Sous l’Ancien régime, la corvée était un impôt en nature touchant toute la population, mais dont la noblesse et le clergé s’exonéraient naturellement, et qui ne touchait donc que le bas peuple. Suite à son instauration, chaque habitant pouvait se voir contraint de partir travailler plusieurs jours, en nombre variable, pour la construction ou la réparation des routes à proximité de son lieu de résidence, et cela sans toucher le moindre salaire ni même la moindre compensation pour le travail des champs qu’il abandonnait ainsi que sa famille.
Les chemins faits avec la corvée l’étaient mal. Elle aboutissait à des constructions incomplètes, fragiles, mal ordonnées, mal exécutées. Étaient à blâmer les décisions incohérentes des directeurs, mais surtout le peu d’entrain que les paysans mettaient à ce travail, dont ils ne tiraient aucun salaire, et qu’ils effectuaient à contrecœur, tandis qu’ils devaient s’occuper de leur famille et de leur champ. Les paysans perdaient du temps sur les chantiers à attendre les décisions, à attendre les matières premières, et même à s’attendre mutuellement. Or les paysans partis construire les routes laissaient leurs champs, parfois à des périodes où leur attention et leur vigilance devaient être totales pour garantir la récolte.
Du fait de cet impôt en nature, les ouvriers travaillant sur les routes étaient totalement incapables d’y mettre un quelconque savoir-faire : le résultat était grossier, plein d’imperfections, d’autant que leur intérêt personnel les incitait à en faire le moins possible. Qui songe à produire le plus bel ouvrage s’il n’est pas payé ? Qui songe même à fournir le plus d’effort possible ? Qui s’y applique avec la plus grande vigilance ? Certainement, le nombre des bons citoyens s’y livrant avec sérieux et entrain était peu nombreux. « La corvée, écrit Vignon dans son étude de référence sur le sujet, était commandée avec mollesse, mal conduite, sujette à mille abus, insuffisante à continuer ou seulement à conserver les ouvrages commencés, et complètement décriée. » (Eugène-Jean Marie Vignon, Études historiques sur l’administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, tome III, p.54)
Le système des corvées, quels qu’aient pu être par ailleurs ses résultats pratiques, était indéfendable. Il était d’abord rempli d’inégalités. Le poids de la corvée n’était d’abord pas égal à travers le territoire : dans quelques régions, on devait trois journées, dans d’autres quatre ou cinq ; dans certaines, on n’était quitte qu’après douze journées à travailler sans salaire. Ensuite, et c’est primordial, ceux qui profitaient les premiers de la qualité des routes et des chemins étaient évidemment ceux qui s’en servaient, les commerçants, les industriels, mais aussi les grands propriétaires, qui allaient et venaient constamment entre Paris et leur domicile de campagne. Or, précisément, tous ces gens étaient exemptés de la corvée. Par un curieux arrangement, l’exemption touchait également ceux qu’on pouvait appeler les protégés du syndic, c’est-à-dire de l’homme, paysan lui-même, qui était chargé de répartir le travail entre la population d’une localité. Or encore une fois, peu habitué à détenir un tel pouvoir, le syndic en usait mal.
Dans le premier article qu’il offre aux Éphémérides du Citoyen, Dupont de Nemours dresse le procès de la corvée du point de vue économique, mais aussi moral. Il précise ses idéaux de réforme et salue la grande avancée effectuée à Caen par Fontette, et à Limoges par Turgot, pour l’amélioration de ce système funeste pour l’agriculture et la richesse de la France. B.M.
Dupont de Nemours, « De l’administration des chemins », Éphémérides du Citoyen, 1767, tome V, p.131-213 ; réédité en brochure en 1767 (Pékin et Paris).
ÉPHÉMÉRIDES DU CITOYEN,
ou
BIBLIOTHÈQUE RAISONNÉE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
1767. TOME CINQUIÈME.
TROISIÈME PARTIE.
ÉVÉNEMENTS PUBLICS.
N°. Premier.
Essais de réforme dans l’Administration des Chemins.
Parmi les objets que le Gouvernement a pris à cœur, pour soulager le Peuple et pour augmenter l’aisance des Cultivateurs, aujourd’hui reconnue comme unique source de la richesse nationale, un des plus importants sans doute, est l’essai qu’on a fait dans quelques Provinces de l’abolition des corvées, et d’une nouvelle Administration des grandes Routes.
On doit les premières idées de cette réformation, à l’Ami des Hommes, qui s’est élevé fortement contre l’ancien système ; mais parmi les Administrateurs, deux Magistrats distingués par leurs lumières et par leur patriotisme, M. de F*** Intendant de C**, et M. T** Intendant de L.*** ont la gloire d’avoir mis les premiers en usages à cet égard, des principes plus analogues à ceux de la Science économique ; leur exemple a fait naître l’émulation, et plusieurs s’empressent de connaître leurs procédés pour les imiter. L’écrit qu’on va lire, expose la théorie fondamentale de l’Administration des chemins, les préjugés spécieux, qui ont fait oublier cette théorie, les inconvénients que ces préjugés ont produits, et enfin la pratique nouvellement introduite dans quelques Généralités, dont l’effet doit conduire naturellement, et par degrés, à l’observation des vraies règles, desquelles, malgré les meilleures intentions, on s’était malheureusement si fort éloigné, par une erreur involontaire.
Nos Lecteurs verront que ce petit Ouvrage est d’un Auteur connu par son zèle pour la Science morale et politique. C’est le premier dont il ait orné notre Recueil ; mais nous espérons que ce ne sera pas le dernier.
***
Præfectis per omnes Provincias imperavit, ne Agriculturam impedirent unquam alio laborum genere vexando Agricolas, ut largam ubique annonam procurarent.
Lex Xuni, in Historia Sina Martini Martinii Decade primâ, p.45.
Pour avoir partout une récolte abondante, il défendit aux Intendants des Provinces, de jamais exiger des Cultivateurs aucune espèce de travaux qui pût les détourner de l’Agriculture.
Loi de XUN, huitième Empereur de la Chine, qui vivait 240 ans avant Moïse. Il y a 4024 ans, que cette Loi est perpétuellement exécutée à la Chine ; ce qui n’a pas peu contribué, sans doute, à la prospérité de ce grand Empire.
DE L’ADMINISTRATION DES CHEMINS.
Par M. DU PONT, des Sociétés Royales d’Agriculture de Soissons et d’Orléans, et Correspondant de la Société d’Émulation de Londres.
CHAPITRE PREMIER.
Principes généraux sur l’Administration des Chemins.
Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur l’utilité des chemins : on sait assez que sans eux il ne pourrait presque point se faire de commerce ; que sans commerce il n’y aurait point de communication de secours réciproques entre les hommes, point d’équilibre entre les prix, une immense quantité de productions existantes et de productions possibles perdues pour l’humanité, une vicissitude perpétuelle entre la misère de l’abondance et celle du besoin.
L’avantage le plus direct et le plus sensible des chemins est pour les propriétaires des terres. Le produit net de la culture, qui leur appartient, est de toutes les richesses renaissantes, celle sur laquelle la facilité des chemins a le plus d’influence. La concurrence qui se trouve entre les Cultivateurs les force de tenir compte aux Propriétaires de tout l’accroissement de produit net que procure l’augmentation de débit et de prix à la vente de la première main, qui résulte de la diminution des frais de commerce. On peut donc regarder les chemins comme une sorte de propriété commune, nécessaire et indispensable, pour que l’on puisse faire valoir les propriétés particulières des possesseurs du territoire. La construction des chemins augmente donc la valeur des propriétés ; elle est donc une charge des propriétaires, car la dépense doit être pour ceux qui retirent le profit.
Cette dépense est une des dépenses publiques, une de celles pour laquelle le Gouvernement lève l’impôt. Toutes les dépenses publiques sont aussi des charges de propriétaires. Elles le sont dans le droit ; car elles tournent toutes au plus grand profit des propriétaires, par la loi de la concurrence, qui oblige tous les autres Citoyens à se borner à leur rétribution et à la rentrée de leurs avances. Elles le sont dans le fait ; car, en vain croirait-on en charger les Cultivateurs ou les Artisans : les premiers ne donnent de revenu aux possesseurs des terres, qu’après s’être remboursé de l’impôt qu’ils ont été contraints d’avancer, et les seconds font payer leur taxe à ceux qui payent leur salaire.
Lors donc que les fonds publics ne suffisent pas aux dépenses publiques, et que le Gouvernement est obligé de demander une addition d’impôt pour compléter le service dont il est chargé ; il ne peut, non plus que pour les contributions ordinaires, s’adresser qu’aux possesseurs du produit net du territoire.
Il y a pour cela deux moyens. L’un est de s’adresser en effet à eux directement : et par ce moyen les Propriétaires ne payent précisément que la somme dont le Gouvernement a besoin, celui-ci dépense tout ce qu’il a reçu ; l’ordre des travaux, celui de la reproduction, celui des salaires restent dans le même état ; les autres classes de Citoyens ne s’aperçoivent seulement pas par qui a été faite la dépense du revenu. Le second moyen est de ne s’adresser qu’indirectement aux Propriétaires, en s’adressant directement à quelque autre ordre de Citoyens : et par ce moyen le Gouvernement ne reçoit pas davantage, les Propriétaires payent beaucoup plus, les travaux utiles qu’exécutent ceux à qui l’on s’adresse sont interrompus, la reproduction des denrées et des richesses diminue, l’humanité entière souffre une perte sur ses jouissances qui amène l’extinction d’une partie de la population.
Lorsque les circonstances permettront de faire un arrangement solide et fondamental pour la construction et l’entretien des chemins, il est donc évident que si l’impôt ordinaire ne suffit pas à cette dépense importante, essentielle, indispensable, ce devra être uniquement et directement les Propriétaires des terres qui seront tenus de fournir la contribution nécessaire.
Il est sans doute inutile de dire que si l’on avait un corps nombreux d’hommes entretenus aux dépens du Public, consacrés au service public, et néanmoins presque inoccupés pour le Public : ce corps semblerait désigné par sa nature à exécuter ce travail public.
Il est sans doute inutile de dire qu’une semi-paie au-dessus de leur paie ordinaire, qu’il paraîtrait juste de donner aux salariés de ce corps, lorsqu’on les emploierait au travail des chemins, leur procurerait une beaucoup plus grande aisance que celle dont ils jouissent, et en ferait néanmoins quant à cette partie de très bons ouvriers très peu couteux pour la Nation.
Il est sans doute inutile de dire que si ce corps de salariés était en même temps celui des défenseurs de la Patrie, il serait infiniment désirable pour eux, et par conséquent infiniment avantageux pour l’État qu’on leur formât pendant la paix une santé robuste par des travaux modérés, mais qui demandent de la vigueur et qui l’augmentent, par des travaux qui rendraient leurs corps et leurs bras endurcis dignes de seconder leur courage, et propres à soutenir les fatigues de la guerre, mille fois plus à craindre que ses dangers, pour les hommes qui ont été longtemps oisifs, dont le désœuvrement a toujours abattu les forces, et chez lesquels il a trop souvent été la première cause de maladies funestes.
Il est inutile de dire que c’est ainsi que les Romains formèrent ces redoutables Légionnaires auxquels ils durent la conquête de l’Univers, et avec lesquels ils construisirent ces chemins solides que nous admirons encore, qui traversaient l’Europe et l’Asie, et qui ont bravé l’injure des temps.
Ces faits évidents sont connus de tout le monde ; et si le temps n’est pas encore venu qu’ils doivent contribuer à diriger notre conduite que des circonstances particulières ont vraisemblablement décidée, au moins faut-il convenir, à la louange de notre siècle, que ce temps parait approcher avec rapidité.
Mais que l’on emploie les Soldats à la construction des ouvrages publics, comme on l’a fait à celle du Canal de Briare[1], ou qu’on ne les y emploie pas ; que l’on économise par ce moyen la dépense des chemins de manière à rendre la défense de l’État moins pénible, plus sure et moins coûteuse, ou que cette idée reste au rang de tant d’autres qu’on applaudit et qu’on néglige ; il n’en sera pas moins vrai que la construction et l’entretien des chemins formera toujours un article de dépense dont le profit sera pour les propriétaires du produit net de la culture, et dont la charge par conséquent ne peut et ne doit porter que sur eux ; il n’en sera pas moins vrai que l’on ne pourra leur imposer indirectement cette charge, non plus qu’aucune autre charge publique, sans une perte immense et inévitable pour eux et pour l’État.
En effet, il est évident que si les chemins sont mauvais, les frais du transport des productions, du lieu de leur naissance à celui de leur consommation, sont beaucoup plus considérables ; que si ces frais de transport sont considérables, le prix de la vente de la première main est d’autant plus faible ; que si le prix de la première vente des productions est faible, le cultivateur ne peut donner que peu de revenu au propriétaire.
Par la raison inverse, il est évident que la construction et l’entretien des chemins diminuent les frais de transport, assurent par conséquent aux vendeurs des productions une jouissance plus entière du prix qu’en payent les acheteurs consommateurs ; que les productions se soutenant constamment à un prix plus avantageux à la vente de la première main, la culture en est plus profitable ; que la culture étant plus profitable, il y a plus de concurrence entre les entrepreneurs de culture, et par conséquent plus de revenu pour les propriétaires.
Il est également évident que si au lieu de s’adresser directement aux propriétaires pour la contribution nécessaire à la construction et à l’entretien des chemins, dans le cas où l’impôt ordinaire ne pourrait pas y suffire, on s’adressait par exemple aux cultivateurs, et qu’on les détournât eux et leurs ateliers de leur travail productif pour les employer à la corvée, la reproduction diminuerait en raison du temps perdu par ceux qui la font naître. Alors la part des Propriétaires diminuerait inévitablement. D’abord en raison de la diminution forcée du produit total. Et en outre, en raison de ce que les cultivateurs seraient néanmoins obligés de retirer sur les récoltes affaiblies, le salaire du temps qu’ils auraient employé à travailler gratuitement sur les chemins ; de sorte que ce salaire au lieu d’être payé par la nature, comme celui du temps que les colons emploient à leurs travaux productifs, serait nécessairement payé aux dépens de la part du propriétaire déjà restreinte par la diminution des récoltes.
Nous ne pouvons donc nous dispenser de conclure comme nous avons commencé que ce sont les propriétaires seuls qui doivent être chargés des dépenses qu’entraînent la construction et l’entretien des chemins, lorsque l’impôt ordinaire n’y saurait suffire ; 2°. que dans ce cas il est infiniment avantageux pour eux de payer directement cette dépense, et pour l’État de n’exiger ce payement que d’eux seuls.
C’est dans ces deux principes que consiste à ce que je crois la théorie fondamentale de l’administration des chemins. J’aurai occasion de développer encore mieux leur évidence dans les Chapitres suivants.
CHAPITRE II.
Motifs qui se sont opposés à l’arrangement qui serait le plus convenable pour assurer équitablement et avantageusement la construction et l’entretien des Chemins. Moyens qu’on a pris. Erreur involontaire, mais terrible dans le choix de ces moyens. Inconvénients de la corvée en nature.
Dans un temps très moderne, il est arrivé en France ce cas extraordinaire dont nous avons parlé, et dans lequel le Gouvernement entraîné par les circonstances, s’est cru obligé de consacrer à d’autres usages la partie des fonds publics destinée à la construction et à l’entretien des chemins. Il a pourtant fallu continuer de faire et d’entretenir des chemins. On a cru qu’en prenant indirectement sur les propriétaires l’impôt nécessaire pour y subvenir, il leur paraîtrait moins sensible. On a cru que puisque les hommes gagnaient de l’argent avec l’emploi de leur temps, avec leur travail, il était égal de demander du temps et du travail, ou de l’argent. On a cru même que la contribution en temps et travail pour les chemins leur serait plus avantageuse, parce qu’on a cru qu’ils avaient tous du temps et la faculté de se livrer au travail de la corvée, au lieu qu’il y en avait un grand nombre qui n’avaient point d’argent. On a cru qu’un impôt levé de cette manière ne pourrait jamais être détourné de sa vraie destination. Le souvenir de notre ancien droit féodal a achevé de décider pour la corvée en nature, qui paru n’être qu’une rénovation. Et par une conséquence, sans doute trop rapide, on pensa que l’ordre des Citoyens déjà chargé des corvées féodales, devait être aussi assujetti à la corvée des chemins[2].
Il faut donc rendre aux Administrateurs qui se déterminèrent pour cette manière de construire et d’entretenir les chemins, la justice de croire que ce fut avec les meilleures intentions qu’ils prirent ce parti. Mais il faut également convenir que le défaut de plusieurs connaissances pratiques qu’il ne leur était pas facile de se procurer, pût seul les empêcher d’apercevoir qu’ils tombaient dans une erreur bien dangereuse pour la prospérité publique. Cinq observations importantes et claires vont démontrer sans réplique cette triste vérité.
1°. La corvée en nature est un Impôt qui porte directement sur ceux qui n’ont que peu ou point d’intérêt à l’emploi qu’on en fait. Nous avons remarqué que la principale utilité des chemins est pour les propriétaires du produit net de la culture, et que la grandeur de cette utilité est en raison de la grandeur de leurs propriétés : or ce ne sont pas les propriétaires, et encore moins les grands propriétaires que l’on fait aller à la corvée.
2°. C’est un impôt qui ne porte que sur une partie de ceux qu’ont y a cru contribuables. Les Paroisses limitrophes des chemins en supportent seules le fardeau qui se trouve par là même infiniment plus lourd pour elles.
3°. C’est un impôt qui dans les Paroisses qui en sont chargées, est nécessairement réparti avec une inégalité invincible. Je m’en rapporte là-dessus à tous ceux qui ont été dans le cas de diriger cette affligeante répartition.
4° C’est un impôt qui coûte réellement à ceux qui le supportent, en sommes pécuniaires, en journées d’hommes et d’animaux, en dépérissement de voitures, etc., au moins le double de la valeur du travail qui en résulte. On est souvent obligé de commander des Paroisses dont le clocher est éloigné de trois lieues de l’atelier, et qui renferment des Hameaux qui en sont à plus de quatre lieues. M. le Comte DE LUBERSAC atteste même dans les excellents Mémoires qu’il a rédigés sur la Province de Franche–Comté, qu’il a vu travailler dans cette Province, de malheureux Corvoyeurs qui demeuraient à cinq lieues du chemin qu’on les contraignait de faire. Le temps se perd, les hommes et les animaux se fatiguent, et les voitures essuient mille accidents par des chemins de traverse impraticables, avant d’être arrivés sur le lieu du travail. Il faut en repartir de bonne heure, afin de retourner chez soi. Et dans le court intervalle qui reste, l’ouvrage se fait avec la lenteur et le découragement inévitable chez des hommes qui n’en attendent point de salaire. De pareilles journées ne valent pas une heure d’un homme payé, qui craint qu’un autre ne le supplante et ne lui enlève son gagne-pain ; pas une demi-heure d’un Soldat bien nourri, qui travaille au milieu de ses Camarades, sous les yeux de son Supérieur, et qui est jaloux de se distinguer. Cependant elles coûtent autant que des journées utilement employées à ceux qui en font les frais, et en souffrent la fatigue.
5°. C’est un impôt qui, détournant les Cultivateurs de leurs travaux productifs, anéantit avant leur naissance les productions qui auraient été le fruit de ces travaux ; et qui par cette déprédation, par cet anéantissement forcé de productions, coûte aux Cultivateurs, aux Propriétaires et à l’État, cent fois peut-être la valeur du travail des Corvoyeurs. Ce n’est que dans nos Villes, ce n’est qu’au sein de la plus profonde ignorance des travaux champêtres, qu’on avait pu se former l’idée de prendre d’ordonnance les journées, les voitures, et les animaux de travail de ceux qui exploitent les terres, de ceux qui font renaître l’impôt du Souverain, les revenus des propriétaires, la dîme du Sacerdoce, les salaires de tous les autres ordres de Citoyens, la subsistance de la Nation entière. Ce n’est, dis-je, qu’au sein de la plus profonde ignorance qu’on a pu s’imaginer d’employer le travail si précieux de ces pères nourriciers de l’espèce humaine, à la construction des chemins, et cela dans les mortes faisons de l’agriculture ! Ceux qui ont inventé cette expression croyaient sans doute que le travail de la terre se bornait à semer et à recueillir. Ils ne savaient pas, qu’excepté les grandes gelées, qui ne sont pas des temps propres pour travailler aux chemins, et qui sont même consacrées à une multitude de travaux indispensables pour les Fermiers, tout le reste de l’année est employé à la préparation des terres ; qu’il faut que tous les jours l’entrepreneur de culture examine le temps qu’il fait pour se déterminer sur le lieu et la nature du travail qu’il doit commander. Telle terre veut être labourée dans la plus grande chaleur ; telle autre dans un temps sombre ; telle autre dans un jour tout à fait humide ; telle autre avant ou après la pluie, etc. Il ne serait pas possible au plus habile cultivateur de dire deux jours à l’avance, s’il aura ou n’aura pas un pressant besoin de son atelier le surlendemain. Comment donc des gens qui n’entendent rien à son art et à sa physique, pourraient-ils lui prescrire des jours de morte saison ? Quand par hasard ils rencontreraient juste pour un ou deux seulement, comment le feraient-ils pour tout un Pays, où du côté d’une haie à l’autre, la différence de la nature du sol oblige un Laboureur à forcer de travail, tandis que son voisin ne peut rien faire. Il y a des terres qui ne peuvent plus recevoir un bon travail, lorsqu’on a manqué le moment favorable ; la récolte de ces terres devient alors extrêmement faible, quelquefois nulle ; comment évaluer de pareilles pertes ? Telle journée de Laboureur vaut la subsistance d’une famille, et plus de cent écus de revenu à l’État. Sur vingt ateliers qui seront commandés pour la corvée, et qui feront une dépense de dix pistoles et un travail de cinquante francs, on peut évaluer qu’il y en a dix qui perdent des journées de cette espèce ; par conséquent l’État y fait une perte évidente de six mille pour cent[3].
Cette perte retombe en entier sur le produit net de la culture, comme nous l’avons démontré dans le Chapitre précédent ; et comme nous pourrons encore le démontrer dans le suivant ; car il est des vérités si importantes et néanmoins si négligées, que les vrais Citoyens ne peuvent ni ne doivent se lasser de les répéter et de les représenter sous toutes les faces possibles aux Lecteurs.
Mais il est à remarquer que dans le produit net de la culture le Souverain a et doit avoir une part proportionnelle. Nos usages actuels ont fixé cette part aux deux-septièmes du produit net ; portion très forte, qui fournirait un revenu immense et plus que suffisant pour les dépenses publiques, dans un Royaume où le Commerce serait libre et immune, et par conséquent le territoire bien cultivé. Or, si le Souverain a dans notre pays, la jouissance des deux-septièmes du produit net de notre culture, il s’ensuit que lorsque par l’effet d’un travail de cent francs que l’on a fait faire par corvées aux Cultivateurs, ce produit net se trouve diminué de six mille livres ; le fisc public y perd pour sa part plus de 1 700 livres.
Il est encore à remarquer que cette perte énorme sur le produit net de la culture et sur le revenu public de la Nation, résulte d’une extinction de produit total, d’un anéantissement de productions qui auraient existé, si la corvée n’avait intercepté les causes de leur existence. Mais il ne peut y avoir de diminution soutenue dans la masse des productions et des revenus, sans qu’il arrive une diminution proportionnelle, et forcée par la misère, dans la population. Une somme de six mille francs, en productions annuelles, aurait fait subsister dix familles, qui sont d’abord condamnées à la mendicité, à l’émigration ou au supplice, par l’interruption irrémédiable des travaux productifs auxquels on enlève les Corvoyeurs, pour les envoyer sur les chemins faire un travail stérile de la valeur de cent francs. Bientôt ces dix malheureuses familles cessent de renaître sur un sol qui leur refuse la pâture.
Qu’on calcule combien de toises de chemin on peut faire avec cent francs ; combien de fois il faut répéter cette dépense sur les grandes Routes de France, et l’on se formera une idée des pertes que causent la corvée, cette contribution établie sur ceux qui ont le moins d’intérêt à la payer, inégale par sa nature dans sa répartition générale, inévitablement inégale dans sa répartition particulière, dispendieuse à l’excès dans sa perception, et prodigieusement destructrice des revenus des Propriétaires et du Souverain, et de la population du Royaume. On concevra combien il y aurait de profits pour la Nation, pour le Gouvernement, pour les Propriétaires, si ces derniers étaient seuls tenus de subvenir à la dépense des chemins, lorsque l’impôt ordinaire n’y peut suffire ; et surtout si l’on employait alors, à ce service public, les troupes dont il accroîtrait la vigueur et la santé, et qui n’auraient pas besoin d’un salaire aussi fort que d’autres ouvriers, qui n’ont pas d’avance leur subsistance assurée comme le soldat.
CHAPITRE III.
Difficultés qui pourraient s’opposer aujourd’hui à l’établissement de la meilleure manière possible de subvenir aux dépenses de la construction et de l’entretien des Chemins. Ignorance des Propriétaires, dont il faut triompher en leur manifestant l’évidence de leur propre intérêt. Nécessité de prendre au moins un parti provisoire.
D’après ce que nous venons de d’exposer, tous nos Lecteurs sentent vraisemblablement la nécessité de renoncer le plus tôt qu’il sera possible au moyen ruineux de faire les chemins par corvée ; et la plupart d’entre eux croient sans doute aussi qu’il est fort aisé de prendre tout de suite la méthode la plus naturelle. Mais cette seconde partie de nos Lecteurs oublie que chez toutes les Nations les vérités les plus utiles ont besoin d’être, longtemps, bien longtemps, démontrées avant qu’on puisse se déterminer à les adopter pour unique règle de conduite.
Le plus grand nombre des Propriétaires du produit net de la culture, ignore encore en France que toutes les impositions retombent sur eux, et qu’elles y retombent avec une surcharge proportionnée à l’étendue du circuit qu’elles ont fait avant de revenir aux Propriétaires. Ils ne savent point que celles, particulièrement, qui portent sur les Cultivateurs et qui ne diminuent le revenu qu’après avoir détruit une partie de la reproduction des richesses renaissantes, sont les plus redoutables ; que ce sont elles qui ruinent les Fermiers, qui dégradent les terres, qui les font retomber entre les mains des Propriétaires, effruitées, dépaillées, hors d’état de produire un bon revenu, sans des dépenses extrêmes, que le Propriétaire ne saurait faire, que nul Cultivateur ne voudrait ni ne pourrait entreprendre qu’en diminuant le fermage à proportion, et qui trop souvent sont un obstacle invincible à la bonne culture ; attendu que les mêmes causes qui ont ruiné le Fermier d’une terre réduite à cet état, ont aussi diminué la fortune des autres, et ont fait naitre l’espèce de pauvreté la plus triste, la plus redoutable et la plus irrémédiable pour un Pays, celle qui résulte du défaut de richesses d’exploitation. Loin de connaître ces vérités, les Propriétaires cherchent toujours, et partout, à éluder l’impôt[4]. Dans des temps d’orage et de subvention, où chacun doit faire effort, ne quid Respublica detrimenti patiatur, l’établissement d’un vingtième leur cause la plus grande sensibilité. Mais ils voient toujours avec indifférence accroître les autres impositions, et même les tailles, qui sont prises directement aux dépens de leur revenu, ou, ce qui est bien plus fréquent et bien plus redoutable encore, aux dépens et en destruction des seules richesses qui puissent faire naître leur revenu.
Lors des augmentations de taille, les Propriétaires ont le choix de deux partis : celui de dédommager leurs Cultivateurs de la surcharge causée par cette augmentation ; ou celui de laisser les Cultivateurs se retourner comme ils pourront, afin de faire face à cette surcharge imprévue. Si les Propriétaires étaient d’humeur à se déterminer pour le premier arrangement, qui serait le plus sage, ils s’occuperaient tout autant des augmentations de la taille, qu’ils le font aujourd’hui de celles du vingtième ; car ces deux augmentations d’imposition produiraient visiblement pour eux le même effet. Ils embrassent ordinairement le dernier parti, soit par pure négligence, soit par un mouvement de cupidité, d’autant plus condamnable qu’elle n’est pas éclairée. Mais en se livrant à ce parti funeste pour eux-mêmes, pour le Souverain, pour la Nation entière, ils n’en envisagent pas les conséquences ; ils ne songent point que dans les conventions qu’ils ont faites avec leurs Cultivateurs, ils ont exigé en rigueur d’être payés par ceux-ci de tout le produit net de leurs terres, l’impôt ordinaire prélevé, et qu’ils ne leur ont laissé que la jouissance, souvent bien exiguë, des reprises indispensablement nécessaires à la culture ; que les Cultivateurs ainsi réduits à leurs reprises strictes, ne peuvent payer aucun impôt qu’en diminuant d’autant leurs dépenses productives ; que la diminution des dépenses productives nécessite la diminution des récoltes ; que cette diminution de récolte tourne forcément et en entier au préjudice de la part du Propriétaire, si le Cultivateur peut renouveler ses conventions, ou reste encore à la charge du Cultivateur si celui-ci est lié par des engagements positifs ; que dans ce second cas, la diminution des récoltes, qui ne dispense pas de payer les mêmes sommes aux Propriétaires, forme pour les Cultivateurs, une nouvelle surcharge ajoutée à celle de l’augmentation d’impôt qu’ils n’avaient pas prévue, ni dû, ni pû prévoir ; que cette nouvelle surcharge s’accumule et redouble d’année en année, par les diminutions de récoltes dont elle est la cause immédiate, et qu’il en résulte une destruction énorme, rapide et progressive de richesses, qui retombe nécessairement à la fin sur les Propriétaires, et dans laquelle on trouve une branche très considérable de l’arbre généalogique des fermes ruinées, des terres effruitées et dégradées, des friches.
Si les propriétaires font si peu d’attention à ces vérités terribles, ce n’est pas qu’elles soient fort difficiles à apercevoir. II ne faut certainement pas un grand effort d’esprit pour comprendre, qu’en supposant que le bien public exigeât nécessairement la levée d’un septier de blé de plus qu’à l’ordinaire, sur le produit d’une telle ferme, si le propriétaire donne un septier à la place de son cultivateur, il ne perdra que ce septier, dont le bien public exige le sacrifice ; mais que s’il laisse prendre ce septier sur les semences qui auraient produit six pour un, le cultivateur sèmera un septier de moins, et la récolte fera de six septiers plus faible, ce qui retranchera d’abord la nourriture de deux hommes dans l’État. Il est tout aussi visible que dès que la récolte fera de six septiers plus faible, le propriétaire ne pourra justement exiger du cultivateur le paiement de ces six septiers, qui n’existeront pas, et qu’il perdra donc six septiers de revenu, pour avoir imprudemment refusé d’en donner un. Il est encore palpable, que si le propriétaire, autorisé par un bail, dont le Gouvernement garantirait les conditions, faute de s’apercevoir que par la levée d’un septier sur les semences il en aurait rendu l’exécution impossible ; que si le propriétaire, à la faveur d’un tel bail et de la protection peu éclairée de l’autorité, force le cultivateur à payer ces six septiers, qu’il ne doit pas selon la justice naturelle, le cultivateur ne pourra subvenir à ce paiement, qu’en retranchant six autres septiers sur ses semences prochaines, lesquelles se trouveront donc de sept septiers plus faibles qu’à l’ordinaire ; savoir, un septier pour l’augmentation d’impôt, et six septiers pour le propriétaire injuste et peu réfléchi qui n’aura pas voulu dédommager son cultivateur de l’impôt, ni même de la perte causée par cet impôt destructeur : or, sept septiers de moins sur les semences causeront l’année suivante une diminution de quarante-deux septiers sur la récolte, et par conséquent sur le revenu du propriétaire qui aurait évité cette perte en payant d’abord un septier, et qui ne pourrait la reculer, sans l’aggraver encore dans la même progression chaque année de la durée de son bail.
Ces conséquences sont évidemment incontestables. Elles sont à la portée de tout le monde, parce que tout le monde sait que les récoltes ne peuvent exister sans que l’on ait commencé par semer. Mais les semences ne sont pas la seule condition nécessaire à l’existence des récoltes : il faut des travaux qui préparent la terre à recevoir ces semences ; il faut des engrais qui réparent et renouvellent les sucs nutritifs de la terre, afin que ces semences fructifient : voilà ce que personne n’ignore entièrement, et ce que très peu de gens se rappellent dans l’occasion. Si au lieu de retrancher les semences on retranchait les labours qui détruisent les mauvaises herbes qui ameublissent la terre, qui en présentent successivement les différentes parties aux influences de l’air par lequel elles sont fécondées, on aurait peu ou point de récolte. Si en laissant les semences et les labours, on retranchait les engrais qui fomentent les sels de la terre, et qui y ajoutent, les terres seraient bientôt épuisées, et les récoltes deviendraient si chétives qu’elles ne vaudraient pas les frais. C’est ce qui arrive quand les cultivateurs sont chargés de quelque imposition imprévue. Ils ne suppriment pas d’abord leurs semences, comme nous venons de le supposer pour rendre la chose plus sensible aux Lecteurs peu au fait de ces matières ; mais ils vendent une partie de leurs bestiaux, ce qui les prive des fumiers nécessaires ; ils se défont de leurs bons chevaux pour en acheter de médiocres, qui ne font les travaux ni aussi vite ni aussi bien ; ils prennent des Domestiques moins chers et moins intelligents ; au lieu de donner quatre bons labours à leurs terres, ils n’en donnent que trois légers. Les terres sont mal préparées et mal fumées, les récoltes décroissent nécessairement comme si l’on avait soustrait une partie des semences. Et si le propriétaire n’y met ordre en se chargeant de l’impôt, les récoltes et les moyens du Laboureur diminuant d’année en année, celui-ci se voit contraint par degrés de substituer aux chevaux médiocres, des haridelles ; aux haridelles, des bœufs ; aux bœufs, des vaches ; aux vaches, des ânes ; aux ânes, des femmes, telles que j’en ai vues attelées à la charrue près de Montargis. Force vient, dans le cours de cette dégradation, de diminuer enfin les semences même ; et nos meilleurs, nos plus sages Écrivains d’Agriculture pratique, sont réduits aujourd’hui à conseiller à nos Laboureurs d’ensemencer moins de terrain que ne faisaient leurs Pères, afin de mieux proportionner leurs entreprises à l’étendue de leurs facultés dépéries. [5] La plupart des Propriétaires sont tranquilles sur cette destruction progressive et funeste. Ils ne voient point que rien ne leur importe davantage. Et s’ils ne se croient pas intéressés aux effets si grossièrement évidents des augmentations de taille qu’ils laissent supporter aux Cultivateurs de leurs domaines, on peut juger qu’ils sont encore bien plus loin de comprendre que toutes les autres impositions qu’ils ne payent pas directement sur leur revenu, produisent des dégradations également destructives de ce revenu ; et qu’il leur serait ainsi très avantageux de se charger de payer eux-mêmes au Fisc la valeur de ces impositions. Il est facile d’augurer de là, combien l’Administration pourrait rencontrer de difficultés et d’oppositions à l’établissement de la méthode indiquée par la nature, par la justice, par la raison, par l’intérêt calculé du Public et des Propriétaires, pour subvenir à la dépense de la construction et de l’entretien des chemins. Nos enfants auront peine à se le persuader ; mais il n’est malheureusement que trop vrai, que dans ce siècle lettré, il y a encore en France très peu de Propriétaires assez instruits pour ne se pas croire lésés si, en supprimant les corvées, on établissait et répartissait aujourd’hui sur eux, au marc la livre de leurs vingtièmes, l’imposition nécessaire à la construction et à l’entretien des chemins ; quand même cette imposition serait réduite au taux le plus bas qu’il serait possible, et quand pour l’alléger en économisant la dépense, comme pour entretenir les forces et l’activité du soldat, on prendrait enfin le parti d’employer les troupes à cet ouvrage, dont l’importance est digne de leur dévouement pour la chose publique.
Les préjugés et les oppositions de ces Propriétaires peu éclairés céderaient sans doute à la preuve évidente des avantages qu’ils trouveraient à l’abolition des corvées. Ceux d’entre eux qui veulent réfléchir concevraient à la fin, que les charges qui portent sur leurs Fermiers, sur leurs Métayers et sur tous les autres Ouvriers employés directement ou indirectement à la culture de leurs domaines, diminuent au moins d’autant le produit, qu’eux Propriétaires en retireraient sans ces charges ; et que par conséquent, si elles causent à ceux qui en font les avances un préjudice plus grand que n’est la valeur effective de ces charges, elles sont plus nuisibles aux Propriétaires que ne le leur serait le payement direct de cette valeur effective. Et quand on leur aurait démontré, comme je tâche de le faire dans cet Ouvrage, et plus clairement encore, s’il est possible, que la corvée cause en effet à ceux qui y sont assujettis, un dommage progressif infiniment au-dessus de la valeur des chemins, et des dépenses que coûterait leur construction et leur entretien à prix d’argent ; quand on leur aurait prouvé qu’un travail qu’ils pourraient faire faire pour cent francs à des Ouvriers ordinaires, que ce même travail, lorsqu’il est exécuté par leurs Cultivateurs, au préjudice de l’exploitation de leurs terres, les prive de trois mille quatre cents livres de leur revenu[6], il est certain que tous les Propriétaires sensés, préféreraient la dépense directe des chemins nécessaires, à l’arrangement actuel, où les corvées causent une déprédation toujours renaissante, et toujours multipliée aux dépens de leurs richesses annuelles. Mais il faut s’attendre que cette résolution des Propriétaires du produit net de la culture, ne se formera que lentement et par degrés ; car entre la démonstration évidente et la persuasion universelle, il y a loin pour une Nation qui sort à peine des ténèbres de l’ignorance sur les points les plus essentiels à son bonheur, et chez laquelle un grand nombre de causes politiques et morales ont formé de la plus considérable partie des Propriétaires, une classe mixte, occupée de toute autre chose, que du soin de veiller au bien de ses propriétés territoriales.
Il faut, cependant, gouverner les Peuples selon leur cœur, comme dit l’Écriture Sainte ; et de ce principe de condescendance sage, est vraisemblablement née la circonspection avec laquelle l’administration marche toujours, même vers le bien. Il est plus agréable de faire vouloir que de commander ; et quand on ne veut ordonner que des choses utiles, il n’est point de marche plus sûre que de manifester l’évidence de leur utilité, avant de faire parler les Lois. La liberté, que les lumières et la bienfaisance du Gouvernement laissent depuis quelque temps, d’écrire sur les matières qui importent au bien public, constatera, j’ose le croire, la nécessité de suivre entièrement par rapport aux chemins, les principes que j’ai exposés dans le premier Chapitre de cet Ouvrage. Quand ces principes auront été suffisamment discutés, quand le silence ou la défaite des contradicteurs qu’ils pourraient encore trouver, auront fait voir que la partie la plus considérable de la Nation les adopte ; alors, sans doute, une Loi générale sera accordée aux vœux des propriétaires éclairés, pour régler de la manière la plus avantageuse possible à l’État, au Souverain, et aux Propriétaires, la contribution nécessaire pour la dépense des chemins, lorsque l’impôt ordinaire n’y pourra suffire.
Mais en attendant le moment de ce Règlement si nécessaire et si désirable, les inconvénients attachés à la corvée en nature, et qui causent au Souverain même, des pertes immenses en sa qualité de Co-propriétaire universel du produit net de la culture de son Empire ; ces inconvénients invincibles et si préjudiciables à l’humanité entière, demandent un très prompt remède. Il semble donc extrêmement pressant d’adopter provisoirement et généralement une autre méthode pour la construction et l’entretien des chemins, qui sans être celle à laquelle il faudra se fixer dès qu’on le pourra, soit du moins propre à prévenir les maux les plus frappants qui résultent du régime dans lequel les circonstances avaient entraîné l’administration en cette partie.
On a déjà tenté avec succès, dans quelques Généralités cette entreprise mitoyenne et salutaire. J’exposerai dans le Chapitre suivant la marche qu’on a suivie, j’en ferai sentir les avantages, et je remarquerai aussi les inconvénients qui y sont encore attachés.
CHAPITRE IV,
ET DERNIER.
Moyens provisoires employés dans deux Provinces, pour remplacer la corvée en nature ; et dans lesquels on trouve des avantages immenses, en les comparant avec ce que l’on fait en général aujourd’hui, quoiqu’ils soient encore loin du but où l’on pourrait et devrait parvenir à cet égard.
Je ressens un plaisir doux et pur en commençant ce Chapitre, je n’ai plus dans cet Ouvrage qu’à faire l’histoire des bienfaits et de la sagesse de l’administration, des lumières et du zèle de plusieurs Magistrats distingués : c’était un délassement nécessaire, après avoir été obligé de m’appesantir dans les Chapitres précédents sur nos erreurs passées, je devrais plutôt dire passantes, et sur les malheurs qui en étaient, qui en sont, qui en auraient été les suites inévitables.
Les moyens que je vais exposer pour suppléer à la corvée, ne peuvent être mis dans la classe des projets nouveaux qui demandent beaucoup de raisonnements pour être démontrés, beaucoup de tentatives et d’expériences pour en constater la possibilité. Il y a plusieurs années qu’ils sont adoptés et employés avec succès et avec l’approbation du Gouvernement dans deux Généralités du Royaume.
M. Orceau de Fontette, Intendant de Caen, est le premier, qui frappé des maux qu’entraîne la corvée, des inconvénients, des abus qui en sont inséparables, et s’élevant au-dessus des préjugés pusillanimes, qui tendent à laisser toutes les choses bonnes ou mauvaises dans l’état où on les trouve, résolut d’affranchir la Province confiée à ses soins, d’un fléau destructeur des récoltes, de la population, et des revenus du Souverain et des Propriétaires : voici de quelle manière s’y prit ce digne Magistrat.
Les Paroisses voisines des chemins sont chargées suivant une répartition déjà faite entre elles d’une certaine étendue de tâche pour les travaux de construction ou d’entretien de ces chemins. M. de Fontette proposa à chacune de délibérer pour choisir, ou de faire sa tâche en nature, ou de se soumettre à payer en argent au marc la livre de sa taille, l’adjudication qui en serait faite ; déclarant au surplus, que faute d’avoir dans un délai limité, notifié expressément qu’elle préfère la corvée à l’imposition nécessaire pour faire exécuter sa tâche, elle sera bien et dûment censée avoir accepté le dernier parti, et qu’en conséquence la tâche adjugée publiquement au rabais, et payée en argent, serait répartie sur les contribuables de la Paroisse qui aurait dû la faire, et qui aurait préféré de la payer. Par cet arrangement, les chemins sont construits et réparés sans que les travaux de la culture soient interrompus, et le plus redoutable des inconvénients qui résultaient de l’ancien Régime, se trouve paré et prévenu.
Peu après l’établissement de cette réforme salutaire dans la Généralité de Caen, M. Turgot fut nommé Intendant de celle de Limoges ; animé du même zèle que M. de Fontette, il en adopta les vues, et en perfectionna le plan pour l’appliquer aux deux Provinces qui composent cette Généralité.
On y propose, comme dans la Généralité de Caen, aux Paroisses limitrophes des chemins, de délibérer pour se soumettre à faire leur tâche, ou à en payer l’adjudication. Mais en leur offrant ce choix, M. l’Intendant leur promet, si elles prennent le dernier parti, de diminuer leur taille d’une somme égale à celle à laquelle aura monté l’adjudication de leur tâche : le résultat de la délibération n’est donc pas douteux. Si quelque Paroisse balance ou se refuse même à la première délibération, comme cela est arrivé dans les commencements à une Paroisse de l’Angoumois, ce ne peut être que par une suite de ce préjugé funeste, que les malheurs et les erreurs des temps passés ont fait naître, et qui porte les Habitants des campagnes à redouter l’administration jusque dans ses présents. Mais ce préjugé qu’un Gouvernement plus éclairé cherche à détruire, et qui cède toujours aux bienfaits soutenus, est dissipé par une année au plus d’expérience et d’exemple de la franchise dont jouissent les Paroisses circonvoisines, tandis que celle à qui une crainte mal-entendue a fait préférer la corvée en nature, s’y voit seule assujettie dans son canton.
Sur le vû de la délibération de chaque Paroisse, M. l’Intendant la diminue au département des tailles d’une somme égale à la valeur de l’adjudication, ainsi qu’il l’a promis ; et par un rôle séparé, dans le préambule duquel il vise et accepte la délibération de la Paroisse, et fait mention de la diminution qui lui est accordée en conséquence, il impose sur cette Paroisse le montant de l’adjudication au marc la livre de la taille.
La valeur du Rôle général des adjudications résultant de l’addition de tous les Rôles particuliers des Paroisses voisines des chemins, qui dans le système de la corvée auraient été seules chargées et surchargés par les dépenses de leur construction, et qui ont délibéré pour les faire exécuter par adjudication ; la valeur, dis-je, de ce Rôle général est ajoutée à la somme totale des tailles de la Province, et se trouve répartie sur toutes les Paroisses avec la taille même.
Cette méthode paraît préférable à celle que l’on suit dans la Généralité de Caen, en ce qu’elle évite un inconvénient de plus, qui est celui de ne faire supporter la charge des chemins qu’aux Paroisses qui en sont limitrophes[7]. Il n’y avait, il est vrai, que ces Paroisses limitrophes qui fussent assujetties à la corvée ; parce qu’il n’y avait qu’elles dont on pût exiger un travail en nature. Mais dès qu’il s’agit d’une contribution en argent, il est juste qu’elle soit répartie sur tous ceux qui profitent de l’usage qu’on en fait, et c’est ce qui arrive au moyen de l’arrangement adopté dans la Généralité de Limoges. Au moyen de la diminution que M. Turgot accorde aux Paroisses qui étaient autrefois écrasées sous le faix de la construction et de la réparation des chemins, elles n’en paient plus que leur quote-part, en raison de la répartition générale faite sur toute la Province. Les Paroisses plus éloignées, qui profitent de l’avantage des chemins, souvent autant, et quelquefois plus que les Paroisses qui en sont voisines, supportent une partie de la dépense de ce travail public, et la charge en devient plus légère par la multiplicité de ceux qui concourent à la soutenir.
Cette opération ressemble à ce qui se pratique en faveur des Paroisses grêlées, ou qui ont à faire des réparations considérables à leur Église, etc. On leur accorde une diminution dont le montant est supporté par le reste de la Généralité : usage fondé sur le Droit naturel et social, qui veut que tous les membres de la Société viennent au secours de celui qui par des circonstances malheureuses se trouve dans le cas indispensable d’avoir besoin de ce secours. La répartition générale de la dépense qui supplée à la corvée, est appuyée sur des raisons encore plus fortes. Car non seulement toutes les Paroisses d’une Province sont exposées à avoir quelque jour des chemins à faire, comme à rebâtir leur Église, et à retrouver alors avec plaisir le secours qu’elles prêtent à celles qui ont actuellement ce fardeau ; mais toutes les Paroisses d’une Généralité profitent de proche en proche de la facilité des chemins qui la traversent, au lieu qu’elles ne profitent pas toutes de l’Église ou du Presbytère que l’on rebâtit dans une d’entre elles.
De cette manière, l’Ouvrage coûte moitié moins, en comparant la dépense en argent qu’il occasionne, avec la valeur des journées d’hommes, de voitures et d’animaux que la corvée employait ; il coûte soixante fois moins, en comparant cette même dépense avec la déprédation que causait dans l’ancien système le temps précieux et inestimable que la corvée enlevait aux Cultivateurs, et dont la perte était irréparable pour eux. Nous avons vu que pour faire un travail de cent francs par corvées, l’État et la Nation souffraient une perte de six mille francs[8].
De cette manière on peut faire la même quantité de chemins, avec la moitié moins de journées et de voitures, (comme nous l’avons prouvé ci-dessus pages 157 et 158) et ces chemins sont au moins quadruples en solidité ; parce que les Entrepreneurs qui sont tenus de garantir les Chemins qu’ils ont faits, ont grand intérêt de les faire bien exécuter, afin que les frais d’entretien soient réduits presqu’à zéro ; et encore parce que les Ouvriers qu’ils emploient ont aussi grand intérêt à être attentifs, soigneux et intelligents, de peur d’être renvoyés et de perdre ce travail qui leur fait gagner leur vie. Au lieu que les Corvoyeurs, que l’on contraint de travailler sans salaire, apportent à leur ouvrage une négligence nécessairement invincible. Pressé de retourner à son travail productif le Corvoyeur n’a et ne peut avoir d’autre vue que de s’acquitter promptement de la tâche onéreuse et stérile à laquelle il est assujetti, ce qu’il ne peut faire qu’au préjudice de la solidité. Aussi voit-on dans une espace de chemin assez court, des parties rompues et délabrées, tandis que d’autres sont entières ; ce qui ne peut provenir que des changements de Corvéables, qui ont plus ou moins bien exécuté leur travail.
De cette manière la construction des chemins, au lieu d’enlever le travail des Habitants des Campagnes, leur en offre, qu’ils sont bien aises de prendre, quand ils le peuvent sans préjudicier aux travaux de leur culture : ce dont ils sont seuls juges éclairés et compétents.
Dans cette manière, l’impôt qui doit subvenir à la dépense des chemins, a une forme de répartition régulière, et qui en rend le fardeau infiniment moins pesant. Au lieu que par la corvée, le profit de la construction des chemins ne dédommage pas la Province, ni l’État, de la surcharge excessive, qui ne porte que sur un petit nombre de Paroisses, et qui n’y saurait même être assujettie à aucune forme sûre et équitable de répartition ; elle semble au contraire charger ceux qu’on y a cru contribuables, en raison inverse de leurs facultés, et de l’intérêt qu’ils ont à la construction des chemins.
Cette opération serait parfaite si, au lieu d’être répartie au marc la livre de la taille, la contribution levée pour les chemins était répartie au marc la livre des vingtièmes. Mais cela aurait passé les pouvoirs des Magistrats auxquels nous devons l’essai patriotique de la destruction de la corvée : on ne peut espérer que d’une Loi cette disposition, la seule qui soit équitable, parce que c’est la seule qui puisse rendre cette contribution le moins onéreuse qu’il soit possible aux propriétaires et à la société. Il aurait seulement été à désirer qu’en attendant cette Loi nécessaire on eût préféré de répartir la dépense des chemins en raison de la Capitation, plutôt qu’en raison de la Taille, 1°. Parce que cela eût rendu la répartition plus légère, attendu que beaucoup de personnes sont exemptes de Taille, tandis qu’il n’y a point d’exempt de Capitation ; 2°. Parce que cela eût rapproché de l’ordre naturel, puisque les exempts de Tailles sont principalement des propriétaires, et de grands propriétaires, qui sont les plus intéressés de tous à la construction des chemins, et à ce que cette construction ne se fasse pas d’une manière destructive de leur revenu ; comme il arrive, ainsi que nous l’avons démontré dans le Chapitre précédent, lorsque les cultivateurs supportent des augmentations de Taille, et n’en sont pas dédommagés sur-le-champ par leurs propriétaires.
La dépense des chemins ajoutée à la Taille, conserve les inconvénients attachés à toute imposition qui n’est pas prise directement en entier sur le produit net du territoire, et proportionnellement à ce produit net. Nous avons indiqué (depuis la page 169, jusque et comprise la page 178) quelques-uns de ces inconvénients. On peut voir combien ils sont immenses, et destructeurs des revenus du Souverain, des Propriétaires, et de la Nation, ainsi que de la population du Royaume. On peut se convaincre de l’intérêt pressant qu’a le Gouvernement d’y mettre ordre, le plutôt possible ; et de celui qu’ont les Propriétaires de prévenir la Loi qui interviendra sûrement à cet égard, par des arrangements économiques et amiables avec leurs Cultivateurs. Mais il faut convenir que ces inconvénients existaient tous d’une manière bien plus terrible, et avec des circonstances bien plus désastreuses encore dans la corvée en nature ; de sorte que la Généralité de Caen, et surtout celle de Limoges, éprouvent un soulagement considérable, quoi que ce ne soit pas à beaucoup près le plus grand qu’il eût été possible de leur procurer.
Au reste, il est évident qu’on ne saurait regarder comme une difficulté, ou comme un nouvel impôt, la perception des deniers nécessaires pour suppléer à la corvée. Celle-ci subsiste, elle est un impôt réel réductible en argent, dont la somme, ainsi évaluée, est au moins double de la dépense qu’exige la construction des chemins, et dont l’anéantissement de richesses qui en est inséparable, l’inégalité forcée de la répartition, la rigueur inévitable de la perception, centuplent au moins la pesanteur. Lever au lieu d’un impôt si redoutable, la somme nécessaire pour la construction des chemins, et en répartir la dépense sur toute une Province, ce n’est donc pas établir un nouvel impôt, ce n’est pas augmenter ses charges ; c’est la soulager au contraire des quatre-vingt-dix-neuf-centièmes d’une charge onéreuse pour elle et pour l’État, et qui par sa nature n’est pas propre à procurer convenablement au public le service qu’on en attendait.
On pourrait objecter il est vrai, que la levée des fonds qui suppléeraient à la corvée, serait une perception illégale. Il serait facile de répondre à cette objection, si les principes et le plan que je propose étaient adoptés ; et la Loi qui ordonnerait de faire les chemins pour le prix qu’ils valent, qui défendrait de faire une perte de six mille pour cent dans leur construction, qui contiendrait enfin l’abolition générale et perpétuelle de la corvée, et qui statuerait, par conséquent, sur les moyens de faire avantageusement et à peu de frais le service public, auquel elle ne peut subvenir qu’avec une déprédation effrayante ; une Loi si salutaire, aurait l’évidence de son utilité pour garant du respect et de la reconnaissance qu’elle inspirerait à tous les Ordres de Citoyens. D’ailleurs la corvée, elle-même, qui forme une imposition bien plus considérable et bien plus rigoureuse que la levée des deniers nécessaires pour la remplacer, la corvée qui a des effets si désastreusement étendus, n’a jamais été une imposition légale ; c’est-à-dire qu’elle n’a été autorisée que par des ordres particuliers.
Une objection plus sérieuse et propre à faire impression aux meilleurs Citoyens, serait celle qui résulterait de la crainte que dans des temps malheureux le Gouvernement n’appliquât à une autre destination le produit de la contribution qu’on lèverait pour la dépense des chemins, et ne rétablisse la corvée à laquelle cette contribution aurait succédé. À cette objection spécieuse, je réponds, 1°. que selon le plan que je viens d’exposer, la contribution qui succède à la corvée n’est point une imposition stable, et dont le revenu soit déterminé. La délibération des Paroisses, et le prix des adjudications qui en fixent l’existence et la quotité tous les ans, en font une espèce de cotisation, qui se paye à mesure que la dépense se fait, et dont l’emploi ne saurait par conséquent être interverti. Je réponds, 2°. que quand ce serait une imposition ordinaire et stable, jamais à l’avenir le Gouvernement ne la détournerait de sa destination, et ne la remplacerait par la corvée. S’il peut y avoir quelques exemples d’opérations à peu près semblables, ils sont de ces temps de ténèbres où personne ne songeait à l’agriculture, où tout le monde ignorait qu’elle fût la source unique des revenus, où pourvu que les Manufactures de Tours et de Lyon fussent occupées, et que des relevés, nécessairement fautifs, d’exportations et d’importations parussent nous attester que nous recevions la solde en argent de la balance du commerce, on croyait que tout allait bien dans l’État. Mais aujourd’hui qu’on s’occupe de combinaisons plus solides, que l’on commence à remonter à l’origine des richesses, à calculer les Lois physiques de leur reproduction et de leur distribution ; aujourd’hui que l’on peut se convaincre, qu’en rétablissant la corvée, pour pouvoir appliquer à d’autres usages une couple de millions, qui auraient été destinés à la dépense des chemins, le Souverain perdrait bientôt plus de trente millions de revenu annuel, il n’y a pas à craindre que l’on fasse une opération aussi absurde. L’intérêt du fisc même est ici le garant de l’observation de l’ordre naturel. Il n’est pas permis de présumer que des hommes insensés pussent jamais parvenir aux premières places de l’administration. Et s’il était possible qu’un jour à venir quelqu’un osât proposer de diminuer de trente millions le revenu du Souverain, pour lui procurer par une injustice la jouissance passagère de deux millions ; il est évident que l’indignation du Prince, et le mépris universel, vengeraient à l’instant la Nation d’un conseil aussi peu réfléchi.
La conversion des corvées en argent a été indiquée à MM. les Commissaires départis, par l’instruction qui leur fut donnée en 1737, et qui les autorise à faire faire à prix d’argent les tâches que les Paroisses n’auront pas achevées dans un certain délai, et à en répartir le montant sur les corvéables. Convertir la corvée en argent, est déjà sans doute un avantage considérable ; puisque c’est éviter la dépréciation qui résulte de la perte du temps précieux des cultivateurs et de leurs ateliers. Mais se borner à cette opération, ce n’est point assez faire ; c’est laisser subsister l’inégalité excessive de la répartition entre les Paroisses ; c’est oublier que la construction des chemins est une charge publique, et qui doit donc porter sur la totalité du public ; c’est souffrir encore que la facilité des communications établies pour le bien général, soit un fléau pour le petit nombre de Paroisses qui en sont les plus prochaines : osons le dire, c’est manquer au principe de toute imposition qui doit être plus profitable qu’à charge à ceux qui la payent, sans quoi rien ne pourrait garantir son existence, et moins encore sa perpétuité.
Il ne serait donc point étonnant que si l’on se contentait de substituer l’imposition en argent à la corvée en nature et de répartir cette imposition sur les corvéables seuls des Paroisses voisines des chemins, on n’excitât les plaintes de ces Paroisses effrayées par tout ce qui est opération nouvelle ; et qui dans cette nouveauté propre à réveiller leur attention, sentiraient l’énorme inégalité de la répartition de l’impôt des chemins, et seraient plus frappés de l’idée de supporter une charge, dont d’autres Paroisses voisines seraient exemptes, qu’attentives au soulagement réel que leur donnerait la nouvelle forme de perception.
Il n’en saurait être de même du plan que je propose, et qui, comme je l’ai dit, a déjà mérité dans quelques Provinces l’approbation du Gouvernement. La délibération des Paroisses lui donne la forme la plus douce, et la plus sûre quant à la destination[9].
La répartition générale de la dépense au marc la livre de la Capitation, rendrait la contribution des chemins la moins pesante qu’il soit possible dans les circonstances actuelles, qui ne permettent peut-être pas encore de la lever par la seule voie qui soit entièrement équitable, et qui ne soit pas destructive, c’est-à-dire uniquement sur les propriétaires des biens fonds. Quand le temps infiniment désirable pour le Gouvernement, et attendu avec impatience par les propriétaires éclairés qui calculent leurs véritables intérêts ; quand le temps sera venu où l’on pourra suivre pour l’impôt des chemins cette marche naturelle et juste, l’opération sera toute préparée, si l’on adopte celle que j’indique ; il n’y aura qu’à suppléer la délibération des propriétaires à celle des contribuables actuels[10].
Plusieurs de MM. les Intendants des Généralités, touchés des maux qu’entraîne la corvée et de la diminution progressive de richesses qu’elle cause dans leurs Provinces, fatigués par l’impossibilité de mettre de l’ordre et une forme de répartition régulière dans cet impôt irrégulier et de prévenir toutes les occasions d’abus et de vexations particulières qui y sont attachées, affligés d’être sans cesse contraints d’employer des voies rigoureuses et de sévir contre la partie la plus innocente, la plus utile, et l’une des plus respectables de la Nation, cherchent les moyens de faire de meilleurs chemins et d’une manière moins dispendieuse, moins destructive que par la corvée. Ils voudraient répandre des salaires dans les Campagnes, offrir du travail à l’indigence, et soulager les Paroisses voisines des chemins, qui sont depuis trop longtemps surchargées par un fardeau que le droit naturel, la justice et la raison obligent de reconnaître pour une charge commune des Provinces entières qui en profitent.
C’est à ces dignes Magistrats que j’offre cet écrit, dans lequel je n’ai d’autre mérite que celui d’exposer des idées qui leur sont probablement communes à tous, et de développer un plan qui a été formé dans leur corps, qui a été justifié par ses succès, et que le Ministère sage qui l’avait d’abord simplement permis, a ensuite expressément autorisé dans les Provinces où il s’exécute.
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[1] Le Canal de Briare fut construit en 1607, sous Henri IV, et par les soins du Duc de Sully. Ces deux grands Hommes qui étaient les amis et pour ainsi dire les camarades de leurs Soldats, ne crurent point les avilir, et pensèrent au contraire les récompenser, en employant six mille hommes de troupes à cet ouvrage important et patriotique, qui fut achevé avec une célérité et une perfection surprenantes.
Les Militaires de ce temps là avaient certainement autant de dignité que ceux d’aujourd’hui. Et ceux d’aujourd’hui n’ont certainement pas moins de patriotisme et moins de zèle, pour servir utilement l’État.
[2] Il y a bien peu d’États qui, comme la Chine et le Pérou, aient le bonheur d’avoir été fondés par des Législateurs. Tous les Corps politiques de l’Europe ont pris leur forme dans des siècles d’ignorance et de barbarie. Heureux sont ceux à qui, dans la loterie des événements, il est échu un fonds de Constitution propre à les conduire à la prospérité. Tel est en France l’établissement d’une autorité tutélaire suffisante pour réprimer les intérêts particuliers désordonnés, et celui d’un revenu public territorial, dans une proportion assez forte pour maintenir la supériorité de cette autorité nécessaire et bienfaisante. Mais cette Constitution avantageuse, qui semble assurer le service public, et les revenus nécessaires pour subvenir aux dépenses de ce service, ne s’est arrangée que par degrés. Nos braves ancêtres étaient fort ignorants et nullement propres aux combinaisons qui auraient demandé des calculs tant soit peu compliqués ; il parait surtout, qu’ils n’aimaient pas les stipulations en argent. Ils ne payaient point le service public ; ils préféraient de le faire. Ils n’entretenaient point d’armées ; ils allaient à la guerre en personne. Ils n’affermaient point leurs terres ; ils les donnaient pour des redevances en cens, en champarts, et surtout en corvées, comme cela se pratique encore en Pologne. Les enfants de ceux qui avaient ainsi reçu des terres des Seigneurs ou grands Propriétaires, à la charge de travaux ou corvées au profit de ce Seigneur donateur, naissaient attachés à sa terre, serfs de sa glèbe. Cette espèce de servitude, dont on s’est formé dans nos derniers temps des idées fort extraordinaires, et où l’on a cru voir la tyrannie d’une part, et l’avilissement de l’espèce humaine de l’autre, n’était rien moins que l’esclavage. C’était, comme aujourd’hui en Pologne, un simple contrat entre le Seigneur qui fournissait la terre et les avances de la culture à celui qui devenait son Serf, et ce même Serf qui payait en travaux le loyer de la terre qu’il avait reçue. Les héritiers de ce Serf de la glèbe, qui devenaient ainsi Serfs eux-mêmes, ne regardaient point cela comme un désavantage ; ils héritaient de la servitude territoriale, parce qu’ils héritaient de la terre qui avait été donnée à leurs parents sous la clause de cette servitude, qui était le titre de leur propriété. On peut voir par les monuments qui nous restent dans le Moine du Vigeois, dans Eustache Deschamps, et dans plusieurs autres Auteurs contemporains, sur l’opulence, et même sur la magnificence de ces Seigneurs qui vivaient dans leurs terres, et qui y étaient eux-mêmes les Entrepreneurs de la culture, dont ils payaient les travaux à leurs Serfs par les terres même qu’ils leur concédaient, ou leur avaient concédées ; on peut voir, dis-je, que ces arrangements n’étaient pas fort préjudiciables à la prospérité de l’Agriculture, qui est la source des revenus des Propriétaires, et des salaires des Artisans. Ces arrangements assuraient aux Seigneurs la jouissance du revenu, de leurs terres et les profits de leurs richesses d’exploitation, et aux Colons la subsistance et les gains dus à leurs travaux. La différence des avantages et des avances faites par le Seigneur donateur à ceux qui recevaient sa terre, a fait naître la différence de la nature et de la quotité des redevances que nous trouvons variées à l’infini. Il parait que lorsque la terre était donnée à quelqu’un en état de l’exploiter, et à qui il fallait peu ou point d’avances de la part du Seigneur, c’était le cas des censives, qui ne sont que l’engagement d’un loyer perpétuel. Il paraît que lorsque le Seigneur donnait non seulement la terre, mais encore les bestiaux, les bâtiments et les instruments propres à la mettre en valeur, c’était le cas des redevances en champarts et corvées : ce qui revient assez aux arrangements qui se font encore aujourd’hui pour les terres exploitées par des Métayers, où les Propriétaires partagent les récoltes et le profit des bestiaux, et fournissent aux Métayers les avances de l’exploitation.
Une chose jette beaucoup de confusion sur notre ancienne Histoire. Ceux qui l’ont écrite, n’ont pas assez distingué la servitude de la glèbe, de l’esclavage ou de la servitude personnelle et proprement dite. La première résultait des contrats faits entre les Seigneurs et ceux qui étaient soumis à cette sorte de servitude ; en vertu de laquelle, la terre, la maison, les meubles et les bestiaux concédés par le Seigneur lui revenaient de droit naturel, lors de la mort, sans enfants, de celui qui les avait reçus, ou lors de son expatriation absolue et constatée, qui rompait le contrat, en privant le Seigneur des redevances, lesquelles étaient pour ainsi dire le prix de l’espèce de vente qu’il avait faite. Cette servitude territoriale est la seule qui put assujettir, régulièrement et sans désastre, à des corvées, et par conséquent la seule que nous ayons à examiner ici. L’autre servitude, personnelle et arbitraire, est née de l’abus du pouvoir des Seigneurs, et des usurpations, fréquentes dans le désordre des guerres féodales. Ces deux espèces de servitude, l’une légitime et l’autre injuste et contraire à toutes les Lois du Droit naturel, ont existé en même temps. Nos Historiens modernes ont souvent pris l’une pour l’autre ; et de là, les différents Tableaux du Gouvernement Féodal, que quelques-uns ont trouvé admirable, tandis que les autres l’ont regardé comme le comble du délire de l’injustice et de la barbarie. Pour moi j’ose croire que ce Gouvernement ne méritait en lui-même, ni les éloges outrés qu’il a reçus, ni les satires amères qu’on en a faites. C’était un Gouvernement imparfait qui, dans ses plus beaux jours, était susceptible de grands abus ; mais peut-être moins destructeurs que ceux qui se sont glissés depuis dans d’autres Gouvernements imparfaits, dont la forme paraît plus régulière. C’était un Gouvernement qui se formait, plutôt qu’un Gouvernement formé. La division extrême des intérêts, et le défaut d’autorité tutélaire qui protégeât les faibles contre les puissants, rendaient la durée de ce Gouvernement impossible. Les progrès de la discipline militaire, et l’invention de la poudre à canon, qui ont rendu les guerres plus savantes, plus régulières et beaucoup plus dispendieuses, ont précipité sa destruction. Il n’a plus été possible de faire le service militaire, au lieu de le payer. Il a fallu que les Souverains eussent des fonds pour les dépenses de l’artillerie, et par conséquent qu’ils levassent des impôts. Dès qu’ils ont eu des impôts réguliers pour subvenir aux dépenses de leurs guerres, ils ont eu des guerres plus longues ; et pour les soutenir il leur a fallu des troupes salariées, attendu que le service féodal le mieux rempli, n’obligeait que pour un temps limité. Dès que les Souverains ont eu des troupes à leur solde, la Noblesse a brigué de l’emploi dans ces troupes. Dès qu’ils ont levé des impôts, les Seigneurs les ont environnés pour en obtenir des grâces, et ont cessé d’être les Entrepreneurs et les grands Inspecteurs de la culture de leurs domaines. Alors l’ordre des Fermiers, Associés et Lieutenants des plus grands Propriétaires pour le bien de la Nation, cet ordre respectable a pris naissance ; les autres Colons ont été salariés. Ces Fermiers payent en rigueur au Propriétaire le fermage des terres qu’ils cultivent, et l’impôt au Souverain ; les Colons salariés ne reçoivent que la rétribution nécessaire pour leur subsistance, à laquelle leur temps et leur travail sont consacrés. Dans cet état la corvée, ou toute autre chose, qu’on exigerait de ces deux classes de Citoyens, au-delà de ces arrangements, ne présenterait qu’une exaction préjudiciable à la prospérité de l’État, et qu’une subversion de l’ordre de la Société ; ce qu’on n’aperçoit point du tout dans les droits de corvées dus par les Serfs de la glèbe à leurs Seigneurs, et qui étaient, comme, ils le sont encore en Pologne, l’effet d’un contrat. C’est donc à tort que l’on a cru trouver dans les corvées féodales, une raison pour justifier la corvée des chemins, puisqu’elles ne sont en aucunes manière de la même nature ; que les premières étaient la suite de conditions justes et avantageuses au corvéable, et que les secondes ne sont pour lui qu’une surcharge au-delà de ce qu’il doit et peut payer à la chose publique. Aussi ces dernières sont-elles visiblement ruineuses pour l’État, et les premières pouvaient ne l’être pas.
[3] Une Personne respectable a pensé que cette évaluation était trop forte. Je suis parfaitement convaincu qu’en cela, cette Personne s’est trompée ; mais, quand on en rabattrait la moitié, quand on en rabattrait les trois quarts, ne serait-ce rien, qu’une perte de quinze-cent pour cent, sur un travail public ? Et cela ne crierait-il pas suffisamment au remède ?
[4] En Angleterre même, où ils ne payent guère directement que quatorze deniers pour liv. de leur revenu, ils croient être francs du reste. Ils ne s’aperçoivent pas qu’ils sont écrasés par des impositions indirectes, par des Excises, qui leur coûtent le double de ce qu’elles rapportent à l’État, et qui, par leur variation, exposent leurs Fermiers au danger terrible pour eux, pour les Propriétaires et pour la Nation, de ne pouvoir évaluer, en contractant leurs baux, les charges dont leur exploitation sera grevée ; ce qui les oblige à payer souvent ces charges aux dépens de leurs avances, et ce qui est ainsi une cause perpétuelle et sourde d’appauvrissement pour cette Île célèbre, qui n’a encore vu que la moitié du chemin qui devait la conduire à une prospérité solide.
[5] Voy. l’Agricult. par écon. de M. Maupin.
Dans les pays de vignoble, la dégradation suit une marche différente, mais qui revient au même pour les conséquences. Le Vigneron qui se trouve surchargé par un impôt imprévu, n’a plus le moyen de payer assez de journaliers, ni assez habiles, ni celui de se procurer des fumiers en quantité suffisante. La vigne mal façonnée et mal fumée produit moins. Le Vigneron appauvri par la diminution de récolte, qui se joint à la surcharge, ne peut faire les frais d’une vendange dirigée avec une lenteur intelligente ; il ne peut faire trier, et encore moins égrapper le raisin ; le vin devient plus mauvais. La diminution de qualité et de quantité le met hors d’état d’acheter du bon plant, quand il faut renouveler sa vigne. Il en vient enfin, à être obligé de cultiver quelques arpents de mauvais blé noir, pour se procurer la subsistance que la médiocre valeur de son vin lui refuse. Les vignes dégradées, et en quelque façon abandonnées, deviennent dans un état presque sauvage ; rampantes, si elles ne trouvent point où s’accrocher ; en hautins, si elles rencontrent quelques arbres. À la récolte on cueille rapidement tout le raisin, vert, mur, pourri, comme il se trouve ; on le jette dans une cuve, où on le laisse bouillir, et de laquelle il sort du vin comme il plaît à Dieu. Et le revenu de la plus riche culture du territoire est alors réduit à zéro, ou bien peu s’en faut.
[6] On estime que le produit net de la culture se partage de manière que les Propriétaires des terres ont les quatre septièmes, l’impôt deux septièmes, et la dîme un septième. Sur un anéantissement de six mille francs de produit net, causé par la perte du temps qu’auraient employé à la culture les Colons, qu’on en détourne pour faire sur les chemins un travail de cent francs, il y a donc environ 1 700 livres de perte pour le Roi, 3 400 livres pour les Propriétaires, et 850 livres pour les Décimateurs. Il est évident par là, que ces derniers qui ont un très grand intérêt à la construction et à l’entretien des chemins pour débiter avantageusement leurs dîmes, et qui souffrent une perte si considérable par les conséquences de la corvée, doivent concourir, à raison de cet intérêt, à la contribution nécessaire pour suppléer à la corvée et pour accroître leurs revenus, en construisant et réparant les chemins à prix d’argent.
[7] On dit, il est vrai, qu’il y a tant de chemins ouverts dans la Généralité de Caen, qu’il n’y a point ou presque point de Paroisses qui y fussent dispensées de corvées par leur éloignement des routes, et qu’ainsi l’arrangement qu’on a pris revient à peu près au même que si l’on avait réparti la dépense des chemins sur toute la Généralité. Je ne crois point cependant que cela revienne au même, à moins que toutes les Paroisses ne fussent dans le cas d’y travailler chaque année, ce qui n’est pas vraisemblable ; car si la dépense des chemins porte sur toutes les Paroisses alternativement, et non pas sur toutes à la fois, il en résulte seulement qu’elles ne sont surchargées que l’une après l’autre ; et quoique cette surcharge soit incomparablement moindre que n’était celle de la corvée, il s’ensuit toujours que leur sort est beaucoup moins avantageux que si elles avaient tous les ans à supporter une dépense égale, régulière et plus modique. D’ailleurs en joignant à la taille de toute la Province, la répartition générale de la contribution qui supplée à la corvée, un grand nombre de Particuliers qui étaient exempts de corvée, et qui ne le sont point de taille, concourent à la dépense des chemins et au soulagement de la Province. Ce qui ne peut arriver, quand on ne fait payer la contribution qu’à ceux qui auraient été obligés de marcher à la corvée dans l’année.
[8] Je n’ai pas voulu surcharger ce petit Ouvrage de détails de calculs fastidieux ; mais s’il trouve des contradicteurs, j’aurai l’honneur de leur répondre, et de publier alors les Éléments des mes calculs et mes pièces justificatives.
[9] C’est sans doute un grand bien que d’accoutumer peu à peu les Citoyens, à ne pas se regarder comme absolument étrangers à la chose publique ; de leur faire voir que l’on cherche leur bien, que l’on consulte leur goût, que l’on compte leurs voix, que l’on pèse leur opinion ; et de diriger ainsi les travaux utiles à l’État, non pas avec la tournure impérieuse des simples émanations de l’autorité, mais comme les arrangements économiques d’une Administration paternelle. Si l’on voulait songer combien ces petites choses et ces légères attentions peuvent, par degrés, élever l’âme de l’Homme et du Citoyen, lui inspirer le sentiment noble et doux de la dignité de son état, étendre ses lumières, faire germer le bonheur et la vertu chez une Nation ; on verrait, avec un transport de joie, que les soins du Gouvernement, qu’on a cru si pénibles, pourraient se réduire à un nombre très borné de moyens faciles et précieux d’enchaîner l’obéissance des hommes, par leur intérêt et par leur amour.
[10] Les grands Propriétaires pourraient se faire représenter dans ces Délibérations par leurs Régisseurs, leurs Receveurs, ou leurs Fermiers.
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