De la société conjugale (Partie 1 sur 3), par Louis Wolowski

Dans un long mémoire lu en 1846 à l’Académie des sciences morales et politiques, Louis Wolowski défend l’indissolubilité du mariage contre les partisans de la liberté du divorce. Dans les sociétés primitives, dit-il, la femme est assujettie ; peu à peu elle s’est émancipée et a obtenu des droits et des protections. « Le terme suprême du progrès », écrit-il, « c’est la perpétuité du lien conjugal, seul d’accord avec la dignité de la femme, le bon ordre de la famille et l’intérêt social ».


DE LA SOCIÉTÉ CONJUGALE

PAR

M. L. WOLOWSKI.

(Mémoire lu le 17 janvier 1846 à l’Académie des sciences morales et politiques. — Séances et travaux, etc., 1846 ; Revue de législation et de jurisprudence, 1846.)

 

 

Introduction

 

Les modifications survenues dans la situation de la société, depuis le commencement de ce siècle, nécessitent la révision de diverses parties du Code ; il faut rétablir l’harmonie qui a cessé d’exister entre notre droit privé et notre état économique.

Il n’est pas, dans cet ordre d’idées, de matière plus importante que celle qui touche à l’existence matérielle de la famille, celle qui embrasse les rapports de fortune entre époux, et l’administration des biens des mineurs. Le rapide développement du commerce, les progrès de l’industrie, la multiplication des richesses mobilières, ont donné un aspect nouveau aux droits que le législateur a été chargé de régler, il y a bientôt cinquante années.

En outre, un fait considérable est survenu dans l’intervalle, le divorce a été aboli. Avec la suppression de la faculté du divorce, le point de départ de l’organisation de la société conjugale a complètement changé ; l’union indissoluble des époux conduit à d’autres relations civiles que la possibilité d’une séparation éventuelle…

En adoptant le régime de la communauté, le Code a rendu hommage au principe essentiel de l’union conjugale. Le mariage, en effet (nous citons les paroles de Tronchet), est l’union de deux personnes qui s’associent aussi intimement qu’il est possible, pour faire réciproquement leur bonheur. Une telle union doit naturellement les conduire à confondre leurs intérêts la société des biens devient la suite de la société des personnes[1].

Mais le législateur est loin d’avoir tiré les conséquences du principe qu’il avait posé ; la théorie sublime du mariage est en contradiction avec la loi positive du contrat. Cette communauté intime des époux ne repose encore qu’en germe dans le Code. Nous avons trop fidèlement suivi l’exemple des Romains, qui, après avoir émis de magnifiques propositions sur l’identité de l’existence des époux, n’ont su organiser que la division des patrimoines. Leurs préceptes sont une protestation éloquente contre leurs lois ; ils ont pressenti, au contact du christianisme, la dignité et la fin du mariage ; mais ils ont renoncé à les réaliser au milieu d’une société perdue de vices et abîmée dans la débauche.

Le mariage met en commun ce que l’homme a de plus sacré et de plus intime. Le mariage, dit Modestin, c’est l’union de l’homme et de la femme, le sort commun de toute la vie, la communication du droit divin et du droit humain[2] ; admirable définition que le christianisme n’a point dépassée, mais qu’il a peut-être inspirée, car Modestin est venu après Tertullien !

Les Institutes consacrent en d’autres termes une pensée analogue : « Les noces (ou le mariage) sont l’union de l’homme et de la femme, emportant communauté indivisible d’existence[3]. » Et cependant les biens des époux se trouvaient exclus de cette participation à tout ce qui comprend le droit divin et humain. Cette communauté indivisible d’existence était sans cesse traversée par le divorce, qui condamnait le législateur à organiser la séparation absolue des patrimoines !

Une loi supérieure aux lois humaines, non scripta sed nata lex, comme dit Cicéron, trace le caractère véritable de la société conjugale.

« Qu’est-ce que le mariage en lui-même, indépendamment de toutes les lois civiles et religieuses ? demande Portalis dans son admirable exposé des motifs[4], c’est la société de l’homme et de la femme qui s’unissent pour perpétuer leur espèce, pour s’aider, par des secours mutuels, à porter le poids de la vie, et pour partager leur commune destinée. »

Dieu, en créant l’homme et la femme, a voulu non seulement rendre leur rapprochement nécessaire pour la continuation de la société, mais aussi pour tous les instants de leur existence commune. Sous tous les rapports, ce sont deux individualités distinctes, constituées de manière à s’achever l’une l’autre : la vie ne se manifeste complète que dans le mariage. Écoutons encore ici le plus illustre des rédacteurs du Code, Portalis :

« On a longtemps disputé sur la préférence ou l’égalité des deux sexes ; rien de plus vain que ces disputes.

On a très bien observé que l’homme et la femme ont partout des rapports et partout des différences. Ce qu’ils ont de commun est dans l’espèce ; ce qu’ils ont de différent est du sexe. Ils seraient moins disposés à se rapprocher s’ils étaient plus semblables. La nature ne les a fait si différents que pour les unir.

Cette différence qui existe dans leur être, en suppose, dans leurs droits et dans leurs devoirs respectifs : sans doute, dans le mariage, les deux époux concourent à un objet commun, mais ils ne sauraient y concourir de la même manière. Ils sont égaux en certaines choses, ils ne sont pas comparables dans d’autres.

La force et l’audace sont du côté de l’homme, la timidité et la pudeur du côté de la femme.

L’homme et la femme ne peuvent partager les mêmes travaux, supporter les mêmes fatigues, ni se livrer aux mêmes occupations. Ce ne sont point les lois, c’est la nature même qui a fait le lot de chacun des deux sexes. »

Si l’homme et la femme ont été dotés d’attributs différents, l’idéal parfait du mariage se rencontre dans la pleine union de la vie des époux sous tous ses aspects ; ainsi se réalise, pour emprunter l’expression de Vico, la première et la plus noble amitié du monde. Aucun des époux ne devrait rien avoir exclusivement pour soi, tout devrait être commun entre eux.

Cette vérité naturelle se trouve énoncée avec une énergique simplicité dans les vieux coutumiers allemands. Le mari et la femme sont un corps et une vie, dit le Miroir de Souabe ; ils ne peuvent avoir aucun bien dédoublé, ajoute-t-il avec le Miroir de Saxe, et une naïve image caractérise l’identité d’existence des époux : « Quand la même couverture est étendue sur eux, l’homme et la femme sont également riches. »

Ne dirait-on pas un reflet des traditions de l’Inde : « La femme est la moitié du corps du mari ; celui qui laisse sa femme vivante se survit d’une moitié. Comment un autre prendrait-il la propriété, lorsqu’une moitié du propriétaire est en vie ? »

« Le bien est commun au couple marié. »

Ces inspirations naïves valent mieux que l’ancien dicton français :

« Boire, manger, dormir ensemble,

C’est mariage, ce me semble. »

Elles ont été récemment consacrées par l’autorité d’éminents jurisconsultes ; l’auteur de la Monographie la plus remarquable sur le droit de fortune des époux, le professeur Hasse s’exprime ainsi :

« Le sort des époux doit être commun, ce qui touche l’un doit toucher l’autre. La communauté de biens est comprise dans cette pensée, le sort terrestre en dépend ; un des époux ne saurait être riche et l’autre pauvre, car le mariage doit être consortium omnis vitæ, et le riche doit communiquer sa richesse au pauvre ; ils doivent posséder ensemble ce qu’ils possèdent. »

Le mariage, envisagé dans sa perfection absolue, n’est point la réunion temporaire de deux existences qui conserveraient chacune leur sphère matérielle ; les droits des époux ne sont pas destinés à se développer côte à côte, sans se mêler ni se confondre : ils doivent se pénétrer réciproquement, en s’absorbant dans une harmonieuse unité.

L’homme et la femme se communiquent tout leur être (duo in carne una, dit Tertullien, ubi et una caro, unus spiritus), comment pourront-ils exclure leurs biens de cette fusion, quand ils se donnent en entier et pour toujours l’un à l’autre ! Comment expliquer cette séparation de la nature morte et de la nature intelligente ? Et n’est-ce point élever la matière au-dessus de l’esprit, lui rendre une sorte de culte, que d’abstraire ainsi l’une de l’autre, la communication du droit divin et du droit humain ?

Il faut l’avouer, le titre du contrat de mariage n’est pas au niveau de la perfection du Code ; rédigé l’un des derniers, il se ressent de la lassitude de la discussion[5]. Quelle différence avec le débat si profond, si lumineux, si philosophique qui a présidé à la rédaction du titre du mariage !

Il est vrai que le divorce était admis, et ne permettait pas de poser, pour les rapports de fortune entre époux, les règles d’unité vers lesquelles pousse l’indissolubilité du lien conjugal.

Mais, en adoptant même le partage de l’existence matérielle des époux, l’application de ce principe telle que le Code l’a consacrée, soulève plus d’une objection sérieuse. La pensée de la Révolution, l’égalité des biens devant la loi, a disparu pour faire place à la résurrection tronquée, infidèle du passé. Le régime des propres effacé dans les successions[6], revit dans le contrat de mariage, l’unité du Code est brisée. L’union des biens, à laquelle devait conduire naturellement l’union des personnes[7], ne comprend, par une distinction singulière, que les biens meubles, en laissant les biens immeubles en dehors de la communauté conjugale. Cette division n’existait pas dans l’ancienne jurisprudence, le régime des propres avait un sens, et exerçait une influence qui tenaient à un système de dévolution des biens aux lignes dont ceux-ci provenaient ; la différence introduite entre les meubles et les immeubles ne tient qu’à de fausses notions d’économie, elle ne repose sur aucun principe, elle n’a pas de raison d’être dans la société actuelle. Cent mille francs de rente en inscriptions sur le grand livre tombent dans la communauté, et une bicoque de cent écus n’y tombe pas.

La communauté universelle répondrait mieux à l’intention manifestée par le législateur dans le titre du mariage ; si la question avait été plus approfondie au conseil d’État, peut-être cette décision aurait-elle prévalu. Un seul orateur, M. Bérenger[8], réclama la communauté universelle comme bien plus utile par rapport aux enfants, à la famille, et aux relations avec les tiers. Tronchet combattit cette motion, en insistant sur la nécessité de ne pas rompre d’anciennes habitudes, et sur l’inconvénient qu’il y aurait à faire entrer dans la communauté des choses aussi précieuses que les immeubles. La proposition de M. Bérenger ne fut pas soumise au vote n’ayant pas été appuyée[9].

C’est donc parce que les immeubles étaient considérés comme beaucoup plus précieux que les meubles, qu’ils ont été laissés en dehors de la communauté. Que devient cette assertion en face du développement immense de la richesse mobilière ?

M. Tronchet a dit aussi qu’il ne fallait pas éveiller la crainte de voir passer les biens des époux d’une famille dans l’autre. Ces paroles nous reportent bien loin des principes qui ont dominé dans le titre des successions L’intérêt des familles, des lignées, reparaît avec l’appropriation féodale des immeubles, au lieu d’être absorbé dans l’intérêt de la maison conjugale.

Du reste, cette communauté temporaire qui aboutit à un partage et qui appelle à l’hérédité les parents de l’un des époux, autres que les enfants communs, répond-t-elle à l’essence du mariage ? Pour le mari, la femme n’est-elle pas devenue la famille la plus proche et réciproquement ?

Admettez la solidarité de l’existence des époux, et vous verrez renaître la pureté et la force de la famille patriarcale ; vous les verrez renaître par un de ces retours progressifs dont Vico a établi la magnifique théorie ; car, à la femme esclave ou fille du mari, se substituera son épouse, son égale et son associée, et les traces de la polygamie, de la répudiation et du divorce seront effacées par la perpétuité du lien conjugal.

Dans la famille ancienne, ébauche de celle qu’amène le progrès de la société, la femme était sacrifiée au despotisme du chef, maître absolu de sa personne. Le despotisme devait s’asseoir au foyer domestique, quand le gouvernement protecteur de la cité n’existait pas. Mais à mesure que le pouvoir social s’est fortifié, l’équité a repris ses droits, la femme est remontée au rang qui lui appartient.

Le terme suprême du progrès, c’est la perpétuité du lien conjugal, seul d’accord avec la dignité de la femme, le bon ordre de la famille et l’intérêt social. Le droit romain a rendu hommage au principe en termes pompeux : il en a déserté l’application ; en admettant le divorce, il renonçait à formuler la solidarité de la maison conjugale.

Le divorce ou l’indissolubilité du lien matrimonial doit donner naissance à deux ordres d’idées entièrement distincts dans la détermination des droits de fortune des époux.

Disons-le en passant, pour écarter une objection vulgaire, on s’est trompé en voulant faire du divorce une question de conscience religieuse, c’est une question d’ordre public. L’État a le droit d’imposer l’indissolubilité du lien conjugal, comme il impose la monogamie, sans qu’on puisse lui reprocher de porter atteinte à la liberté des cultes.

La Grèce et Rome, ces deux berceaux de la civilisation, forment comme la chaîne qui unit la famille orientale à la famille du monde moderne. La fréquence et la facilité des divorces y avaient substitué une véritable polygamie successive à la polygamie simultanée de l’Orient.

La société conjugale de la Grèce et de Rome porte l’empreinte de la mutation facile du lien matrimonial. Toute la législation romaine qui régit les rapports entre époux n’a été calculée qu’en vue de ces séparations fréquentes qui faisaient dégénérer le mariage en une sorte de prostitution légale ; là est la clef des dispositions mal comprises et tout à fait inintelligibles quand on les aborde avec la préoccupation des idées modernes sur la constitution de la famille.

Le régime dotal n’a pris naissance que par le divorce ; il s’est développé en vue du divorce et des seconds mariages. De fausses idées sur la population dominaient ces lois ; elles ont inspiré le jurisconsulte Paul, quand il a émis cette fameuse sentence Reipublicæ interest mulieres dotes salvas habere propter quas nubere possint[10] ; il est de l’intérêt public que la dote des femmes soit sauve, afin qu’elles puissent trouver des maris : sentence dont on a tant abusé, en omettant les dernières paroles qui en précisent le sens et qui montrent que cet intérêt public, dont parle Paul, consistait à faciliter de nouvelles unions.

Pomponius précise encore mieux la portée de ce précepte : La faveur de la dot doit toujours l’emporter, afin que les femmes soient en état d’enrichir la patrie de nombreux citoyens. (L. 1, de Solut. matrim.) Dotium causa semper, et ubique præcipua est, nam et publice interest dotes mulieribus conservari, quum dotatas esse fœminas ad sobolem procreandam, replendamque liberis civitatem maxime sit necessarium.

L’intérêt de la famille, tel que nous le comprenons aujourd’hui, était absent du régime dotal. Et comment aurait-il pu y prendre place, puisque les enfants ne commencèrent que fort tard à recueillir l’hérédité maternelle, puisque la mère était, familiæ suæ et caput et finis!

Les moyens mis en œuvre pour encourager le mariage et accroître la population constituèrent un code de lois, nommées par excellence leges, tant était grande l’importance qu’on y attachait. Mais la dépravation des mœurs fit avorter ces efforts. L’obstacle au développement de la population, comme l’a si bien démontré Malthus, se trouvait dans les habitudes vicieuses des Romains. Le seul moyen efficace eût été de réformer les mœurs, non par la facilité du divorce, mais par l’indissolubilité du mariage, cette pierre angulaire de la famille.

La fin du mariage, a dit avec une haute raison M. de Bonald, n’est pas seulement la production des enfants, comme le pensaient les Romains quand, pour accroître le nombre des citoyens, ils contraignaient au mariage, procreandorum liberorum causa. « La fin du mariage est à la fois la production de l’enfant et sa conservation morale et physique ; c’est la perpétuité du genre humain qui se compose, non des enfants produits, mais des enfants conservés… »[11].

Déjà dans son célèbre discours au Tribunat, Carion-Nisas avait exprimé une pensée analogue en posant cette question : Le divorce est-il favorable à la population ?

« La société se forme-t-elle des enfants qui naissent ou des hommes qui se conservent ? Et quoiqu’il soit humiliant de compter les enfants des hommes comme les petits des animaux, je vous permets ce calcul. Où trouverez-vous encore les générations les plus nombreuses, en même temps que les plus saines et les plus robustes ? N’est-ce point dans ces familles pour qui le mariage est un nœud sacré, une religion inviolable ?

« Dans la classe aisée et polie, le divorce corrompt : Dans la classe laborieuse, il tue[12]. »

Aussi Rome échoua dans ses tentatives de restaurer l’honneur du mariage et d’augmenter la population libre épuisée par les guerres civiles. Les récompenses accordées aux parents, qui avaient un certain nombre d’enfants ; l’obligation de doter imposée aux pères ; la conservation de la dot garantie aux femmes pour qu’elles fussent à même d’acheter de nouveaux maris, tout fut inutile ; la facilité du divorce entretenait l’immoralité, destructive de la famille et de la population. Les fameuses lois papiennes demeurèrent comme la preuve de la vanité des palliatifs qui laissent subsister la cause première du mal ; c’est de ces lois dont l’antiquité s’était formée une si haute idée, croyant y trouver le salut, qu’on peut dire surtout : quid LEGES sine moribus.

Le divorce était devenu comme le fruit du mariage[13]. On se mariait, dit Plutarque, non pour avoir des héritiers, mais pour avoir des héritages. Il faut à la société un autre ciment que celui d’un froid calcul. La dépravation des mœurs était portée à un excès dont la plume se refuse à tracer le fidèle tableau. Ce n’est pas la mordante hyperbole de Juvénal, ni l’impitoyable raillerie de Martial, sans parler du cynisme de Pétrone, qui frappent le plus l’observateur attentif, ce ne sont pas les éloquentes déclamations de Tertullien et d’autres écrivains chrétiens dont on pourrait soupçonner les préoccupations religieuses, dans le procès intenté au monde romain ; c’est ce cortège innombrable d’historiens et de poètes, de philosophes et d’orateurs qui viennent tous déposer, souvent à leur insu, un acte d’accusation contre un état social dans lequel l’auguste idée de la famille s’était effacée !

Il fallait une révolution morale pour arracher le monde à cet abîme de honte et de désordre : la gloire la plus haute du christianisme est d’avoir opéré ce miracle. Avec lui, pour rappeler les admirables paroles de M. de Chateaubriand[14], on sort de la civilisation puérile, corruptrice, fausse et privée de la société antique, pour entrer dans la civilisation raisonnable, morale, vraie et générale, de la société moderne. On est allé des dieux à Dieu.

Un grand fait s’est accompli il y a trente ans : en abolissant le divorce, le législateur s’est placé à un point de vue différent de celui des auteurs du Code ; il a rendu perpétuelle, indissoluble, l’union que ceux-ci avaient exposée aux mauvaises chances d’une dissolution pour cause déterminée ou par consentement mutuel. Est-ce manquer de respect à ces hommes d’élite que de tenter aujourd’hui ce qu’ils n’auraient pas manqué d’entreprendre ?

Mis en présence du lien éternel qui confond l’existence des époux, n’auraient-ils point admis une communauté plus étroite de la société conjugale, n’auraient-ils point étendu à la pleine communication des droits matériels, cette communication absolue du droit social que consacre la permanence inébranlable du mariage ?

La loi de 1816 porte le cachet de la réaction ; un grand principe d’ordre social a pris le caractère d’un acte de parti ; il a souffert de ce vice d’origine, car l’opinion a trop facilement confondu la question du divorce avec les circonstances qui en ont fait improviser une solution nouvelle. Si le législateur n’avait pas cédé à d’autres préoccupations que celle de donner à la famille une base solide, il n’aurait pas usé de tant de précipitation : il aurait mieux mûri son œuvre ; au lieu de se borner à retrancher un titredu Code civil, il aurait déduit dans les dispositions relatives au contrat du mariage et aux successions, les conséquences légitimes de l’identité légale et inséparable des époux.

Mais, pour aborder un pareil travail, il aurait fallu compléter l’œuvre de la Révolution ; en mettant aussi le titre du contrat de mariage en harmonie avec le titre des successions, il aurait fallu prendre pour point de départ le principe de l’égalité civile, de l’unité des biens devant la loi, et de l’intérêt dominant des époux, au lieu de rêver un retour impossible vers le passé.

La restauration éveillait des craintes, des soupçons que nous n’avons pas à juger, mais que nous devons constater : les améliorations les plus réelles étaient tenues en défiance quand elles venaient de cette source.

Au lieu d’envisager l’abolition du divorce comme un retour aux idées de dignité, de respect pour les enfants de la femme, aux idées d’ordre dans la famille, base la plus assurée de l’ordre dans l’État, on fut entraîné à n’y voir qu’une sorte de vengeance politique d’un parti jaloux d’effacer les vestiges de la révolution.

Un rapprochement curieux excitait peut-être le zèle de la législature de 1816. La loi du divorce fut le testament de l’Assemblée législative, comme l’abolition de la royauté fut le premier acte de la Convention nationale ; l’une porte la date du 20 septembre, l’autre celle du 21 septembre 1792. Les promoteurs de la loi de 1816 voyaient une sorte de parenté entre la destruction de la monarchie légitime ; ils voulurent les restaurer toutes les deux à la fois.

D’autres idées présideraient aujourd’hui à cette grande révolution subie par le droit de famille : l’abolition du divorce n’est pas un simple accident législatif ; le principe fondamental de l’union conjugale doit se réfléchir dans les rapports qui régissent la société entre époux.

Ce n’est donc pas la seule utilité d’une réforme hypothécaire, ni les nécessités du crédit qui semblent réclamer la révision du titre du contrat de mariage : c’est encore et surtout l’intérêt bien entendu de la famille qui obéit maintenant à la loi de l’indissolubilité.

Sans approuver tous les motifs qui ont dicté la loi de 1816, nous en admettons fermement le principe qui ne saurait être destiné à constituer un fait isolé, sans liaison avec l’ensemble de notre droit civil. La règle qui sanctifie l’union conjugale aux yeux de la loi civile ne saurait être toujours condamnée à jouer dans le Code le rôle d’une étrangère, admise au bénéfice précaire de l’hospitalité.

Une réaction a effacé le titre du divorce ; une réaction en sens contraire pourrait le rétablir avec d’autant plus de facilité et d’autorité logique, que l’ensemble du Code est demeuré tel que l’avaient formulé les législateurs qui ont admis la faculté du divorce. Pour établir l’indissolubilité du mariage d’une manière définitive, il faudrait que cette idée fondamentale pénétrât les dispositions qui régissent les droits des époux. Ces dispositions, telles qu’elles se maintiennent, cadrent mieux avec l’expectative de la dissolution du lien conjugal, qu’avec la permanence de ce lien ; elles sont comme une pierre d’attente qui sollicite le rétablissement de l’ancien ordre de choses.

Nous le répétons on essaierait vainement de protester contre la suppression du divorce au nom de la liberté des cultes ; aucun n’ordonne la rupture du pacte conjugal, et, si certains d’entre eux en réservent la faculté, cette faculté doit plier devant les prescriptions supérieures de l’ordre moral, dont la loi civile est le légitime organe. Le catholicisme a la gloire d’avoir le mieux compris la sainteté des rapports qui naissent de l’union des sexes, d’avoir proclamé le principe le plus conforme à l’intérêt social. Mais ce n’est pas au nom de la religion, qui est du domaine de la conscience, c’est au nom de l’ordre public, qui exerce un empire accepté sur les actes extérieurs, que la dignité inattaquable du mariage doit être proclamée. Elle doit l’être surtout dans un pays libre ; car, plus le domaine de l’activité humaine s’étend, plus l’indépendance légitime du citoyen s’affranchit des liens de la contrainte, et plus les rapports de la famille ont besoin de se fortifier. L’unité et la concorde du foyer domestique seront le gage le mieux assuré de l’unité et de la concorde de l’État.

En tenant compte des faits économiques qui ont surgi depuis un demi-siècle, et, en prenant le principe de la perpétuité du lien conjugal pour point de départ d’une rédaction nouvelle du titre du contrat de mariage, on ne porterait point atteinte au bel édifice du Code, on ne ferait que compléter l’œuvre de ses auteurs, que les remplacer dans un travail dont ils seraient aujourd’hui les premiers à proclamer la nécessité.

______________

[1] Locré, Législation civile de la France, t. XIII, p. 155.

[2] « Nuptiæ sunt conjunctio maris et feminæ, consortium omnis vitæ, divini et humani jus communicatio. » D. XXIV, t. II, de Ritu nupt. l. I.

[3] Inst., I, I. 9, de Patria potestate : « Nuptiæ sive matrimonium est viri et mulieris conjunctio, individuam vitæ consuetudinem continens. »

Nous devons ajouter ici le texte de la loi 4, c. IX, t. XXXII, de Crimine expilatæ hæreditatis. Elle est ainsi conçue :

« Adversus uxorem, quæ socia rei divinæ atque humanæ domus suscipitur, mariti diem suum functi successores expilatæ hæreditatis crimen intendere non possunt. »

[4] Du 16 ventôse an XI (10 mars 1803). Locré, t. IV, p. 481.

[5] …Quandoque bonus dormitat Homerus,

Verum opere in longo, fas est obrepere somnum.

(HORACE, Art. poet., v. 359, 560.)

[6] La loi ne considère ni la nature, ni l’origine des biens, pour en régler la succession. (C. civ., art. 732.)

[7] Locré, t. XIII, p. 147.

[8] Locré, t. XIII, p. 184.

[9] Id., ibid.,p. 186.

[10] L. 2, D. XXIII, tit. III : de Jure Dotium.

[11] Locré, t. V, p. 434.

[12] Locré, t. V. p. 355.

[13] Tertulian., Apolog. 56, Repudium vero jam et votum est quasi matrimonii fructus.

[14] Études historiques.

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