De l’aptitude comparée de l’État et des grandes compagnies à exploiter des entreprises, etc.

De l’aptitude comparée de l’État et des grandes compagnies à exploiter des entreprises ; S’il y a possibilité de concilier les grandes compagnies avec la libre concurrence

Société d’économie politique, Réunion du 5 décembre 1861

 

Les compagnies sont-elles plus aptes que l’État à exercer une industrie, surtout lorsque cette industrie est un monopole ? 

M. Dupuit, inspecteur divisionnaire des ponts et chaussées, en posant cette question, se propose d’appeler l’attention de la Société sur une difficulté qu’on ne saurait trancher par les principes généraux de l’économie politique, tels que les ont établis les maîtres de la science. Pour les industries ordinaires, accessibles aux petits capitaux, tous les économistes sont d’accord. Il faut que celui qui produit soit intéressé à faire beaucoup et bien ; ce n’est donc pas à l’État que doit revenir cette tâche. L’État ne peut produire qu’à l’aide d’agents dont le salaire, tantôt trop élevé, tantôt insuffisant, n’est proportionné ni à la qualité ni à la quantité des produits. Ces agents n’étant pas excités par l’intérêt personnel, qui est le mobile le plus puissant dans les actes ordinaires de la vie, produiraient donc beaucoup moins que les ouvriers libres stimulés par la concurrence qui fixe leur salaire en raison du mérite et de la qualité de leur travail individuel. 

Au-dessus de l’industrie privée, on trouve la grande industrie qu’on pourrait appeler l’industrie collective, qui, par sa nature, exige d’énormes capitaux fournis par un grand nombre d’actionnaires. La plupart de ses agents sont dans la même position que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire que leur salaire est fixe et indépendant de leur travail. On ne peut donc invoquer, contre l’exercice par l’État des industries collectives, la raison de l’intérêt personnel ; il ne reste plus que celle de la concurrence. Ces grandes sociétés qui exploitent les mines, les forges, les institutions de crédit, etc., se font concurrence entre elles. Il y a là un stimulant à bien faire et à satisfaire les goûts du public qui manquerait à l’État. Une forge, une mine, une banque mal exploitées, cessent bientôt d’exister, et alors tous ceux qu’elles employaient perdent leur salaire. De plus, le prix de leurs services se trouve fixé sur le marché par la loi de l’offre et de la demande, et le consommateur ne peut s’en prendre à personne de son exagération. Il est évident que l’État maître de forges ou banquier, n’ayant à redouter aucune rivalité, produirait encore moins que ces grandes compagnies. 

Mais il n’en est plus de même pour certaines industries, les chemins de fer, par exemple, car ces entreprises sont nécessairement des monopoles. Non seulement leurs agents, depuis le plus petit jusqu’à ceux de l’ordre le plus élevé, sont indifférents au résultat de leur travail, absolument comme dans les industries collectives, mais le public ne pouvant prendre d’autre moyen de transport, il en résulte qu’on n’a égard ni à ses convenances ni à ses besoins. Sans doute, si l’État exploitait, les choses n’en iraient pas mieux sous beaucoup de rapports. Que le chef de gare soit fonctionnaire de l’État ou fonctionnaire d’une compagnie, il est certain que le voyageur et la marchandise seront toujours pour lui un embarras et un ennui sans compensation, et traités comme tels. Cela tient à la nature des choses, et il faut savoir se résigner à ce qui ne peut être autrement. 

Mais l’inconvénient spécial de l’exploitation par les compagnies est tout entier dans l’application des tarifs. La compagnie applique toujours le tarif qui est le plus avantageux à ses actionnaires ; c’est même là son devoir. Or, ce tarif est souvent une gêne, un obstacle pour le commerce ; le trafic est diminué dans une notable proportion, et le public ne tire pas des chemins de fer toute l’utilité que pourrait lui procurer cette admirable invention. Cela est si vrai, que l’État est obligé d’intervenir dans la réglementation des tarifs, non seulement à l’origine de la concession, mais d’une manière continuelle. 

On a déjà été obligé de remanier plusieurs fois des concessions qui devaient être séculaires, et à peine remaniées, de nouvelles plaintes s’élèvent tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Les compagnies sont surveillées, contrôlées par une armée de fonctionnaires, de sorte qu’il est permis de se demander si une industrie, qui ne peut marcher que dans de pareilles conditions, ne serait pas mieux placée dans les mains de l’État. M. Dupuit ne voit pas quel principe économique on pourrait invoquer contre cette solution qui a été adoptée dans un pays voisin. Les grandes compagnies de chemins de fer sont de petits États, elles en ont tous les inconvénients ; en ont-elles tous les avantages ? Il semble qu’il y a dans l’État une organisation meilleure, mieux contrôlée par la presse et par le public. 

M. Joseph Garnier se trouve d’accord avec M. Dupuit sur la nature de l’industrie privée et de l’industrie collective. Relativement aux chemins de fer, il pense que la législation aurait pu atténuer le monopole qui est dans l’essence des choses au lieu de l’aggraver, c’est-à-dire laisser davantage ces entreprises sous le régime de la libre concurrence. Quoi qu’il en soit, l’État aurait, à un plus haut degré, les inconvénients des grandes compagnies, par cela seul qu’il instituerait une seule régie. Mais, dit-on, l’État sera toujours plus disposé que les compagnies à baisser les tarifs. Ce n’est pas sûr, car l’État est, en général, porté à accroître ses recettes, et, d’autre part, il est dans sa nature de produire plus chèrement. En tout cas, s’il établissait la gratuité du parcours, ce serait à la condition de percevoir autrement. Mais en admettant que l’État soit plus désintéressé pour le résultat de l’exploitation, les compagnies ne sont-elles pas naturellement portées à baisser les tarifs pour accroître la circulation et augmenter leurs recettes ? 

M. Lamé-Fleury, ingénieur au corps impérial des mines, déclare qu’il n’hésite pas à répondre négativement à la question posée par M. Dupuit, en ce qui concerne l’exploitation des chemins de fer, type d’un des monopoles dits naturels par les économistes. Pour éviter qu’on ne leur applique après coup le proverbe : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! il préfère aller au-devant de l’illusion et dire à ceux dont il n’a pas l’honneur d’être connu, que non seulement il est fonctionnaire public, mais encore qu’il appartient à l’un des corps auxquels serait vraisemblablement attribuée l’exploitation des chemins de fer, le jour où elle viendrait à tomber entre les mains de l’État. Il espère néanmoins que le soupçon d’intérêt personnel n’occupera point une trop grande place dans l’esprit des membres de la réunion, s’ils veulent bien réfléchir aux conditions élémentaires de la question. 

Le principe qui domine évidemment la matière est la nécessité pour un monopole d’être institué et exploité dans l’intérêt public, Or, il y a divergence complète à cet égard entre les points divers auxquels doivent respectivement se placer l’État et une compagnie. L’État ne peut vouloir qu’un résultat : le maximum de circulation en hommes et choses ; la compagnie ne visera légitimement qu’à obtenir le maximum de bénéfice. Ces deux buts sont loin d’être identiques. Il y a là un argument fondamental en faveur de l’exploitation des voies ferrées par l’État, nonobstant les inconvénients très réels qu’elle présentera sous le rapport de l’extension nouvelle des attributions du pouvoir social, qui a été si justement défini un mal nécessaire, dont les limites ne sauraient être trop restreintes. Mais la plupart de ces inconvénients semblent à M. Lamé-Fleury d’un ordre tout à fait étranger à la question même de l’exploitation, et il doit les laisser à l’écart. Ceux dont il lui est permis de s’occuper se rencontrent certainement dans les grandes compagnies. Ils sont inhérents à l’immensité de l’association, quel que soit son nom, à la grosseur de son budget, au nombre des personnes qu’elle emploie, au peu d’intérêt que chacune d’elles porte nécessairement à la bonne gestion de l’affaire qui en est l’objet, à l’irresponsabilité qui règne fatalement du haut en bas de l’échelle hiérarchique de ce personnel, enfin et surtout au caractère de l’homme. En un mot, suivant M. Lamé-Fleury, tous les inconvénients de cet ordre, justement reprochés à l’État, peuvent l’être tout aussi justement aux compagnies de chemins de fer, qui ne présentent pas les mêmes avantages. 

Ce n’est ni le lieu ni le moment d’entrer dans les détails ; mais il est difficile, par exemple, de ne pas se rappeler qu’un des administrateurs les plus connus d’une de nos grandes concessions de voies ferrées a imprimé cette phrase : « Le favoritisme est la plaie des compagnies. » Il n’y a pas besoin d’autre chose que de la connaissance du cœur humain pour être convaincu, sans être le moins du monde initié aux mystères de ces puissantes associations, que ce reproche est parfaitement vraisemblable ; or c’est une des critiques les plus fondées qu’on a de tout temps faites à l’État, au sujet de la manière dont il recrutait son personnel administratif. À un autre point de vue, il est impossible de nier qu’à côté de quelques tolérances gracieuses, les compagnies sont naturellement très disposées à exagérer et même, car il faut tout dire, à outrepasser leurs droits commerciaux, à spéculer sur les difficultés de tout ordre qu’entraîne, pour le citoyen isolé (voyageur ou expéditeur), la poursuite du redressement d’un abus par la voie judiciaire. L’État, au contraire, dont M. Lamé-Fleury croit pouvoir dire que la qualité dominante en France est la probité, n’aurait même pas la tentation de se préoccuper trop strictement des conseils donnés par l’économie politique et de négliger un peu les préceptes élémentaires de l’équité. 

La question de moralité est d’autant plus nécessaire, que tout contrôle intérieur ou extérieur d’une compagnie puissante est certainement à peu près nul, en tant que société anonyme ; un concessionnaire de chemin de fer est tout d’abord hors de la portée des critiques des actionnaires. Quiconque a assisté à quelque assemblée générale d’une société anonyme quelconque, passée ou présente, sait que la composition, trop souvent artificielle, de cette assemblée, et l’impossibilité où se trouve l’actionnaire audacieux d’entreprendre instantanément l’examen d’un rapport généralement assez complexe, défendu par des administrateurs très au courant du fort et du faible (s’il existe) de l’affaire, rendent ce contrôle complètement illusoire. Il est aussi bien permis d’émettre quelque doute en ce qui concerne l’action du commissaire du gouvernement statutaire, lorsqu’il est nommé. Tout cela n’est point particulier aux compagnies de chemins de fer. Il n’en est plus de même du contrôle de l’opinion publique exercé par l’intermédiaire de la presse quotidienne. Chacun connaît les complaisances sans nombre de la très grande majorité des journaux, grands et petits, pour les compagnies, autour desquelles se fait, au besoin, un silence général, très préjudiciable à la manifestation de la vérité sur les difficultés qui confinent aux abus. La liberté illimitée de la presse ne remédierait peut-être même point à ce fâcheux état de choses, en ce sens que les feuilles indépendantes ne seraient pas nécessairement les plus répandues. M. Lamé-Fleury se plaît d’ailleurs à croire que, dans le cas où l’État se ferait exploitant, il se soumettrait de bonne grâce aux observations qui pourraient lui être faites par la voie des journaux, et ne se protégerait pas à l’aide d’une législation spécialement édictée dans un intérêt politique. Le contrôle seul de l’État peut avoir quelque efficacité mais, relativement aux détails, il est nécessairement borné dans ses moyens d’action, et les économistes sont trop hostiles au système réglementaire pour désirer en obtenir l’accroissement. 

Ils paraissent préférer de beaucoup le contrôle de l’autorité judiciaire, et, à cet égard, M. Lamé-Fleury croit devoir faire observer que, dans le cas où l’État exploiterait les chemins de fer en France, ni lui ni ses agents n’échapperaient à ce contrôle souverain. La responsabilité civile de l’État est précisément prévue par la loi organique du 15 juillet 1845, sur la police des chemins de fer. Quant à la responsabilité des agents, elle serait de droit commun et il ne faudrait pas croire que, transformés en fonctionnaires publics, ils seraient protégés par l’article 75 de la constitution du 22 frimaire an VIII ; ils seraient tout aussi bien poursuivis, sans l’autorisation préalable du conseil d’État, à raison de fautes commises dans l’exercice de leurs fonctions, que les préposés des contributions indirectes ou des douanes, à l’égard desquels il en est ainsi depuis près d’un demi-siècle. M. Lamé-Fleury pense que l’action de l’autorité judiciaire ne pourrait jamais être supprimée dans l’hypothèse où il se place. 

M. Alph. Courtois, négociant, se basant sur l’incapacité trop bien certifiée de l’État en fait de production quelconque, à l’exception de celle de la sécurité, et sur le rapprochement qui existe entre de grandes compagnies privilégiées et l’État, est d’avis que les deux (l’État surtout) sont impropres à toute entreprise industrielle ou mercantile, même en ce qui concerne la construction et l’exploitation des chemins de fer. Il lui semble que le principe de la concurrence, si propice à la petite industrie en ce qu’elle aiguillonne le producteur, le pousse à améliorer, le stimule dans sa paresse, tout en réprimant sa témérité ou en arrêtant ses imprudences, sans cesser d’être utile au consommateur qui a le droit et surtout le pouvoir, dans l’état de liberté, de discuter ses conditions. Il lui semble que ce principe de la concurrence, si propice à la petite industrie, ne l’est pas moins à la grande. Si, après tout, la nature de cette industrie veut l’unité au lieu de la diversité, l’intérêt personnel poussera les compagnies concurrentes à s’entendre par un règlement libre et amiable pour offrir cette unité au consommateur sans cesser d’avoir pour elles, petites compagnies, la surveillance plus directe, plus effective du commanditaire. Dans cet état de choses, le public rencontre, dans l’association de diverses compagnies, la juste contrepartie du prix du service offert ; car sans cela, en vertu du droit de concurrence, une autre compagnie pourrait, dans un temps plus ou moins long, dans des conditions plus ou moins difficiles, se présenter et forcer la compagnie assez inintelligente pour ne pas offrir au consommateur des conditions équitables et conformes à la nature des choses, à rabattre de ses prétentions. Par ce moyen, l’activité arrivera à son maximum possible. 

Dans l’état actuel, les grandes compagnies, outre les inconvénients signalés par MM. Dupuit et Lamé Fleury, ont en général celui de faire dispendieusement et en dehors du rapport qui ne doit cesser d’exister entre le prix de revient et le prix payé par le consommateur ; elles escomptent l’avenir plus que la prudence et une saine entente de l’intérêt commanditaire le comportent ; elles visent enfin à être un petit État ayant une mission autre que celle de produire une utilité et de l’échanger dans des conditions de bénéfices certains, presque tangibles. L’économie, une économie intelligente, n’est pas généralement la règle de conduite de ces petits États constitutionnels, et fort souvent elles sont plus utiles à l’ambition des administrateurs qu’à leurs actionnaires. Quelques exceptions, et on en peut citer, ne sont pas une infirmation de cette règle : il faut examiner l’ensemble, conclure sur des résultats généraux, et non sur des expériences particulières et isolées. 

M. Joseph Garnier ne nie pas les défauts des grandes compagnies fusionnées, mais il persiste à croire que le contrôle des actionnaires, de la presse et de la justice est plus facile et plus efficace, dans l’intérêt public, avec l’exploitation par les compagnies qu’avec l’exploitation par l’État. Sans doute les actionnaires sont une gent moutonnière ; mais il s’en trouve parmi eux, tous les jours, un plus grand nombre qui savent voir et parler, se grouper et agir. Les gros actionnaires influents sont à tout prendre leurs représentants naturels. Nous sommes au début de ces combinaisons et les écoles sont de plus en plus profitables. La presse laisse à désirer en ce moment ; elle fonctionnait mieux quand elle était plus libre sous le rapport politique, et elle eût encore mieux fonctionné si elle n’eût pas été constituée en monopole. Les tribunaux ordinaires présentent plus de garantie que les tribunaux administratifs, naturellement plus dépendants et plus accessibles aux influences agissant sur le pouvoir exécutif. De quelque façon qu’on s’y prenne, l’action de l’État, surtout dans un grand pays, devient forcément centralisatrice, bureaucratique, susceptible, intolérante. Si l’on convertissait les entreprises en une régie gouvernementale, les griefs actuels du public doubleraient en peu de temps. Il y aurait fort à dire sur l’expérience de la Belgique, qui est un petit État, et sur le monopole de la poste, qui est loin d’être une perfection, et qui est relativement un très petit monopole. 

M. Baudrillart se prononce aussi en faveur des compagnies ; le travail du transport ne lui paraît pas être une fonction de l’État. Au sujet des inconvénients signalés par MM. Dupuit et Lamé-Fleury, il tient particulièrement à faire remarquer que l’on sent toujours bien plus vivement les inconvénients du système expérimenté que ceux du système qui ne l’est pas. Il n’y a nul doute pour lui que si l’État exploitait les chemins de fer, on n’eût beaucoup plus de griefs à signaler. 

M. F. Clavé, tout en admettant qu’il y a beaucoup à dire contre les compagnies, croit néanmoins que, dans les conditions actuelles, le public est plus à même de faire valoir ses droits et d’obtenir le redressement des torts dont il est victime, qu’il ne le serait avec le système défendu par M. Lamé-Fleury. En s’adressant aux tribunaux, toutes les satisfactions lui seront données, car les tribunaux se montrent en général beaucoup plus disposés à prendre sa défense que celle des compagnies. Il n’en serait peut-être plus de même si les chemins de fer étaient exploités par l’État ; car, sans mettre en doute l’indépendance des magistrats, les poursuites présenteraient plus de difficultés, soit parce que certaines affaires, quand il s’agit d’administrations publiques, deviennent de la compétence des tribunaux administratifs, soit parce que l’autorisation du conseil d’État serait nécessaire pour mettre en cause les employés devenus des fonctionnaires. Tout compte fait, le public, pouvant facilement obtenir justice contre les compagnies, n’a aucun intérêt à ce que l’exploitation des chemins de fer passe entre les mains de l’État. 

M. G. Lavollée, publiciste, ex-chef de bureau au ministère du commerce, pense que les critiques exprimées par M. Lamé-Fleury contre la gestion des compagnies sont exagérées. Au surplus, la plupart des abus qui ont été signalés se produiraient également si les chemins de fer étaient administrés par l’État. C’est une erreur de dire que les compagnies ne sont pas contrôlées et que le public ne peut obtenir satisfaction des abus. Indépendamment des tribunaux, il y a maintenant tout un système d’organisation, un personnel nombreux de fonctionnaires, pour le contrôle de l’exploitation des chemins de fer, et cette surveillance s’exerce très utilement. Les arguments invoqués par M. Lamé-Fleury semblent donc très contestables ; ils ne s’appuient d’ailleurs que sur des points de détail et d’une portée secondaire. 

M. Alph. Bertrand, ancien officier de marine, pense que la question en discussion serait plus facile à résoudre, si l’on faisait une distinction entre les divers monopoles qui prennent tous des caractères différents selon la manière dont l’État les a constitués. 

Il voit moins d’inconvénients dans ceux qui sont le résultat de la libre coalition des capitaux, parce que la concurrence tend toujours à la limiter. On a vu, par exemple, des entreprises de messageries ou de transport par eau se créer à force de capitaux et d’habileté ; mais bien qu’existant de fait ces monopoles n’ont jamais paru bien dangereux, car ils étaient tempérés par la crainte d’une concurrence toujours imminente, dès que les progrès de l’industrie ou des exigences nouvelles du public eussent rendu nécessaire l’amélioration des moyens d’exploitation. L’État d’ailleurs n’en est point à faire ses preuves en France dans les entreprises de ce genre. Trois fois, de nos jours, il a voulu s’essayer au transport des passagers sur mer et trois fois il a échoué : une fois avant d’avoir pu même organiser son service ; les deux autres après une expérience trop longtemps prolongée. 

Il est d’autres monopoles qui se présentent plus puissants et plus redoutables, parce qu’ils sont constitués par l’État et parce que la loi les met à l’abri de toute concurrence. Tels sont, en France, la Banque, la fabrication de la poudre et du tabac, toutes ces compagnies de crédit que nous avons vues surgir depuis quelques années et surtout les chemins de fer. 

En restreignant la question au cas d’un monopole créé et concédé par l’État, la discussion se trouve portée sur un terrain beaucoup mieux défini. En cherchant à quel prix l’État consent à se dessaisir de son privilège, on trouve que ce privilège ne s’obtient jamais qu’au prix d’une grande part de la liberté d’action de ceux qui devaient l’exercer. Des rapports ainsi établis entre les compagnies et l’administration supérieure, il résulte un état assez confus dans lequel on passe facilement, des deux parts, du rôle d’obligé à celui d’obligeant. Le consommateur n’est donc plus en droit de compter, ni sur l’initiative des compagnies pour les améliorations de service qu’il serait en droit d’espérer, ni sur une surveillance bien éveillée de l’autorité supérieure pour le protéger en cas de besoin ; et on arrive à cette conclusion que si l’exploitation de ces monopoles par l’État n’est pas désirable, le consommateur cependant a bien droit de se plaindre d’une organisation qui met trop à couvert la responsabilité des concessionnaires. 

Les partisans des compagnies ont cherché un remède aux inconvénients de l’exploitation actuelle dans le morcellement des concessions. M. Dupuit croit devoir faire observer que ce système a déjà été essayé, et que c’est précisément à cause de ses graves inconvénients qu’on est arrivé au système actuel des grands réseaux. Quand un voyageur ou une marchandise, pour arriver à destination, avait à parcourir le territoire de plusieurs compagnies, il en résultait des pertes de temps nombreuses, à cause de leurs fréquents transbordements. En cas de retard ou de perte de colis, l’expéditeur ne savait à qui s’en prendre. C’est donc à la demande du public lui-même qu’on est arrivé aux grands réseaux, et si grands qu’ils soient, les inconvénients qu’on avait voulu éviter se font encore sentir à leurs limites. Il y a des temps d’arrêt inutiles imposés aux voyageurs, toutes les fois qu’ils changent de compagnie, temps d’arrêt qui souvent n’ont d’autre but que de leur faire suivre une ligne plutôt qu’une autre. M. Dupuit ne pense donc pas qu’on revienne jamais aux petites concessions ; il faut accepter les choses telles qu’elles sont. 

On a dit aussi que le contrôle de la presse manquerait à l’État, et que de même qu’il sait lui imposer silence sur certains sujets, il saurait bien l’empêcher de s’occuper de l’exploitation des chemins de fer. M. Dupuit fait remarquer que c’est là un fait passager ; on a eu la liberté de la presse, on l’aura probablement de nouveau, tandis que, il faut bien le dire, sous tous les régimes, le contrôle de la presse a manqué aux compagnies. Il faut donc bien admettre que la critique de l’État par la presse est possible, puisqu’elle a eu lieu, tandis que celle des compagnies ne l’est pas, puisqu’on ne l’a jamais vue s’exercer d’une manière sérieuse, sous aucun régime. 

Quant à la difficulté de se faire rendre justice par l’État, qui serait juge et partie, elle ne serait peut-être pas plus grande qu’elle ne l’est dans le système des compagnies. Les travaux publics donnent lieu à une foule de contestations pécuniaires entre l’État et les entrepreneurs. Or, ces derniers savent parfaitement se faire rendre justice devant les tribunaux administratifs, qui, dans ces affaires, tiennent toujours une balance égale entre les intérêts de l’État et ceux des particuliers, et si elle penche quelquefois, c’est plutôt en faveur de ces derniers. Ce n’est donc pas là une difficulté. 

M. Dupuit fait observer que l’exploitation des postes fournit un spécimen de ce que l’État pourrait faire pour celle des chemins de fer. Sans doute cette exploitation n’est pas parfaite, cependant elle lui parait plus satisfaisante que celle des chemins de fer par les compagnies. Il lui semble qu’elle excite moins de plaintes, moins de réclamations de la part du public. 

Non seulement son service s’améliore tous les jours, mais l’État a opéré dans ses tarifs une grande réforme qu’on n’aurait certainement pas obtenu d’une compagnie exploitante, car cette réforme a été, pendant bien des années, onéreuse à ses intérêts. C’est surtout à ce point de vue que l’exploitation par l’État pourrait avoir des avantages. 

En présentant ces considérations, M. Dupuit avoue cependant qu’il n’a pas sur ce sujet une conviction bien arrêtée. Comme l’a dit avec raison M. Baudrillart, on sent bien plus vivement les inconvénients du système expérimenté que de celui qui ne l’est pas. Ce n’est qu’avec répugnance que M. Dupuit accepte l’intervention de l’État dans l’industrie ; il serait heureux qu’on trouvât un moyen d’enlever à l’exploitation des compagnies quelques-uns de leurs inconvénients, et qui tiennent à ce qu’elles ont en main un monopole ; il voudrait leur donner le stimulant de la concurrence. Il voudrait qu’il fût permis à d’autres compagnies d’établir des chemins parallèles là où elles trouveraient intérêt à le faire. Bien entendu qu’on s’assurerait par des cautionnements préalables que ces compagnies sont sérieuses et en mesure d’exécuter leurs entreprises. Du jour où l’exploitation des chemins de fer sera soumise à la loi de la concurrence, il n’y aura pas plus de motif pour que l’État s’en charge, qu’il n’y en avait autrefois pour qu’il se chargeât du roulage et des messageries. 

M. Henry Doniol pense qu’il y a un système par lequel pourrait être résolu l’embarras où M. Dupuit avoue que son esprit se trouve après la conversation qui vient d’avoir lieu. Il est, autant que M. Lamé-Fleury, partisan de l’État ; en même temps il s’associe à tout ce qui a été exprimé de favorable aux compagnies, et il reconnaît la vérité des critiques qu’on leur a faites. Mais il croit que, somme toute, le bien se partage entre les compagnies et l’État, et qu’on doit emprunter à tous deux pour arriver à quelque chose de meilleur que ce qui existe. Dans la question, l’État lui paraît avoir cette grande valeur, de représenter le principe capital, le principe du maximum de circulation auquel il conviendra dans peu d’avoir égard par-dessus tout, et que l’État seul peut efficacement faire prédominer. Les compagnies, elles, en ont un tout différent, celui du maximum de rendement, et il est, dans leurs mains, assez contraire à l’autre, on l’a souvent fait voir. M. Lamé-Fleury a rendu cette vérité très palpable. On ne saurait néanmoins refuser aux compagnies un mérite considérable quoique transitoire. Elles font l’éducation du pays en matière de circulation publique, et elles la font en servant d’une manière convenable ses intérêts de circulation. Il serait aisé d’ajouter plus d’une critique, plus d’une accusation, si l’on veut, à tout ce qui a été formulé contre elles ; mais tout considéré et mis en balance : les besoins de la circulation et ses conditions présentes, les désirs ou les plaintes qui se manifestent et les efforts qui se produisent, on verra qu’en définitive les intérêts sont servis par les compagnies dans une moyenne satisfaisante et qui s’élève constamment. D’un autre côté, c’est une exagération que de toujours reprocher à l’État une prétendue inaptitude à desservir les besoins publics comparativement à l’initiative privée. 

On a cité tout à l’heure, avec raison, le service de la poste en réponse à cette critique. Il n’y a pas d’entreprise privée, en effet, qui se pliât mieux que cette administration de l’État ne le fait chaque jour à la demande des particuliers ; probablement même peu le feraient aussi bien, obéiraient aussi vite, sur tant de points à la fois du territoire, en tant de manières diverses, aux fréquentes modifications et aux complications continuelles de cette demande. On peut dire, bien plus, que, dans beaucoup de ses détails, le service est très en avance sur les besoins des particuliers, tout au moins sur la notion que les particuliers ont de leurs besoins. Et cela, on peut le dire d’autres services publics encore que celui de la poste ; d’une façon générale, je ne crois pas me tromper beaucoup en l’attribuant à l’inertie, à l’indolence des particuliers, vis-à-vis des services publics, tout autant qu’à une inaptitude native de l’État. 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à l’État que M. Doniol voudrait confier le détail du service de la circulation publique. L’État, en matière de services publics de toute sorte, ne doit que suppléer les particuliers, non les remplacer ; à lui de créer ce qu’ils sont impuissants à faire, non de faire à leur place ce qui est propre à former leur richesse en alimentant leur activité. L’État, dans le service de la circulation publique, n’a qu’un rôle à remplir, c’est de procurer ce maximum de circulation qui en a été donné tout à l’heure comme le but souverain. C’est là une de ces choses dont nulle initiative individuelle ne serait capable, et pour lesquelles l’État existe essentiellement. Dans ce but, les chemins de fer et toutes voies de circulation d’un usage non libre par leur nature même doivent appartenir à l’État. Mais, dans le but non moindre de laisser (et M. Doniol dirait volontiers de procurer) aux individus la plus grande somme d’activité possible, il convient que ce soient les particuliers qui exploitent la circulation. L’État, propriétaire des chemins de fer, affermant par adjudication publique leur exploitation à des particuliers, sous les conditions de tarifs nécessaires pour le maximum de circulation, tel est donc le système qui, dans la pensée de M. Doniol, serait le meilleur et qui lui paraîtrait donner la solution demandée par M. Dupuit ; et c’est quand on se fixe à ce système qu’on reconnaît surtout la grande utilité dont auront été les compagnies, malgré leurs défauts, pour l’éducation publique. Il n’est pas douteux que, grâce à elles, l’État ne soit parfaitement instruit, à cette heure, de tout ce qu’il lui importe de savoir en matière de circulation publique pour rédiger ses cahiers des charges de la manière la plus avantageuse à la société ; il est certain aussi que des compagnies exploitantes, parfaitement en état de se rendre l’exploitation fructueuse, sont prêtes à sortir du sein des grandes compagnies actuelles, comme d’une grande école pratique. 

M. Torrès-Caïcedo est partisan de la libre concurrence ; mais il se voit obligé de reconnaître que certaines entreprises ont forcément le caractère de monopole (de ce nombre, l’éclairage au gaz, les chemins de fer, etc.), et que, dans ce cas, la liberté ne peut consister dans le laisser-faire absolu qui exclurait toute police et toute responsabilité. Dans toute entreprise de transport, l’économie politique doit avoir en vue, non seulement la célérité et le bon marché, mais aussi et par-dessus tout la sûreté individuelle. 

Or, aux États-Unis d’Amérique, la libre concurrence, dans la plupart des entreprises, règne sans frein, aveuglément, sans règlements de police, sans loi de responsabilité. En 1851, M. Torrès-Caïcedo allait de New-York à Philadelphie. Une portion de chemin de fer se trouvait dans un très mauvais état ; les entrepreneurs, pour ne pas interrompre le service, avaient jeté des madriers de bois sur un sol mal aplani, et sur ces madriers, ils avaient placé des rails mal ajustés qui s’agitaient sous le poids des wagons. Pendant le voyage, quelques wagons de bagages déraillèrent et se détachèrent du train. D’un côté il y avait un précipice, de l’autre une rivière ; les wagons détachés prirent le chemin de la rivière, et M. Torrès-Caïcedo arriva à Philadelphie sans bagages, sans argent et sans effets. À qui se plaindre ? On ne pouvait intenter aucune action devant les tribunaux, car, en ce pays, chaque individu doit savoir ce qu’il fait avant de rien entreprendre. Il doit savoir s’il lui convient de voyager par un train passant sur des rails mal placés ; et si la nécessité l’oblige à voyager, tant pis pour lui !

Dans la navigation du Mississipi, on sait parfaitement à quoi sont exposés les passagers. En 1852, M. Torrès-Caïcedo voyageait par ce fleuve. Nous étions, dit-il, deux cents passagers. Il se trouvait dans nos eaux un autre vapeur suivant la même direction que nous ; les deux capitaines voulurent parier à qui irait le plus vite ; on força la vapeur. Nous protestions contre ce pari, car le résultat probable était que navire et passagers sauteraient. Le capitaine répondit qu’il était maître absolu à bord. Nous allions sans doute éprouver un triste sort, quand pour notre bonheur, mais malheureusement pour les passagers de l’autre navire, nos compagnons de danger, ses chaudières firent explosion. Trois cents personnes périrent, mais le capitaine resta sauf. Les parents des victimes eurent beau réclamer, personne ne les écouta. 

Il s’établit en 1854 diverses compagnies de bateaux d’Aspinwall à New-York. Le prix du passage nécessaire pour payer l’intérêt du capital employé dans chaque entreprise était de 400 francs. Mais chaque directeur voulant ruiner ses concurrents ; l’un disait : au lieu de 400 francs je n’en prends que 200 ; un autre ne demandait que 50 francs ; il y en eut même un qui offrit le passage gratis en faisant, en plus, boire du champagne à bord. Une compagnie se ruina et les autres se virent obligées de se fusionner. Mais en attendant qu’était-il arrivé ? Les navires étaient chargés de passagers et faisaient quelquefois trois pieds d’eau au départ, et plus d’une fois bateau et passagers disparurent dans les flots. 

M. Joseph Garnier ne voit pas, dans les faits pittoresques que vient de rapporter M. Torrès-Caïcedo, un argument contre la libre concurrence ; ils prouvent qu’aux États-Unis la liberté n’est pas complète, c’est-à-dire que la sécurité n’est pas suffisamment garantie et que la responsabilité, corollaire indispensable de la liberté, n’est pas suffisamment établie par le législateur. C’est là un état de choses à demi barbare que le perfectionnement de la législation fera disparaître. Dans les cas cités par M. Torrès-Caïcedo, la baisse des prix et la distribution du champagne étaient parfaitement licites ; mais ce qui ne l’était pas, c’était l’imprudence des capitaines ou chefs de train, qui aurait dû entraîner des peines à subir par eux, ou des dommages et intérêts à payer par leurs compagnies. 

M. E. Levasseur, professeur au collège Napoléon, croit aussi qu’on aurait bien tort d’imputer à la liberté des fautes dont elle est bien innocente ; il craint que M. Torrès-Caïcedo n’ait pris la victime pour le criminel. S’il est vrai que les capitaines américains fassent sauter leurs voyageurs, sans que personne ait le droit de s’en plaindre ; si M. Torrès-Caïcedo a été rançonné ou dévalisé, il faut voir dans ce fait une oppression, et réclamer au nom de la liberté. M. Torrès-Caïcedo se sentait-il libre lorsqu’il était lésé dans sa personne et dans ses biens sans pouvoir obtenir raison de cette violence ? La vraie liberté, la seule que reconnaissent la science et le bon sens, c’est la liberté de tous, c’est-à-dire le respect des droits de chacun ; et cette liberté-là marche toujours accompagnée de la responsabilité de l’homme qui agit et du droit de revendication de la part de celui qui est opprimé. L’oppression par le plus fort, c’est la barbarie ; le rôle de l’État consiste justement à la réprimer ou plutôt à la prévenir, et la nation la plus civilisée est celle qui sait mieux faire respecter la liberté de ses citoyens. 

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