Gustave de Beaumont, « De la réforme parlementaire et de la réforme électorale, par M. Duvergier de Hauranne » (Le Siècle, 22 et 27 février 1847).
[Le Siècle, 22 février 1847.]
DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE ET DE LA RÉFORME ÉLECTORALE. (1)
PAR M. DUVERGIER DE HAURANNE.
Dès son apparition, qui ne date que d’un mois, ce livre a vivement attiré l’attention publique. Écrit par un publiciste éminent, qui, comme homme politique, tient une grande place dans son parti, il a pu être considéré non seulement comme l’expression d’un sentiment individuel, mais encore comme le manifeste d’une opinion collective. Aussi, tous les journaux l’ont annoncé ; après lui avoir décerné de justes louanges, la presse libérale, dans sa polémique quotidienne, lui a fait de nombreux emprunts ; la tribune elle-même s’en est emparée pour l’approuver ou pour le combattre. Et quoique le Siècle l’ait déjà signalé à ses lecteurs, et en ait mis sous leurs yeux quelques fragments, son importance exige qu’il leur en soit rendu un compte plus précis et plus détaillé. L’importance de cet ouvrage tient à deux causes principales : la première, c’est le caractère personnel de l’auteur.
Au milieu du scepticisme universel qui travaille les esprits, de la mobilité qui déplace toutes les opinions, trouble toutes les confiances et atteint tous les caractères, c’est un spectacle reposant pour les yeux et pour l’âme que celui qui est donné par la fixité inébranlable d’un homme attaché à une grande idée, la poursuivant résolument, avec foi, avec persévérance, sans distraction, sans découragement, sans illusion ; la pour suivant par tous les moyens en son pouvoir, tantôt à la tribune, tantôt dans la presse : à la tribune, quand la chambre écoute encore ; dans la presse, quand la chambre étant sourde, il faut parler au pays ; luttant ainsi sans relâche, et ce qui est plus rare, sans prétention ; toujours le premier sur la brèche au moment difficile ; s’effaçant dès qu’un autre aspire à l’honneur du combat. Écartez tout préjugé de parti, ne considérez pas ce que pense en politique l’honorable M. Duvergier de Hauranne : n’est-il pas vrai que vous aimez à le voir toujours fidèle à la même pensée, toujours animé d’une égale énergie pour la même lutte, depuis le jour où, sous le ministère du 15 avril, dans un manifeste célèbre, il donna le signal de la grande coalition formée alors contre le gouvernement personnel, jusqu’à ce moment présent où, après dix années de combats et de labeurs, de défections individuelles, de défaillances électorales et de lassitude publique, il reparaît dans l’arène plein du même zèle, dévoué à la même conviction, portant toujours de la même main ferme et assurée le drapeau parlementaire ? Pour moi, qui m’unis à l’honorable M. Duvergier de Hauranne dans sa foi et dans ses espérances, j’avoue que je vois avec bonheur ces exemples malheureusement trop rares de consistance et de fermeté politiques. Certes, il ne faut point méconnaître l’ascendant des idées et de l’intelligence ; mais il y a quelque chose de supérieur à l’esprit, c’est l’empire du caractère. Cette puissance morale que le caractère donne, est le premier mérite que j’avais besoin de signaler dans le livre de M. Duvergier de Hauranne. C’en est un grand : ce n’est pas le seul.
L’ouvrage de M. Duvergier de Hauranne sur la Réforme parlementaire et sur la Réforme électorale aurait eu un grand et légitime succès alors même qu’il n’eût possédé d’autre valeur que celle des excellentes idées qu’il contient et du rare talent avec lequel l’écrivain les a développées. Je ne crois pas que dans aucun de ses précédents ouvrages l’auteur ait employé un style meilleur et plus brillant, une pensée plus nette et plus vive, une argumentation plus pressante, allant plus rapidement à son but, une verve d’esprit plus piquante et plus continue.
La pensée qui le domine, et qui le remplit tout à la fois de tristesse et d’énergie, c’est le déclin progressif du gouvernement représentatif, c’est l’agrandissement continu de la prérogative royale, c’est la diminution rapide et l’abdication en quelque sorte spontanée du pouvoir parlementaire, c’est la ruine successive ou l’affaiblissement de toutes les institutions de liberté. Ce qu’il signale et ce qu’il dépeint avec une vérité saisissante, c’est l’invasion de la corruption politique dans le gouvernement, dans l’administration, dans le corps électoral, dans la chambre, dans toutes les parties du corps social et politique, au sommet comme à la base, depuis le château jusqu’à la chaumière, depuis l’État jusqu’à la commune, depuis le député qui se donne pour une grosse place jusqu’à l’électeur qui se vend pour une petite. Ce qui lui inspire une juste terreur, c’est cette corruption toujours croissante, appuyée sur une centralisation, sans exemple comme sans limites, appelant à elle tous les intérêts et tous les égoïsmes, promettant de satisfaire tous les besoins, lassant tous les désintéressements et toutes les répugnances, perfectionnant chaque jour ses immenses moyens d’action, multipliant sans cesse ses innombrables agents, pénétrant ainsi chaque jour plus profondément jusqu’au cœur du pays, s’y infiltrant goutte à goutte, jour par jour, à tous les instants, par toutes les voies, licites ou illégitimes, et y portant enfin une contagion telle que si quelque remède prompt et efficace n’est appliqué au mal, le gouvernement représentatif n’est plus qu’un mensonge, le pouvoir parlementaire qu’un vain mot, la liberté politique dans ce pays qu’une vairte espérance.
« — La condition essentielle, la loi fondamentale du gouvernement représentatif, dit M. Duvergier de Hauranne, c’est une chambre élue librement, honnêtement, et qui représente, qui exprime les sentiments et les vœux de la nation ; une chambre qui, au lieu de recevoir d’en-haut, ses opinions et sa politique, les apporte et les impose, une chambre en un mot qui ne relève que du pays, et qui s’appartienne à elle-même. »
Voilà ce qui devrait être. Et ce qui est ? Écoutons M. Duvergier de Hauranne :
« Un corps électoral, dit-il, d’où la vie politique tend chaque jour à se retirer, une chambre des députés qui semble tenir au gouvernement représentatif, non pour le pouvoir qu’il donne, mais pour les avantages qu’il procure ; une royauté dont l’influence prépondérante n’est plus contestée, voilà où nous en sommes seize ans après la révolution de juillet, après cette révolution qui semblait faite pour limiter l’autorité royale, pour constituer le pouvoir parlementaire, pour donner le dernier mot au corps électoral. »
Ce n’est pas que l’on conteste la vérité des principes constitutionnels en tant que théorie. Ces principes essentiels au gouvernement représentatif, M. Duvergier de Hauranne montre très bien, par des exemples empruntés au passé, que jamais, depuis la restauration, même aux plus mauvais jours de la liberté, ils n’ont été laissés en oubli ; à plus forte raison se garde-t-on bien aujourd’hui de les heurter de front. On admet donc volontiers la règle que le roi règne et ne gouverne pas. On est d’avis que sous le roi qui règne sont placés des ministres qui doivent gouverner sous leur responsabilité et par conséquent dans la plénitude de leur liberté ; on ne conteste pas que la première condition d’existence de ces ministres, c’est qu’ils aient la majorité dans la chambre élective, et qu’en cas de dissentiment avec les autres pouvoirs, c’est la chambre élective qui doit être prépondérante et avoir le dernier mot. Toutes ces doctrines constitutionnelles élémentaires sont, il faut le reconnaître, concédées sans contradiction ; mais à côté de la théorie que l’on abandonne on introduit sans bruit le fait contraire au principe ; sans disputer sur le droit, on envahit chaque jour, et l’on garde le terrain pris.
Le pouvoir grandit ainsi sans cesse. Ses premiers succès l’encouragent à de nouvelles entreprises, la mollesse publique l’enhardit. Il a d’abord sollicité les égoïsmes et les faiblesses ; bientôt ce sont les appétits irrités qui le provoquent eux-mêmes. Il a commencé par corrompre, et le voilà presque fier de subir la corruption au lieu de l’exercer. Enfin un jour arrive où, sous la réserve de tous les vrais principes constitutionnels, il n’y a plus d’élection libre, plus de chambre indépendante, plus de ministère sérieux, plus de pouvoir parlementaire. Un jour arrive où la France étonnée voit se dérouler devant elle les turpitudes d’un procès Drouillard, et entend de grossiers paysans déclarer avec leur bon sens perverti qu’après tout ils peuvent bien recevoir de l’argent, puisque les bourgeois reçoivent des places pour leurs votes. Un jour vient où l’on ne se cache plus de corrompre, et où c’est presque un ridicule que de flétrir encore la corruption. Telle est la situation que peint admirablement M. Duvergier de Hauranne.
Et dans quel moment M. Duvergier fait-il une peinture si vive et si vraie de ce mal dont l’illustre Royer-Collard disait en 1824 que c’était un mal si grand que notre raison bornée pouvait à peine le comprendre ? C’est dans l’instant où la gravité de cette situation a le plus besoin d’être signalée, c’est au moment où, par suite d’une politique tantôt pusillanime, tantôt aventureuse, toujours égoïste, le gouvernement, isolé en France, isolé en Europe, seul contre quatre, impuissant faute d’alliés, impuissant faute de finances, est encore impuissant faute de cette sympathie populaire que donne seule la vraie et sincère pratique des institutions libres.
En présence des éventualités les plus graves qui depuis seize ans aient pesé sur l’avenir de la France, quel est le sentiment public dominant ? Une moitié de la France a faim ; l’autre jouit de son bien-être matériel, ne voyant dans les affaires publiques que ce qui peut troubler ou accroître ses jouissances et sa fortune. C’est une des puissances de la liberté, quand sa pratique est sérieuse, d’intéresser, de passionner tous les citoyens à la défense des intérêts généraux, de leur rendre faciles et légers tous les sacrifices, de les associer étroitement à toutes les responsabilités d’une politique à laquelle ils ont réellement concouru par leurs suffrages ; c’est aussi une conséquence inévitable du déclin de la liberté dans un pays, d’y rendre le peuple indifférent à la chose publique, à ses grandeurs comme à ses revers, à ses espérances comme à ses périls, et d’en faire comme un étranger au sein même de la patrie. Vous croyez qu’en ce moment grave de crise européenne, où un petit succès dynastique suscite à la France de graves embarras, la population s’émeut de la politique extérieure ; non, elle est toute à d’autres pensées ; la plus honnête suppute le tarif des céréales, l’autre le taux des chemins de fer.
Disons-le, dans l’état où se trouve la France, y relever le drapeau parlementaire, c’est demander au pays de ressaisir son principal élément de force, au gouvernement le meilleur instrument de sa puissance.
Mais M. Duvergier de Hauranne ne se borne pas à exposer le mal, il a surtout à cœur d’appeler le remède. Ce remède, il le trouve dans deux grandes réformes, dont il propose l’exécution : la réforme parlementaire et la réforme électorale. Et il ne se contente pas, comme beaucoup de publicistes, de prononcer vaguement et sans le définir ce mot sacramentel de réforme, il dit nettement en quoi consistent la réforme parlementaire et la réforme électorale, qu’il lui paraît urgent d’accomplir. La partie de son livre où il traite ces deux questions en en est sans contredit la plus importante. Elle sera l’objet d’un second article.
GUSTAVE DE BEAUMONT.
[Le Siècle, 27 février 1847.]
DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE ET DE LA RÉFORME ÉLECTORALE. (2)
PAR M. DUVERGIER DE HAURANNE.
(Second et dernier article.)
Dans la première partie de ce livre, dont nous avons déjà rendu compte, M. Duvergier de Hauranne établit péremptoirement la nécessité absolue et urgente d’une réforme. Dans la seconde partie, dont il nous reste à entretenir nos lecteurs, M. Duvergier de Hauranne expose quelle doit être cette réforme, et à quelles conditions la France retrouverait la réalité du gouvernement représentatif.
M. Duvergier de Hauranne ne se fait point illusion sur l’étendue des obstacles qui sont à vaincre, et dont tous ne procèdent pas du vice de nos mœurs et de nos lois politiques. Notre organisation administrative, qui ramène au centre du gouvernement l’action de tous les pouvoirs et le mouvement de tous les intérêts, constitue sans aucune doute l’un des termes les plus délicats du problème ; et ce n’est pas sans un sentiment d’anxiété qu’on entend souvent discuter par les meilleurs esprits la question de savoir si une liberté politique sérieuse et vraie est comptabilité avec notre centralisation. M. Duvergier de Hauranne, qui a vu cette grave difficulté, l’aborde franchement ; et nous exposerions ici les excellentes idées qu’il développe à cette occasion, en même temps que les réformes administratives qu’il propose, si, resserrés comme nous le sommes dans les limites étroites d’un article de journal, nous n’avions besoin de concentrer toute notre attention et celé du lecteur sur les deux réformes qui sont le principal sujet de son livre : nous voulons parler de la réforme parlementaire et de la réforme électorale.
Après tout ce qui a été dit et écrit, à la tribune et dans la presse, sur la réforme parlementaire, il semblait assez difficile de présenter quelque chose de neuf sur ce sujet. Je ne sais cependant rien de plus curieux et de plus instructif que la partie du livre de M. Duvergier de Hauranne où cette question est examinée de nouveau. Et dans cette partie, toute pleine d’un si vif intérêt, je recommanderai surtout au lecteur le chapitre où l’écrivain fait l’historique anglais du sujet. Cet historique abonde en faits très remarquables, féconds en enseignements, et qui présentent avec notre propre histoire parlementaire les plus frappantes analogies. Il semble, quand on lit les discours prononcés il y a cent ans dans le parlement d’Angleterre par les chefs de l’opposition et par les ministres britanniques, qu’on assiste à l’une de nos séances de la chambre, où la corruption politique dénoncée par les uns est niée effrontément par les autres. Il n’y aurait que les noms propres à changer. « Que signifie, s’écrient MM. Sandys et Pulteney, un parlement dont un tiers des membres sont fonctionnaires publics ? Est-ce qu’une pareille assemblée représente le pays ? Est-ce que la plupart des fonctions salariées ne sont pas incompatibles avec le mandat parlementaire ? Lequel est pire de n’avoir point de parlement, ou d’avoir un parlement servile ? » — « Ce langage, répond Robert Walpole, est celui de toutes les oppositions ; ayez pour vous la majorité dans la chambre, et vous en trouverez les éléments excellents. Vous voulez exclure de la chambre une partie des fonctionnaires ! Mais c’est porter atteinte à leur honneur, c’est violer le droit de la prérogative royale, c’est attenter à la liberté des électeurs ; la seule garantie due au pays, c’est, quand un député non fonctionnaire est promu à une fonction, de le soumettre à la réélection… » À quoi Thomas Wyndham répond :
« On objecte qu’en soumettant les membres promus à la nécessité de se faire réélire, la loi a fait assez, et on se vante que la réélection a presque toujours lieu. Comment en serait-il autrement par la corruption qui court ? Le membre promu ne reparaît-il pas avec un double crédit devant ses commettants, qui voient en lui le favori du ministre ?… Autrefois il y avait peu de places à donner ; aujourd’hui il y en a beaucoup, et l’on commence à croire que pour les obtenir, il est nécessaire, indispensable d’être membre du parlement. Au train dont vont les choses la chambre sera bientôt rempli de serviteurs de la couronne, tandis que d’après la constitution nous devrions être les serviteurs du pays. »
N’est-ce pas un phénomène digne d’observation, que l’uniformité presque monotone avec laquelle les mêmes passions, les mêmes infirmités, les mêmes misères humaines se reproduisent, aux époques les plus diverses, dans les pays les plus différents, au milieu de la variété infinie des individus, des évènements et des institutions ?
Quand Thomas Wyndham tenait le langage qui vient d’être rapporté, il y avait dans la chambre des communes d’Angleterre 200 fonctionnaires sur 540 membres. Aujourd’hui nous avons mieux encore : 193 fonctionnaires sur 459 députés ! En ce moment, à la chambre des communes d’Angleterre, sur 658 membres, on ne compte que 120 fonctionnaires, dont 40 sont des fonctionnaires politiques, qui suivent en tous points la fortune du cabinet, ce qui réduit en réalité à 80 le nombre des fonctionnaires placés dans une situation analogue à celle des nôtres. Lorsqu’on considère la similitude des accidents parlementaires dans les deux pays, et les mêmes causes générales y amenant les mêmes effets, comment douter qu’un mal pareil, ou plutôt un mal plus grand en France, ne provoque au moins le même remède dont, en Angleterre, un mal moindre a fait reconnaître la nécessité ? À vrai dire, personne aujourd’hui ne conteste sérieusement que l’invasion de la chambre par les fonctionnaires publics ne constitue dès à présent un péril pour la représentation nationale ; en ce moment, par exemple, la commission du budget (d’un budget de 1 550 millions), sur 18 membres dont elle se compose, renferme 12 fonctionnaires publics ; quelle force morale peut offrir une commission de finances ainsi recrutée ? Il est évident pour tous que quelle que soit la mesure adoptée pour réduire dans la chambre le nombre des fonctionnaires à une moindre proportion, l’adoption d’une mesure de ce genre est d’une nécessité urgente. Quiconque est attentif au mouvement des esprits ne peut douter que, plus ou moins prochainement, la proposition de M. de Rémusat sur les incompatibilités ne soit convertie en loi. Le livre de M. Duvergier de Hauranne aura certainement beaucoup fait pour hâter l’accomplissement de cette réforme désormais inévitable.
Mais la réforme parlementaire serait insuffisante si avec elle ne marchait pas de front la réforme électorale. C’est ce que n’hésite pas à proclamer hautement, et dans les termes de la plus ardente conviction, l’honorable M. Duvergier de Hauranne. Ce serait peu de donner au député des garanties d’indépendance si l’on ne protégeait pas aussi la liberté de l’électeur. À vrai dire, la réforme électorale est ce qui importe le plus, car c’est de l’électeur que le député émane ; et comment le produit serait-il pur si la source ne l’était pas ? Du reste, sans discuter la question de savoir laquelle des deux réformes est la plus nécessaire, n’est-il pas plus sage de reconnaître que l’une et l’autre le sont également ?S’il est vrai que l’élection, pour être vraie, ait besoin de redevenir libre et pure, la représentation parlementaire, pour être réelle, ne doit-elle pas redevenir indépendante et désintéressée ? À quoi servirait une réforme qui, corrigeant les vices de l’élection, laisserait subsister ceux de la chambre ou qui s’attacherait à guérir dans le parlement des maux dont elle laisserait la racine s’étendre profondément dans le corps électoral ?
Ce n’est point précisément au nom du droit et de la justice que M. Duvergier de Hauranne attaque la loi électorale, dont il demande la réforme : à ses yeux, la principale question n’est pas de savoir si la loi a fait électeurs tous ceux qui théoriquement devraient l’être. Pour lui, la franchise électorale n’est ni un principe absolu ni un but exclusif : c’est surtout un moyen. Il s’agit avant tout de savoir si la loi électorale du 19 avril 1831 a rempli son office, si elle a donné la réalité du gouvernement représentatif qui lui était demandée et dont elle devait être le premier instrument. Or, quelle est la condition essentielle d’existence de tout corps électoral concourant à la formation de la représentation nationale ? C’est assurément qu’il possède en lui quelque esprit politique. Maintenant, qui oserait soutenir qu’il existe aujourd’hui un esprit politique quelconque dans la majorité des collèges électoraux de France ? Et pourquoi l’esprit politique est-il mort dans la plupart des collèges ? M. Duvergier de Hauranne ne montre la principale raison dans le fractionnement du corps électoral, brisé en quelque sorte et dispersé en une infinité de petits collèges, et dans le petit nombre d’électeurs dont une partie de ces collèges se composent. À ce sujet, M. Duvergier de Hauranne produit une statistique fort curieuse.
Ainsi, il n’y a que 61 collèges qui aient plus de 800 électeurs ; 139 en ont de 800 à 500 ; 57 en ont de 500 à 400 ; il y en a 95 qui n’ont que de 400 à 300 électeurs ; enfin, 77 en ont moins de 300. Ainsi, sur 459 collèges électoraux, en voilà 258 dont le chiffre n’atteint pas 500 votants ; 172 dont le chiffre est moindre de 400 ; 77 entre 150 et 300 ! Peut-on sérieusement donner à une réunion de 150 électeurs le nom d’une assemblée politique ? Et voyez l’étrange anomalie : 150 électeurs dans le petit collège d’Embrun nomment un député, dont la voix compte absolument comme celle du député élu par 3 000 électeurs réunis dans un collège de Paris ! Telle est la distribution des électeurs dans les collèges électoraux, que c’est le petit nombre qui nomme le plus de députés, et que la majorité en nomme moins. Ainsi, 92 000 électeurs nomment 284 députés ; 128 000 n’en nomment que 173. Un pareil état de choses, qui a contre lui le bon sens, la logique et l’équité, ne pouvait avoir l’expérience en sa faveur. Aussi, quelque profonde qu’ait été la sagacité des hommes d’État qui, comme MM. Laine, de Serres, Royer-Collard, Bérenger (de la Drôme), en avaient prédit la funeste influence, ses vices ont encore surpassé leur prévoyance. Tous avaient bien aperçu comment un tel système était destructif de toute vie politique dans le collège électoral, de tout mouvement généreux dans l’électeur, de toute indépendance dans l’élu ; mais en signalant l’usurpation de l’esprit local sur l’esprit politique, ils n’avaient montré que la moindre moitié du mal. Ils n’avaient pas prévu qu’on descendrait encore plus bas dans cette voie, et qu’après s’être substitués aux intérêts généraux du pays, les intérêts locaux seraient eux-mêmes effacés par les intérêts individuels. Le mal étant ainsi bien constaté, bien défini, quel remède faut-il lui appliquer ? Cherchera-t-on ce remède dans la petite réforme des capacités ?
M. Duvergier de Hauranne admet sans doute et sans peine cette réforme ; il est même d’avis d’ajouter un certain nombre de capacités nouvelles à celles qui figurent sur la seconde liste du jury, entre autres tous les membres des conseils municipaux des villes de plus de 3 000 âmes ; mais une réforme électorale réduite à de pareils termes ne serait pas sérieuse. M. Duvergier de Hauranne, résolu de trouver un remède applicable au mal constaté, examine successivement tous les systèmes de réforme électorale soulevés par la polémique des partis, depuis l’élection à deux degrés, qui réalise le suffrage universel, jusqu’au vote au chef-lieu de département, qui élève le niveau de l’élection en la centralisant. Après avoir analysé les avantages comme les inconvénients de chaque système, avec une grande impartialité et une rare liberté d’esprit, M. Duvergier de Hauranne en arrive à cette conclusion que chacun des systèmes proposés jusqu’à ce jour rencontrerait dans son exécution de graves obstacles, et il propose une réforme toute nouvelle, qui, à ses yeux, aurait pour premier avantage de ne point ébranler dans sa base la loi électorale actuelle, et, par un moyen moins radical, atteindrait peut-être plus sûrement et plus profondément le mal qu’il s’agit de guérir. S’il est vrai, dit-il, que le vice capital de la loi électorale soit dans l’existence des petits collèges, d’où la vie politique est bannie, et dans l’insuffisance de la représentation des collèges nombreux, que faut-il en conclure ? Deux choses : 1° que le nombre des électeurs dans les petits collèges doit nécessairement être accru jusqu’au chiffre qui lui donnerait les éléments d’une assemblée politique ; 2° que les collèges où les électeurs sont en grand nombre doivent être appelés à élire un plus grand nombre de députés.
En conséquence, M. Duvergier de Hauranne estime que nul collège électoral ne devrait avoir moins de 400 électeurs, et que ceux qui en ont plus de 700 à 800 devraient nommer deux députés au lieu d’un. Quant à l’accroissement du nombre des électeurs dans les collèges où il est inférieur à 400, comment l’obtenir ? Deux moyens se présentent : l’un serait, en laissant le cens à 200 fr., de recourir aux plus imposés ; l’autre, en abaissant le cens d’une manière générale, de faire en sorte que par l’effet de la loi commune et sans mesure spéciale pour les petits collèges, tous les collèges électoraux, ou du moins la plupart, atteignissent le chiffre de 400.
Entre ces deux moyens quel serait le plus efficace et le plus aisé à mettre en pratique ? M. Duvergier de Hauranne discute la question sans la résoudre en termes absolus, mais en prouvant jusqu’à l’évidence que quelle que fût la solution adoptée, chacun des deux procédés serait de facile exécution.
Nous avons besoin de le redire encore une fois, et nous ne le dirons jamais autant que nous le pensons, M. Duvergier de Hauranne a rendu un service éminent en portant d’abord devant le pays cette question de la réforme électorale qu’il doit, dit-on, porter prochainement devant la chambre. Nul ne pouvait le faire avec plus d’autorité que lui. Ceux qui liront son beau et bon livre jugeront si personne pouvait le faire avec un égal talent.
On a quelquefois reproché au parti dont l’honorable M. Duvergier de Hauranne est un des membres les plus considérables et l’un des organes les plus autorisés, de ne vouloir aucune réforme importante. Sans examiner ce que ce reproche peut avoir eu de mal fondé en tout temps, on est du moins obligé de reconnaître qu’il serait bien injuste aujourd’hui. On peut sans doute demeurer en dissidence avec l’éminent publiciste sur telle ou telle question ; on peut tendre à un autre but que le sien ; visant au même but, on peut vouloir d’autres moyens ; mais on est obligé d’admettre que le travail auquel il s’est livré est l’œuvre d’une méditation consciencieuse et profonde, et que les réformes qu’il propose sont quelque chose de sérieux, qui mérite l’examen et la réflexion de tous les partisans sincères de nos institutions constitutionnelles.
GUSTAVE DE BEAUMONT.
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(1) Un vol. In-8°. — Chez Paulin.
(2) Un vol. In-8°. — Paulin, éditeur.
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