De l’agriculture en Angleterre, par Gustave de Molinari (1847)

Dans cet article de 1847, son premier dans le Journal des économistes, Gustave de Molinari étudie l’agriculture anglaise sous le point de vue de sa productivité. Il constate les progrès effectués, sous l’impulsion des agronomes et des inventeurs. Ces progrès, naturellement, auraient du provoquer la baisse des prix des produits agricoles : tel n’a pourtant pas été le cas. La cause est à trouver dans la loi céréale (corn law), qui transfère à la classe des propriétaires du sol les bénéfices de l’amélioration des techniques de production. La suppression de cette législation inique mériterait d’être accompagnée, souligne Molinari en conclusion de son article, d’un développement de l’association : pour ne pas provoquer le morcellement des terres et tomber dans les travers de la petite culture, toujours sous-productive, la création de sociétés agricoles gérant de grandes étendues de terres permettrait de concilier l’égalité civile et l’efficacité économique. B.M.

Gustave de Molinari, « De l’agriculture en Angleterre », Journal des économistes, janvier 1847


DE L’AGRICULTURE EN ANGLETERRE

 

DE L’AGRICULTURE ET DE LA CONDITION DES AGRICULTEURS EN IRLANDE ET DANS LA GRANDE-BRETAGNE. — EXTRAITS DES ENQUÊTES ET DES PIÈCES OFFICIELLES PUBLIÉES EN ANGLETERRE PAR LE PARLEMENT, DEPUIS 1833[1].

La situation de l’agriculture britannique présente une anomalie singulière : en aucun pays la production des subsistances n’est aussi perfectionnée qu’en Angleterre, et cependant, en aucun pays la nourriture n’est aussi chère. Au premier abord il semble que ces deux faits impliquent contradiction. Le progrès, dans toutes les branches de l’industrie humaine, ayant pour résultat naturel d’abaisser le prix des produits, on ne conçoit pas aisément que l’agriculture la plus progressive du monde soit en même temps la plus coûteuse. Cette exception à l’ordre général des choses ne peut être expliquée que par un examen attentif des conditions qui ont présidé jusqu’à ce jour au développement de la production agricole dans la Grande-Bretagne. Loin d’infirmer les vérités de la science économique, un tel examen les confirme, de même que l’observation des causes perturbatrices du cours de certains astres prête une nouvelle force à la théorie de la gravitation. Après avoir étudié le système agricole des Anglais, on demeure convaincu, en premier lieu, que si l’agriculture britannique a fait des progrès, c’est parce que la législation civile du pays s’est trouvée en harmonie avec les lois économiques qui président au développement de la production ; en second lieu, que si le prix des produits agricoles n’a point baissé dans la mesure des progrès accomplis, la cause en doit être attribuée au désaccord qui existe entre la législation commerciale de la Grande-Bretagne et les lois économiques servant à régler la répartition équitable des fruits du travail humain. Il y a là deux ordres de faits bien distincts : ceux qui ont produit le progrès, ou, pour parler plus exactement, qui ont permis au progrès de se produire ; ceux qui ont empêché les prix de baisser à mesure que le progrès se réalisait.

Nous suivrons l’ordre naturel dans lequel ces faits se présentent à nos investigations. Nous examinerons d’abord pourquoi la production agricole est plus perfectionnée dans la Grande-Bretagne qu’elle ne l’est dans les autres pays ; nous rechercherons ensuite pourquoi les produits de l’agriculture britannique sont plus chers que ceux des agricultures rivales, moins progressives, moins avancées.

I.

Les progrès de l’agriculture, aussi bien que ceux de l’industrie manufacturière de la Grande-Bretagne, sont d’une date récente ; il y a un siècle à peine qu’un modeste fermier, M. Bakewell, faisait sortir la production des subsistances de l’ornière où jusqu’alors elle s’était traînée ; pendant qu’un barbier, Arkwright, perfectionnait les instruments inertes servant à fabriquer le vêtement de l’homme, M. Bakewell améliorait les machines animées qui lui fournissent sa nourriture de chaque jour : il créait les belles et fécondes races de moutons et de bestiaux qui sont la gloire de l’agriculture anglaise et le plus solide fondement de la fortune de la Grande-Bretagne. Depuis lors, les progrès se sont multipliés sous les efforts des agriculteurs. Une science nouvelle, la science des irrigations, a donné à la production végétale une impulsion comparable à celle que les expériences de M. Bakewell avaient imprimée à la production animale ; elle a augmenté, dans des proportions énormes, les forces productives de certaines terres. En même temps, l’art de plus en plus perfectionné des assolements permettait aux agronomes de tirer un meilleur parti des puissances génératrices du sol. Grâce à ces progrès divers, qui se prêtaient mutuellement appui, les produits agricoles de la Grande-Bretagne sont devenus à la fois plus abondants et meilleurs, tout en exigeant moins de travail de la part des cultivateurs. Tandis que l’agriculture de la plupart des grands États du continent demeure immobile, si elle n’est en voie de décadence, l’agriculture britannique, après avoir brisé les entraves de la routine, marche journellement d’un pas plus rapide vers ce but de tout progrès industriel, qui est de donner à l’homme un maximum de produit en échange d’un minimum de travail.

Est-ce uniquement au génie industrieux du peuple anglais qu’il faut attribuer l’honneur d’un tel résultat ? De ce que l’agriculture britannique est aujourd’hui plus avancée que ses émules, faut-il inférer que les travailleurs agricoles de la Grande-Bretagne ont sur leurs rivaux l’avantage d’une supériorité native ; qu’ils sont naturellement plus intelligents, plus propres aux travaux de la production ? Non sans doute. On ne saurait affirmer que la race anglo-saxonne soit généralement mieux douée, plus riche en facultés que les races diverses établies au centre et à l’occident du continent européen ; on ne saurait affirmer que la somme des aptitudes industrielles soit plus considérable en Angleterre, toute proportion gardée, qu’elle ne l’est en France, par exemple. Si donc l’agriculture anglaise est plus avancée, — ce qui est incontestable, — que l’agriculture française, il en faut chercher la raison, non point tant dans la différence des races et des aptitudes, que dans celle des circonstances et des institutions.

Comme toute industrie, l’agriculture a besoin, pour se développer, pour fleurir, de sécurité et de stabilité. Quand la sécurité manque, quand le cultivateur, après avoir ensemencé son champ, n’est pas sûr d’en recueillir lui-même la moisson, ou bien encore, quand on lui fait payer trop cher la protection accordée à son travail, les capitaux se détournent de la terre ; tantôt ils se dissipent, ils se consomment improductivement, tantôt ils vont à des industries mieux défendues ou moins grevées. Lorsque la stabilité fait défaut, lorsque le capitaliste, après avoir appliqué ses économies à l’amélioration d’un fonds de terre, ne peut compter sur une jouissance assez longue pour réaliser le fruit de ses avances, on voit se produire des faits non moins défavorables à la production agricole : ou les capitaux fuient un placement instable, précaire, ou ils font payer leur concours assez cher pour amortir les risques du placement, trop cher pour laisser aux producteurs une rémunération suffisante. Dans l’une ou l’autre éventualité, l’agriculteur demeure pauvre et l’agriculture languit.

Or, depuis la fin du siècle dernier, l’industrie agricole de la Grande-Bretagne s’est trouvée dans une situation exceptionnelle, à ce double point de vue de la sécurité et de la stabilité. Pendant que la guerre ravageait l’Europe, enlevant à l’agriculture les capitaux et les bras nécessaires pour féconder le sol, l’Angleterre, abritée par l’Océan, jouissait de tous les avantages de la paix. L’income-tax pesait, à la vérité, sur la propriété foncière ; mais qu’était-ce que la charge de l’income-tax auprès des fléaux de toute nature qui accablaient les agriculteurs du continent ? La seule conscription, en moissonnant chaque année la portion la plus robuste, la plus énergique de nos populations agricoles, empêchait en France la formation de plus de richesses que n’en détruisait en Angleterre l’impôt sur le revenu. Et la conscription n’était pas, comme on sait, l’unique fléau que l’état de guerre eût attiré sur notre agriculture.

Sous le rapport de la stabilité, les agriculteurs de la Grande-Bretagne ont été plus favorisés encore dans la même période. Tandis qu’en France les vieilles institutions qui régissaient la propriété territoriale disparaissaient englouties dans la tourmente révolutionnaire, l’Angleterre conservait soigneusement les siennes.

Il n’entre nullement dans notre pensée de proposer l’ancien régime de la propriété territoriale comme un modèle à suivre ; nous n’ignorons pas que le droit de primogéniture et les substitutions ont fait leur temps, et que l’on essaierait vainement, en France, de les faire renaître ; en Angleterre, de les perpétuer. Nous voulons constater seulement que ces institutions, dont tout le monde connaît les vices, remplissaient une fonction utile, indispensable. Nous voulons montrer en même temps, par la comparaison des fruits qu’elles ont portés en Angleterre et de ceux que la France doit aux institutions révolutionnaires, combien a été funeste à notre pays l’œuvre de destruction brutale, violente, spoliatrice, accomplie à la fin du siècle passé ; combien il eût été désirable que la transition de l’ordre ancien à l’ordre nouveau se fût accomplie sous les auspices de la raison, au lieu de l’être sous les auspices de la force.

La conquête divisa la Grande-Bretagne en un certain nombre de grands domaines que la législation féodale s’attacha à maintenir intacts entre les mains des mêmes familles. Ce but fut atteint à l’aide du droit de primogéniture et des substitutions. De nos jours, la Grande-Bretagne ne compte pas plus de 55 000 propriétaires terriens, descendant pour la plupart des anciens conquérants du sol ; la propriété y est aussi agglomérée, plus agglomérée peut-être qu’elle ne l’était au Moyen âge.

Le droit de primogéniture, en faisant passer le domaine territorial des mains du père à celles de l’aîné des enfants, prévenait le morcellement du sol ; il offrait aux capitalistes et aux travailleurs qui appliquaient leurs fonds et leurs bras à la mise en valeur de la terre une garantie permanente contre un bouleversement, un partage des propriétés à la mort des propriétaires. Grâce à ce privilège strictement maintenu depuis la conquête, les fermes conservèrent une étendue suffisante pour être économiquement exploitées, et les fermiers purent cultiver et améliorer le sol, sans craindre qu’un événement fortuit, la mort d’un homme, ne vînt brusquement compromettre leur fortune. Le droit de primogéniture neutralisait, au profit de la propriété et de ceux qui l’exploitaient, les causes de perturbation que renfermait la mort des propriétaires.

Cependant le droit de primogéniture seul eût été insuffisant pour maintenir la propriété dans un état de parfaite stabilité. S’il la garantissait contre le morcellement, au passage d’une génération à une autre, il laissait à l’héritier privilégié la libre disposition du domaine. Or, il pouvait arriver que cet héritier fût un dissipateur, peu soucieux de conserver le patrimoine de sa famille, ou bien encore qu’il commît un crime entraînant la peine de la confiscation. Dans l’une ou l’autre éventualité, la propriété était exposée à changer de mains et à être morcelée. La loi des substitutions ferma cette issue ouverte au changement, à l’instabilité ; elle enchaîna la volonté des propriétaires dans l’intérêt de la propriété.

En Angleterre, les substitutions étaient temporaires. Voici en quoi elles consistaient et quelles étaient leurs limites : à l’époque du mariage de son fils aîné, le plus souvent, ou à toute autre époque qu’il lui convenait de choisir, le propriétaire d’un domaine substituait sa propriété à l’aîné de ses petits-fils, ou, à défaut d’enfants mâles, à l’aînée de ses petites-filles. Si, au moment de la substitution, le propriétaire avait un fils et un petit-fils vivants, il pouvait la faire remonter à un degré plus haut, et désigner son arrière-petit-fils ou son arrière-petite-fille. Mais son droit n’atteignait jamais que la première génération à naître. En Écosse, ce droit était sans limites ; un propriétaire pouvait substituer son bien à perpétuité.

Substituer, c’était, ainsi que le mot l’indique, mettre à la place du propriétaire actuel un propriétaire futur ; c’était livrer anticipativement à la postérité l’héritage du passé. Une fois l’acte de substitution accompli, le propriétaire et ses héritiers vivants perdaient la libre disposition de la terre, ils n’en étaient plus que les usufruitiers ; ils ne pouvaient ni la grever d’hypothèques, ni la vendre en tout ou en partie. Un bien substitué ne pouvait être ni saisi ni confisqué. On le considérait comme un legs sacré qu’il n’était permis à personne de détourner de sa destination.

Parvenu à l’âge de vingt-et-un ans, l’héritier en faveur duquel la substitution avait été opérée pouvait la rompre ; mais il ne la rompait communément que pour la renouveler, en y introduisant certaines clauses nécessitées par la situation présente de la famille, et les propriétés foncières passaient de la sorte indivises, intactes, de génération en génération.

Chose remarquable ! à aucune époque les substitutions n’ont été aussi fréquentes qu’au commencement de ce siècle. En voici le relevé depuis 1685 :

De       1685 à 1705 il y a eu              79 substitutions.

1705 à 1725 …                        125      —

1725 à 1745 …                                   158      —

1745 à 1765 …                                   138      —

1765 à 1785 …                                   292      —

1785 à 1805 …                                   360      —

1805 à 1825 …                       467      —

Total …                                   1 599 —

Il y a eu, comme on voit, progression ascendante. La valeur des terres substituées de l’Écosse était estimée, en 1764, à un cinquième de la valeur totale du sol ; en 1811, sir John Sinclair la portait à un tiers, et nous la trouvons mentionnée pour la moitié environ dans l’enquête de 1836.

On conçoit que, si le même domaine demeure à perpétuité dans une famille, à côté de cette tribu de propriétaires, il s’établisse une tribu de tenanciers. Il y a, dans la Grande-Bretagne, des fermiers qui tiennent la même ferme, de père en fils, depuis un temps immémorial. La plupart n’ont point de bail, tant est profonde la confiance que leur inspirent les propriétaires du sol. Rarement leur foi est trompée, rarement le propriétaire se décide à expulser un fermier que des liens séculaires attachent à sa famille. Toutefois, il y a, en Angleterre comme ailleurs, différents modes de tenures. Dans le Nord, le système des baux pour la vie de trois personnes est généralement usité. Le fermier se désigne lui-même ainsi que deux de ses enfants, et le bail court jusqu’à la mort du dernier des trois. La durée moyenne de ces baux est estimée à cinquante-quatre ans. Lorsqu’un des enfants désignés vient à mourir, le fermier obtient ordinairement l’autorisation de substituer un autre nom à celui du défunt, et de prolonger ainsi la durée du bail.

Quand le bail est à terme fixe, la durée en est communément déterminée par celle des assolements. Pour les assolements de six et neuf, elle est de dix-neuf ans ; mais il est rare que le bail ne soit point renouvelé. Les fermiers s’arrangeant de manière à épuiser le sol, lorsque le propriétaire manifeste l’intention de les expulser, on évite le plus possible les changements de mains.

Les fluctuations considérables auxquelles le prix du blé se trouve soumis depuis un certain nombre d’années ont donné naissance à une nouvelle espèce de baux ; nous voulons parler des baux mobiles, variant d’année en année, selon le cours des céréales. Une ferme se louera, par exemple, pour la valeur de 1 000 quarters de blé ; si, en 1845, le prix du blé est de 56 schell. le quarter, le fermier payera 2 800 liv. sterling de fermage ; si, en 1846, le prix monte à 60 schell., il payera 5 000 liv. sterl. On choisit, pour ces évaluations, le prix moyen du blé dans le comté. Dans certaines parties de l’Écosse, les rentes sont fixées d’après le prix du blé, de l’orge et de l’avoine ; ailleurs, elles n’ont pour base que le prix de l’avoine.

Telle est la constitution territoriale de la Grande-Bretagne.

Voyons maintenant quelle a été la marche de cette agriculture si fortement constituée, et quels sont actuellement ses produits.

L’agriculture britannique a suivi, dans ses progrès, exactement la même marche que toutes les autres industries. Elle a successivement substitué les grandes exploitations aux petites. Naguère, les fermes n’avaient, pour la plupart, que 35 à 70 hectares ; elles en ont aujourd’hui de 150 à 300, quelquefois davantage. Nulle part les petits fermiers ne peuvent soutenir la concurrence des gros, de même que, nulle part, les artisans ne peuvent lutter contre les manufacturiers. Cela tient, d’abord, à ce que le travail est plus économisé dans une grande exploitation qu’il ne peut l’être dans une petite ; on y emploie des instruments plus perfectionnés, et, par conséquent, le même homme, avec le même effort, y produit davantage. Cela tient ensuite à la nature de l’instrument dont l’homme dispose pour produire sa subsistance, à la nature du sol. La culture des végétaux supérieurs épuise rapidement la terre. Il paraît aujourd’hui avéré qu’une ferme ne saurait être maintenue en bon état à moins que les trois quarts de sa superficie ne se trouvent consacrés à la production des végétaux inférieurs servant à la nourriture des animaux. Or, les bestiaux, plus encore que les céréales, exigent de vastes espaces pour être
produits avec économie.

Le crédit se mesure à l’étendue de l’exploitation. Dans la Grande-Bretagne, les gros fermiers trouvent à emprunter à 4 pour 100 pour les fortes sommes, et à 5 pour 100 pour les petites. Les petits fermiers, en revanche, n’obtiennent du crédit qu’avec une extrême difficulté.

Nous trouvons, dans l’enquête de 1836, les comptes de plusieurs fermes. Nous croyons utile d’en reproduire un, afin de montrer exactement de quel côté vont les tendances progressives de l’industrie agricole de la Grande-Bretagne. Il s’agit d’une ferme de moyenne étendue (222 hectares) appartenant à M. Bell, dans le comté de Berwick, et dont l’assolement était le suivant :

1re année                     5 hectares                    Navets.

                                   38                               Jachères.

2e                                43                               Blé et orge semés avec l’herbe.

3e                                43                               Pâturages.

4e                                43                                    »

5e                                43                               Avoine.

                                   215 hectares

                                   7                                 Pâturages permanents.

            Total                222 hectares.

La ferme était exploitée par 10 journaliers et 15 chevaux.

DÉPENSES.

Une année de location de la ferme                             19 050 fr.

Taxes, impôts                                                             675

Salaires des journaliers, à l’année                               5 625

Travaux accidentels pendant la moisson                                4 750

Semences                                                                   4 750

Nourriture des chevaux                                                         5 375

Réparation des bâtiments                                           525

Charpentier, bourrelier, etc.                                       1 525

Dépenses accidentelles                                                          625

Chaux pour fumer la terre                                          2 775

Os                                                                              400

Dépenses de desséchements                                      400

Pertes de chevaux, machines à battre                                     1 000

Total                                       47 475 fr.

RECETTE EN 1835.

Blé                              1 075 hect.      à 16,90                        18 167 fr.

Avoine                                    1 368               9,15                 12 516

Orge                            199                  12,30               2 447

Pois                                                                            2 100

Vente du bétail                                                                      22 300

Total                                       57 530

Différence, ou profits du fermier                           10 055 fr.

On voit que la vente du bétail et de l’avoine constitue environ les trois cinquièmes du produit de cette ferme ; les céréales nécessaires à la subsistance de l’homme ne viennent qu’en seconde ligne.

Cette prédominance de la production des subsistances animales sur celle des subsistances végétales n’est pas un fait particulier ; elle devient, au contraire, de plus en plus générale.

Est-ce que, par hasard, la loi protégerait l’élève des bestiaux plutôt que la culture des céréales ? En aucune façon. Les bestiaux étrangers ont été dégrevés avant les céréales, et aujourd’hui ils peuvent entrer librement dans la Grande-Bretagne. Ce n’est donc pas à la loi qu’il faut attribuer les empiétements de la production animale sur la production végétale ; ces empiétements ont une tout autre cause.

La nourriture animale est plus parfaite que la nourriture végétale, en ce sens qu’elle donne, sous un moindre volume, une plus forte quantité de substance alimentaire. Mais, par cela même qu’elle est plus parfaite, elle est aussi plus chère. Le pauvre ne consomme que peu de viande ; le pain et les légumes forment la base de sa nourriture ; le riche, au contraire, est un gros consommateur de viande ; le pain et les légumes ne sont que les accessoires de son alimentation. Or, la Grande-Bretagne étant, sans contredit, la contrée la plus riche de l’Europe, il n’est pas étonnant que la demande de viande y soit, toute proportion gardée, plus considérable qu’elle ne l’est dans les autres pays. À mesure que la richesse générale se développera sous l’influence du progrès industriel, partout la consommation animale gagnera plus de terrain sur la consommation végétale.

En ce point, il est bon de le remarquer, les tendances de la consommation s’accordent parfaitement avec les exigences de la production. Il y aurait danger de conserver les subsistances végétales comme base de l’alimentation publique, puisque la production de ces subsistances épuise le sol ; puisque la fécondité naturelle de la terre ne peut être maintenue, sans altération, qu’au moyen de la culture alterne.

Aussi tous les agronomes de la Grande-Bretagne se sont-ils de préférence occupés du progrès des subsistances animales. Grâce à leurs efforts persévérants, la manufacture des bestiaux a pris en Angleterre un développement que l’on ne saurait trop admirer. Arrêtons-nous-y un instant.

Le progrès de la production alimentaire se développe exactement de la même manière que celui de toutes les autres productions. Le problème à résoudre consiste toujours à obtenir un produit plus considérable en échange d’une quantité donnée de travail. On résout ce problème pour le bétail, en produisant plus de viande ou de la viande d’une qualité supérieure, à l’aide d’une somme fixe de nourriture. Mais on ne saurait obtenir un semblable résultat avec toutes les races de bestiaux, toutes ne s’engraissent pas avec une égale facilité ; il faut savoir choisir les meilleures ; il faut encore savoir améliorer les mauvaises races à l’aide d’un croisement intelligent. Telle fut l’œuvre de M. Bakewell. Ce fut cet agriculteur de génie qui, le premier, entreprit de perfectionner, d’après un plan systématique, les espèces ovines et bovines de la Grande-Bretagne. On lui doit surtout la magnifique race de moutons, connue sous le nom de New-Leicester. Jusqu’alors les fermiers n’avaient recherché que les animaux les plus gros et ceux qui donnaient les toisons les plus lourdes ; M. Bakewell remarqua que la petitesse des os et le petit volume des entrailles relativement au reste du corps étaient les signes distinctifs de l’aptitude à l’engraissement, et il choisit, sans distinction de taille, les animaux qui présentaient ces caractères. Pendant longtemps on tourna en dérision ses expériences ; les fermiers ses voisins, dont il heurtait les habitudes routinières, le traitaient de visionnaire. À la fin néanmoins ils furent obligés de se rendre à l’évidence. Au bout de vingt-cinq ans, M. Bakewell avait réussi à former le plus beau troupeau de l’Angleterre.

Ce fut alors à qui se procurerait des béliers de la race améliorée. Dérogeant à la coutume ordinaire, M. Bakewell les loua au lieu de les vendre. Il n’avait réussi d’abord à en obtenir qu’une livre sterling par saison ; mais le prix de location monta rapidement, à mesure que l’excellence de la race des New-Leicester était mieux appréciée.

En 1780, il les loua chacun                225 fr.

En 1784                      —                    2,250

En 1786                      —                    7,875

À la même époque il reçut 10 500 fr. pour un bélier favori et le tiers des agneaux qui en naquirent. La location de ce bélier avait été évaluée, pour une saison, à 31 500 fr.

Outre la race des New-Leicester, la Grande-Bretagne possède encore celle des southdown et celle des cheviots. Ces deux races exigent moins de soins que la première, mais elles lui sont bien inférieures. On calcule que la durée ordinaire de la vie du mouton est de dix ans, et que les moutons de montagne (cheviots) n’atteignent leur point de perfection qu’à l’âge de quatre ou cinq ans. Or, les New-Leicester arrivent, en moins de deux années, à un maximum utile de poids.

Sous l’influence des perfectionnements introduits dans l’élève du bétail par M. Bakewell et ses émules, la production du mouton a subi un accroissement rapide.

Le nombre des moutons, en Angleterre et dans le pays de Galles, a été évalué :

Par M. Gregory King, en 1698, à                    12 000 000

Par M. Arthur Young, en 1774                                   25 589 754

Par M. Luccock, en 1800                               26 148 463

Par M. Mac Culloch, en 1834                         32 000 000

Mais le poids de la viande et de la laine a augmenté dans une proportion beaucoup plus considérable, grâce au perfectionnement des races.

La même évolution qui a eu lieu dans la production des moutons s’est accomplie aussi dans celle des espèces bovines. Ici encore, M. Bakewell donna l’impulsion au progrès en améliorant la race des bestiaux à cornes longues, mais c’était à une autre race que la palme devait demeurer. Les bœufs à cornes courtes ou sans cornes sont maintenant sans rivaux dans le monde. Comme les moutons New-Leicester, ils ont les os et les entrailles d’un petit volume. La forme de ces animaux est massive, et leurs jambes sont si courtes que les femelles traînent souvent à terre leurs mamelles. Un fermier, M. Arrowsmith, calculait qu’un bœuf de cette race, arrivé à l’âge d’un an, gagne 900 grammes par jour pendant toute la durée de la seconde année. Un autre, M. W. Daniel, estimait que, pendant les cent quarante jours qui suivent la première année, l’animal gagne par jour k. 1 250 grammes. Les fermiers sont parvenus à engraisser les bœufs à cornes courtes en dix-huit mois, deux ans ou trois ans au plus.

Les plus beaux animaux de cette race viennent d’un taureau nommé Hubback, qui se vendit 50 000 fr. Il pesait 1 725 kil. à l’âge de dix ans. La généalogie des taureaux et des vaches de bonne souche est dressée avec autant de soins que celle des chevaux et des juments.

Grâce à ces progrès, accomplis en moins d’un siècle, le peuple anglais est aujourd’hui de tous les peuples de l’Europe celui dont la nourriture est la plus substantielle, la meilleure. Dans un ouvrage sur le bœuf, publié par les soins de la Société des connaissances utiles, un savant agriculteur, M. Jouatt, donne un aperçu curieux de l’accroissement de la consommation de la viande à Londres. En 1752, le nombre des bœufs vendus au marché de Smithfield était de 76 210, le nombre des moutons de 514 700 ; en 1830, les chiffres de la vente étaient de 159 907 bœufs et de 1 287 070 moutons. Ainsi le nombre des animaux livrés à la consommation a plus que doublé en cent ans.

Dans le même intervalle, à la vérité, la population a triplé. Est-ce à dire que les habitants de Londres consomment aujourd’hui moins de viande qu’ils n’en consommaient autrefois ? M. Jouatt affirme et prouve le contraire, en constatant que le poids des animaux livrés à la boucherie n’a cessé de s’augmenter depuis un siècle. En 1710, le poids moyen de chaque bœuf était estimé à 174 kil. seulement ; de chaque veau, 221/2 kil. ; de chaque mouton ou agneau, en moyenne 13 kil. En 1795, un comité nommé par la Chambre des communes pour examiner la situation des terres en friche, établit que les bêtes à cornes et les bêtes à laine avaient augmenté d’un quart en grosseur et en poids depuis 1732. M. Jouatt évalue actuellement à 297 kil. le poids moyen de la viande fournie par un bœuf, à 65 kil. le poids des veaux, et à 41 kil. le poids des moutons et des agneaux. Comparant ces chiffres à ceux de 1730, il trouve que la quantité de viande consommée dans la ville de Londres s’est accrue dans une proportion plus forte que celle de l’accroissement de la population.

À vrai dire, pendant que la production des substances animales prenait un si vaste développement, celle des substances végétales demeurait en dessous des exigences toujours croissantes de la consommation. Jusqu’en 1769, l’Angleterre exporta du blé ; depuis cette époque elle en a importé des quantités de plus en plus considérables. La cause de cette dépression relative de la production végétale réside tout entière dans l’évolution progressive que nous avons signalée tout à l’heure. À mesure que les fermes se sont agrandies on en a élargi l’assolement : dans les petites fermes de 50 hectares, les fermiers sèment du blé tous les quatre ans ; ils n’en sèment plus que tous les six ans dans une ferme de 60 hectares ; enfin l’exploitant d’un domaine de 200 à 400 hectares se borne à en semer tous les huit ou dix ans, afin de ne point altérer les forces productives du sol.

Mais si la production végétale ne suivait pas le mouvement de la population, des progrès notables étaient néanmoins réalisés dans la culture du blé. Au témoignage de M. Ellmann, fermier, chaque hectare produit en moyenne, dans la Grande-Bretagne :

En blé                         21 ½    hectol.

En orge                                   29           »

En avoine                    35           »

Autrefois, un hectare ne rapportait que 18 hect. de blé.

Selon M. James Slott, négociant de Liverpool, engagé depuis quarante ans dans le commerce du blé, le froment anglais, qui jadis était inférieur en qualité au blé des bords de l’Elbe et de la Vistule, est maintenant beaucoup supérieur. Enfin, le blé rend, dans la Grande-Bretagne, seize fois la semence, tandis qu’en France, par exemple, il ne rend plus que 4 pour 1. On voit que l’agriculture britannique est supérieure à la nôtre, même dans les productions où elle excelle le moins.

Au reste, le meilleur témoignage que l’on puisse donner du progrès de la science agricole dans la Grande-Bretagne, c’est la réduction du nombre des familles employées à l’agriculture, relativement au nombre de celles qui sont occupées par les autres industries. Depuis un demi-siècle, la diminution a été considérable.

En 1811,                 le nombre des familles vivant de l’agriculture s’élevait à                                        895 998

    —                                        —                            autres professions                                  1 648 217

En 1821,                                                —                           agriculture                                              978 656

    —                                        —                            autres professions                                  1 962 727

En 1831,                                                —                           agriculture                                              961 134

    —                                                       —                            autres professions                                  2 453 041

Le rapport du nombre des familles agricoles à celui des familles vivant des autres professions était, en 1811, de 100 à 184 ; en 1821, de 100 à 200 ; en 1852, de 100 à 255.

Sans doute, l’Angleterre importe aujourd’hui plus de substances alimentaires qu’elle ne le faisait il y a trente ou quarante ans, ce qui signifie qu’elle paye, à l’aide de son travail manufacturier ou commercial, une plus forte partie de sa subsistance ; mais toutes compensations faites, on trouve qu’elle a réalisé sous ce rapport, depuis 1811, une économie de forces humaines d’environ un cinquième. Ces forces économisées ont pu être appliquées à d’autres productions, soit matérielles, soit immatérielles, et les jouissances de la nation se sont, par conséquent, augmentées sans qu’elle ait été obligée de dépenser plus de forces, plus de travail qu’elle ne le faisait en 1811.

Telle est, dans toutes les branches de l’activité humaine, l’œuvre du progrès : tout progrès économise un effort, et par là même rend possible une nouvelle jouissance.

II.

Dans la marche progressive de l’agriculture britannique, deux éventualités se présentaient. Il pouvait arriver 1° que les prix des substances alimentaires baissassent d’une quantité proportionnelle à la somme de travail que le progrès agricole avait rendu inutile. Dans ce cas, le progrès aurait exclusivement profité aux consommateurs, c’est-à-dire à la nation entière ; 2° que les prix ne baissassent point. Dans ce cas, les profits résultant de l’économie de travail seraient allés aux producteurs ou à une certaine classe d’entre eux.

De ces deux éventualités, c’est la seconde qui malheureusement s’est réalisée. Pour bien faire comprendre la marche que les choses ont suivie, nous donnons les prix de la viande et du blé à trois époques différentes.

Voici, d’après les registres de l’hôpital de Greenwick, quels ont été les prix de la viande :

En        1790                0,90 fr.

1795                1,05

1811                1,80

1812                1,90

1813                2,10                                                    par kil.

1833                1,15

1834                1,10

1835                1  »

Voici encore, d’après la Gazette de Londres, les prix moyens du blé :

En        1770                17,60 fr.

1790                22,75

1795                31,30

1811                39,65

1812                52,70                                      par hectol.

1813                45,70

1833                22,70

1834                19,80

1835                16,90

On voit que les prix, après avoir monté à un taux exorbitant pendant les guerres de l’Empire, sont retombés, en dernier lieu, au niveau où ils se trouvaient à l’époque où commença le grand mouvement progressif de l’agriculture britannique.

Cependant les prix devaient baisser. Un des maîtres de la science, Ricardo, a établi d’une manière irréfutable qu’à moins de perturbations extérieures, les prix sont toujours proportionnés aux quantités de travail qu’ont exigé les produits. Or, la quantité de travail nécessité par la production agricole de la Grande-Bretagne ayant diminué d’un cinquième depuis la fin du siècle dernier, les prix devaient baisser d’une somme équivalente. Si la baisse n’a pas eu lieu, c’est qu’une cause extérieure a neutralisé l’action naturelle du progrès.

Cette cause extérieure n’est autre que la loi céréale.

De bonne heure, les propriétaires terriens reconnurent que le taux de rente se proportionnait au prix du blé. Pendant les guerres de la révolution, la suppression de toute concurrence extérieure, jointe à diverses autres causes, porta très haut le prix des céréales et par conséquent le taux de la rente. En 1814, les voies se trouvant ouvertes au commerce extérieur, les propriétaires se virent sur le point d’être gravement atteints dans leurs revenus. Pour parer à ce danger, ils obtinrent que l’importation du blé serait défendue, lorsque le prix n’atteindrait pas la limite de 80 schel.; plus tard la loi céréale fut modifiée ; mais, de l’aveu même de lord Bentinck, elle établissait encore en faveur du blé national une protection de 27 pour 100, soit environ 1/5. Ainsi, les propriétaires terriens ont réalisé jusqu’à présent, par le fait de la loi, tout le bénéfice du progrès agricole.

 Mais lorsque la législation sur les céréales aura complètement cessé de fonctionner, lorsque par conséquent toute influence perturbatrice aura cessé de neutraliser les effets de la loi économique signalée plus haut, les prix baisseront évidemment d’un cinquième, et le bénéfice des progrès réalisés dans la production agricole, après avoir été si longtemps accaparé par les propriétaires terriens, ira enfin à la masse des consommateurs, à la nation. Les baux étant devenus mobiles dans une partie de la Grande-Bretagne, les fermiers n’auront point à souffrir du changement; l’aristocratie territoriale seule y perdra.

Le montant de la rente de la terre était évalué, en 1856, à 1 464 526 950 fr. En admettant que la baisse du prix des baux fût proportionnelle à celle du prix des céréales, la suppression de la loi céréale coûterait donc directement à l’aristocratie une somme de 292 905 390 fr.

Ce n’est là toutefois que le moindre résultat de la suppression de cette loi spoliatrice. Lorsque l’aristocratie britannique se trouvera définitivement dépouillée du privilège des corn-laws, elle sera obligée de renoncer au droit de primogéniture et aux substitutions. Voici pourquoi.

La loi céréale était, comme chacun sait, en Angleterre, la clef de voûte de l’édifice du monopole. Aussitôt qu’elle aura disparu complètement, il est probable que la réforme sera portée sur les autres points du système restrictif. Or, si les aînés de l’aristocratie vivent de la rente que leur procure la loi céréale, les cadets, à leur tour, trouvent leur subsistance dans les autres branches de l’arbre de la restriction. Ceux que ne nourrit pas l’Église établie vivent aux dépens des colonies. Supprimez le système colonial, et la foule des cadets des grandes familles d’Angleterre se trouvera littéralement sur le pavé.

Mais il n’est pas présumable que ces déshérités du privilège supportent patiemment la situation nouvelle que leur fera la liberté. S’ils respectaient volontiers le droit d’aînesse, lorsque, en échange de leur part d’héritage, ils étaient assurés d’obtenir une position élevée dans les possessions coloniales de la Grande-Bretagne, il est douteux qu’ils fassent preuve de la même abnégation lorsque cette compensation ne leur sera plus offerte. Ils trouveront alors, sans aucun doute, qu’une loi qui donne tout au premier-né de la famille et rien aux autres enfants, est une loi inique, et ils porteront, sans scrupule, le marteau sur la dernière aile encore debout de l’édifice féodal. L’égalité civile dérivera ainsi de l’égalité économique.

Une question grave se présente ici. Quel sera, en Angleterre, le résultat du partage égal ? Ce résultat sera-t-il le même qu’en France ? Le partage égal conduira-t-il au morcellement du sol ? Et s’il en est ainsi, peut-on dire que la réforme accomplie par sir Robert Peel soit une réforme utile ? N’aurait-il pas mieux valu conserver la législation ancienne, malgré ses inégalités, puisque l’Angleterre est mieux nourrie sous l’empire de cette législation inégale que ne l’est la France sous l’empire d’une loi d’égalité ?

Si le partage égal devait conduire au morcellement du sol, nous n’hésitons pas à le dire, il vaudrait mieux que la Grande-Bretagne conservât sa législation de privilège que d’adopter le régime de l’égalité. Quel a été, en effet, le résultat du morcellement dans notre pays ? Deux chiffres suffiront pour en donner une idée. Le grain de blé qui, sous l’ancien régime, rendait 10, ne rend plus aujourd’hui que 4, et l’habitant de Paris qui, en 1789, mangeait 74 kil. de viande, n’en consomme plus que 46 kil. [2] Notons bien que, dans le même intervalle, la nourriture du peuple anglais n’a cessé de s’améliorer. Sans doute le privilège de primogéniture est chose inique, détestable, mais le privilège qui nourrit n’est-il pas préférable à l’égalité qui affame ? L’esclavage de la faim, du mal-être, n’est-il pas le pire des esclavages ? Réduisons la question à ses termes les plus simples et posons-la ainsi :

Est-il préférable d’avoir une agriculture florissante, moyennant une subvention payée à une classe privilégiée, que d’avoir une agriculture pauvre, sans payer de subvention ?

Si l’on compare la subsistance de la masse du peuple en Angleterre à celle de la même classe en France, la réponse à cette question ne demeurera pas un instant douteuse. Le privilège aura incontestablement gain de cause.

Mais les Anglais ont trop d’intelligence pour se ruiner eux-mêmes de gaieté de cœur, ils ont trop d’intelligence pour substituer à la grande culture la culture morcelée. Comment donc s’y prendront-ils pour concilier ces deux choses en apparence inconciliables, le partage égal des biens, et l’exploitation large et stable du sol ? En dehors du privilège, il n’y a qu’un moyen de résoudre un semblable problème. Ce moyen, on l’a deviné déjà, c’est l’association, non pas telle que l’ont conçue les socialistes, mais telle qu’elle se pratique journellement dans l’industrie, l’association des petits capitaux pour une grande œuvre de production. Pourquoi n’associerait-on pas les capitaux-terres, comme on associe les capitaux-mines, les capitaux-manufactures, etc. ? Pourquoi les exploitations agricoles ne seraient-elles pas mises en valeur par des sociétés anonymes, d’une durée illimitée, comme les hauts-fourneaux, les filatures de coton, de lin ? Quel obstacle rationnel s’y oppose ? Et quels avantages ne trouverait point l’agriculture dans un tel mode d’exploitation ? À la routine inhérente à la petite culture succéderaient les procédés perfectionnés de la grande culture, et l’instabilité qui dérive de la possession viagère, et plus encore de la location temporaire, ferait place à la stabilité résultant de la possession perpétuelle. Tout nous prouve que telle est la voie où doit irrésistiblement s’engager l’agriculture, tout nous prouve qu’ainsi se concilieront les exigences opposées du progrès agricole réclamant la grande culture, et de l’égalité civile réclamant le partage équitable des biens.

Si à l’époque où la suppression des lois céréales aura produit tous les résultats qui sont en elle, les propriétaires terriens mettent le sol en actions au lieu de le morceler, la révolution sociale de la Grande-Bretagne se trouvera accomplie sans perte pour le pays et sans secousse pour le monde. Le règne de l’égalité aura été substitué pacifiquement au règne de l’inégalité. Plût à Dieu qu’il en eût été de même en France !

G. DE MOLINARI.

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[1] 2 vol. in-8°, chez Treuttel et Wurtz ; anonymes, et attribués à MM. Mounier et Rubichon.

[2] Cette comparaison défavorable de la consommation de la viande à Paris en 1789 et de nos jours est souvent reproduite : nous croyons que les bases n’en sont pas d’une parfaite exactitude ; et, d’un autre côté, elle peut donner lieu à des observations de diverses natures. La consommation en 1789 est une simple évaluation qui était peut-être exagérée ; quant à la consommation en 1845, elle a porté sur les quantités suivantes :

Viande de boucherie                                         49 212 206 kilogr.

Viande de porc                                                   13 178 844

Consommation totale                                       62 391 050 kilogr.

Soit environ 65 kilogrammes par individu. Il faut remarquer aussi que l’alimentation est devenue beaucoup plus variée depuis soixante ans. Enfin les éléments dont se compose l’ensemble de la population parisienne ont bien changé ; les ouvriers sont proportionnellement plus nombreux, et cela influe sur les moyennes dans chaque genre de consommation. Voir ce qui a été répondu à M. Dupont-White, tome XV, page 45, numéro d’août. (Note du rédacteur en chef.)

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