De la vérification des pouvoirs et des enquêtes parlementaires
Premier article
[Le Siècle, 19 novembre 1846.]
La plus grave question qui se soit élevée dans la courte session qui a suivi les élections générales est celle des enquêtes parlementaires. Un honorable député, dont les travaux sur l’Irlande ont été appréciés de l’Angleterre comme de la France, se propose de traiter cette question dans toute son étendue. Nous recommandons ses recherches consciencieuses à l’attention de nos lecteurs.
DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET DES ENQUÊTES PARLEMENTAIRES.
Premier article.
État des choses en France.
Il existe dans notre code constitutionnel une lacune importante, capable d’exercer une funeste influence sur le sort tout entier du régime parlementaire, et que la vérification des pouvoirs, à la suite des dernières élections, a rendue manifeste à tous les yeux.
Dans tous les pays où le gouvernement représentatif est en vigueur, à côté des lois qui instituent les corps électifs, se trouvent placées un certain nombre de règles au moyen desquelles se vérifie la validité de l’élection. Chacune de ces règles est une garantie constitutionnelle. Il ne suffit pas, pour qu’il y ait une élection vraie et une représentation réelle, de convoquer des collèges électoraux, de faire des scrutins, de produire des procès-verbaux d’élection. L’élection a-t-elle été régulière ? A-t-elle été libre ? A-t-elle été honnête et pure ? Telles sont les questions qui tout d’abord se présentent. Et s’il était vrai qu’aujourd’hui, dans l’état de notre législation parlementaire, il n’existât pour la solution de ces questions aucun procédé régulier, on pourrait dire que nous possédons, il est vrai, le principe de tout gouvernement libre, l’élection ; mais que nous n’en avons point la principale garantie.
La charte constitutionnelle ne contient absolument aucune disposition sur ce sujet, qui est à peine effleuré dans le présent règlement de la chambre. L’art. 3 de ce règlement se borne à dire qu’aussitôt après la formation de son bureau provisoire, la chambre, partagée en 9 bureaux tirés au sort, procède à la vérification de ses pouvoirs. L’art. 4 ajoute : « Les procès-verbaux d’élection sont, avec les pièces justificatives, répartis entre les 9 bureaux, et chacun d’eux nomme un rapporteur chargé de présenter à la chambre le travail de son bureau. »
« La chambre, porte enfin l’art. 5, prononce sur la validité des élections, et le président proclame députés ceux dont les pouvoirs ant été déclarés valables. »
On voit bien par ces dispositions qu’on admet une contestation possible sur les élections dont le procès-verbal arrive à la chambre, et puisque le président proclame députés ceux dont les pouvoirs ont été déclarés valables, il en résulte que la chambre peut ne pas valider l’élection, et, par voie de conséquence, qu’elle peut l’annuler,
Mais comment, en pareil cas, doit-elle procéder ? Dans quelles formes ? Par quels moyens d’information ? À quels signes reconnaîtra-t-elle une élection régulière qu’il faille ratifier ou une élection vicieuse qu’elle doive anéantir ? Le droit de vérification implique le droit d’enquête. Comment et par qui se fera l’enquête ? Auta-t-elle lieu de droit devant le bureau auquel est échu l’examen de l’élection contestée ? Mais comment un bureau composé de 50 membres pourra-t-il se livrer à cette enquête ? Sera-ce devant une sous-commission déléguée par le bureau ou devant une commission composée de membres nommés par tous les bureaux de la chambre ? Où trouver la solution de ces questions ? Et qui aura le droit de provoquer l’enquête parlementaire ? À quelles conditions ce droit pourra-t-il être exercé ? Faut-il que la chambre ordonne l’enquête toutes les fois qu’elle est demandée et qu’un fait de corruption est allégué ? Quelle est la garantie que ce fait est vrai ? Si le plaignant en impose, quel sera son châtiment ? Afin de ne point aller au hasard, exigera-t-on du plaignant qu’il produise des déclarations écrites de témoins ? Mais ce sera discréditer à l’avance les témoignages invoqués. Comment fera donc la chambre, qui ne peut exiger des témoignages anticipés sans en détruire la valeur, et qui, à leur défaut, manque absolument d’indices pour se décider ?
Cependant voici l’enquête ordonnée, et la commission cite devant elle des témoins. Ces témoins doivent-ils prêter serment ? Peut-on les récuser ? Quelles seront les causes de récusation ? La partie intéressée peut-elle leur opposer d’autres témoins ? S’ils refusent de parler, peut-on les condamner à l’amende ? S’ils mentent, sont-ils passibles de la peine appliquée au faux témoignage ? Et si ces témoins refusent même de comparaître ? Et s’il y a parmi eux des fonctionnaires publics qui aient reçu du gouvernement l’ordre de ne pas faire leur déposition ? Et l’enquête sera-t-elle publique ? À défaut de publicité, se fera-t-elle du moins en présence des principaux intéressés ? Et une fois faite, qui la paiera ? etc., etc. Si l’on creuse la matière, combien d’autres questions se présentent ! Toute élection, pour être valable, doit avoir été libre et pure ; mais en quoi consiste la corruption qui peut l’invalider ? En Angleterre, cinquante lois depuis un siècle et demi ont été faites pour définir tous les cas de corruption qui vicient le mandat électoral. À part quelques articles de notre code pénal faits pour les tribunaux et non pour la chambre (les art. 109 110, 111, 112 et 113), qu’y a-t-il dans nos lois qui se réfère à cet objet ? Et puis quels sont les faits qui, sans constituer un crime ou un délit, sont de nature à motiver l’annulation de l’élection ?…
… Il faut le reconnaitre, rien, absolument rien, dans l’état de notre législation, ne fournit une réponse certaine à ces questions. Il ne faudrait pas sans doute du silence de nos lois sur ce point conclure que ces questions, quand elles se présentent, doivent demeurer sans solution. La commission d’enquête nommée en 1842 pour la vérification des pouvoirs des députés élus par les arrondissements de Langres, de Carpentras, d’Embrun et Briançon, ne déclina point la tâche qui lui était imposée, sous le prétexte que la loi ne lui venait pas suffisamment en aide. En l’absence de dispositions précises et formelles, la commission d’enquête prit pour base de ses opérations le droit nécessaire et souverain de la chambre. La chambre n’existerait pas si elle n’avait pas le moyen de vérifier les pouvoirs de ses membres, et elle ne serait pas un pouvoir souverain si cette vérification pouvait être l’œuvre d’un autre pouvoir qu’elle-même. Or, le droit de vérifier les pouvoirs ne se comprend pas sans le droit de s’enquérir. Et qu’est-ce qu’un droit d’enquête, sans le droit d’entendre tous témoins particuliers ou fonctionnaires, et de les contraindre à comparaitre s’ils refusent de venir ?
Tous les pouvoirs qu’a exercés dans cette circonstance grave la commission d enquête de 1842 étaient sans doute des conséquences logiques du premier principe posé ; la commission a donc eu grande raison de s’attacher au principe fécond qui lui a servi de guide, et qui pouvait seul sauver le droit et la dignité de la chambre ; dans des circonstances analogues toute autre commission d’enquête devrait sans doute agir de même et suivant la même tradition. Mais le ferait-elle ? Et que serait-il arrivé, même en 1842, si la commission d’enquête, au lieu d’agir sous l’inspiration de la dignité parlementaire, eut subi une autre influence ? Que serait-il arrivé si elle eût été moins résolue à triompher des obstacles qui lui étaient opposés ; si quelque difficulté grave s’étant produite dans son sein, elle eût été obligée d’en référer à la chambre ? Et si la chambre d’alors eût été comme celle d’aujourd’hui, croit on que la commission d’enquête fût arrivée au terme de ses travaux, et que le précédent important qu’elle a créé eût pu être obtenu ? Non : il est évident que l’enquête n’eût pas même été ordonné ; ou si on l’avait commencée, c’eût été pour la faire aboutir à un déplorable avortement. Il serait alors arrivé la meme chose que l’on a vue après les élections de 1846. Toutes les protestations contre la fraude et contre la corruption eussent été traitées de chimériques ; des élections dont l’enquête a montré les vices eussent été validées sans discussion ; et l’on dirait aujourd’hui qu’il n’y a pas eu de manœuvres commises, parce qu’il n’y en aurait point eu de constatées, à peu près comme si l’on disait qu’il ne se commet point de crimes dans de certains pays sauvages, parce qu’il n’y existe point de justice. Il y a évidemment ici une lacune dans nos lois.
En présence de ce vide et des désordres qui en découlent naturellement, bien des gens sont pourtant d’avis que le mieux, après les élections, est de les valider toutes et de ne point ordonner d’enquêtes. On ne parle point ici de ceux qui délestent d’une haine profonde les enquêtes parlementaires et les repoussent précisément à cause de l’efficacité qu’ils leurs croient. Avec ceux-ci il n’y a point à discuter, et leur réprobation est un argument. Mais l’opinion qui mérite un examen, c’est le sentiment de ceux qui de très bonne fois sont alarmés des mouvements, du trouble, des complications que fait naître une vérification de pouvoirs trop controversée, et qui croient qu’à tout prendre mieux vaudrait glisser sur de pareilles difficultés que de les approfondir.
Ceux qui pensent ainsi se fondent d’ordinaire sur deux raisons principales : la corruption, disent-ils d’abord, n’est qu’un rare accident dans nos élections ; et cependant à chaque élection on se plaint de manœuvres, d’intrigues, de vénalité, de corruption ; faudra-t-il donc qu’à chaque élection générale il y ait un certain nombre d’enquêtes au prix de toutes les difficultés et de toutes les perturbations dont les enquêtes sont l’occasion ? Faudra-t-il qu’un mal rare et restreint soit combattu au moyen d’un autre mal étendu et permanent ? En second lieu, disent-ils, à quoi servent les enquêtes ? Qu’ont-elles produit chez nous ? Que produisent-elles en Angleterre, où il s’en fait depuis deux cents ans, et où, à chaque renouvellement de parlement, on constate la corruption en la réprimant ?
Il y a dans ces deux objections bien des erreurs. La première de toutes, c’est de considérer l’intrigue et les manœuvres dans une élection comme un accident rare, anormal et très exceptionnel. Ce qui, au contraire, serait tout à fait surprenant, ce serait qu’il se fît beaucoup d’élections sans qu’il s’y mêlât plus ou moins de corruption, c’est-à-dire plus ou moins de manœuvres coupables et de criminelles intrigues. Cela a été ainsi dans tous les temps, dans tous les pays libres, parce que cela est dans la nature même des choses. Dans tous les gouvernements où le pouvoir procède de l’élection, le mandat législatif confère à ceux qui en sont investis une si grande puissance, il est pour eux la source possible de tant d’influence, de crédit, d’élévation, de fortune même ; il apporte aussitôt dans leur existence tout entière un changement si considérable, qu’on conçoit sans peine le prix immense que prend, aux yeux de quiconque le convoite, le suffrage de ceux dont ce mandat dépend. Or, que ne fera pas, pour se procurer ces suffrages, l’homme qui ne sait pas modérer ses désirs, et que son ambition aveugle ? Il faudrait oublier absolument toute l’histoire de l’humanité, et méconnaître la portée naturelle des passions, pour ne pas juger les entraînements propres à l’ambition parlementaire ; celle-ci est sujette aux mêmes écarts que les autres passions humaines, à des écarts plus grands peut-être, parce que son objet est plus élevé ; tantôt ses excès se renfermeront dans la violation des lois que la morale seule condamne ; tantôt ils iront jusqu’au délit, jusqu’au crime même que la loi punit. Ce qu’on peut assurer, c’est que l’ambition parlementaire s’égarera : car on ne saurait concevoir un grand intérêt, une grande passion, sans admettre comme corollaire obligé un excès possible, et dans un nombre de cas donnés, un excès certain.
L’établissement de la liberté politique chez un peuple y fait naître une source de passions et par conséquent d’excès et de délits qui n’y existait pas auparavant. Dire qu’il peut se passer une grande lutte électorale sans qu’il y ait eu des désordres commis, sans vénalités, sans violences, sans pratique de corruption, c’est comme si l’on disait qu’il peut y avoir de nombreux rapports sociaux parmi des hommes sans qu’il se commette des attentats contre les personnes et contre les propriétés. Remarquez que plus la liberté représentative dure et se développe dans un pays, plus il est naturel que les désordres et les excès qui naissent de l’élection s’y multiplient. Car le prix des suffrages, les avantages honnêtes ou illégitimes qu’on en retire étant mieux connus et plus sentis, l’élection est chaque jour plus recherchée et devient l’objet de passions plus ardentes, plus diverses et moins contenues. C’est la même raison pour laquelle, à mesure que les sociétés se civilisent et que la propriété acquiert plus de valeur, il s’y commet plus de vols. Et c’est là ce qui montre ce qu’a d’insensé le langage de ceux qui s’étonnent de voir la corruption politique durer encore dans des pays où il y a des lois pour la combattre. Autant vaudrait se montrer surpris de ce qu’il se commet chez tous les peuples de la terre des larcins et des assassinats, quoique toutes les législations contiennent des peines pour protéger la vie et la propriété des citoyens.
On parle de faits de corruption existant encore en Angleterre, malgré toutes les enquêtes depuis longtemps pratiquées ; mais on ne dit pas la corruption qui existerait si aucune loi ne travaillait à la détruire. Qui donc déclare inutiles et impuissantes les lois criminelles et pénales, parce qu’en même temps qu’elles sévissent, il se commet encore des délits et des crimes ? — Même après l’établissement chez nous de bonnes lois pour frapper la corruption électorale, il y aura encore beaucoup de corruption ; cela est inévitable ; pour supprimer le délit, c’est-à-dire l’excès, il faudrait abolir la passion, et d’abord l’intérêt qui la produit. Ce serait assurément poursuivre une chimère que de vouloir la vie politique et ses libres allures sans aucune de ses licences ; pour moi, lorsque je vois des élections générales se faire sans qu’aucune enquête intervienne, je n’en tire point la conséquence que toutes les élections ont été pures ; je suis bien plutôt tenté de penser qu’un grand nombre de désordres ont été commis, puisqu’aucun n’a été réprimé. Il existe un pays très commerçant et très civilisé où l’on n’intente pas un seul procès de banqueroute. Est-ce parce qu’il y a peu de banqueroutes ? Non ; c’est parce qu’il s’en commet trop. Attendrons-nous qu’en fait de corruption politique le mal en soit venu à ce point de n’en être plus un ? La où ce mal n’est plus poursuivi, ne dites pas qu’il n’existe point ; dites plutôt qu’il est devenu si grand qu’on a renoncé à le combattre.
Faut-il, en terminant sur ce point, répondre à l’objection de ceux qui, reconnaissant que des excès fâcheux se commettent dans les élections, seraient d’avis qu’on en annulât quelques-unes, mais voudraient qu’on le fît sans enquête ? Qui ne voit que c’est poursuivre la fin sans le moyen ? Comment la chambre briserait-elle une élection si, par une enquête préalable, elle ne prenait le moyen de s’éclairer ? Que dirait-on d’un tribunal qui, pour éviter les difficultés et les scandales d’une procédure criminelle, condamnerait le prévenu sans entendre les témoins ?
Disons-le, toutes ces objections contre les enquêtes parlementaires ne supportent pas un examen sérieux. Ce qui est sérieux, ce qu’il faut reconnaître vrai avec les hommes sincères de tous les partis, c’est qu’il y a dans cette matière des difficultés graves, soit qu’il faille définir les manœuvres électorales capables de vicier l’élection, soit qu’il y ait lieu d’organiser le pouvoir chargé de prononcer sur les élections contestées. Ces difficultés reconnues, faut-il renoncer à les vaincre et abandonner une question dont la solution intéresse l’essence même du gouvernement représentatif ? Non, sans doute. Ce qu’il faut faire, c’est chercher consciencieusement et avec patience le remède applicable au mal constaté. Livrons-nous donc à cette recherche. Mais avant d’examiner comment il conviendrait de régler chez nous la vérification des pouvoirs et les enquêtes, peut-être ne serait-il pas sans intérêt de savoir où l’on en est sur ce point dans le pays qui nous a précédés dans la voie du gouvernement représentatif. Voyons donc quel est à cet égard l’état des choses en Angleterre. Ce sera le sujet de l’article suivant.
Deuxième article
[Le Siècle, 27 novembre 1846.]
DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET DES ENQUÊTES PARLEMENTAIRES.
ARTICLE SECOND.
État des choses en Angleterre.
Il y a dans la loi à faire contre la corruption électorale, deux choses que l’on est enclin à mêler, et qu’il faut cependant distinguer avec grand soin. Ces deux choses sont : 1° la répression judiciaire, qui s’obtient au moyen de lois pénales dont les tribunaux font l’application ; en second lieu la répression parlementaire, qui résulte des lois politiques exécutées par la chambre elle-même.
Ces deux choses peuvent sans doute quelquefois concourir et se trouver en harmonie l’une avec l’autre, mais elles peuvent aussi, et c’est le plus souvent, s’isoler l’une de l’autre, se contrarier même, et elles procèdent de deux ordres d’idées très différents qu’il importe de ne jamais confondre.
Il arrive sans cesse en effet que des désordres graves, constituant des délits, des crimes même prévus par la loi pénale, et propres à mettre en mouvement l’autorité judiciaire, se passent dans le cours d’une élection, sans qu’il y ait lieu d’en conclure que l’élection doive être annulée, et par conséquent sans que la chambre ait à intervenir. Tel est, par exemple, le cas où un député est élu en dépit des manœuvres criminelles de son adversaire. Apparemment la chambre ne brisera par son élection pour le punir du fait de son concurrent. Cependant l’action de la justice criminelle n’en aura pas moins son cours si les manœuvres commises peuvent tomber sous sa juridiction.
D’un autre côté, il peut se faire que l’élection, moralement attaquable, doive être annulée par la chambre, sans qu’il s’y rencontre un seul fait qui puisse être, de la part d’un corps judiciaire, l’objet d’une répression pénale. Ainsi, par exemple, la loi anglaise déclare nulle l’élection si à son occasion le candidat a hébergé les électeurs (art. 22 de la loi anglaise du 10 août 1842) ; et en 1843, la chambre des députés de France a annulé pour le même fait l’élection de M. Pauwells, élu par le collège électoral de Langres. Cependant c’est un fait auquel la justice criminelle n’a rien à redire. Bien d’autres exemples analogues pourraient être cités ; mais l’on comprend sans peine comment de certaines manœuvres peuvent troubler la pureté de l’élection et entraîner sa nullité, quoiqu’elles ne constituent ni crime ni délit, et comment des délits et des crimes peuvent s’y rencontrer, sans qu’il y ait rien d’imputable au candidat qui a triomphé, par conséquent sans que la liberté et la pureté de l’élection aient été en rien altérées.
Placés ainsi, chacun dans la sphère qui lui est propre, le pouvoir parlementaire et le pouvoir judiciaire procèdent dans une entière indépendance mutuelle. Car tous deux sont des pouvoirs souverains, en ce sens qu’aucun des deux n’a de contrôle à exercer sur l’autre. Ce serait une erreur de penser qu’en aucun cas, excepté sur l’ordre d’une loi formelle, l’autorité judiciaire dût s’arrêter devant une considération parlementaire. Elle a le droit d’intervenir partout où il y a des délits à réprimer, et elle peut aujourd’hui déclarer criminels des faits qui, dans un rapport émané de la chambre, auraient été signalés comme parfaitement légitimes. S’il en était autrement, la justice, qui n’est soumise qu’à la loi, serait subordonnée au parlement, et ce serait la confusion des pouvoirs.
D’un autre côté, l’indépendance de la chambre est au moins égale ; si elle était inégale, ce serait pour être supérieure ; et quand elle apprécie des faits, elle n’a point à se préoccuper du jugement qui en a été ou qui pourra en être porté par le pouvoir judiciaire auquel ils seraient en même temps déférés. La chambre pourra demain déclarer honnêtes et réguliers des faits qu’aujourd’hui le tribunal a flétris comme immoraux et criminels. S’il en était autrement, que deviendrait sa souveraineté ? Qu’arriverait-il si l’admission d’un seul de ses membres pouvait être subordonnée au jugement d’aucune cour de justice ? Et que l’on y prenne bien garde, alors même que des oppositions éclatent entre la sentence du juge et la décision du parlement, il n’y a point conflit entre eux. Le conflit proprement dit se manifeste entre pouvoirs de même nature ou aspirant concurremment à remplir la même fonction. Ici il y a deux puissances de nature diverse, accomplissant chacune un office différent ; deux puissances parallèles qui marchent côte à côte sans jamais pouvoir se heurter, et qui, alors même qu’elles se contredisent, ne se choquent pas, parce qu’elles restent toujours chacune sur le terrain qui lui est propre, et que s’il leur arrive de toucher au même objet, elles le prennent toujours par un côté différent. Dans une manœuvre électorale l’enquête du juge cherche le délit qui a blessé les lois générales de la société ; l’enquête parlementaire poursuit le fait qui a faussé la liberté de l’élection. Peu importe pour le juge l’appréciation de la manœuvre par la chambre ; peu importe pour la chambre l’appréciation du juge sur le crime. Le pouvoir judiciaire connaît des délits électoraux par la raison générale que tout ce qui constitue un crime ou un délit est de sa compétence. De son côté, la chambre a qualité pour apprécier les mêmes faits, non parce qu’ils constituent des délits, mais parce qu’ils sont un des éléments de l’élection, dont elle seule a le droit de déclarer le vice ou la validité.
Nous disions tout à l’heure que dans tous les cas le pouvoir judiciaire et le pouvoir parlementaire étaient essentiellement indépendants, et que l’un ne pouvait jamais être subordonné à l’autre. Il y a cependant deux cas où l’autorité judiciaire fléchit devant la puissance du parlement. Le premier, c’est lorsque la chambre étant outragée par un journal, juge convenable de réparer elle-même l’offense qu’elle a reçue ; dans ce cas elle enlève à la justice son glaive et se fait justice à elle-même. Le second cas est plus grave encore que le premier : c’est celui où une diffamation étant commise à la tribune par un député, il est interdit aux tribunaux d’intenter aucune poursuite. Dans le premier cas la justice ne change que de main, dans le second elle est suspendue. Quelque élevé que soit le pouvoir qui applique les lois, celui qui les fait est placé encore plus haut ; et l’indépendance de celui-ci est la première de toutes les nécessités. Cette indépendance n’existerait pas si le député qui discute les lois, et qui dans un gouvernement libre ne peut les discuter que publiquement, pouvait être recherché devant les tribunaux pour les paroles qu’il a prononcées dans l’exercice de son mandat parlementaire. La raison veut, d’accord avec la loi, que dans ce cas la justice soit désarmée. À la vérité, fort de cette inviolabilité, le député pourra à la tribune commettre impunément des délits, des crimes même, que nul tribunal ne pourra punir. Mais on considère que ce mal est, à tout prendre, secondaire, comparé à l’inconvénient qu’il y aurait pour la chambre d’être incessamment soumise aux investigations de la justice. Tel est le privilège parlementaire, qu’à la tribune le député couvre tout ce qu’il s’approprie ; et une grande erreur a été commise par ceux qui ont prétendu que les auteurs d’une protestation électorale pouvaient être poursuivis en justice pour cause d’injure ou de diffamation en conséquence des faits contenus dans une protestation et révélés à la tribune. La protestation, quel que soit son texte, ne constitue point par elle-même un délit ; alors même qu’elle est répréhensible, elle ne devient punissable qu’en conséquence de la publicité qu’elle reçoit. Le délit, s’il y en a un, est donc, à vrai dire, l’œuvre du député, dont la voix seule a créé la publicité qui, en matière de diffamation, est le délit même. Il n’y a ici de coupable que celui qui ne peut pas, qui ne doit pas être poursuivi.
Sauf ces deux exceptions que nécessitait le principe essentiel de l’inviolabilité parlementaire, les deux pouvoirs peuvent fonctionner dans la plénitude de l’indépendance propre à chacun d’eux ; et le moindre tribunal correctionnel a, en principe et au point de vue de la répression, tout autant le droit de s’enquérir des scandales arrivés dans une élection, que la chambre a le droit de s’en émouvoir au point de vue parlementaire. C’est là du moins la théorie dans tous les pays constitutionnels et où le régime parlementaire est en vigueur ; c’est aussi celle qui prévaut en Angleterre.
Cependant, il faut tout d’abord le reconnaître, en Angleterre la théorie et le fait ne sont point en harmonie ; non qu’il y ait conflit entre le pouvoir parlementaire et la justice, ce conflit, quand il éclate, comme par exemple dans le procès de Hansard et de Stockdale, est un rare accident, et d’ordinaire rien n’égale le bon accord et le respect mutuel des deux autorités ; mais la pratique et la doctrine diffèrent en ce sens qu’en théorie la justice et le parlement, ayant un droit égal, sembleraient devoir agir autant l’un que l’autre, tandis qu’en fait, en cette matière, les tribunaux se tiennent sur la réserve et le parlement seul intervient. Ce n’est pas qu’en Angleterre il manque de lois pénales contre la corruption électorale ; ce n’est pas non plus faute d’infractions à ces lois que la justice anglaise s’abstient de toute action ; un grand nombre de lois portées en cette matière à diverses époques sont toujours en vigueur et bien souvent offensées. Mais rien n’est plus rare que de voir l’application judiciaire de ces lois. Soit que les tribunaux en Angleterre et le jury lui-même, juge compétent dans ces sortes de questions, répugnent à se mêler même indirectement aux luttes politiques en connaissant d’un délit qui s’y rattache ; soit plutôt que les mœurs publiques d’un peuple libre tendent sans cesse à faire prédominer, en pareille matière, l’appréciation du parlement, qui est le grand jury national, sur les sentences de l’autorité judiciaire, toujours est-il qu’a l’heure qu’il est, la répression juridique et pénale des désordres commis dans les élections est à peu près nulle ; et, à vrai dire, il n’y a d’autre répression que celle qui résulte des investigations du parlement vérifiant les élections contestées.
Mais non seulement en Angleterre la justice s’abstient presque complètement et le parlement intervient à peu près seul dans l’examen des désordres électoraux, mais encore on voit dans beaucoup de cas le parlement anglais investi d’un droit exorbitant, qui nous paraîtrait certainement en France le résultat d’une singulière confusion de pouvoirs ; ce droit, c’est celui qui appartient à la chambre des communes d’appliquer elle-même à de certains délits, lorsque dans le cours de l’enquête elle les rencontre sur son chemin, soit la peine de l’amende, soit celle de l’emprisonnement ; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’en pareil cas le parlement anglais cumule la puissance législative et l’autorité judiciaire. Il n’y a là rien qui doive surprendre ceux qui savent la théorie anglaise de l’omnipotence parlementaire ; mais ce qu’il faut tout de suite ajouter, c’est qu’ici encore le droit est très différent du fait, et que cette omnipotence légale ne se manifeste presque par aucun acte. Si l’application s’en fait encore quelquefois, c’est un cas tout à fait exceptionnel. Le mode de procéder usuel, la vraie pratique anglaise pour combattre les manœuvres électorales et même les délits, c’est l’annulation de l’élection.
Et si l’on réfléchit à la nature même des choses, on verra que ce qui arrive en Angleterre n’est point l’effet d’un simple accident. Il est naturel que les tribunaux ordinaires commencent par se prendre au délits électoraux, comme ils poursuivent toutes sortes de délits, et qu’ensuite ils abandonnent la poursuite de ces délits complexes, mobiles comme l’opinion, et sur lesquels ils voient s’exercer, directement ou indirectement, une autre et plus puissante juridiction. Il est naturel aussi que le pouvoir parlementaire, qui, en cherchant des manœuvres électorales dans une enquête, y trouve des crimes, incline à frapper le crime en même temps qu’il fait justice de l’influence irrégulière. Mais bientôt l’expérience lui enseigne que la plus efficace répression en cette matière, comme la seule en harmonie avec ses privilèges, c’est l’annulation de l’élection. L’annulation de l’élection, voilà donc la peine véritable applicable aux désordres électoraux ; et le seul tribunal qualifié pour s’enquérir et infliger cette peine, s’il y a lieu, c’est la chambre.
Mais pour prononcer cette annulation, pour reconnaître d’abord et constater les faits qui pourront la motiver, le parlement anglais a toute une procédure, et il observe toute une série de règles écrites dans la loi. Quelle est cette procédure ? Quelles sont ces règles ? C’est ce qu’il nous reste à exposer.
Troisième article
[Le Siècle, 7 décembre 1846.]
DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET DES ENQUÊTES PARLEMENTAIRES.
État des choses en Angleterre.
En France, la vérification des pouvoirs n’étant réglée par rien, l’admission des députés, pendant les premiers jours de la législature, ressemble singulièrement à une loterie. L’un est admis à la hâte, l’autre attend son admission, sans qu’il existe aucune bonne raison du retard que subit celui-ci, et de la faveur accordée à celui-là. C’est moins une affaire de raison et de justice qu’une question de dextérité, de promptitude et de savoir faire. Honneur à qui se met le plus vite en règle ! C’est presque une course au clocher. Rien de fixé quant au mode des protestations à adresser à la chambre, rien sur le délai dans lequel ces protestations doivent être faites et transmises. Il y a une foule d’exemples de protestations reçues le lendemain du jour ou l’élection avait été validée ; il est arrivée aussi à la chambre de valider une élection nonobstant l’avis certain d’une protestation annoncée pour le jour suivant. On a vu mieux : on a vu valider une élection contestée sans que la chambre sût qu’il existait une protestation, et quoique le rapporteur en eût parfaite connaissance. Enfin, la chambre, qui semble approuver au hasard des élections vicieuses, peut annuler de même l’élection la plus irréprochable. Elle le peut, car elle se croit le droit de briser une élection sans enquête préalable. Et toutes ces choses arrivent sans qu’on puisse dire qu’il y a irrégularité et violation de la loi ; ni le règlement de la chambre ni la loi ne sont enfreints : car ni l’un ni l’autre n’ont rien prévu sur ce point. Les choses se passent très différemment en Angleterre, où tout en cette matière est minutieusement réglé.
Et d’abord le règlement de la chambre des communes fixe d’une manière précise le délai dans lequel une protestation contre une élection doit être adressée à la chambre des communes. Cette protestation, qui se fait sous la forme de pétition, a pour effet nécessaire et immédiat, quand elle se produit en temps opportun et dans les conditions légales, de provoquer un examen spécial, et pour lequel a été établie tout exprès, dans le sein du parlement, une procédure particulière, tout à la fois très compliquée, très minutieuse et très solennelle.
Pour bien comprendre l’institution dont cette procédure est le ressort, il faut tâcher d’abord de se bien pénétrer du principe qui en est l’âme et qui ne cesse de la dominer ; ce principe, essentiellement anglais, c’est que toute contestation sur la validité d’une élection parlementaire est, de sa nature, un débat privé qui se discute et se juge comme se discuterait et se jugerait un procès civil. Sans doute dans une telle querelle les questions d’ordre public se mêlent sans cesse au débat particulier ; mais c’est accessoirement ; elles sont subordonnées à celui-ci, et cela est si vrai que, sauf l’exception récemment adoptée et dont nous parlerons plus tard, il dépend de la volonté des parties intéressées d’arrêter l’affaire à quelque degré qu’elle soit parvenue, et la transaction ayant eu lieu, il n’y a plus de procès, ni question particulière, ni question d’intérêt général. Ce caractère des enquêtes anglaises, en matière d’élections contestées, nous paraît beaucoup plus bizarre qu’il ne l’est aux yeux de tout Anglais accoutumé aux principes et aux traditions de la constitution britannique.
Il est, et il était surtout avant le bill de réforme de 1832, tout à fait dans les mœurs anglaises que la possession d’un siège au parlement, quoiqu’elle procédât de l’élection, fût une sorte de propriété ayant sa valeur vénale et appréciable comme celle d’un champ ou d’une maison. La facilité avec laquelle cette propriété se transmettait de père en fils, soit à la personne que l’on désignait aux électeurs moyennant de certains arrangements secrets, avait accrédité cette opinion, et l’on en était arrivé à ce point, au commencement du présent siècle, en l’année 1800, que le parlement anglais ayant supprimé le parlement d’Irlande, vota une indemnité pécuniaire au profit de chaque membre dépouillé du siège parlementaire dont il avait la propriété reconnue, absolument comme ferait un tribunal qui, avant d’exproprier le maître d’un domaine, commence par lui en adjuger le prix.
De ce point de départ découle tout naturellement une première conséquence : c’est que s’agissant à vrai dire d’un intérêt particulier, le plaignant répond des frais de l’instance qu’il engage, et le défendeur de la résistance qu’il oppose. Ils sont dans la situation de toute partie civile. Celui qui attaque une élection doit donc, dans de certains délais et suivant de certaines formes rigoureusement prescrites, s’obliger pour la somme présumée nécessaire à l’acquittement de toutes les dépenses. Cette somme n’est pas moindre de 1 000 liv. sterling (25 500 fr.), et il faut encore que cette obligation soit garantie par un certain nombre de cautions solvables. (Art. 4 de la loi du 22 juin 1841.)
Autre conséquence procédant du même principe : La question de savoir qui restera maître du collège électoral étant le véritable objet du litige, celui qui prétend l’élection nulle comme celui qui la défend, c’est-à-dire le candidat évincé et le candidat élu, sont exactement dans la position de deux plaideurs devant un tribunal, qui ne doivent faire aucun acte de procédure sans s’en donner mutuellement avis. Nulle décision ne doit se prendre, devant la juridiction spéciale dont il s’agit, que toutes parties dûment appelées. (Art. 49 et 53 de la loi du 22 juin 1841.)
Mais ce qui montre mieux encore toute la portée du point de départ, c’est la nature du tribunal institué pour juger les élections contestées, ce sont les conditions d’indépendance et d’impartialité dans lesquelles on s’est efforcé de l’établir, ce sont les formes toutes judiciaires dont on l’a environné. Le mécanisme suivant lequel ce tribunal s’organise et fonctionne est si compliqué, qu’il n’est pas sans difficulté d’en expliquer clairement et brièvement les ressorts : cependant l’institution est trop importante pour qu’en France il ne soit pas intéressant et utile de la connaître. Essayons de la faire comprendre en donnant une courte analyse de la dernière loi anglaise qui a résumé toue les précédents en cette matière (loi du 22 juin ; longue loi en 96 articles, verbeuse et minutieuse comme toutes les lois anglaises, et dont la traduction textuelle fournirait bien un volume in-8°).
Au commencement de chaque session, le président de la chambre des communes nomme un comité général des élections (art. 22). Ce comité, appelé the general commettre of elections, est composé de six membres. Il est nommé pour toute la session (art. 26) C’est à ce comité que sont renvoyées toutes les pétitions adressées à la chambre des communes, et dans lesquelles une élection est contestée (art. 30). Ce comité ne juge point au fond les pétitions dont l’examen lui est déféré C’est un tribunal d’instruction. Il vérifie si toutes les formalités prescrites par la loi pour la régularité de la pétition ont été observées ; si elle a été signée et déposée par quelqu’un ayant qualité pour le faire, si le dépôt a eu lieu dans les délais voulus, si les engagements pris pour le paiement des frais sont en règle, si les cautions sont solvables, etc. Le comité général n’a d’autre mission que celle de mettre la procédure en état et de tout préparer pour le jugement de l’affaire qui appartient à un autre comité appelé select committee, ou comité de jugement. Le comité général, c’est la chambre du conseil ou la chambre des mises en accusation ; le comité de jugement, c’est le jury. Voici comment se forme le comité de jugement.
Le greffier du parlement dresse une liste alphabétique de tous les membres du parlement, en omettant le nom de ceux qui, aux termes des articles 37, 38, 39 et 40 de la loi, ont des motifs légitimes pour n’y être pas portés, soit à raison de leur âge, soit pour cause de maladie, soit parce que leur élection est également contestée (art. 41). Cette liste est alors transmise au comité général, qui d’abord y choisit un certain nombre de membres, soit six, soit huit, ou dix, ou douze, destinés à présider les comités de jugement (art. 43) ; on verra tout à l’heure comment seront composés les comités de jugement, mais on voit déjà qui doit les présider. Ces membres désignés pour la présidence des comités de jugement, forment ce qu’on appelle le corps des présidents (chairmen’s pannels). Aucun d’eux n’est de droit président de tel ou tel comité de jugement. Mais les comités de jugement ne peuvent être présidés que par l’un d’eux. Le corps des présidents est comme un état-major dans lequel il sera pris des présidents de comité à mesure et en aussi grand nombre que les circonstances l’exigeront. Mais avant de parler du mode suivant lequel le choix en sera fait pour chaque cas spécial, avant de dire quel sera le président, voyons comment se formera le tribunal lui-même.
Le choix du corps des présidents étant fait, le comité général divise le nombre des membres restant sur la liste alphabétique en cinq sections, dont chacune, à raison du nombre total de la chambre des communes, doit présenter un chiffre d’environ 100 à 120 personnes (art. 44). Le comité général fait ce partage aussi égal que possible, après quoi il remet son travail à la chambre des communes. Alors le greffier du parlement (the clerk), tirant au sort les cinq sections ainsi divisées, attache à chacune d’elles le numéro d’ordre dans lequel elle est sortie, et les cinq sections ou listes ainsi numérotées par le hasard sont renvoyées au comité général. C’est dans ces listes ou sections que le comité général choisit les membres des comités de jugement (art. 54). Il faut pour chaque affaire un comité de jugement, et chaque comité doit être composé de six membres, non compris le président. Ce président, pris, comme on sait, parmi les membres du corps des présidents, est désigné par ceux-ci. Tous les membres du comité de jugement sont pris dans la première section, c’est-à-dire dans la section n° 1, que le sort a déterminée. Chaque nouvelle affaire nécessitant un nouveau comité, ce comité est toujours pris dans la même section jusqu’à ce qu’elle soit épuisée ; toutefois, chaque section ne sert que pendant une semaine, après quoi c’est la section n° 2 dans laquelle le comité général fait ses choix, et ainsi de suite (art. 54).
Il semble au premier abord que de pareilles dispositions, quoique contenant de sérieuses garanties, confèrent en somme au comité général pour la composition du comité de jugement un certain arbitraire ; on voit cependant que dans la pratique cet arbitraire se réduit à peu de choses, parce qu’à côté des règles posées par la loi même, il y a celles que les mœurs ont établies.
Ceux qui jugent avec nos idées et nos passions, lorsqu’ils voient le mode d’organisation adopté en Angleterre pour le comité de jugement, se persuadent sans doute que le comité général, nommé d’abord par le président de la chambre à un certain point de vue politique, va mettre tout son savoir-faire à choisir un comité de jugement animé de certaines passions et tendant à un certain but, de telle sorte que selon que le comité général sera whig ou tory, on sera sûr que le comité de jugement sera tory ou whig. En France, la vérification des pouvoirs, quand elle est contestée, devient presque aussitôt une question de parti. Comme le gouvernement central pèse d’un grand poids dans les élections, il est naturel que toute accusation d’influence illégitime sur le vote des électeurs l’importune et irrite profondément tous ceux auxquels cette influence a profité. Il est bien sûr qu’en France il n’est pas un parti dans la chambre qui, investi d’un certain arbitraire en pareille matière, n’en fît usage immédiatement dans le sens de ses intérêts politiques et de ses passions.
Mais en Angleterre il ne peut rien arriver de pareil. Dans ce pays la vérification des pouvoirs est en général une affaire toute en dehors des partis : on sait que les cas de corruption, quand il en est révélé, ne sont pas plus imputables à tel parti qu’à tel autre, et comme en Angleterre le gouvernement n’intervient jamais dans les élections par un système général d’influence qui ressemble en rien à ce que nous voyons en France, le ministère n’a aucune raison de s’alarmer des enquêtes, pas plus que l’opposition ne peut y voir un sujet de triomphe politique. Que suit-il de là ? C’est qu’en France les partis luttent sérieusement pour entrer dans les commissions d’enquête électorale, et en Angleterre on se dispute à qui n’en sera pas. Comme la fonction de membre d’un comité de jugement est considérée comme très fatigante et très ennuyeuse, sans aucune compensation, la vertu du comité général qui nomme à cette fonction ne consiste pas à repousser ceux qui voudraient faire partie du comité, mais bien à contraindre d’accepter cette charge ceux qui, sans excuse légitime, voudraient s’en affranchir. À vrai dire, on ne conçoit d’autre partialité, dans les membres du comité général, que celle qui consisterait à omettre de désigner, pour faire partie des jurys de jugement, leurs amis particuliers. Il n’y a donc point à craindre que l’esprit de parti préside à la composition des comités de jugement. Ce que l’on pourrait redouter davantage, ce serait que les choix ne fussent influencés par quelque considération de coterie ou de camaraderie, et qu’il n’entrât ainsi dans le comité de jugement, soit des amis personnels, soit des ennemis des partis qui se disputent l’élection. C’est pour remédier à ce danger que la loi a voulu que le choix des membres du comité de jugement ne pût se faire qu’en présence de tous les intéressés, auxquels elle donne le droit de contestation et de récusation légale (art. 58).
Ce qui frappe quand on étudie avec soin cette partie de la législation, anglaise, c’est l’effort que l’on fait, non pas pour combattre la partialité politique, qui n’est point le danger, mais pour vaincre le mauvais vouloir des membres désireux d’échapper à une corvée. Il ne faut donc point s’étonner si le plus souvent, en Angleterre, le comité général fait tous ses choix sur la liste désignée par le sort tout simplement en prenant les noms dans l’ordre où il les trouve, et en écartant seulement les noms de ceux qui ont une raison personnelle et nullement politique d’être exclus ou dispensés. Pour agir ainsi, le comité général a deux excellentes raisons : la première, c’est qu’en général aucun intérêt politique ne l’incite à procéder autrement, et qu’à part les excuses ou récusations sur lesquelles il statue, il trouve sa besogne toute faite ; et puis, n’excluant personne, il a l’avantage que nul ne peut ne peut lui reprocher de l’avoir porté sur la liste. Il est à remarquer, du reste, que la désignation du comité général une fois faite est irrévocable, à moins qu’on ne l’ait fait annuler par une résolution de la chambre des communes ; et le membre qui, après avoir été ainsi choisi pour faire partie d’un comité de jugement, ne se rendrait pas à son devoir ou manquerait seulement une séance sans excuse légitime, serait mis en état d’arrestation (art. 64).
En résumé, la tâche délicate du comité général n’est pas de choisir les membres du comité de jugement, c’est de choisir le corps des présidents. Tout membre de la chambre, s’il est honorable, est bon pour être juré ; le même homme serait peut-être insuffisant pour diriger un débat. Pour choisir les membres ordinaires du comité de jugement, le comité général n’a besoin que d’honnêteté et de fermeté ; pour le bon choix des présidents, il lui faut encore du discernement.
Voilà donc le tribunal constitué ; voyons maintenant comment il fonctionne.
Quatrième article
[Le Siècle, 16 décembre 1846.]
DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET DES ENQUÊTES PARLEMENTAIRES
État des choses en Angleterre.
Nous avons vu se constituer le comité de jugement. Voyons maintenant comment il procède. D’abord chacun des membres du comité prête serment comme un juré (63) ; le tribunal siège en audience publique. Non seulement la séance est publique comme celle d’une cour de justice, mais encore il y a dans la salle un sténographe destiné à recueillir les débats ; car s’il est vrai que le comité soit juge suprême, en ce sens que sa résolution soit souveraine et inattaquable, même devant le parlement, d’un autre côté tous les actes du comité doivent tomber sous le contrôle moral du parlement, auquel ils parviendront par une publicité officielle. Le sténographe est tout d’abord assermenté.
De même que devant un tribunal criminel on commence par lire la plainte de la partie civile, ou l’acte d’accusation qui est la plainte du ministère public, on commence par lire au comité de jugement la pétition par laquelle l’élection est incriminée ; et lorsque le greffier a fait l’appel des parties intéressées et de leurs conseils et agents, l’avocat du pétitionnaire fait un exposé de l’affaire, après quoi il est procédé à l’audition des témoins. Il est à remarquer qu’en général il ne peut être entendu de témoins que sur les faits signifiés à l’avance par les parties ; à cet effet, on se remet, de part et d’autre, la liste des électeurs dont on entend contester le vote.
Le témoin prête serment devant le comité de jugement, et en cas de faux témoignage, est passible des peines appliquées à ce crime, comme il le serait devant tout tribunal du droit commun. Après avoir prêté serment, il est interrogé par l’avocat du pétitionnaire, puis par l’avocat de la partie adverse. Tout témoin, quel qu’il soit, fonctionnaire ou autre, qui, appelé par le comité, ne se rendrait pas à la citation reçue, serait aussitôt contraint par la force publique ; le comité est investi, dans l’exercice de l’enquête à laquelle il se livre, des mêmes droits et des mêmes pouvoirs que ceux qui appartiennent à tout corps de l’ordre judiciaire (art. 74). Il peut aussi, lorsque les témoins à entendre sont en Irlande, recevoir leur déposition par commission rogatoire (art. 72). Dans tous les cas de difficulté grave, et lorsqu’il s’élève quelque conflit entre la justice et le comité du parlement, par exemple, si le comité avait cité devant lui un individu qui fût retenu en prison par sentence d’un magistrat ou d’un tribunal, le comité en réfère au président de la chambre des communes. Celui-ci, s’il y a des précédents, agit en conformité ; sinon, il fait part de l’incident à la chambre des communes, la justice intervient avec sa souveraineté, et prête main-forte au comité de jugement. Remarquez à cette occasion, que la chambre des communes ne peut intervenir, dans les questions soumises au comité de jugement, que sur des incidents de forme. En aucun cas elle ne saurait concourir à la décision du fond, qui appartient tout entier et exclusivement au comité (art. 78).
L’enquête orale étant terminée, les avocats des parties sont entendus, après quoi la salle est évacuée pour la délibération du comité. Celui-ci juge sans désemparer (art. 69), et l’audience redevient publique pour le prononcé du jugement (art. 80).
En général, cette procédure se fait rapidement ; d’ordinaire l’examen et le jugement de chaque affaire ne prennent que quelques jours. C’est accidentellement qu’elles se prolongent un mois ou au-delà, ce qui cependant est d’exemple assez fréquent.
La grande question à résoudre par le comité de jugement est sans doute celle de la validité ou de la non-validité de l’élection ; et, il faut le répéter, parce que rien n’est plus contraire à nos usages, cette question, le comité la juge souverainement sans recours au parlement. Cependant à cette question, qui est l’objet principal du débat, s’en joint toujours une autre très grave aussi et très délicate quoique accessoire : c’est celle des dépens.
Il peut arriver qu’une protestation dirigée contre une élection soit reconnue mal fondée, rejetée, et l’élection validée, et que cependant l’on reconnaisse que les auteurs de la protestation out agi de bonne foi, parce que les faits allégués par eux étaient, sinon vrais, du moins vraisemblables. Dans ce cas, les auteurs de la pétition ou protestation seront-ils condamnés en tous les dépens de l’instance ? Non. Ils paieront seulement leurs propres frais ; leur principal châtiment sera d’avoir échoué. En général, le pétitionnaire est le candidat lui-même : sa peine sera de perdre son élection. Mais supposez que des débats il résulte la preuve que le pétitionnaire a agi légèrement ; qu’il a allégué des faits de manœuvres et de corruption dont il n’existait pas même d’indices plausibles ; que non seulement il a agi avec légèreté, mais encore sans bonne foi. Dans ce cas, le comité ne se bornera pas à valider l’élection et à condamner le pétitionnaire au paiement des frais faits par lui ; il le condamnera encore à indemniser le défendeur de toutes les dépenses dans lesquelles celui-ci aura été entraîné par la faute de l’autre, par exemple à tous les frais de la contre-enquête. Alors il déclarera, c’est la formule sacramentelle, que la protestation était frivole ou vexatoire (frivolous or vexatious, art. 84.). Même distinction à faire pour celui qui à tort a combattu une pétition bien fondée et défendu une élection qui est annulée : quoique vaincu, il a pu lutter de bonne foi ; mais si son opposition à la proposition est jugée frivole ou vexatoire, il est condamné à tous les frais et dépens envers celui dont la pétition a triomphé.
Mais là ne se termine pas encore la mission du comité de jugement. Nous avons dit que le litige soumis à ce comité était en quelque sorte un procès privé, une espèce d’affaire civile débattue entre deux plaideurs. Cependant tout en examinant cette question particulière, le comité de jugement rencontre sur son chemin des faits généraux qui intéressent essentiellement l’ordre public, par exemple de graves infractions imputables non seulement à l’une des parties en cause, mais encore aux autorités publiques elles-mêmes qui ont manqué à tous leurs devoirs. Dans ce cas, le comité devra-t-il se tenir muet en présence de ces graves atteintes portées au bon ordre ? Et si, ce qui arrive quelquefois, ces excès ne sont reprochantes personnellement à aucune des parties, faudra-t-il qu’en validant l’élection, le comité ait l’air d’approuver les faits répréhensibles qu’il constate ? — Non : la loi anglaise permet que dans de pareils cas le comité ajoute à sa première résolution, qui ne concerne que la validité de l’élection, une seconde résolution appelée spéciale, et par laquelle il provoque l’attention du parlement et du pouvoir exécutif sur les faits qu’il a jugés blâmables. Résumons par un exemple tout ce qui vient d’être dit sur ce sujet :
En 1827, l’élection de Coventry ayant été attaquée pour cause de violence et d’intimidation, la pétition contre cette élection, renvoyée d’abord au comité général, fut déférée par celui-ci à un comité de jugement qui, après enquête, rendit une première résolution ainsi conçue :
« 1° Resolved que l’élection de MM. Fyler et Headcote (c’étaient les membres proclamés) est valable. » En conséquence, la protestation est jugée mal fondée. Mais à cette première résolution se trouve jointe celle que voici : « 2° Resolved que la pétition contre n’est cependant ni frivole ni vexatoire. » D’où il suit que l’auteur de la protestation est considéré comme ayant agi de bonne foi, et n’est point condamné aux dépens envers les défendeurs qui l’ont emporté.
Enfin, sous forme de special report, le comité ajoute :
« Resolved qu’il apparaît au comité, que durant l’élection de Coventry, des scènes de tumulte et de sédition ont eu lieu dans la cité de Coventry, et qu’il s’y est commis des actes de violence et d’outrage envers les personnes de plusieurs électeurs ; qu’il apparaît au comité que le maire et les magistrats de la cité et du comté de Coventry ont été grossièrement coupables de négligence de leur devoir en omettant de prendre les mesures propres à maintenir l’ordre dans la cité pendant l’élection;
Qu’il apparaît au comité que durant l’élection, la conduite du maire James Weare a été particulièrement répréhensible (improper), et indigne de sa situation officielle. »
Ces résolutions, avec l’enquête qui les avait précédées, furent imprimées et mises sous les yeux du parlement, non pour être discutées, puisque le comité, juge souverain, les avait prononcées en dernier ressort, mais pour subir l’appréciation morale d’un juge encore supérieur, qui est l’opinion publique.
Tel est le mode suivi en Angleterre pour le jugement des pétitions ou protestations, en matière électorale.
Nous avons dit qu’en général toute contestation sur la validité d’une élection se poursuivait sur la demande de la partie intéressée, à ses frais personnels, comme s’il s’agissait d’un procès privé. Cela s’est, en effet, passé ainsi complètement en Angleterre, jusqu’en 1842. Mais, de cette époque date, en cette partie de la constitution anglaise, un changement considérable.
Tout le monde sait que dans les élections générales de 1841, il y eut en Angleterre beaucoup de corruption. Soit négligence volontaire des parties intéressées, soit oubli involontaire des délais dans lesquels les protestations doivent être faites, la plupart de ces élections, que l’intrigue avait souillées, ne furent l’objet d’aucune attaque. Cependant, un certain nombre de pétitions arrivèrent à temps, et des enquêtes s’ouvrirent devant des comités de jugement. Mais alors on vit arriver ce qui, du reste, était d’un usage ancien en Angleterre : les parties transigèrent avant l’issue légale du procès. Celle contre laquelle le débat tournait, prévoyant sa défaite, ne pensa plus qu’à en prévenir l’éclat et le déshonneur public ; et elle y réussit en désintéressant son adversaire à prix d’argent. L’affaire fut ainsi étouffée sous un secret compromis. C’était, il faut l’avouer, une conséquence assez naturelle du principe qui réduit la contestation d’un siège parlementaire à une question de propriété particulière.
Pour remédier à ces fâcheux compromis, la loi du 10 août 1842 a établi un certain nombre de principes tout nouveaux dans la constitution anglaise, et dont voici les principaux :
1° Désormais, à côté de l’enquête privée faite à la diligence des parties civiles, il peut y avoir, si le comité le juge convenable, ou si le parlement l’ordonne spécialement, une enquête d’ordre public.
2° Cette enquête d’ordre public peut être provoquée par une pétition ou protestation dans les formes ordinaires de tout candidat ou électeur, même après l’expiration du délai dans lequel les pétitions en cette matière doivent être adressées au parlement.
3° Que la corruption alléguée soit prouvée, ou qu’elle ne le soit pas, les frais de l’enquête sont à la charge du Trésor public, à la condition toutefois que le comité ait jugé que les allégations contenues dans la protestation reposaient sur une base plausible. (That thou was reasonable and probable ground for the allegations of the petition.)
4° Quel que soit le résultat de l’enquête, celui qui l’a provoquée peut n’avoir aucun frais à payer s’il a agi de bonne foi et sans légèreté ; mais comme il se peut aussi qu’il ait agi sans réflexion et avec malveillance, la loi veut que sa pétition ou plainte, pour être recevable, soit accompagnée d’une caution de 500 livres sterling (12 750 fr.), somme présumée suffisante pour répondre des dépens auxquels il peut être condamné. Il faut remarquer cependant que l’enquête, quand elle est ordonnée d’office par le comité ou par le parlement, s’exécute sans dépôt préalable d’aucune somme par une partie privée. C’est alors l’échiquier qui, tout d’abord, est mis à contribution ; et comme une pareille procédure est très compliquée et a besoin, pour bien marcher, d’être conduite par quelqu’un dont ce soit l’affaire propre, le président de la chambre (the speaker) nomme dans ce cas un agent spécial (c’est d’ordinaire un homme de loi),dont l’office est de suivre depuis le commencement jusqu’à la fin toutes les phases de cette procédure. Cet agent est une espèce de procureur du roi ou plutôt du parlement chargé d’un véritable ministère public.
5° Remarquez que cette enquête d’ordre public, quel qu’en soit le résultat, ne peut jamais affecter au fond la validité d’une élection particulière ni servir de base à une annulation. La question de validité des élections demeure toujours soumise entièrement aux règles spéciales exposées plus haut. Désormais il y a un moyen de constater les faits qui intéressent l’ordre public en même temps que ceux qui touchent aux intérêts des parties civiles, mais encore ceci ne peut se faire qu’à la condition que les dispositions établies pour protéger le droit des parties civiles seront toujours observées. Les enquêtes d’ordre public n’en sont pas moins d’un grand effet. Dans tous les cas elles sont suivies d’un rapport du comité au parlement, et ce rapport a pour première conséquence de livrer tous les faits à la publicité. Le comité est d’ailleurs investi dans tous les cas d’une attribution de haute justice distributive. Il est investi d’un pouvoir discrétionnaire pour, suivant les circonstances, condamner au paiement de tout ou partie des frais de l’enquête, soit le dénonciateur qui a légèrement ou de mauvaise foi allégué des faits de corruption reconnus faux, soit les coupables eux-mêmes de corruption, si la corruption est prouvée. Ainsi deux peines menacent en Angleterre les auteurs de manœuvres coupables dans les élections : la première c’est l’annulation de l’élection, poursuivie par la partie civile ; la seconde c’est l’enquête d’ordre public, ordonnée par le parlement. Le concours de ces deux lois forme peut-être, à tout prendre, le meilleur code que l’on puisse établir pour la répression de la réforme électorale.
On a vu quel est en France l’état des choses en cette matière ; on vient de voir quel il est en Angleterre. Que faudrait-il faire pour améliorer cette partie essentielle de nos institutions ? C’est ce que nous examinerons dans un troisième et dernier article.
Cinquième et dernier article
[Le Siècle, 28 décembre 1846.]
DE LA VÉRIFICATION DES POUVOIRS ET DES ENQUÊTES PARLEMENTAIRES.
Dernier article.
Ce qu’il faudrait faire.
Dans les articles précédents, nous avons montré le vice de notre législation en cette matière et exposé le système qui, en Angleterre, régit le même sujet. Maintenant il nous reste à dire ce qu’il faudrait faire pour mettre nos lois en harmonie avec les besoins de nos mœurs et de nos institutions constitutionnelles.
Pour accomplir cette réforme, il faudrait deux choses : une loi spéciale et une modification du règlement de la chambre, c’est-à-dire des changements qui appelleraient le concours des trois pouvoirs, et des dispositions qui pourraient émaner de la chambre des députés seule.
Et d’abord il faudrait une loi qui définît les cas de manœuvres, de fraude, de corruption, en un mot toutes les influences illégitimes pour lesquelles une élection peut et doit être annulée. Il ne s’agirait pas d’une loi pénale à faire pour les tribunaux, loi d’un intérêt secondaire, et qui d’ailleurs ne saurait être de quelque prix aussi longtemps que les agents du pouvoir demeureront inviolables sous l’égide de la constitution de l’an VIII. Mais ce qu’il faut, c’est une loi de police parlementaire, une loi pour la chambre, applicable par la chambre, qui, tout en vérifiant ses pouvoirs selon les règles établies par cette loi, exercerait sur les excès électoraux capables de vicier l’élection une très efficace quoique indirecte répression.
Il faudrait qu’au nombre des influences coupables qui corrompent l’élection à sa source, la loi plaçât expressément tout don ou promesse d’emploi, tout avantage individuel ou local concédé ou promis en vue de l’élection, soit par un particulier soit par un fonctionnaire public.
Il faudrait, pour bien libeller une pareille loi, que l’on se rendît bien compte de tout ce qu’il y a de criminel dans l’emploi des influences administratives mises au service des élections ; il faudrait que l’on n’oubliât jamais que tout acte public que fait ou qu’omet un fonctionnaire pour influencer les suffrages des électeurs est une véritable prévarication. En Angleterre, on achète les voix avec de l’or ; en France, c’est avec des places, des croix, des subventions et des grâces administratives, qui ne sont presque jamais des faveurs sans être des injustices. Nous avons ainsi la pire des corruptions. Car ces subventions, ces places, ces distinctions, c’est la fortune publique, dont dispose l’agent électoral ; de sorte qu’en France le plus coupable de pareilles intrigues n’a pas même à faire le sacrifice de son argent. C’est une bien dangereuse corruption que celle qui ne coûte rien à son auteur, surtout quand n’ayant pas le frein de l’intérêt privé, elle est sans limites comme le budget de l’État.
Il faudrait, outre cette loi générale, une disposition nouvelle dans le règlement de la chambre, d’après laquelle toute élection contestée serait jugée suivant un mode spécial de procéder. L’époque jusqu’à laquelle l’élection pourrait être attaquée serait fixée ; elle ne pourrait l’être pour des faits antérieurs de plus trois mois à la protestation. Celle-ci devrait sans doute, autant que possible, être parvenue à la chambre avant le jour où elle procède à la vérification de ses pouvoirs ; mais la vérification serait suspendue lorsque la protestation aurait été régulièrement annoncée. Cette protestation ne pourrait, en aucun cas, devenir l’objet d’une poursuite judiciaire, soit civile, soit criminelle.
Il faudrait qu’il fût établi formellement que dans tous les cas où il existerait des présomptions suffisantes de manœuvres, de corruption, d’influences illégitimes exercées, une enquête serait ordonnée.
Il faudrait que, dans le cas même des présomptions les plus graves, l’annulation de l’élection ne pût pas être prononcée sans cette enquête préalable, à moins que le vice de l’élection ne consistât dans un défaut de formes substantielles ou dans la violation d’une loi, comme serait, par exemple, le cas d’un collège qui aurait élu quelqu’un n’ayant pas l’âge légal, ou ne payant pas le cens, ou n’ayant pas réuni la majorité des suffrages.
Il faudrait que l’enquête, possible dans certains cas et dépendante de circonstances à apprécier, fût nécessaire et toujours ordonnée toutes les fois que le plaignant ou le dénonciateur, candidat ou électeur du collège, joindraient à leur protestation le dépôt d’une somme d’argent, soit par exemple 3 000 francs. Cette somme n’aurait point pour objet la garantie des frais de l’enquête : ce serait seulement une sorte de gage de la bonne foi du dénonciateur, susceptible d’être confisqué en cas de mauvaise foi constatée. Il y aurait ainsi deux sortes d’enquêtes : l’enquête facultative et l’enquête obligatoire.
Il faudrait aussi régler le mode de l’enquête, les cédules à donner aux témoins, particuliers ou fonctionnaires, leur audition sous serment, leur peine en cas de désobéissance à la citation ou de faux témoignage, leur mode de paiement, la constatation de leurs dépositions, la publicité de la séance, etc., etc., etc. Tout ceci se pourrait faire en quelques mots : il suffirait de dire que l’enquête parlementaire s’exécuterait de la même manière et suivant les mêmes formes que celles qui sont en usage devant tout tribunal de l’ordre judiciaire. Un des secrétaires salariés de la chambre ferait l’office de greffier et serait assisté d’un sténographe.
Il faudrait que dans tous les cas l’enquête fût imprimée et publiée.
Mais ce qu’il faudrait surtout, et ce sans quoi tout le reste serait vain et illusoire, ce serait, pour juger la protestation, pour faire l’enquête et pour prononcer sur l’élection, un corps présentant quelques garanties d’indépendance et d’impartialité. Est-ce bien sérieusement qu’on s’adresse à la chambre entière pour obtenir une enquête contre des manœuvres auxquelles la majorité de la chambre doit son élection ? Serait-il plus sage de constituer pour juge suprême la commission de neuf membres nommée par la chambre ? Mais cette commission n’est-elle pas l’expression de la majorité ? Évidemment, si le remède au mal dépend de la majorité, le mal sera toujours incurable, et le remède sera d’autant plus impossible qu’il sera plus nécessaire.
Sans doute il y a en cette matière des difficultés diverses à concilier, et ce n’en est pas une petite que de trouver les éléments d’un tribunal équitable dans un corps politique. Cependant, et sans vouloir donner nos aperçus comme des solutions, nous croyons que le but serait au moins en grande partie atteint si l’enquête et le soin de l’ordonner étaient remis à une commission de 18 membres désignés par la voie du sort. Cette désignation résulterait tout naturellement du tirage des bureaux. Le mode actuel de vérification des pouvoirs, tel qu’il est établi par le règlement, serait conservé pour tous les cas ordinaires ; seulement lorsqu’une élection renvoyée à l’un des bureaux serait contestée, les 18 membres figurant les premiers par ordre alphabétique sur la liste de ce bureau seraient de droit les commissaires chargés de procéder à l’examen de l’élection contestée, de vérifier si la protestation est de nature à justifier une enquête, et dans tous les cas d’ordonner cette enquête et d’y procéder s’il y a un plaignant ou dénonciateur qui la provoque dans les conditions légales. Cette commission jugerait souverainement de la validité de l’élection. Son rapport, joint à l’enquête imprimée, serait mis sous les yeux de la chambre. S’il y avait dans le même bureau une seconde élection contestée et pouvant donner lieu à une enquête, elle serait de droit renvoyée à une commission formée des 18 membres venant immédiatement après les 18 premiers sur la liste de ce bureau.
Sans doute plus d’une objection s’élèverait contre un pareil mode de procéder, et l’une des plus graves serait le pouvoir souverain conféré ici à une commission constituée juge de l’élection en premier et en dernier ressort. Car nous sommes en France plus habitués à l’omnipotence de la chambre qu’à celle de sa commission. Cependant, si on y réfléchit, on voit qu’en cette matière l’omnipotence de la chambre est une tyrannie presque certaine ; et en somme, il y aurait dans une commission, formée et composée comme il vient d’être dit, plus de chances de justice et d’impartialité. L’Angleterre est venue de plus loin que nous à ce mode de procéder, elle chez qui la souveraineté parlementaire est si jalouse et répugne tant à se déléguer.
Objectera-t-on au système proposé qu’il prend le hasard pour arbitre du choix des membres de la commission ? On a vu la part qui, en Angleterre, est donnée au sort en cette matière ; d’ailleurs on ne fait ici que prendre pour point de départ le tirage des bureaux, qui se fait aujourd’hui par la voie du hasard. Notez que sur dix-huit membres pris à la suite les uns des autres, il serait extraordinaire qu’il ne s’en trouvât pas quelques-uns appartenant à toutes les opinions. Craint-on que le sort aveugle ne désigne dix-huit membres incapables ? L’objection serait bien dure pour les élus du pays ; elle est dénuée de fondement. Car il n’y a pas de membre de la chambre, si modeste qu’il puisse être, qui ne soit au moins apte à remplir les fonctions de juré, et ici il ne s’agit pas d’autre chose. Tout au plus pourrait-on dire qu’il se peut que sur ces dix-huit membres nul ne fût doué des qualités qui sont nécessaires au président d’une pareille commission. Si cette objection paraissait grave, on pourrait instituer exceptionnellement, pour ces sortes de commission, un autre mode de nomination du président, par exemple faire nommer par les neuf bureaux de la chambre neuf commissions qui seraient des candidats à la présidence des commissions d’enquête, et seraient affectés à telle ou telle commission, soit par une désignation du président de la chambre, soit par une délibération émanée d’eux-mêmes. La commission se trouverait, dans cette hypothèse, composée de dix-neuf membres. Le président ainsi nommé ne serait pas de droit le rapporteur, mais il pourrait le devenir par le choix de la commission. Du reste, comme celle-ci prononcerait toujours sur le litige en dernier ressort, le rapport, qui ne serait qu’un compte rendu des actes de la commission et de ses motifs, aurait une moindre importance.
Enfin, si examiné de plus près, le procédé indiqué ici présentait des difficultés qu’en ce moment nous ne voyons pas, il faudrait absolument et à tout prix atteindre par un autre moyen le but proposé, qui est d’entourer de quelques garanties d’indépendance et d’équité le jugement des élections contestées ;
Il faudrait qu’il y eût une commission distincte pour chaque élection contestée ;
Il faudrait aussi que tout député dont l’élection aurait été annulée par suite de l’enquête, fût déclaré par la loi incapable d’être réélu pendant toute la durée de la législature ;
Il faudrait toutes ces choses… et puis encore une dernière, que nous allions oublier, à savoir un ministère et une chambre pour les faire, une chambre libérale et un ministère qui ne fut pas illibéral, c’est-à-dire un ministère et une chambre que nous n’avons pas.
Pour vouloir guérir le mal, il faudrait le comprendre, en souffrir, s’en affliger ; comment espérer que ce sera l’œuvre de ceux qui sont nés de ce mal ? Les réformes qui sont nécessaires tendraient à contenir la corruption qui déborde. Est-il raisonnable de demander une pareille digue à ceux qui ont précipité le torrent ? Tout pays qui s’essaie à la liberté est placé sur une pente périlleuse où il peut glisser. Cette pente, c’est celle qui conduit à l’abandon des intérêts généraux et des sentiments dévoués, pour entraîner dans la seule voie des intérêts privés et des calculs égoïstes. Au bout de toute liberté électorale il y a le trafic possible du vote. Le devoir des gouvernements sages et honnêtes est de soutenir les peuples dans cette lutte difficile. Mais au lieu d’aider le pays à se retenir sur la fatale pente, notre gouvernement l’y a poussé. Là est sa principale responsabilité dans le présent ; ce sera son accusation dans l’avenir. De cette funeste impulsion donnée par lui aux mauvais instincts est sortie une chambre faite à son image. Un tel ministère, une telle chambre, se doivent assurément un appui réciproque ; et l’on peut compter que dans leur triste complicité, celui-ci ne proposera, et celle-là ne votera rien qui ne soit en harmonie avec leurs mutuels intérêts. Une chambre élue en majorité par la vertu des influences qu’il s’agirait de combattre, ne fera certainement pas une loi pour les réprimer et pour en prévenir le retour.
Mais les choses changent avec les temps, et quelquefois les temps se précipitent. Il y a des engourdissements trompeurs ; les peuples ont de soudains réveils pour lesquels il convient d’être toujours prêts. Voilà pourquoi l’étude de cette question doit nous préoccuper. Le devoir d’une opposition constitutionnelle n’est pas de faire des lois, elle n’en a pas le pouvoir ; si elle le possédait, elle ne serait pas l’opposition, elle serait le gouvernement ; mais sa mission est de préparer les réformes pour le temps où elles seront possibles. Un des éléments essentiels de son succès, c’est que les idées qu’elle croit utiles et justes soient à l’avance soumises à l’examen et au contrôle de l’opinion publique.
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