de cas ce soit une école de corruption, que presque universellement il entraîne une perte de temps considérable ; c’est ce dont il n’est pas permis de douter. La faute en est non seulement au patron qui manque du sentiment de son devoir et même de son intérêt, mais encore aux parents qui ne prennent pas dans l’intérêt de leur enfant les garanties nécessaires. « La bonne volonté paternelle ne suffit pas toujours, il faut encore posséder certaines connaissances pour pouvoir sauvegarder les intérêts moraux et matériels engagés dans l’acte dont il s’agit. L’apprentissage nécessite une convention entre le patron et l’enfant représenté par son père, sa mère ou son tuteur. Il y a des cas éventuels à prévoir, des conditions à débattre. Ceux qui agissent au nom de l’apprenti doivent préciser les obligations contractées envers lui comme celles contractées par lui-même »[99]. L’intelligence et l’instruction de la famille sont donc aussi nécessaires que son affection. Il faut rédiger autant que possible un acte par écrit. La loi favorise les contrats d’apprentissage passés devant le secrétaire du conseil des prud’hommes ou le greffier de la justice de paix. Cet acte initial ne suffit pas. La surveillance des parents doit persister tout le temps de l’apprentissage. Ce qui importe encore et par-dessus tout, c’est que l’enfant arrive tout préparé, doué de l’instruction élémentaire. S’il en est encore dénué, cas qui n’est pas rare, le patron devra lui laisser prendre, jusqu’à l’âge de seize ans, sur sa journée de travail, le temps et la liberté nécessaires pour s’instruire. Ce temps néanmoins ne peut dépasser deux heures par jour. Deux heures par jour pour l’instruction, à laquelle on joint encore l’éducation religieuse, c’est bien peu. Ajoutons que le maître, qui regarde ce temps comme perdu, le regagne en prolongeant la durée de la période pendant laquelle l‘apprenti doit travailler à son profit.
Si les mœurs étaient meilleures et que l’instruction fût plus répandue, l’apprentissage serait un des éléments de civilisation les plus féconds. L’apprenti, qui arriverait à l’atelier après avoir reçu d’une manière complète l’instruction élémentaire et qui aurait choisi lui-même le métier qu’il embrasserait, travaillerait avec infiniment plus de goût, d’intelligence et de zèle. Le patron qui voudrait mettre au plus tôt l’apprenti en état de lui être utile, ne l’emploierait pas à des services personnels ; il lui apprendrait son métier avec soin et méthode. En peu de temps l’apprenti pourrait travailler avec fruit, pour son maître d’abord en paiement de l’instruction reçue, pour lui-même ensuite. L’apprentissage pourrait alors devenir beaucoup plus court, quoique le maître et l’apprenti en retirassent beaucoup plus de profit. Les salaires viendraient plus tôt par suite du bon emploi du temps ; ils seraient plus élevés à cause de la plus grande habileté acquise. Aujourd’hui au contraire l’apprentissage se prolonge bien au-delà de la limite nécessaire : c’est une perte de temps considérable ; l’apprenti est souvent employé à des services personnels, dont il ne retire aucun profit, et qui l’aigrissent en le dégradant. Il n’apprend que lentement et péniblement un métier qu’on lui enseigne sans méthode et sans intérêt. Dès qu’il le sait à peu près, il l’exerce avec une nonchalance qu’explique en partie l’absence trop prolongée de salaire ; il contracte des habitudes de torpeur et de paresse dont il aura peine à se débarrasser plus tard. Que les mœurs s’améliorent et que l’instruction se répande, l’apprentissage redeviendra ce qu’il doit être : les populations ouvrières acquerront en moins de temps une habileté plus grande, elles seront plus tôt en état de gagner des salaires, et ces salaires, plus précoces, seront en outre plus élevés.
Voici en résumé ce que pourrait au profit des ouvriers une meilleure constitution de l’industrie provenant de l’accroissement de la moralité et de l’instruction des classes ouvrières : les renseignements périodiques sur le taux des salaires dans les différents centres et dans les différentes professions proportionneraient partout l’offre du travail à la demande et éviteraient à l’ouvrier bien des chômages ; le bon sens et le courage des populations ouvrières en temps de crise permettraient aux industriels de les employer encore moyennant une baisse minime sur le taux des salaires, ou bien rendrait possible à l’État, aux départements et aux communes de leur donner de l’ouvrage dans les travaux publics ; on n’aurait plus sous les yeux le spectacle aussi effrayant qu’affligeant de milliers d’ouvriers sans travail et sans pain : l’intelligence et l’affection des familles, jointe à l’instruction précoce des enfants, assurerait à chacun le libre choix d’un état et permettrait à toutes les capacités et à toutes les forces de se placer à leur rang naturel dans la production ; un apprentissage plus moral et plus intelligent, réduisant le temps consacré à s’initier au métier et en rendant à la fois la connaissance plus complète, mettrait le jeune ouvrier en état de gagner des salaires à la fois plus précoces et plus élevés. Combien le sort des populations ouvrières ne serait-il pas amélioré par une pareille constitution de l’industrie, qui ne demande pour s’effectuer que la moralité et l’instruction du plus grand nombre !
CHAPITRE V
De l’enseignement de l’économie domestique. — De la connexion des questions de ménage avec les questions de salaire. — De l’alimentation. — De son influence sur le travail et sur la rémunération. — Exemples. — De l’importance des questions de pot au feu. — De l’hygiène. — De la propreté. — Des lavoirs et des bains publics. — Que dans les classes populaires l’instruction ne saurait être séparée de l’éducation. — Que l’école doit initier le peuple aux bonnes habitudes. — Ce que l’on doit attendre en ce sens d’un enseignement primaire bien dirigé. — De l’influence de la vie pratique des ouvriers sur le taux des salaires.
Nous nous sommes longtemps arrêté sur l’enseignement élémentaire et sur l’enseignement professionnel ; nous avons essayé de montrer par des raisonnements et par des faits l’influence salutaire que l’un et l’autre peuvent exercer sur le sort des ouvriers et en particulier sur le taux des salaires. Nous avons maintenant à traiter d’un autre enseignement jusqu’ici complètement négligé en France, et qui, au premier abord, ne semble se rattacher que d’une manière indirecte à la question qui nous occupe dans cet ouvrage, c’est l’enseignement de la vie pratique ou de l’économie domestique. On pourrait croire qu’un pareil enseignement ne touche en rien le taux des salaires et que, s’il peut avoir l’effet d’apprendre à l’ouvrier à tirer un meilleur parti de sa rétribution, il ne saurait en aucune façon rendre cette rétribution plus élevée. Ce serait là un point de vue étroit et faux. Qui connaît la connexion naturelle et intime des faits économiques et moraux ne trouvera rien de surprenant dans la proposition suivante : une meilleure économie domestique rendrait le travail de l’ouvrier plus productif et lui donnerait par conséquent une plus grande valeur.
L’économie domestique est à la fois une science et un art. En tant que science, elle suppose un ensemble de préceptes susceptibles d’être enseignés ; en tant qu’art elle s’adresse à certaines facultés susceptibles d’être développés. Dans l’un et l’autre sens, elle comporte l’enseignement et l’instruction. Les préceptes de l’économie domestique, c’est-à-dire les conseils de la science sur l’alimentation et sur l’hygiène, quelque simples et faciles qu’ils puissent être, ne sont cependant pas des notions si courantes que chacun les possède et les mette en pratique. Quant aux qualités que l’économie domestique requiert, l’ordre, la propreté, une parcimonie bien entendue, quelque naturelles que ces qualités soient, elles ne sont pas encore si spontanées qu’elles ne réclament pour se développer une éducation vigilante. Il importe donc à la société, pour que l’économie domestique soit ce qu’elle doit et peut être, que les préceptes qui la dirigent soient enseignés et que les qualités qu’elle requiert soient développées. La France a sur ce point une infériorité notable et notoire, si on la compare à deux de ses voisines et de ses concurrentes, l’Angleterre et l’Allemagne. En Allemagne et en Angleterre toutes ces questions de ménage, de Haushaltung, de Household, sont des questions de premier ordre pour des peuples qui ont au degré le plus vif l’amour et le culte du foyer. En France, ce sont là des questions triviales que les ouvriers eux-mêmes traitent avec un dédain aussi ridicule qu’immérité. Si cependant la thèse que nous soutenons est vraie, et s’il est constaté qu’une bonne économie domestique a de l’influence sur la production même, une infériorité sur ce point aurait les conséquences les plus fâcheuses.
« Le défaut de bon sens pratique, dit M. Michel Chevalier, qui rend les ouvriers si mauvais calculateurs, qui, par exemple, rend leur économie domestique si imprévoyante, si irrégulière, si peu raisonnée, doit avoir pour résultat de les rendre impropres à tout travail qui exige quelque intelligence, de rendre en même temps ce travail même moins productif qu’il ne pourrait l’être. » Tout se tient en effet dans la vie de l’homme et surtout dans les habitudes de l’homme. Un homme est, en grande partie, un composé d’habitudes prises, d’habitudes physiques, d’habitudes intellectuelles et d’habitudes morales. Ce qu’est l’ouvrier chez soi, il le sera encore dans l’atelier. L’imprévoyance, l’irrégularité, l’absence de réflexion dans la tenue du ménage, se reproduisent dans le travail. Qui aime la règle l’aime partout : qui l’observe en un lieu est bien près de l’observer dans tous. C’est pour cette raison que l’on ne saurait trop attirer l’attention des ouvriers sur les choses du ménage, leur apprendre à tenir et à se rendre compte de tout. Ce n’est pas là, d’ailleurs, une qualité exclusivement ouvrière ; elle convient à tous les hommes : mais l’ouvrier en a un besoin plus pressant. Son aisance et son bonheur dépendent des soins minutieux qu’il donnera à son avoir. « Dix centimes par jour au-dessus ou bien au-dessous du taux nécessaire à l’entretien d’un travailleur économe et sans famille, suffisent pour le placer dans une sorte d’aisance ou pour le jeter dans une grande gêne »[100]. C’est tout naturel ; dix centimes au-dessus, et il a plus que ses besoins n’exigent ; c’est du superflu. Dix centimes au-dessous, et il a moins que ses besoins ne réclament, c’est de l’indigence ; or, quelle que soit la faiblesse de la somme qui sépare l’indigence du superflu, ce n’en est pas moins un abîme. Mais, par la prévoyance, la régularité et le calcul, l’ouvrier sans se priver peut mettre chaque jour de côté une somme assurément plus considérable. Il a grand intérêt à le faire ; car la gêne pour lui, c’est la perte de son indépendance, c’est la condition la plus défavorable au point de vue des salaires. Que la société apprenne à l’ouvrier les premières notions de tenue de ménage, elle y trouvera son compte ; l’ouvrier, habitué à épargner minutieusement sur les objets qu’il achète pour lui-même, donnera le même soin parcimonieux, sans qu’il ait besoin d’aucun effort de sa volonté, aux matières que le patron lui confiera ; l’ouvrier habitué à s’ingénier pour trouver moyen d’utiliser tout ce qu’il possède dans son ménage, portera dans son travail cette même ingéniosité d’esprit. La réflexion, le calcul, l’épargne, ce ne sont pas seulement des qualités domestiques, ce sont des qualités industrielles ; elles ont leur utilité dans la production comme dans la consommation même ; la production en devient plus considérable, supérieure et moins coûteuse. L’on voit alors apparaître le phénomène ordinaire, que nous avons déjà signalé tant de fois, et qui ne manque jamais de se manifester quand une pareille amélioration se fait dans la production : la tendance à la hausse des salaires.
Ce qu’il y a de plus important dans un ménage d’ouvriers, c’est l’alimentation : c’est aussi ce qu’il y a de plus défectueux. Ce n’est pas seulement que les ressources manquent, c’est que l’instruction est absente. On ignore ce qui est nécessaire et l’on s’en passe, au détriment de la santé, du travail, et du salaire. Ce qu’il y a de nécessaire, d’indispensable, c’est d’abord la viande. On sait que la consommation individuelle de la viande en France, après avoir décru pendant un certain nombre d’années, est revenue au niveau primitif et que c’est à peine si on peut signaler une légère augmentation. « On ne paraît pas savoir assez en France, écrivait il y a vingt ans M. Villermé, combien la viande est nécessaire au travailleur »[101]. Le travailleur lui-même l’ignore plus que tout autre. Il n’en mange guère, souvent il ne l’aime pas, quelquefois il ne peut pas la supporter. « Beaucoup d’ouvriers n’aiment pas la viande, écrit M. Jules Simon, et beaucoup d’autres la supportent difficilement faute d’habitude »[102]. C’est là quelquefois un vice d’éducation qui tient à une grave lacune dans notre éducation primaire. « Les populations ouvrières des champs et des villes en tant que l’ignorance est la cause pour laquelle leur alimentation laisse tant à désirer, s’empresseraient d’entrer dans la bonne voie à cet égard, si on leur faisait comprendre dès le jeune âge à quel point c’est de leur intérêt le plus prochain »[103]. Il ne s’agit pas seulement de leur santé qu’elles sont trop promptes à négliger, il s’agit du taux de leurs salaires auquel elles ne sauraient être indifférentes. Les preuves à l’appui abondent : M. Talabot avait fondé, il y a près de trente ans, une institution de prévoyance entre 630 ouvriers. Cette caisse de prévoyance, destinée spécialement à alléger les maladies des ouvriers et à fortifier leur santé en augmentant parmi eux la consommation de la viande, a produit de tels résultats que l’ouvrier qui, dans une période de six ans, avait perdu en moyenne plus de dix jours de travail par an par suite de maladies, est arrivé dans les six années suivantes à ne plus perdre que trois ou quatre journées[104]. Mais cet affermissement de la santé des ouvriers n’a pas eu seulement pour résultat de rendre les chômages pour maladies moins fréquents, il a encore rendu leur travail plus actif, plus assidu, plus énergique ; cette énergie, cette assiduité et cette activité ont dû accroître la productivité du travail de l’ouvrier et par conséquent en augmenter la valeur. Un illustre savant allemand, qui a traité la question des subsistances dans toute son étendue et sous tous ses aspects, M. Moleschott, signale un résultat encore plus remarquable que celui que nous empruntions plus haut à une expérience faite par M. Talabot. Quand l’usage de la viande se répandit chez les forgerons du Tarn, dit M. Moleschott, la santé publique s’en améliora au point que les chômages par maladie qui avaient pris jusque là en moyenne quinze jours par an n’en prirent plus que trois. Douze journées de travail de plus par an, les frais de médecin et de médicament de moins, l’accroissement de la productivité du travail journalier, ce sont là des faits qui ont dû exercer une notable influence sur le sort des forgerons du Tarn. M. Edwin Chadwick, au congrès international de bienfaisance tenu à Bruxelles en l’année 1856, rapporta des faits curieux d’où il résultait qu’il était plus avantageux à un chef d’industrie de bien payer les ouvriers que de leur donner de mauvais salaires, à la condition que l’ouvrier emploierait ces salaires élevés à se bien alimenter et qu’il serait d’ailleurs intelligent et de bonne volonté[105]. La réciproque est vraie : et si les ouvriers se mettent à se mieux nourrir, acquérant par cela même une plus grande force productive, ils gagneront des salaires plus élevés.
Nourriture substantielle, bonne santé, travail productif, ce sont donc là des faits corrélatifs, unis entre eux par une étroite dépendance, si bien que la productivité du travail ne saurait se rencontrer là où la nourriture est insuffisante ; la société qui a le plus grand intérêt à ce que le travail soit productif a par conséquent l’intérêt le plus grand à ce que l’alimentation soit substantielle. Après la viande ce qui est le plus nécessaire c’est le vin. Le vin est rare dans les ménages ouvriers des grandes villes, à Paris surtout où on le remplace par toutes sortes de compositions quelquefois indifférentes, mais le plus souvent nuisibles, que l’ouvrier croit plus économiques. C’est ainsi que beaucoup de ménages parisiens se font une boisson avec des raisins secs, de l’eau et du genièvre. Cette économie que l’ouvrier veut faire est rarement faite. S’il ne boit pas de vin, il boit de l’alcool ou il mange davantage : mais cet alcool lui ruine la santé, ou ce supplément de nourriture lui encombre l’estomac, l’appesantit, au détriment de sa santé et sans grand profit pour sa bourse. Si le vin est nécessaire à l’ouvrier, il ne doit cependant pas le prendre au cabaret, où il est falsifié, enchéri par le droit de détail, et où il ne le prendrait pas d’ailleurs d’une manière régulière, quelquefois s’en abstenant, d’autres fois en faisant un usage immodéré. Il faudrait que l’ouvrier pût faire venir du vin à domicile ; cela exigerait des réformes dans les habitations ouvrières et aussi dans les droits d’octrois, réformes qui sont à l’ordre du jour. Les fabricants de Reims, il y a quelques années, eurent l’excellente idée d’organiser pour les ouvriers la vente de vin naturel en petits barils avec facilités de paiement[106] : la consommation s’en augmenta à domicile au grand avantage de la famille et diminua au cabaret au grand avantage de la société. Il serait à désirer qu’il en pût être ainsi partout ; l’usage régulier et modéré du vin, c’est du bien-être, de l’ardeur, de la force au travail.
Si l’ouvrier se prive de cette alimentation substantielle et hygiénique, c’est en partie qu’il en ignore la nécessité et l’influence qu’elle a sur les salaires, c’est encore que le défaut d’ordre et d’économie ne lui laisse pas de ressources suffisantes : ce qu’il faut donc lui enseigner encore, c’est l’économie, c’est l’ordre. « En général, dit M. H. Passy, les salaires, les gains matériels suffiraient, s’ils étaient employés avec réserve et sagacité pour créer une sorte de bien-être, mais l’usage en est mal entendu. » Pour éveiller cette sagacité et cette réserve, et afin que les populations entendent l’usage véritable du salaire, il faudrait ouvrir l’esprit des ouvriers à toutes les améliorations d’économie domestique qui seraient propres à leur épargner des frais ou du temps et à leur donner plus de bien-être pour le même prix : « Sur tous les points de la France et même dans toute l’Europe et à plus forte raison ailleurs, écrit M. Michel Chevalier, les hommes ont beaucoup à attendre de l’introduction de tels ou tels usages dans la pratique de la vie matérielle. On peut à cet égard obtenir de l’instruction publique en général, mais surtout de l’instruction primaire convenablement dirigée, des effets fort étendus ; tout en dissipant les ténèbres de l’ignorance, on accroîtrait ainsi la force des nations »[107]. C’est donc là une question d’intérêt public, puisque la force des nations est en jeu ; cet enseignement élémentaire de l’économie domestique et de l’art de la vie aurait pour premier résultat de relever aux yeux de l’ouvrier le ménage et les questions de pot au feu ; il s’habituerait à les regarder comme affaires d’importance, il en deviendrait plus soigneux et plus ordonné ; elles prendraient dans sa vie une place plus considérable ; sa santé, sa force, son esprit même, s’en ressentiraient. Il y a en effet dans les questions de ménage place pour l’intelligence, pour la sagacité, pour l’habileté des doigts. « On voit peu se répandre, écrit encore M. Michel Chevalier, ces innovations destinées à procurer aux populations ouvrières, indépendamment de l’économie, différents avantages dont la liberté ne serait pas le moindre. Peu de familles ouvrières en font l’épreuve, et parmi celles qui les ont employées très peu persistent. On peut croire dans une certaine mesure que ces insuccès tiennent à l’imperfection même des appareils, mais il est permis de penser qu’une autre cause y contribue souvent pour une part plus forte encore : je veux parler du manque d’adresse chez les personnes qui ont en à les manier. Il leur est nécessaire d’avoir l’intelligence parfaite des dispositions des appareils, et de plus et surtout de posséder dans les doigts un peu de cette dextérité pour laquelle le peuple chinois est si justement renommé et qui manque à la majeure partie de nos populations. Ici, on le voit, l’obstacle que rencontrent le perfectionnement de l’économie domestique et le bon marché de la vie, appelle pour être levé une véritable éducation de la masse du public »[108]. Telle est la connexion naturelle de l’économie domestique et de l’économie politique ; ce bon sens pratique, cette attention minutieuse, cette intelligence des bons procédés, et cette habitude des bons instruments, cette dextérité de doigts, ce sont là aussi des qualités qui, transportées du foyer domestique dans l’usine ou l’atelier, y trouvent leur place, y ont leur prix et s’y payent à leur valeur.
Après l’alimentation et la tenue du ménage ou plutôt avec elles et sur le même rang vient l’hygiène : chacun sait de quelle utilité personnelle est l’hygiène ; l’utilité sociale n’est pas moindre. Dans notre temps de science sceptique, on commence à s’apercevoir que la médecine, science de conjectures et de tâtonnements, est beaucoup moins importante que le régime et les bonnes habitudes. Les bonnes habitudes, le bon régime, ce sont des choses qui s’enseignent et qui s’apprennent : on peut les mettre en préceptes et en leçons, en peut en faire un catéchisme. « En France on apprend tout, excepté l’hygiène », dit le Dr Baudens, membre du conseil de santé des armées[109]. Il est temps de faire violence à la routine sur ce point et d’introduire dans l’école primaire l’enseignement de l’hygiène, ainsi que le demandent depuis si longtemps les économistes et les médecins. Une des parties les plus importantes de l’hygiène, c’est la propreté : la propreté n’est pas seulement une qualité hygiénique, c’est encore plus, et, comme le disait un prédicateur anglais, Wesley, c’est une vertu en ce sens qu’elle donne à l’homme le sentiment de sa dignité. Nous avons déjà parlé bien des fois de l’importance de ce sentiment au point de vue des salaires. Il faut que le savon et les bains soient considérés par l’ouvrier comme des objets de première nécessité. La propreté commence à faire des progrès. Les sociétés de secours mutuels, avec leurs assemblées périodiques et leurs règlements sévères, ont déjà fait beaucoup dans ce sens. L’établissement par quelques villes et par quelques industriels de lavoirs publics et de bains a été aussi très favorable à la propagation de cette vertu industrielle et domestique ; entre autres œuvres de ce genre, nous ne pouvons passer sous silence l’œuvre des bains fondée à Paris par M. de Cormenin, institution qui depuis sa fondation a pu servir, moyennant une rétribution modique, plus de quatre cent mille bains à la population ouvrière parisienne. L’ouvrier a besoin d’une véritable initiation à la propreté ; trop souvent il prend le change : cette propreté qui lui est utile et recommandée, il la transforme en un luxe qui lui est inaccessible et dangereux ; il ne conçoit pas assez l’élégance du linge blanc et des vêtements propres ; il se met à la recherche du linge et de vêtements riches ; il n’en a pas plus de soin pour sa personne, mais il la charge d’affublements chers, souvent ridicules. Il n’en tient pas mieux son ménage, mais il y place des meubles coûteux. La propreté est le seul luxe que l’ouvrier puisse et doive rechercher. Mais si c’est un objet de luxe, c’est en même temps un objet de nécessité. La propreté, c’est de la santé, c’est du bien-être, c’est de la belle humeur, c’est du propre respect (self respect), tout cela trouve sa place dans le travail et dans le salaire. Ce sont de tels enseignements qui devraient être joints à l’instruction primaire : dans les classes élevées de la société on distingue généralement l’instruction de l’éducation ; l’une est chose publique, l’autre est chose privée ; mais, dans la classe ouvrière où la famille est encore si imparfaitement constituée, où l’ignorance et l’inexpérience sont extrêmes, l’une doit de toute nécessité empiéter un peu sur l’autre : l’éducation, que l’on a si justement nommé l’art des habitudes, doit dans une certaine proportion trouver sa place dans l’école primaire. « Il y aurait lieu, dit M. Michel Chevalier, de formuler avec précision tout un ensemble de bonnes habitudes, qu’on enseignerait aux enfants comme des devoirs envers eux-mêmes et envers leur famille présente et à venir et aussi envers le pays »[110].
Qu’à l’instruction générale et à l’instruction professionnelle se joigne dans les populations ouvrières l’enseignement de l’économie domestique et, jusqu’à un certain point de la vie pratique. Que l’État, les départements, les communes et les particuliers s’efforcent de fonder ou de soutenir les institutions qui peuvent donner à l’ouvrier des habitudes plus saines et plus dignes ; que l’ouvrier connaisse l’alimentation qui lui est nécessaire et qu’il en use, il en deviendra plus fort et plus actif ; la maladie lui prendra moins de jours dans l’année, et le travail de chaque jour deviendra plus productif : qu’il s’initie aux soins minutieux du ménage, qu’il ait l’œil ouvert sur les réformes de pot au feu et la main prête à les exécuter, son esprit en deviendra plus réfléchi, plus attentif aux petites choses, son travail plus soigneux et mieux ordonné ; qu’il connaisse et suive les prescriptions de l’hygiène, qu’il donne à sa personne tous les soins que la propreté exige, il se relèvera à ses propres yeux, il s’estimera davantage ; et cette hauteur d’estime où il se tiendra l’empêchera de faillir, l’éloignera de la débauche, lui donnera la vraie indépendance pour stipuler librement son salaire. Ainsi son travail deviendra plus productif, c’est-à-dire que son droit à la rémunération grandira : en même temps sa position pour stipuler le taux de sa rémunération s’améliorera ; il suffit de faire ce rapprochement pour qu’on en tire la conséquence.
CHAPITRE VI
L’instruction développe dans l’ouvrier la connaissance de ses droits et de ses devoirs. — Des droits de l’ouvrier. — Connaissance exacte du travail qu’on lui demande. — Des abus de l’industrie à domicile. — Le petit fabricant et les intermédiaires. — Des fraudes sur le mesurage. — De la loi sur le tissage et le bobinage. — Des retenues pour malfaçon. — D’autres retenues vexatoires et illégales. — Des intérêts de l’ouvrier. — De la pluspetitio. — Exemple. — De l’enseignement populaire de l’économie politique. — Des coalitions. — Tendance des grèves à abaisser le taux des salaires. — De l’idée de mandat. — De quelques symptômes d’amélioration des mœurs ouvrières. — La question du tarif. — Organisation artificielle de l’industrie à Sheffield. — Des inconvénients du tarif obligatoire. — La question des apprentis. — De la répugnance de certains corps d’état à former des apprentis. — Exemples. — De la concordance de l’intérêt des ouvriers avec leurs devoirs.
L’instruction développe dans l’ouvrier la connaissance de ses droits et de ses devoirs ; elle lui montre en outre l’intérêt qu’il a à observer ses devoirs et les moyens légitimes de faire valoir ses droits. Dans l’état actuel des choses, l’ouvrier souvent est impuissant à revendiquer son droit et il est trop prompt à violer son devoir ; il réclame ce qui ne lui est pas dû sans pouvoir parfois obtenir ce qui lui est dû : il en résulte entre les patrons et les ouvriers une haine sourde qui couve toujours et n’attend qu’une occasion pour éclater.
Le droit de l’ouvrier, c’est que la convention qu’il a passée avec le patron soit loyalement observée ; qu’il n’y ait de la part du fabricant et de ses agents aucune ruse, aucune mauvaise foi ; dans la grande industrie la mauvaise foi est très généralement absente, elle ne pourrait guère se manifester : le nombre des ouvriers prêts à contrôler tous les actes du patron force celui-ci à une conduite franche et honnête. La moindre tentative illicite de sa part aurait une grève pour résultat. Le grand industriel, d’ailleurs, a pour l’ordinaire trop de droiture et d’élévation d’esprit pour chercher une occasion de gain dans des rabais exagérés sur le salaire de ses ouvriers. Mais, dans l’industrie à domicile, qui tient dans le centre et le sud de la France une place si importante, la mauvaise foi, si ce n’est des fabricants, du moins des intermédiaires et des agents, est un fléau passé à l’état endémique.
L’industrie disséminée à domicile est tourmontée depuis longtemps par une multitude de graves abus, qui sont autant de causes de misère et de ferments d’irritation. Dans la plupart des pays de tissage, à raison des distances, les tisserands vont rarement eux-mêmes chercher la besogne chez le fabricant : on a recours à un individu nommé facteur qui traite avec les ouvriers séparés, éparpillés sur un territoire considérable, ne se connaissant pas et se trouvant souvent dans une position gênée. Le facteur a tous les moyens de peser sur les salaires et d’en prélever une partie à son profit. Le travail à domicile devient ainsi un marchandage dans l’acception la plus mauvaise du mot.
Les abus sont surtout de deux sortes, les fraudes dans le mesurage et les retenues pour malfaçon. « Les ouvriers des campagnes ont eu à se plaindre de criants abus dans le mesurage des chaînes ; elles étaient plus longues d’un, de deux, de trois et même de quatre cinquièmes qu’elles n’auraient dû l’être. La plainte des tisserands de Flers a été l’origine de la loi sur le tissage et le bobinage »[111]. Toute l’industrie du tissage à domicile est en proie à de pareils abus, malgré la loi ils durent encore ; aussi l’irritation des ouvriers est-elle grande ; les réductions arbitraires qu’ils subissent les aigrissent : mais dans beaucoup de cas leur impuissance est égale à leur irritation. Ces abus ne sont particuliers ni à une province, ni à une profession. L’industrie du tissage n’y est pas seule exposée. Partout où il y a des populations ouvrières dispersées et des intermédiaires, on retrouve des fraudes analogues ; quelquefois même le fabricant y participe : le petit fabricant presque partout se montre oppressif, âpre au gain et retors. « Le coton qui sert à la confection de la broderie est ordinairement acheté par le fabricant. Aux termes de la loi du 7 mars 1850, l’échevette doit se composer de cinq écheveaux ayant chacun soixante-dix tours de dévidoir ; il n’est pas sans exemple que l’on obtienne du filateur retordeur de donner à l’écheveau 80, 90 ou 100 tours »[112]. Ainsi on impose à l’ouvrier un travail souvent d’un tiers, quelquefois de moitié supérieur à celui qu’il était convenu de faire : la loi comme la convention se trouve violée, l’ouvrier est soumis à une exploitation qu’il ne peut souvent pas prévenir, son salaire s’abaisse, quelquefois dans une proportion considérable. Les brodeuses de Nancy, les dentellières de Mirecourt se plaignent que vingt heures de travail ne leur donnent que de 35 à 40 centimes, tandis que, autrefois, elles gagnaient de 75 cent à 1 fr. 50 c. ; la faute en est à l’organisation essentiellement vicieuse de cette industrie qui laisse l’ouvrière sans garantie en présence d’intermédiaires souvent peu traitables[113]. Les contre-maîtresses et les facteurs, intermédiaires obligés, prélèvent sur le prix des façons un droit arbitraire qui n’a le plus souvent pour limite que leur bon plaisir et qui, quelquefois, absorbe la moitié du salaire.
L’ouvrier cependant n’est pas toujours sans défense. La loi sur le tissage et le bobinage vient à son secours ; mais pour que cette loi fût utile il faudrait que l’ouvrier sût lui-même la faire observer. Malheureusement son ignorance l’en empêche. L’ouvrier a un livret, il doit y inscrire et y faire inscrire les mentions légales. S’il s’agit de tissage, il doit veiller à ce que le facteur, au moment où il lui remet les fils, inscrive 1° le poids et la longueur de la chaîne ; 2° le poids de la trame et le nombre des fils de trame à introduire par mètre de tissu ; 3° les longueur et largeur de la pièce à fabriquer ; 4° le prix de façon soit au mètre du tissu fabriqué, soit au mètre de longueur ou au kilogramme de la trame introduite dans le tissu. S’il s’agit de fils à bobiner, l’inscription doit porter : 1° le poids brut (c’est-à-dire la matière, plus les bobines vides) et le poids net (c’est-à-dire la matière seule) ; 2° le numéro du fil ; 3° le prix de façon soit au kilogramme des fils à bobiner, soit au mètre de longueur de ces mêmes fils. L’ouvrier doit avoir soin que le prix de façon soit indiqué en monnaie légale, afin de n’être pas contraint à le recevoir en marchandises ou en denrées et de n’avoir aucune escompte ou retenue à subir ; il doit remettre l’ouvrage au fabricant, commissionnaire ou intermédiaire de qui il a reçu la matière première et arrêter le compte de façon au moment même de cette remise, de sorte qu’on ne puisse le renvoyer pour règlement de compte au fabricant souvent éloigné. On peut le voir par ces détails, la loi est aussi protectrice qu’elle peut l’être, mais c’est à l’ouvrier de la faire exécuter ; il faut qu’il soit instruit, attentif, éveillé. La loi ne vient au secours que de ceux qui veillent. Comment s’étonner que les abus persistent encore malgré les prescriptions légales ? Les ouvriers sont ignorants ; beaucoup ne savent ni lire ni écrire, les autres le savent à peine, et presque tous ont des difficultés pour faire les calculs les plus simples ; malgré la loi ils sont dupes et victimes.
Alors même qu’ils sauraient faire les calculs nécessaires, ces ouvriers sont là isolés, dans la détresse, devant un intermédiaire avide et retors qui, à la moindre observation, peut leur refuser le travail et les jeter dans l’indigence. Pour résister avec succès, il faut aux ouvriers à domicile autre chose que l’arithmétique et l’écriture, il leur faut la force morale. Il faudrait que ces ouvriers eussent des rapports fréquents les uns avec les autres, qu’ils pussent s’entendre pour la légitime défense de leurs intérêts et opposer aux facteurs avides, au lieu de la faiblesse individuelle, la force collective. C’est dans l’industrie à domicile que l’union est nécessaire ; il faut à ces ouvriers disséminés l’association pour relever leur individualité déchue, pour leur donner l’indépendance qui leur manque, pour les rendre ce qu’ils doivent être, des travailleurs stipulant avec liberté, dignité et réflexion, non des malheureux exploités par des intermédiaires et acceptant avec crainte un salaire réduit qui ne représente parfois que la moitié de leur travail. Mais, pour que des associations soient possibles, que de progrès ne faut-il pas dans l’instruction de ces pauvres tisserands. L’association n’est jamais féconde que pour des hommes intelligents, instruits et moraux.
Les fraudes sur le mesurage sont l’un des deux grands fléaux de l’industrie à domicile, l’autre est dans les retenues de toutes sortes que le petit fabricant ou l’intermédiaire impose et que les ouvriers sont souvent contraints de subir. Les retenues pour malfaçon sont de toute nécessité très arbitraires. Les facteurs qui se trouvent en présence d’ouvriers isolés, dans des localités où il n’existe pas de conseils de prud’hommes, sont maîtres de réduire, sous ce prétexte presque à leur guise, les salaires de l’ouvrier. Ils ne trouveraient d’obstacle que dans la justice de paix, tribunal agricole, qui comprend peu les choses de l’industrie, et qui croit aisément le facteur, lequel s’exprime mieux. M. Stuart Mill fait en parlant de la Grande-Bretagne cette triste réflexion : « Dans ce pays il y a peu d’espèces de travail dont la rétribution ne pût être abaissée si l’entrepreneur poussait jusqu’au bout les avantages que lui procure la concurrence. » Nous avons peine à adhérer, d’une manière générale, à cette boutade de l’illustre économiste. Mais pour le travail à domicile en France, la réflexion de M. Stuart Mill est d’une regrettable exactitude. Dans l’état actuel des choses les intermédiaires sont souvent les maîtres des salaires des ouvriers. Cette situation, déplorable à tous les points de vue, et qui contient le germe d’un danger social, ne peut se modifier que par un système plus complet d’enseignement populaire et par la pratique de l’association.
En dehors des retenues pour malfaçon il y a encore dans quelques localités et quelques industries des retenues abusives. C’est une habitude de quelques ateliers de payer les ouvriers en marchandises, et nous avons vu que la loi sur le tissage et le bobinage visait spécialement ce mode de paiement, quand elle prescrivait que le prix de façon serait indiqué en monnaie légale. Ce système de paiement en nature met en effet l’ouvrier dans la situation la plus défavorable. La marchandise n’est jamais cédée au-dessous des prix de vente des maisons de détail, l’ouvrier qui doit la réaliser éprouve une perte de temps et d’argent considérable[114]. De tels abus, qui n’ont jamais été en France qu’à l’état d’exception, étaient fort généraux en Angleterre il y a quelques années et y constituaient l’état de choses connu sous le nom de trucksystem ; les efforts des publicistes et des législateurs tendent à le faire complètement disparaître. Une retenue du genre de la précédente et qui n’en est guère qu’une variante, est « celle qui s’opère quelquefois parce qu’on paye l’ouvrier en monnaie blanche au lieu de le payer en sous »[115]. Ce sont là autant de pratiques regrettables qui sont des ferments de haines, de discordes et de perturbations sociales et économiques. L’industrie et le fabricant en souffrent autant que l’ouvrier même. Tous ces petits moyens, ces procédés détournés pour amoindrir le salaire de l’ouvrier, ne font que nuire à la production. Le fabricant est intéressé à ce que l’ouvrier soit satisfait de son sort et de sa rétribution ; il ne travaille avec ardeur et loyauté que quand il n’a aucun motif de plainte ; dès qu’il suppose qu’on l’exploite, il est en guerre sourde avec l’entrepreneur et il sait bien lui faire expier à la dérobée les mauvais procédés dont il se croit victime : « Tout baisse quand le maître trompe l’ouvrier, l’ouvrier le maître et l’intermédiaire tous les deux »[116].
Tels sont les droits de l’ouvrier qui sont le plus souvent lésés dans la pratique : l’instruction seule, une instruction substantielle et solide qui lui relèvera le moral, lui développera le caractère et rendra son contrôle effectif, le mettra en état de prévenir les fraudes, les ruses et les injustices. Sans cette instruction générale saine et virile, toutes les lois seront insuffisantes.
À la connaissance de son droit, à la volonté ferme de le faire respecter, il faut que l’ouvrier joigne un discernement exact de son intérêt, un tact fin et exercé pour savoir à point où doivent commencer et où doivent s’arrêter ses demandes. Souvent pour trop demander, il n’obtient rien. Il manque de cette modération précieuse qui maintient les réclamations dans le cercle de la justice et de la possibilité et leur donne ainsi une autorité irrésistible. Selon une habitude funeste de notre vie pratique et de notre vie judiciaire, pour avoir le moins, l’ouvrier demande le plus ; cet expédient trompe souvent. L’ouvrier veut à la fois la cessation d’abus réels, une augmentation de salaires et une diminution de la journée de travail ; l’une de ces demandes, deux même dans certains cas, sont justes et possibles, mais les trois ensemble n’ont plus de raison d’être et sortent du cercle de l’équité et de la possibilité. Il y avait dans le droit romain en pareille circonstance une peine que l’on appelait peine de la pluspetitio ; qui demandait plus qu’il n’avait droit, n’obtenait rien, pas même ce qui lui était dû. C’est encore ce qui se passe le plus souvent dans la pratique de la vie. Les ouvriers d’une usine d’une de nos grandes villes du Nord vont trouver le fabricant chez lequel ils travaillent et lui demandent d’élever leurs salaires de 9 fr. par semaine à 12 ; les affaires étaient alors en bon train ; le fabricant consent à la condition que les autres industriels de la ville en feront autant. Les ouvriers aveuglés par ce premier succès croient pouvoir obtenir davantage, et à leur première demande ils en joignent une autre pour la diminution de la journée de travail ; cette seconde demande exorbitante échoua et fit échouer la première à laquelle les fabricants avaient déjà presque consenti ; les ouvriers travaillèrent aussi longtemps qu’auparavant, mais leurs salaires ne haussèrent pas[117] : si précieuse est la modération dans toutes les circonstances de la vie. L’homme modéré dans ses demandes montre qu’il a le sentiment réel et exact de son droit et de la possibilité des choses : l’homme sans modération montre qu’il ne distingue pas son droit de ses désirs et que c’est moins le sentiment de l’équité que l’espoir de tromper ou d’intimider autrui qui est le mobile de sa conduite.
Il faut donc que l’ouvrier ait de son intérêt une perception claire et distincte : mais l’intérêt individuel dans la production générale est chose quelquefois difficile à distinguer ; souvent l’ouvrier prend le change. Pour arriver à un résultat utile il suit une voie périlleuse. Il ne proportionne pas toujours les moyens au but, et il se trouve que les mesures qui devaient dans son opinion lui procurer un surcroît de bien-être, le plongent au contraire dans une gêne plus grande. C’est que l’industrie, la production, la répartition des produits, sont dirigées non par des conventions humaines variables au gré des parties, mais par des lois naturelles, positives, immuables. Qui ne connaît pas ces lois marche en aveugle. Leur connaissance n’est pas moins nécessaire à l’ouvrier que l’instruction professionnelle. Après lui avoir donné cet enseignement relatif à son métier, il faut lui apprendre l’économie politique qui dirige toute la production et toutes les relations industrielles du capital, du travail et des profits.
S’il est une chose surprenante, c’est que l’on n’ait pas encore fait des règles principales de l’économie politique un enseignement populaire. Voilà deux millions d’hommes qui forment la plus grande partie de la population de nos grandes villes ; ils ont pour eux la force et le courage que donnent le nombre et la pauvreté ; de leur repos ou de leur agitation dépend la richesse ou la misère du pays ; et ces hommes on ne les instruit même pas de leurs intérêts véritables : on leur dérobe les notions de cette science positive qui leur montrerait que le travail et l’ordre sont pour eux les seules sources de bien-être ; on abandonne la production aux préventions ignorantes de cette classe ouvrière innombrable qui dans beaucoup de circonstances peut presque tout ce qu’elle veut ; puis dès qu’elle fait le moindre écart, on se récrie et l’on s’étonne de ce que ces hommes comprennent si peu leurs intérêts, qu’on a, d’ailleurs, mis si peu de soin à leur enseigner.
L’enseignement de l’économie politique est du plus grand intérêt social ; c’est le seul remède efficace, radical contre les perturbations industrielles et les perturbations politiques. Quand l’ouvrier aura appris dès l’enfance cette science qui enseigne l’harmonie des intérêts, il ne croira plus à un antagonisme de classes ; quand il connaîtra la loi des salaires et la loi des profits, il ne cherchera plus par des procédés violents à élever ceux-là aux dépens de ceux-ci. Il acceptera avec autant de résignation les calamités économiques que les calamités physiques ; une crise industrielle n’excitera pas en lui plus d’indignation qu’une mauvaise récolte : il y verra un accident naturel, inévitable, un événement selon le cours des choses, qu’il eût dû prévoir et dont il eût pu amortir les coups par un travail plus opiniâtre et une épargne plus grande. Il ne songera plus à troubler par la force les lois immuables de la production et de la répartition, sachant que sa rémunération est en proportion de ses services et que ses services sont proportionnels à son intelligence et à sa volonté, il n’aura plus d’autre espoir de s’élever que par l’instruction et la moralité.
D’un tel état de choses que l’on cherche les conséquences : cette arme terrible que la nature a donnée aux classes ouvrières et que la loi, après de vains efforts pour la leur soustraire, vient avec justice de leur rendre, la grève n’existera plus que comme un dernier recours extrême auquel il est souverainement dangereux de se confier. Bentham, en parlant de l’action de la justice, distingue son action préventive de son action répressive : l’action répressive des lois, dit-il, est bien moindre que leur action préventive, et leur principal bienfait est, non de réprimer les abus qui se commettent, mais d’empêcher les abus de se commettre ; il doit en être de même pour la grève ; dans un état avancé de civilisation, elle doit agir non par sa réalité, mais par sa possibilité seule ; elle doit toujours être présente à l’esprit des industriels pour empêcher les injustices, les fraudes, l’exploitation de l’ouvrier ; mais l’ouvrier, d’autre part, doit toujours avoir présents à son esprit et à sa mémoire le péril des coalitions, la destruction du capital qu’elles entraînent, la perturbation qu’elles amènent dans la production, le désavantage qui en résulte pour l’industrie nationale sur le marché étranger, et toutes les autres conséquences funestes qui ont permis à un économiste distingué d’intituler un de ses livres : Tendance des grèves et abaisser le taux des salaires[118]. Il importe de donner à l’ouvrier un enseignement précis et complet sur ce point. Il faut joindre les notions historiques aux notions théoriques. Il faut lui faire la monographie de la grève. Il lui faut montrer toutes ces grandes coalitions anglaises qui, après avoir dépensé pendant de longs mois de chômage toutes leurs économies, sont obligées de céder devant la misère ; il lui faut expliquer comment la situation du travailleur est alors plus désavantageuse qu’auparavant, comment le capital plus réduit n’a que le choix entre une production moins grande ou des salaires plus faibles, comment l’ouvrier plongé dans l’indigence, n’a plus l’indépendance et la dignité nécessaires pour stipuler sans désavantage, comment parfois l’industrie nationale attaquée par une grève violente, est blessée au cœur et supplantée par la concurrence étrangère ; comment les coalitions de patrons succèdent aux coalitions d’ouvriers ; comment enfin la grève est un procédé barbare analogue à celui du sauvage, dont parle Montesquieu, qui coupe l’arbre pour en avoir le fruit. Aux considérations de l’intérêt, il faut encore joindre celles de la morale et de la justice ; il faut que l’ouvrier voie comment la grève est injuste en ce qu’elle atteint d’autres branches de production et réduit au chômage les ouvriers des industries dépendantes de celle qui est en grève. Lors de la grève des ouvriers charpentiers de Paris, toutes les autres catégories d’ouvriers en bâtiment, les maçons, les serruriers, les menuisiers, se trouvaient indirectement privés de travail ; et dans le corps même d’une industrie, si les ouvriers qui sont en grève appartiennent à un des premiers échelons de la production, le mal qu’ils font à autrui est incalculable. Si les fileurs chôment, ils condamnent à l’oisiveté les rattacheurs qui ne peuvent travailler qu’avec eux. Il suffit quelquefois dans une fabrique que 50 ou 60 ouvriers se mettent en grève, pour que 700 à 800 autres soient dans l’impossibilité de travailler.
Voilà ce qu’il faut enseigner à l’ouvrier en s’adressant à la fois à sa raison et à sa moralité et en lui montrant dans l’histoire les leçons de l’expérience à côté des préceptes de la théorie.
L’ouvrier commence, depuis quelques années, à se rendre compte de ces vérités ; avec la liberté et l’habitude de s’entendre, les grèves diminueront ; la discussion les rend pour ainsi dire impossibles. Nous avons cité plus haut un exemple frappant du mois d’août 1866, où se manifeste la sagesse des ouvriers anglais employés dans les établissements métallurgiques du Northumberland ; ils acceptèrent une diminution de 10% sur leurs salaires, convaincus de la nécessité de ce sacrifice à cause des circonstances politiques, industrielles et financières. C’était agir en hommes d’intelligence, d’instruction et d’expérience, qui savent que rien n’est absolu dans l’industrie, qu’il faut se plier aux circonstances, que le prix des produits règle le taux des salaires et qu’il est impossible de prétendre dans des temps de crise à la même rémunération que dans les temps de prospérité. L’idée de mandat entre de plus en plus dans la vie ordinaire des fabriques ; quand des difficultés naissent, on élit des délégués ; au lieu de se déclarer la guerre sans s’entendre, on s’explique et l’on s’éclaire et par suite on se concilie. Tous les ouvriers tiendront un jour le langage élevé que tenaient récemment les délégués des ouvriers boulangers : « Le devoir oblige et l’ouvrier boulanger ne peut faire grève ; si la loi lui donne ce droit, sa conscience lui crie de s’abstenir. »
L’enseignement populaire de l’économie politique confirmerait ces tendances encore indécises des populations ouvrières à résoudre pacifiquement tous les différends industriels. Il leur épargnerait encore beaucoup d’autres mesures fausses et leur ferait abandonner beaucoup de prétentions funestes. S’il est un vœu souvent formé par les populations ouvrières, c’est celui de l’uniformité et même de l’égalité des salaires. L’une de ces mesures est injuste, l’autre est impossible et toutes deux seraient également nuisibles. La question du tarif fixe et obligatoire a longtemps passionné beaucoup de corps d’état. Plusieurs industries françaises ont tendu à s’organiser selon le modèle de l’industrie de Sheffield ; mais ces tendances n’ont jamais pu amener dans la pratique de résultats durables.
Les ouvriers de Sheffield ont fixé le salaire pour tous les détails de la fabrication par un tarif qui ne peut être modifié que du consentement mutuel des ouvriers et des maîtres. En cas de ralentissement dans les commandes, les chefs d’industrie peuvent renvoyer les bras dont ils n’ont pas l’emploi ; mais l’ouvrier qui reste occupé reçoit intégralement le salaire porté au tarif ; et réciproquement dans le cas ou l’industrie prendrait une activité extraordinaire, les ouvriers s’interdisent de réclamer aucune augmentation de salaire, mais le nombre des ouvriers ne peut en aucune circonstance être augmenté par les chefs d’industrie. Cette sorte d’assurance mutuelle au moyen de sacrifices réciproques, cette permanence et cette uniformité des frais de fabrication, cette organisation régulière qui semble offrir à l’ouvrier toutes les garanties de sécurité possibles, a exercé à diverses époques sur les ouvriers français une sorte de fascination ; quelques publicistes même se sont laissé prendre à ce mirage. En 1831, les ouvriers de Lyon émirent le vœu d’un tarif obligatoire fixant un minimum pour le prix de façon des étoffes. En 1834, dans la même ville, l’idée de solidarité fut poussée si loin que la réduction la plus minime du prix des façons sur un seul article, pour un seul ouvrier, exigé par un seul fabricant, dut former le signal de la cessation immédiate des travaux dans la fabrique entière, dans les ateliers même où l’ouvrage était convenablement rétribué. Dans l’industrie châlière de Paris les ouvriers firent des efforts analogues.
Ces efforts échouèrent tant à Paris qu’à Lyon et l’on ne saurait trop se féliciter de cet échec. L’industrie est chose trop variable et trop spontanée pour qu’on la charge impunément de pareilles chaînes. Ces entraves, quand les temps sont prospères, l’arrêtent dans son essor, et, quand les temps sont mauvais, la ruinent encore davantage. Le salaire dépend avant tout du prix des produits ; le prix des produits dépend de la situation du marché, du rapport de la demande à l’offre, de la concurrence étrangère. Pour qu’une réglementation pareille fût possible, il faudrait donc d’abord que la ville où on veut l’établir eût un monopole de fabrication, et ensuite que la demande de ses produits fût constante et uniforme ; toutes circonstances impossibles à réaliser. Supposez qu’une crise vienne à s’élever, que des raisons politiques, industrielles ou financières viennent limiter tout à coup la consommation ; le prix des produits baisse, le fabricant qui ne peut s’en défaire qu’au prix du marché est dans la nécessité, pour ne pas travailler à perte, ou de suspendre sa production ou de faire subir aux salaires une baisse analogue à celle des produits. Mais, si une réglementation contre nature s’oppose à la baisse des salaires, le fabricant suspendra la production. En vain lui dit-on, renvoyez les bras dont vous n’avez que faire, mais payez ceux que vous gardez au même prix qu’auparavant. Le raisonnement n’est pas juste et le fabricant peut répondre : les produits ont baissé de prix, il faut que les frais de production baissent ; les services que vous me rendez n’ont plus la valeur d’hier, leur rémunération ne peut donc être aussi grande. C’est précisément le cas où se trouvait l’an dernier l’industrie métallurgique du Northumberland ; elle était placée dans cette alternative, baisse de dix pour cent sur les salaires ou suspension de la production ; les ouvriers ont eu assez de bon sens pour comprendre l’état des choses, ils ont accepté la baisse des salaires et ont donné par-là même la mesure de leur jugement et de leurs connaissances. S’ils s’étaient refusés à ce sacrifice nécessaire, on ne peut douter que plusieurs établissements du Northumberland n’eussent suspendu leur production comme le faisaient à la même époque plusieurs des grandes usines de Glasgow. Au lieu d’une crise, que l’on suppose la concurrence étrangère qui par des procédés plus perfectionnés, par une plus grande habileté des ouvriers ou par le coût moins élevé de la main d’œuvre, parvienne à livrer ses produits à meilleur marché que nous ne pouvons livrer les nôtres ; de toute nécessité il faut que l’industrie nationale similaire périsse, ou que les salaires se réduisent, au moins d’une façon transitoire jusqu’à ce que l’ouvrier ait acquis une plus grande habileté, ou jusqu’à ce que l’industrie nationale ait trouvé des procédés moins coûteux. Si cette baisse des salaires est rendue impossible par une réglementation artificielle, l’industrie tombe dans une crise d’où il lui est bien difficile de sortir. C’est ainsi que quand l’industrie est en danger, la réglementation ou le tarif obligatoire augmente le péril ; d’autre part, quand l’industrie est en voie de prospérité, la réglementation arrête son essor. Qu’arriverait-il, en effet, si cette prescription des ouvriers de Sheffield, que nous avons rapportée plus haut, était généralisée ? Si le fabricant se condamnait, ainsi que le veulent certains corps d’état, à ne jamais augmenter le nombre de ses ouvriers, n’est-il pas évident que la production serait enchaînée et ne pourrait s’étendre, que tout espoir d’expansion et de développement lui serait interdit ? Que l’ouvrier renonce donc à ces prescriptions vaines dans lesquelles il voudrait parfois emmailloter l’industrie ; qu’il se plie aux phases naturelles de la production, il y gagnera à coup sûr : il y gagnera quand l’industrie sera prospère parce qu’il touchera de hauts salaires, il y gagnera même quand l’industrie sera en souffrance parce que les chômages seront moins nombreux. C’était une habitude à Lyon, quand on faisait travailler dans les temps de chômage, de balancer les hasards de la vente d’un tissu entrepris sans commande par un rabais sur le prix de la main-d’œuvre. Cet usage était-il mauvais ainsi que les ouvriers l’ont prétendu et qu’il s’est trouvé des publicistes pour le soutenir ? Quant à nous, nous le regardons comme utile et juste, selon le cours de la nature et l’intérêt bien entendu des ouvriers. Le chômage, en effet, est pour eux ce qu’il y a de plus funeste ; il les surprend quelquefois à l’improviste et les plonge dans la misère ; tout au moins les jette-t-il dans l’oisiveté, d’où ils ne sortent jamais sans avoir perdu quelques-unes de leurs habitudes d’ordre, d’économie, de travail et de persévérance.
Il existe actuellement de la part des ouvriers de certains corps d’état d’autres préjugés qui conduisent à des pratiques dangereuses et coupables. C’est dans cette catégorie que l’on doit ranger les mesures prises par certaines classes ou associations d’ouvriers contre les apprentis. Dans presque toutes les coalitions anglaises et dans plusieurs coalitions françaises, à côté des deux demandes principales, hausse des salaires, diminution de la journée de travail, on trouve pour l’admission des apprentis des clauses spéciales qui tendent à en restreindre le nombre. C’est encore Sheffield qui peut sur ce point nous offrir l’exemple de l’arbitraire : les ouvriers de Sheffield « interdisent les professions spéciales aux ouvriers ruraux ou étrangers, qui se trouvent réduits aux travaux exigeant seulement la force brute. Il faut une génération pour qu’une famille étrangère à la localité puisse s’élever de la condition de salarié à la journée à celle de salarié à la tâche »[119]. Voilà donc un corps d’ouvriers constitué selon le droit de naissance ; il forme caste : on n’y entre qu’après un stage qui dure une génération ; c’est une corporation close qui ne s’ouvre qu’aux hommes de bonne souche. Pareille chose, grâce au ciel, ne se trouve pas sur notre sol démocratique. Les ouvriers verriers du centre de la France, qui avaient si longtemps réclamé pour leurs fils le privilège exclusif de leur profession lucrative, et qui faisaient ainsi de leur métier une charge héréditaire, ont dû ouvrir leurs rangs à l’invasion étrangère : devant l’apprentissage comme devant la loi, malgré bien des résistances, tous les Français sont devenus égaux. Mais actuellement encore, que d’efforts avoués ou cachés pour limiter le nombre des apprentis ! Que de pratiques funestes et injustes pour arrêter la concurrence à sa naissance ! À Sainte-Marie-aux-Mines, « les ourdisseurs de chaînes font peu d’apprentis pour ne pas abaisser le salaire par la concurrence »[120]. Les ouvriers tailleurs reprochent aux apiéceurs à cheval « d’empêcher l’éducation professionnelle des jeunes ouvriers… de maintenir, par l’ignorance même de leur profession, ces ouvriers dans la dépendance de manière à créer un véritable système d’exploitation »[121]. De tels faits sont fréquents, tantôt avoués, tantôt occultes. C’est ainsi que l’enseignement des jeunes ouvriers trouve parfois un redoutable obstacle dans les dispositions des ouvriers déjà arrivés. L’habileté, la capacité professionnelle se trouve ainsi étouffée dans son germe ; c’est en partie pour cette raison que la production dans certaines industries ne gagne pas en qualité et en perfection, autant que l’on pourrait attendre des progrès du temps. L’ouvrier qui croit ainsi s’enrichir aux dépens d’autrui et maintenir ses salaires élevés en arrêtant la concurrence à son point de départ, outre une mauvaise action fait un mauvais calcul. Il n’est pas vrai qu’un ouvrier habile ait à souffrir de l’habileté des ouvriers qui l’entourent et qu’il ait de l’intérêt à maintenir ses camarades dans l’ignorance. L’habileté des ouvriers, qui rend la production meilleure, crée par cela même une consommation plus étendue : cette augmentation dans la demande compense et dépasse même l’augmentation dans l’offre. Plus la production s’améliore par l’habileté croissante des ouvriers, plus la position de chaque ouvrier tend à devenir meilleure. C’est ce qui est vrai, surtout sur le marché international, où la seule manière de supplanter d’une manière durable les concurrents étrangers est d’accroître la perfection des produits ou d’en abaisser le prix. Le commerce du monde est au peuple qui fait le mieux et à moins de frais, et les salaires les plus élevés sont dans le pays où le commerce est le plus étendu. Si l’on suppose que la majorité des ouvriers d’une nation aient pris cette déplorable habitude de restreindre le nombre des apprentis et de limiter leur instruction, non seulement la ruine de cette nation est certaine dans l’avenir, mais encore presque immédiatement commencera la décadence. La production nationale, en effet, perdra rapidement en qualité, ses concurrentes étrangères la supplanteront, les débouchés se fermeront un à un, la production se resserra, et les ouvriers mêmes, qui croyaient gagner à cette exploitation injuste, verront leurs salaires décroître rapidement à mesure que la production nationale s’affaiblira. Tel est toujours le résultat de ces mesures iniques et contre nature ; elles retombent sur leurs auteurs ; en nuisant à l’intérêt général, elles frappent, à la longue, tous les intérêts particuliers sans exception.
L’enseignement de l’économie politique démontrerait cette grande vérité ; dans son état actuel et après les travaux récents de nos économistes français, il n’est pas de science plus morale, plus utile et plus pratique. Ce qu’elle enseigne, c’est l’harmonie des classes, la solidarité des intérêts : ce qu’elle recommande, c’est le travail, c’est l’ordre, c’est l’épargne. Elle dissipe tous les préjugés qui troublent la production ou la distribution des produits : elle met la justice à la place de la violence, elle apprend à respecter les lois naturelles que l’on s’efforce en vain d’enfreindre ; elle écarte toutes les rêveries chimériques qui, en s’efforçant de passer dans la pratique, viennent périodiquement et successivement bouleverser la société : c’est elle qui est la science sociale dont la connaissance est indispensable à tous. Le repos de la société, l’harmonie des classes, la civilisation, en un mot, ne sera définitive que du jour où les préceptes économiques auront pénétré dans chaque mansarde et dans chaque chaumière.
L’enseignement de l’économie politique, qui en France est à peine embryonnaire, qui en Allemagne et en Italie s’est glorieusement introduit dans toutes les universités et auquel l’industrielle et pratique Angleterre a ouvert plus de quatre mille écoles communales, doit donc former comme le couronnement naturel de l’instruction des populations ouvrières. Quand l’école primaire, soit libre et d’institution privée, soit communale et sous la direction de l’État, aura progressivement élargi ainsi son enseignement, quand l’instruction qu’elle donne ne sera plus seulement alphabétaire, mais qu’elle comprendra comme en Amérique les notions élémentaires des sciences physiques et des arts appliqués, et que, cumulant l’éducation avec l’instruction même, elle formera pour le peuple comme un cours de bonnes habitudes, on verra nos populations s’élever peu à peu sur l’échelle du bien-être et offrir à la société toutes les garanties d’ordre et de paix qui lui manquent encore aujourd’hui.
CHAPITRE VII.
Conclusion.
Le grand problème de notre temps, c’est la situation des classes ouvrières dans la société moderne. L’avenir de la civilisation dépend de la manière dont ce problème sera résolu. Ce qui semble évident à tous, c’est que la situation actuelle n’est pas durable, qu’elle ne peut être que passagère. Mais dans quel sens cette situation se modifiera-t-elle, sera-ce dans le sens de l’émancipation, sera-ce dans le sens de la subordination ?
Tous les esprits élevés, toutes les âmes généreuses sont aujourd’hui préoccupés de cette question redoutable. Les uns se rejettent dans le passé pour rappeler les traditions perdues, les autres interrogent courageusement l’avenir pour y deviner des remèdes nouveaux. Les uns, pleins d’un respect historique pour l’organisation détruite, voudraient reconstituer, sous une forme nouvelle le vieux patronage de la famille antique ; les autres, animés d’un enthousiasme légitime pour les progrès acquis et d’une défiance naturelle pour les institutions tombées, croient entrevoir la régénération de la société dans le dogme nouveau, la solidarité, la mutualité universelle.
Pour nous, suivant le cours naturel des choses et de la civilisation, nous ne voyons de salut que dans le développement de l’aisance, de la moralité et de l’instruction. Heureusement ces trois progrès sont dépendants les uns des autres. L’instruction appelle la moralité ; la moralité, jointe à l’instruction, appelle l’aisance. Que l’instruction soit donc la grande œuvre de notre siècle. Nous ne bâtissons pas de palais, nous ne construisons plus de cathédrales, élevons partout des écoles ; qu’il y en ait une près de chaque fabrique, ou même dans chaque fabrique : la production s’en ressentira. Il y a longtemps déjà qu’a été écrit ce mot célèbre : « Donnez-moi l’instruction pendant un siècle et je changerai le monde. » C’est à un des plus illustres penseurs qui aient éclairé l’humanité, Leibnitz, qu’est due cette parole prophétique. De notre temps tout va plus vite ; ce qui aurait coûté un siècle autrefois ne demande plus de nos jours que vingt ou trente années. L’instruction, c’est le levier d’Archimède enfin découvert. Qu’on la répande, et la classe ouvrière, en l’acquérant, acquerra avec elle la dignité, l’estime de soi-même, et par suite la moralité, l’habileté et l’adresse, l’intelligence de son droit et de ses devoirs, le discernement exact de ses intérêts : ces qualités et ces vertus rendront la production plus féconde, les salaires de l’ouvrier plus élevés ; il en résultera l’aisance, c’est-à-dire la liberté, l’émancipation légitime, c’est-à-dire encore l’ordre, la paix, la stabilité.
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[1] M. Gladstone.
[2] Michel Chevalier, Organisation du travail, p. 34.
[3] Compte-rendu des séances de l’Académie des sciences morales et politiques, janvier 1863.
[4] Jules Simon, le Travail, p. 152.
[5] Du Puynode, le Prolétariat, p. 241.
[6] Mac Culloch, Principles, t. III, p. 7.
[7] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 313.
[8] Jules Simon, le Travail, p. 152.
[9] Ibid., p. 453.
[10] Naville, la Charité légale, t. Ier, p. 138-150.
[11] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 126 et 127.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Michel Chevalier, Cours d’économie politique, t. I, p. 368.
[15] Villermé, État physique et moral des ouvriers, t. II, page 68.
[16] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 136.
[17] Audiganne, les Populations ouvrières, t. II, p. 46.
[18] Ouvriers des deux mondes, t. Ier, p. 102.
[19] Audiganne, les Ouvriers d’à présent, p. 405-407.
[20] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 121.
[21] Audiganne, les Populations ouvrières, t. II, p. 19.
[22] Les Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 49.
[23] Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 53.
[24] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 273.
[25] Michel Chevalier, Traité d’économie politique, t. II, page 584.
[26] Ouvriers des deux mondes, t. I : Monographie du tisseur en châle.
[27] Scialoja, Principes de l’économie sociale, p. 419.
[28] Stuart Mill.
[29] Michel Chevalier, Organisation du travail, p. 995.
[30] Ibid., p. 113.
[31] Villermé, t. II, p. 23. — Jules Simon, l’Ouvrière, p. 131.
[32] Du Puynode, le Prolétariat, p. 260.
[33] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 136.
[34] Roscher, System der Volkswirthschaft, t. I, p. 326.
[35] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 136.
[36] Villermé, État physique et moral des ouvriers, t. II, p. 12 ; — André Ure, Philosophie des manufactures.
[37] Du Puynode, le Prolétariat, p. 211.
[38] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 152.
[39] Richelot, Exposé des doctrines de Mac-Leod, p. 44.
[40] Audiganne, Les populations ouvrières, t. I, p. 336.
[41] Idem, t. II, p. 55.
[42] Augustin Cochin, la Brodeuse des Vosges ; les Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 49.
[43] Audiganne, Les populations ouvrières, t. I, p. 274.
[44] Isaac Pereire, Organisation du crédit en France, page 106.
[45] Enfants naturels, nés en dehors d’un mariage, en opposition à enfants légitimes.
[46] Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 110.
[47] Ouvriers des deux mondes, t. I, p. 359.
[48] Ouvriers des deux mondes, t. II, p. 168, 190, 476.
[49] Ouvriers des deux mondes, t. IV, p. 392, 593 ; t. III, p. 62 et suiv.
[50] Du Puynode, le Prolétariat.
[51] Organisation du travail, p. 437.
[52] Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, t. II, page 387.
[53] Villermé, État physique et moral des ouvriers, t. II, page 12.
[54] Ouvriers des deux mondes, t. IV, p. 387.
[55] Jules Simon, le Travail.
[56] Audiganne, Les populations ouvrières, t. II, p. 97.
[57] Les Ouvriers des deux mondes, t. II, p. 168.
[58] Les Ouvriers des deux mondes, t. II, p. 485.
[59] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 137.
[60] Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 276.
[61] Émile Laurent, le Paupérisme et les Sociétés de prévoyance, t. II, p. 63 et suiv.
[62] Ouvriers des deux mondes, t. IV, p. 277.
[63] Circulaire ministérielle du 31 octobre 1864.
[64] Selfhelp, par Samuel Smiles, traduction Talandier.
[65] M. Grote.
[66] M. Gladstone, lord Derby, M. Layard.
[67] Trollope.
[68] L’archevêque Whately, Malthus.
[69] Duruy, Moniteur du 1er février 1864.
[70] Michel Chevalier, Cours d’écon. polit., t. II, p. 584.
[71] Rendu, Éducation dans l’Allemagne du nord, p. 343.
[72] Cherbuliez, Étude sur les causes de la misère, p. 304.
[73] Ouvriers des deux mondes, t. IV, p. 277.
[74] Jules Simon, l’Ouvrière (B.M.)
[75] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 403.
[76] Ibid., p. 404.
[77] Audiganne, Les populations ouvrières, t. I, p. 179.
[78] Audiganne, les Ouvriers d’à présent, p. 114-115.
[79] Consulter Audiganne, les Ouvriers d’à présent, p. 64-65.
[80] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 424.
[81] Audiganne, Populations ouvrières, t. II, p. 159.
[82] Ouvriers des deux mondes, t. I, p. 340.
[83] Les Ouvriers des deux mondes, t. III, 56-64.
[84] Audiganne, les Ouvriers d’à présent, p. 242.
[85] Ouvriers des deux mondes.
[86] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 102.
[87] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 102.
[88] Audiganne, les Populations ouvrières, t. II. p. 52.
[89] Ce passage se ressent de la lecture de Jean-Baptiste Say. (B.M.)
[90] Organisation du travail, p. 431.
[91] Du Puynode, le Prolétariat, p. 244.
[92] Villeneuve Bargemont, Économie politique chrétienne, t. I, p. 480.
[93] Audiganne, les Populations ouvrières. t. II, p. 111.
[94] Ouvriers des deux mondes, t. II, p. 236.
[95] Michel Chevalier, Cours d’économie politique.
[96] Audiganne, les Populations ouvrières.
[97] Audiganne, les Populations ouvrières, t. II, p. 147.
[98] Idem, t. II, p. 92.
[99] Audiganne, les Ouvriers en famille, p. 35.
[100] Villermé, État physique et moral des populations ouvrières, t. II, p. 10.
[101] Villermé, État physique et moral des ouvriers, t. II, page 9.
[102] Jules Simon, l’Ouvrière, p. 332.
[103] Michel Chevalier, Cours d’économie politique, t. II, page 386.
[104] Du Puynode, le Prolétariat, p. 226.
[105] Michel Chevalier, Traité d’économie politique. t. II, page 387.
[106] Une disposition vraiment démocratique du décret portant fixation du budget de 1852 rend plus facile à l’ouvrier l’achat du vin en gros : en effet, la quantité de vin que l’on peut acheter, en ne payant que le simple droit de vente en gros, a été abaissé de 100 à 25 litres. Auparavant, un congé pour 25 litres coûtait aussi cher que pour 100 litres, c’est-à-dire 5 fr. 25 ; il ne coûte plus aujourd’hui que 1 fr. 45 cent. Il est donc possible, à ceux qui ont peu d’argent dans leur bourse et peu de place à leur domicile, de s’approvisionner de vin en gros sans payer l’exorbitant et funeste droit de détail. Et cependant il n’est pas à notre connaissance qu’on ait usé un peu largement de cette faculté, en dehors de la ville de Reims, où les fabricants prirent l’initiative : si défectueuse est l’éducation des ouvriers qu’ils ne savent même pas profiter des mesures prises en vue de leur bien-être.
[107] Michel Chevalier, Traité d’économie politique, t. II, page 392.
[108] Michel Chevalier, Traité d’économie politique, t. II, page 513.
[109] Baudens, la Guerre de Crimée, p. 12.
[110] Michel Chevalier, Traité d’économie politique, t. II, page 388.
[111] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 102.
[112] Les Ouvriers des deux mondes, t. III, p. 47.
[113] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 144.
[114] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 143.
[115] Audiganne, les Ouvriers en famille, p. 91.
[116] Augustin Cochin, Ouvriers des deux mondes, t. III, page 53.
[117] Audiganne, les Populations ouvrières, t. I, p. 36.
[118] Miss Harriet Martineau.
[119] Le Play, Ouvriers européens : le Coutelier de Sheffield.
[120] Ouvriers des deux mondes, t. IV, p. 385.
[121] Ibid., t. II, p. 186.
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