Poussés dans leurs retranchements, les partisans du protectionnisme en France se sont mis à défendre l’extension de la protection douanière à toutes les sortes d’activité économique, dans un grand système égalitaire. Pour Ernest Martineau, écrivant en 1888, le protectionnisme est essentiellement un privilège, et il ne pourrait pas matériellement être égalitaire. L’égalité ne peut se trouver que du côté de la liberté, du libre-échange intégral. Aussi les promesses des néo-protectionnistes sont-elles un mirage, qu’il se charge de dissiper.
Ernest Martineau, « De l’égalité dans la protection douanière », Journal des Économistes, 1888.
DE L’ÉGALITÉ DANS LA PROTECTION DOUANIÈRE
Je me propose d’examiner dans ce travail les deux questions suivantes :
1° L’égalité dans la protection est-elle possible ?
2° En la supposant possible, quels en seraient les résultats ?
I
La première question de l’égalité dans la protection, mérite par son importance de fixer notre attention et doit être examinée avec un soin tout particulier ; il s’agit de savoir si l’égalité dans la protection est possible et praticable ; si l’on peut organiser notre système de douanes de manière à assurer à toutes nos industries, à toutes les branches de notre production nationale, une protection effective et égale.
Les protectionnistes répondent affirmativement, et que c’est là une réforme que l’on peut accomplir sans difficulté ; et cette réforme, ils la poursuivent avec insistance, en se réclamant du principe d’égalité devant la loi. C’est notamment à propos de la protection à accorder aux produits agricoles qu’ils ont formulé leurs prétentions, disant que si l’industrie est protégée, l’agriculture doit l’être également ; et un de leurs leadersà la Chambre des députés, M. Paul Deschanel, dans un remarquable discours qui a produit un grand effet et a eu dans le pays un profond retentissement, donnant à cette thèse de l’égalité sa formule générale, a posé la question dans toute son ampleur en ces termes : « Il faut, suivant le mot des orateurs de la ligue anglaise contre les lois céréales, maintenir la protection à chaque industrie ou la retirer à toutes. » (Journal officiel, n° du 17 février 1887, page 478.)
La question, nous en convenons, est nettement posée et nous allons l’examiner et la discuter en nous plaçant sur le terrain choisi ainsi par les partisans de la protection ; si nous parvenons à démontrer que la protection est impossible pour toutes les industries, qu’elle est essentiellement un monopole dont les faveurs sont réservées à un petit nombre de producteurs aux dépens du grand nombre, la base du système étant détruite, entraînera avec elle dans sa chute le système tout entier.
À cet effet, il faut nous rendre compte du mécanisme du système protecteur et voir s’il peut, dans son fonctionnement, s’appliquer à toutes les branches de notre production nationale.
Ce mécanisme consiste dans le jeu des tarifs de la douane : les tarifs font l’office d’une barrière destinée, en style protectionniste, à empêcher l’inondation et l’invasion des produits étrangers sur notre marché. Voilà en quoi consiste ce mécanisme, et il faut nous demander maintenant s’il est de nature à protégerégalement toutes nos industries.
Ici se pose la question de la production et de ses diverses branches : depuis notre grand économiste J.-B. Say, c’est un point universellement admis que la production consiste à créer non de la matière, mais de l’utilité : en admettant cette proposition, on a mis d’accord l’économie politique avec ce principe célèbre de la science générale, à savoir que rien ne se crée, de même que rien ne se perd.
S’il en est ainsi, si rien ne se crée dans le monde matériel, si la quantité de matière existante ne peut être augmentée, il s’ensuit que le travail de l’homme est impuissant à créer même un atome de matière et que la distinction des produits en matériels et immatériels— distinction admise par J.-B. Say lui-même et par un certain nombre d’auteurs — est en contradiction avec le principe que nous venons de proclamer et manque ainsi de toute valeur scientifique.
Ce principe admis, il faut reconnaître qu’il y a production partout où il y a une œuvre utile, résultat du travail de l’homme, capable de satisfaire un besoin ou un désir quelconque ; et le commerçant proprement dit qui rapproche les produits du consommateur, le courtier qui s’entremet pour faciliter les transactions entre vendeurs et acheteurs, le banquier qui fait des avances à sa clientèle, l’ouvrier qui apporte ses bras au service de l’industrie, le professeur qui nous instruit, le musicien, le statuaire, le peintre qui satisfont notre goût pour le beau, les divers agents du gouvernement qui procurent la sécurité si nécessaire à une société ; tous sont des producteurs au même titre que l’agriculteur et le manufacturier.
Tel est le vaste domaine de la production ; telle est cette société économique, dont les divers membres se sont partagé les occupations pour le plus grand bien de tous.
Les tarifs de la douane peuvent-ils procurer à tous ces divers producteurs la protection que réclame l’égalité ? Poser cette question, c’est en même temps la résoudre : en effet, par la nature même de son mécanisme, la douane ne peut protéger que les branches du travail national qui fournissent des produits ayant à l’étranger des similaires susceptibles de passer la frontière. Ainsi, que la protection puisse être accordée aux produits manufacturiers ou agricoles, cela ne fait aucun doute ; mais les autres branches du travail national, celles qui ne se réalisent dans aucun objet matériel, comment pourraient-elles être protégées ?
Voici par exemple l’industrie commerciale, cette vaste industrie qui occupe des quantités considérables d’agents, qui comprend les marchands en gros et en détail, les voituriers et bateliers, les banquiers, commissionnaires et courtiers de commerce : qu’on nous dise, dans le système de nos adversaires, comment ces agents pourront être protégés par les tarifs de la douane ?
Les travaux de ces divers producteurs, il est important de le noter, ne s’incarnent dans aucun objet susceptible de subir la concurrence d’un produit étranger, ils consistent à faire subir aux produit s des changements de lieu ou à rendre directement certains services ; il est donc de toute impossibilité, d’une impossibilité radicale et permanente, qu’ils soient favorisés par l’action des tarifs.
Il est surprenant que l’orateur autorisé des protectionnistes, M. Deschanel, n’ait pas été frappé de cette impossibilité, dérivant de la nature même des choses, lui qui, comparant notre commerce intérieur au commerce que nous faisons à l’étranger, déclarait que notre commerce intérieur est dix-neuf ou même vingt-neuf fois plus considérable que le commerce extérieur. Comment n’a-t-il pas songé à ce vaste appareil du commerce intérieur, à ces négociants en gros et en détail, voituriers et commissionnaires, qui ne sont pas et ne peuvent pas être protégés ?
Et ce n’est pas tout : une autre catégorie importante et nombreuse, celle des industriels dont les produits se vendent et s’écoulent dans un rayon restreint : les cordonniers, charrons, forgerons, peintres en bâtiments, etc., reste également en dehors de la protection ; quant à tous ces producteurs, il ne peut être question de les protéger contre la concurrence étrangère.
De même les ouvriers, ceux qui apportent leurs bras au service de la production, ne peuvent pas être protégés. Quant à eux, la concurrence étrangère s’exerce dans toute sa plénitude, aucun article du tarif n’empêchant les ouvriers étrangers de venir offrir leur services sur le marché du travail français.
D’une manière générale, nous pouvons formuler cette proposition, à savoir que toutes les branches du travail national en dehors de l’industrie et de l’agriculture sont dans l’impossibilité de profiter des faveurs de la protection.
Que devient dès lors l’égalité dont se réclament nos néo-protectionnistes ? Il faut, nous dit-on, accorder la protection à chaque industrie ou la retirer à toutes. Nous acceptons le dilemme et nous prouvons que ni l’industrie commerciale, ni les ouvriers, ni les menuisiers, charpentiers, forgerons, ni les producteurs qui rendent directement des services à la société ne peuvent être protégés. La conclusion qui s’impose, de l’aveu même de nos adversaires, est donc qu’il faut retirer la protection à toutes les industries puisqu’il est impossible de l’accorder à chacune d’elles.
Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement ? N’avons-nous pas le témoignage de l’histoire — et quel témoignage pourrait être plus impartial et plus décisif — pour attester que dans la pensée de ceux qui l’ont instituée, la protection a été organisée à titre de privilège, au profit d’une oligarchie de producteurs ?
En Angleterre, le système protecteur a été l’œuvre de l’aristocratie des landlords, cette aristocratie égoïste et rapace qui, maîtresse du sol et du pouvoir législatif, décréta à son profit les fameuses lois-céréales qui excluaient les blés étrangers dans le but de se réserver le monopole de la vente des blés sur le marché national. Aussi, lorsque la démocratie anglaise, sous la conduite de son grand agitateur Cobden, organisa la Ligue de l’anti-corn-law pour l’abrogation des lois-céréales, elle rencontra la résistance la plus opiniâtre de la part de l’aristocratie ; et lorsqu’en 1846, le premier ministre sir Robert Peel, cédant aux revendications légitimes des Ligueurs, eut fait voter par le Parlement l’abolition du monopole et l’établissement du libre-échange, l’aristocratie irritée s’empressa d’organiser une coalition, et de renverser du pouvoir le ministre coupable de l’avoir dépouillée de ses séculaires privilèges.
Voilà l’histoire de la protection en Angleterre. Que si nous interrogeons notre histoire nationale, en remontant jusqu’à Colbert, qui organisa chez nous le système protecteur, s’imagine-t-on qu’il ait eu souci de l’égalité, lui, un ministre de Louis XIV, et n’est-il pas avéré que sa principale préoccupation a été d’attirer les capitaux, par l’espoir des gros profits que leur réservait le monopole, vers les industries qu’il voulait implanter dans le pays ?
Et ce système que la Révolution avait aboli fut rétabli par Napoléon Ier, lorsqu’il décréta le blocus continental ; plus tard, sous la Restauration et la monarchie de juillet, il fut maintenu et développé, et ce n’est pas apparemment sous l’inspiration d’une pensée d’égalité que la chambre aristocratique du double vote, en 1822, et que les assemblées élues sous le régime censitaire, composées en majorité de grands propriétaires et de manufacturiers, ont conservé le système établi par Colbert.
On nous oppose, il est vrai, l’exemple des États-Unis et on nous montre le système protecteur fonctionnant aux frontières de cette grande république ; mais cette objection n’aurait de valeur que s’il était démontré que c’est sous l’inspiration d’une pensée d’égalité que ce système est devenu le régime économique des États-Unis. Or, il nous est facile de répondre et de réfuter l’argument en rappelant tout d’abord que, pendant quatre-vingts ans, l’esclavage a existé parmi les institutions de la grande république américaine, et qu’apparemment un tel régime n’avait rien de commun avec l’idée d’égalité.De même la protection, établie sous le spécieux prétexte de rétablir l’équilibre financier, n’est pas autre chose qu’un vestige de la servitude primitive, et l’inégalité est flagrante entre les diverses classes de producteurs américains : les agriculteurs, notamment, subissent la protection sans en bénéficier ; en fait, ils n’ont pas besoin d’être protégés contre la concurrence étrangère ; ils payent ainsi un lourd tribut à l’industrie manufacturière qui profite à peu près exclusivement des faveurs de ce système.
Ces exemples suffisent pour nous permettre de dégager, au point de vue historique, cette conclusion que partout la protection a été organisée à titre de privilège, au profit d’une oligarchie de producteurs, au mépris de l’égalité entre les diverses classes de citoyens.
Aussi ce n’est pas un des moins étranges phénomènes de notre histoire contemporaine que de voir la protection, dans la dernière phase de son évolution et de ses transformations successives, essayer de se couvrir du masque égalitaire en se réclamant du principe d’égalité devant la loi. Cette manœuvre a été singulièrement hardie, mais nous devons reconnaître qu’elle n’a pas manqué d’habileté.
Depuis plusieurs années, les leaders de la protection, entre autres M. Pouyer-Quertier et, après lui, MM. Méline et P. Deschanel, désireux de grossir leur armée par l’adjonction des agriculteurs, vont disant et répétant que, puisque l’industrie manufacturière est protégée, il est juste que l’agriculture le soit également.
Formule spécieuse et habile, parce que ce n’est jamais en vain que l’on fait appel en France à ce sentiment d’égalité, qui y est si puissant qu’on peut dire, avec M. Deschanel, qu’il a pénétré jusque dans les moelles de la nation.
Certes, si l’agriculture et l’industrie manufacturière étaient les deux seules branches de la production nationale ; si, dans leur ensemble, elles comprenaient la production totale du pays, l’argument aurait de la force, parce que l’égalité recevrait effectivement satisfaction, en accordant à l’agriculture la même protection qu’à l’industrie. Il y aurait bien à examiner la question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux établir l’égalité dans la liberté que l’égalité dans la protection, c’est-à-dire dans la restriction et la servitude ; cependant, tel quel, l’argument n’en aurait pas moins une valeur incontestable. Mais il n’en est rien, et nous avons établi qu’en dehors de l’industrie et de l’agriculture, il reste un grand nombre de branches de la production nationale qui ne participent pas et qui ne peuvent pas participer aux faveurs de la protection. L’argument tiré, en faveur de l’agriculture, de l’égalité n’est donc qu’un sophisme, c’est ce qu’on appelle, en style d’école, le sophisme du dénombrement imparfait.
Les protectionnistes croient peut-être, à l’exemple des socialistes, à la famille desquels ils appartiennent d’ailleurs — le protectionnisme étant un socialisme sui generis, le socialisme à l’usage des classes riches— ils croient peut-être, disons-nous, que seules les classes manufacturières et agricoles exercent des industries productives, et que les commerçants notamment ne sont, comme disent les socialistes, que des intermédiaires parasites.
Adam Smith avait, il faut le reconnaître, accrédité cette erreur en soutenant que le travail des ouvriers, des médecins, des avocats, etc., n’est pas un travail productif parce qu’il ne se réalise pas dans une marchandise, dans un objet matériel. Mais cette erreur, bien excusable de la part du fondateur de la science économique, ne l’est guère aujourd’hui après les travaux de ses successeurs, notamment après la rectification de J.-B. Say, qui a démontré jusqu’à l’évidence que la production consiste essentiellement en une création d’utilité.
Cette erreur rectifiée, tous les économistes se sont rangés à la doctrine de J.-B. Say, et s’il existe encore quelques controverses au sujet de la production et de son domaine ; si certains auteurs refusent de ranger les agents du gouvernement, les avocats, médecins, artistes, etc., au nombre des producteurs, du moins tous sont d’accord pour comprendre les commerçants et les ouvriers parmi les agents du travail productif.
Ainsi donc, soit par erreur, soit par l’effet des préoccupations étroites auxquelles ils obéissent, les protectionnistes ont tort de soutenir que l’égalité est satisfaite par suite de la protection accordée aux agriculteurs comme aux manufacturiers : après comme avant l’inégalité subsiste, certaine, indiscutable. Après comme avant, la grande masse des producteurs du pays subit la protection sans en bénéficier. L’argument de l’égalité par eux invoqué, cet argument si fort et si pressant, se retourne donc contre eux : il est démontré à cette heure que l’égalité dans la protection est impossible, qu’elle est une chimère qui n’existe que dans leur imagination.
Mais allons plus loin et, pour épuiser la controverse, supposons pour un instant que cette égalité rêvée par nos néo-protectionnistes soit réalisable : voyons ce qu’il adviendrait, dans cette hypothèse, au point de vue de l’intérêt général, des profits que chaque industrie en pourrait tirer.
II
Voici donc le problème résolu : l’égalité dans la protection est organisée à nos frontières ; les tarifs de la douane garantissent à chacune des branches de la production nationale une protection équitable et proportionnelle. Quels profits nos industries vont-elles en retirer ?
Nous savons en quoi consiste la protection et le but qu’elle poursuit ; à cet égard aucune controverse n’est possible.
De l’aveu de tout le monde, le but du système est de contrarier et de restreindre la concurrence étrangère pour surenchérir le prix du produit protégé en faveur du producteur du pays.
Ceci posé, représentons par les lettres de l’alphabet, A, B, C, D, etc., nos diverses industries. A est protégée, et, grâce à cette bienheureuse faveur, les produits de cette industrie se vendent au prix de 10, alors que sous le régime de la libre concurrence, le prix était de 5 seulement : soit un surenchérissement de cinq.
Par suite de l’égalité, B, C, D, etc., sont protégées dans la même mesure. Que va-t-il arriver ? Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour le voir : chaque industriel gagnera cinq sur les produits qu’il vendra et perdra cinq sur ceux qu’il aura à acheter.
En supposant l’égalité parfaitement établie, cet ingénieux système consistera à prendre cinq d’une main, comme vendeur, et à restituer cinq de l’autre comme acheteur ; c’est-à-dire que, finalement, par suite de cette égalité et de cette réciprocité dans la protection, les profits et pertes des diverses industries arriveront à se compenser et à s’annuler.
Voilà le résultat définitif de ce système ! Si jamais il arrivait à être pratiqué, il aboutirait au néant, et nous pouvons dire de ses inventeurs et promoteurs qu’ils ne sont, en cette matière, que des contrefacteurs des nihilistes.
Il est étonnant que M. Deschanel, qui a posé le principe de l’égalité dans la protection dans toute sa généralité et toute son ampleur, n’ait pas remarqué que son système pouvait être simplifié et qu’il y a un perfectionnement tout indiqué pour le bon fonctionnement du mécanisme.
Vous voulez, dites-vous, que la protection soit égale pour tous : cette égalité, vous la revendiquez au nom du droit et de la justice, et nous nous rappelons votre protestation émue et chaleureuse au nom des intérêts agricoles. À défaut d’égalité pour toutes les industries, la protection n’est, d’après vous, qu’une spoliation, une atteinte au droit de propriété.
Fort bien, ce sont là des sentiments généreux qui partent d’un bon naturel ; mais, en admettant que les tarifs de la douane puissent fonctionner de manière à protéger toutes nos industries, il ne faut pas se dissimuler les difficultés d’application au point de vue de l’égalité de traitement pour chacune d’elles. Égaliser exactement les profits et pertes au moyen de la protection est une tâche que l’on peut, sans témérité, considérer comme impossible, et tout au plus pourrait-on arriver à une approximation.
Mais si l’action des tarifs est impuissante à réaliser cette égalité, cette équité parfaite qui est l’idéal de nos néo-protectionnistes, nous avons à leur offrir un moyen certain, infaillible d’atteindre à cette perfection : ce moyen, simple et peu coûteux, c’est la compensation. Il y a longtemps qu’il est employé et pratiqué ; chez les Romains, l’histoire en est fort intéressante à consulter : on y voit comment, après des tâtonnements nombreux, les jurisconsultes, préoccupés d’établir l’égalité entre les personnes respectivement créancières et débitrices l’une de l’autre, arrivèrent à poser et à formuler en ces termes le principe de la matière : « Melius est non solvere quam solutum repetere», mieux vaut ne pas payer d’une main ce qu’on aurait à réclamer de l’autre. Voilà le moyen sûr d’établir l’égalité de position entre les parties, d’arriver à les indemniser réciproquement ; aussi a-t-il été admis par toutes les législations des peuples civilisés.
Or, la situation à régler, dans le système de nos néo-protectionnistes, des protectionnistes égalitaires, est précisément identique : il s’agit de régler les comptes respectifs des industriels d’un pays, de manière à ce que chacun d’eux soit indemnisé des pertes que la protection lui fait subir. M. Deschanel le reconnaît lui-même dans ce passage de son discours : Si vous ôtez, vous, législateurs, à un tel une part de son profit pour la donner à un autre, vous lui devez une indemnité. Eh bien, il n’y a qu’un moyen, un seul, de garantir efficacement à chaque industriel le paiement de cette indemnité, et ce moyen, c’est la compensation.
« Mais, dira-t-on, par suite de cette compensation réciproque et générale, on arrive à un résultat négatif, on aboutit au néant ». Sans doute, mais il n’y a pas lieu de s’en étonner : c’est à l’impuissance et au néant qu’on aboutit toujours lorsqu’on veut entrer en lutte avec la nature des choses.
Nous avons prouvé, l’histoire à la main, que la protection a été établie comme une faveur, un privilège au profit du petit nombre en vue de spolier la masse du public ; nous avons complété cette démonstration en montrant que, par la nature même de son mécanisme, le système protecteur ne fonctionne qu’au profit d’un petit nombre d’industries ; il est clair que, dans ces conditions, si l’on veut en faire un système égalitaire en le généralisant et l’appliquant également à toutes les industries, on le dénature et on arrive forcément à l’annihiler dans ses effets.
Nous pouvons, en modifiant une formule de Proudhon, dire avec une parfaite exactitude : « Si tout le monde est protégé également, je ne suis plus protégé. »
Quand le petit nombre spolie le grand nombre, il peut y avoir un certain profit pour les spoliateurs ; mais quand tout le monde spolie également tout le monde, qu’on nous dise où et pour qui peut être le profit.
Or, tel est le caractère de la protection qu’elle consiste dans un système de spoliation — M. Deschanel l’a reconnu en citant un passage de Bastiat où il est dit que la protection est une atteinte à la libertéet à la propriété ; — seulement pour remédier à cela, il a proposé d’établir la protection égale pour tous.
Son erreur est de n’avoir pas vu qu’il aboutissait ainsi à un résultat négatif, à l’impuissance et au néant.
C’est vraiment un phénomène étrange de voir un esprit sérieux s’imaginer qu’un système d’entraves, de servitude générale du commerce, dans lequel les industries nationales se pillent réciproquement à dose mathématiquement égale, est l’idéal économique d’une démocratie et le moyen le plus sûr de développer la richesse nationale.
M. Deschanel, qui a cité si fréquemment Bastiat qu’on peut dire que son discours est émaillé d’extraits du maître, aurait bien dû méditer le passage suivant des œuvres du grand économiste :
« Les personnes qui fréquentent le Jardin des Plantes à Paris ont été à même d’observer un phénomène assez singulier. Vous savez qu’il y a un grand nombre de singes renfermés chacun dans sa cage. Quand le gardien met les aliments dans l’écuelle que chaque cage renferme, on croit d’abord que les singes vont dévorer chacun ce qui lui est attribué. Mais les choses ne se passent pas ainsi. On les voit tous passer les bras entre les barreaux et chercher à se dérober réciproquement la pitance ; ce sont des cris, des grimaces au milieu desquels bon nombre d’écuelles sont renversées et beaucoup d’aliments salis et perdus. Cette perte retombe aujourd’hui sur les uns, demain sur les autres, et à la longue elle doit se répartirà peu près sur tous.
Voilà l’image fidèle du système restrictif. » (Libre-échange t. II des œuvres complètes, sixième discours à Marseille).
Ce sont les singes qui ont commencé, et, si la théorie de Darwin et du transformisme est vraie, si l’homme descend du singe, il faut en conclure que le système de la protection douanière n’est pas autre chose qu’un phénomène d’atavisme.
Quoi qu’il en soit, nous recommandons à M. Deschanel ce passage du discours d’un maître dont il a invoqué à maintes reprises l’autorité : après l’avoir médité, il reviendra peut-être de son enthousiasme pour son prétendu système égalitaire, en voyant à quels résultats il aboutit. C’est qu’en effet, le maîtrea raison et sa comparaison est juste, avec cette remarque que, dans le système des néo-protectionnistes égalitaires, voici ce qui va se passer.
Nos industriels A, B, C, D, etc., singes perfectionnés au dire des darwinistes, ont chacun devant eux leur écuelle avec la pitance : la pitance, c’est l’ensemble des capitaux et des profits obtenus sous le régime de la libre concurrence. Non content de sa portion, A étend la patte et prend un morceau dans l’écuelle de B, C, D., etc. : voilà la spoliation, l’atteinte à la liberté et à la propriété — on l’a reconnu de la part de M. Deschanel —, mais alors, en vertu de l’égalité, une indemnité égale leur étant due, B, C., D étendent à leur tour la patte et reprennent dans l’écuelle de A un morceau exactement semblable à celui qui leur a été ravi.
Finalement chacun reste, après ce circuit d’opérations et de pillage réciproque, dans la même situation qu’auparavant, sauf les déchets et les pertes résultant du gaspillage qu’entraînent lesdites opérations.
III
Il est temps de conclure : Nous avons posé deux questions au commencement de cet écrit.
Sur la première question, la question de l’égalité dans la protection douanière, nous concluons que l’égalité est impossible et chimérique, et cette conclusion, nous l’appuyons sur une double base.
Historiquement, le système protecteur a été établi à titre de monopole, de privilège, au profit de quelques-uns, au détriment du grand nombre, donc comme une œuvre d’injustice et d’inégalité ; en fait, et par la nature même de son mécanisme, la douane ne peut favoriser que certaines industries, laissant un grand nombre d’entre les industries nationales privées de toute protection, d’où inégalité forcée.
Dès lors, toute l’argumentation de nos adversaires se retourne contre eux, et pour condamner irrévocablement leur système, il nous suffira de rappeler ces véhémentes paroles du discours de leur leader, M. Paul Deschanel :
« Vous n’avez pas le droit, vous, législateur, d’ôter à tel ou tel une partie de son profit pour le donner à d’autres, ou bien, si vous le faites, vous lui devez une réparation, une indemnité.
Vous n’avez pas le droit d’exploiter contre moi la puissance publique et de mettre l’appareil des lois au service d’une minorité : c’est là une distribution partiale de la richesse : une spoliation, une atteinte à la liberté et à la propriété ! »
En répétant après les maîtres de la science ces sévères mais justes paroles, l’orateur protectionniste a frappé à mort le système protecteur, système impuissant à réaliser l’égalité pour tous devant la loi.
Sur la seconde question, celle des profits que pourrait procurer à chaque industrie le système d’égalité dans la protection, notre conclusion est qu’il aboutirait à un résultat ridicule, à l’impuissance et au néant, les profits et pertes de chacun arrivant réciproquement à se compenser et à s’annuler.
Telles sont nos conclusions. Nous pouvons les résumer dans cette simple formule, la protection est essentiellement un privilège.
Cette formule exprime excellemment la pensée dominante de ce travail, consacré à l’examen et à la réfutation du système de l’égalité dans la protection. Entre le privilège et l’égalité il y a, en effet, un abîme que rien ne peut combler ; ces deux mots hurlent d’être accouplés ensemble : ils impliquent deux idées opposées et contradictoires.
De même il ne peut plus être question de nous opposer le dilemme : ou l’égalité dans la protection, ou l’égalité dans la liberté. Le premier terme disparaît ; seul, le second reste debout et subsiste.
« Mais, nous dit-on, il est impossible de songer à établir l’égalité dans la liberté, par suite des traités de commerce qui nous ont liés vis-à-vis des autres nations. » Singulière objection, difficile à comprendre de la part d’un esprit sérieux. Est-ce sérieusement, en effet, que l’on peut prétendre que les traités de commerce que nous avons conclus avec d’autres nations nous empêchent d’établir le régime de la liberté égale pour tous ?
Si nous sommes liés par ces traités, c’est en ce sens apparemment que nous n’avons pas le droit, sans l’assentiment de nos contractants, de relever et d’exhausser les tarifs stipulés ; mais, si nous ne pouvons les relever, qui nous empêche de les diminuer, c’est-à-dire d’organiser le libre-échange en ne conservant que les tarifs fiscaux, ou même en supprimant complètement les droits ? En d’autres termes, si nous ne pouvons élever la barrière, il nous est toujours loisible de l’abaisser, réalisant ainsi l’égalité dans la liberté : qu’on nous dise si on s’en plaindra à l’étranger !
L’objection est donc sans valeur aucune, et il reste, comme conclusion dernière, que le seul système possible et pratique, celui auquel appartient l’avenir, parce que l’avenir est à la liberté et à la justice, c’est le système de l’égalité dans la liberté.
E. MARTINEAU
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