Dans cet article publié en 1852, Gustave de Molinari poursuit sa campagne en faveur de la propriété littéraire, engagée plusieurs années auparavant. Pour lui, la propriété d’un auteur ou d’un artiste sur son œuvre est une véritable propriété, que la loi doit garantir contre les copies faites à son insu. Il plaide donc pour la fin de la contrefaçon internationale mais aussi pour la suppression des bornes fixées en nombre d’années après la mort d’un auteur, pour que la propriété littéraire devienne ce qu’elle doit être dans une société évoluée : une propriété pleine et entière, respectée et protégée.
De la propriété littéraire et de la contrefaçon belge, Journal des économistes, mars 1852.
DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE ET DE LA CONTREFAÇON BELGE.
On sait que des conventions internationales viennent d’être conclues successivement entre la France d’une part, la Sardaigne, le Portugal, le Hanovre et l’Angleterre de l’autre, pour la suppression de la contrefaçon littéraire. Des négociations dirigées dans le même sens sont engagées aussi avec plusieurs autres pays, notamment avec la Belgique, et tout nous porte à espérer que le respect de la propriété littéraire deviendra, avant peu, un principe de droit commun entre les nations.
Cependant cette extension nouvelle du principe de la propriété ne s’accomplit pas sans résistance. En Belgique, où le développement de la contrefaçon a engagé et compromis de nombreux intérêts, plusieurs manifestations ont eu lieu récemment en faveur du maintien de cette industrie interlope. Des défenses de la contrefaçon ont été publiées aussi à Bruxelles. Les auteurs de ces manifestations et de ces défenses se sont attachés à prouver, en s’appuyant sur l’autorité d’un certain nombre de légistes, que « la propriété littéraire n’est pas une propriété » ; d’où il résulte qu’une nation a parfaitement le droit de s’emparer des ouvrages qui se publient à l’étranger et de les réimprimer, sans en demander la permission à leurs auteurs[1].
Il importe donc de soumettre la question à un nouvel examen ; il importe de rechercher encore une fois si la propriété littéraire est une propriété ou si elle n’en est pas une, et, dans l’affirmative, de s’enquérir aussi des moyens d’arriver à la faire respecter, sans porter une atteinte violente aux intérêts qui se sont fondés sur l’état de choses existant.
I.
En 1841, le gouvernement ayant présenté à la Chambre des députés un projet de loi relatif à la propriété littéraire, la question de savoir si le droit des auteurs sur leurs œuvres peut être rangé dans la même catégorie que les autres propriétés, fut agitée en France comme elle l’est aujourd’hui en Belgique. La plupart des jurisconsultes de la Chambre opinèrent pour la négative, en se fondant principalement sur ce fait que le droit des auteurs sur leurs œuvres ne se manifeste point de la même manière que le droit de propriété ordinaire ; que c’est un droit suigeneris :
« Par la publication, disait M. BERVILLE, le droit de l’auteur ne cesse pas, mais il se transforme, il change de nature ; il ne s’appelle plus propriété, il s’appelle récompense, droit d’auteur, droit de copie… Parcourez tous les pays où le travail intellectuel rapporte quelque chose à ses auteurs, à peine en trouverez-vous un ou deux où ce droit ait été appelé propriété littéraire ; vous trouverez partout droitde copie, droit d’auteur ; nulle part, ou presque nulle part, vous ne trouverez propriété littéraire. »
M. LHERBETTE établissait la même distinction entre le droit de copie et le droit de propriété :
« … Oublierons-nous, disait-il, ce qui a été répété plusieurs fois, prouvé, incontesté dans le cours de la discussion, que le droit reconnu à l’auteur n’est pas une propriété comme une autre ; que c’est un droit d’une nature tout à fait particulière, un droit sui generis ;que ce n’est pas une propriété à proprement parler. »
M. PORTALIS insistait plus vivement encore sur ce point :
« Les hommes les plus fanatiquement dévoués au préjugé de la propriété littéraire sont obligés pourtant de convenir que ce n’est pas une propriété comme une autre. Ils étendent autant qu’ils le peuvent les bornes de la possession ; mais, après tout, il faut, sans qu’ils s’en rendent compte peut-être, qu’ils établissent des limites et que la nue propriété retombe dans le domaine commun. C’est que ce n’est pas une propriété ; c’est que ce n’est pas une chose possédée exclusivement et à titre de maître, sans contrôle et sans réserve. »
Ces adversaires de la propriété littéraire se fondaient, comme on voit, sur ce que le droit des écrivains se manifeste autrement que le droit de propriété ordinaire, pour le placer dans une catégorie inférieure. Recherchons si cette inégalité est bien motivée, et, pour nous en assurer, examinons quelle est la nature de la propriété littéraire.
Un homme de lettres écrit un livre ou une pièce de théâtre, un artiste peint un tableau. Sous quelle apparence se manifestent leurs œuvres ? sous une apparence purement matérielle. Vous avez sous les yeux un cahier maculé d’encre et une toile barbouillée de couleur, c’est-à-dire deux produits qui appartiennent, pleinement, à la catégorie des propriétés ordinaires : de même que le menuisier-ébéniste, par exemple, est reconnu propriétaire de la table, du fauteuil ou du buffet qu’il vient de fabriquer, l’homme de lettres est reconnu propriétaire du manuscrit qu’il vient d’écrire ; l’artiste, du tableau qu’il vient de peindre.
Jusque-là, aucune différence entre les deux genres de propriétés. Faisons maintenant une simple hypothèse. Supposons qu’un manuscrit ne puisse être reproduit par l’impression, ni par tout autre procédé de copie ; supposons qu’on ne puisse faire passer dans des copies la substance immatérielle de l’exemplaire original ; qu’en résultera-t-il ? Il en résultera qu’une œuvre littéraire demeurera affectée exclusivement à l’usage du propriétaire du manuscrit, et des amateurs à qui ce propriétaire voudra bien en accorder la jouissance. En supposant, par exemple, que les Méditations de M. de Lamartine et les Orientales de M. Victor Hugo n’eussent pu être produites qu’à un seul exemplaire, et que cet exemplaire unique eût été acheté par un riche amateur, est-ce que le premier venu aurait eu le droit de dire au fortuné propriétaire de ces bijoux littéraires : Donnez-moi communication de ces belles œuvres, car vous n’avez pas le droit d’en jouir seul ! — Le propriétaire n’aurait-il pas pu répondre avec raison : J’ai payé les Méditations et les Orientales, comme j’ai payé le buffet de ma salle à manger, la table et les fauteuils de mon salon. J’en suis propriétaire au même titre. Vous n’avez donc pas plus le droit d’y toucher que de vous servir de mon buffet, de ma table ou de mes fauteuils. Si vous aimez la belle littérature, faites-vous faire des Méditations et des Orientales et payez-les comme j’ai payé les miennes. Vous pourrez alors en avoir la jouissance tout à votre aise.
En tenant un pareil langage, le propriétaire serait demeuré rigoureusement dans son droit, le Code lui aurait donné raison, et, au besoin, commissaire de police et sergents de ville lui eussent prêté main forte contre l’amateur de belle littérature.
Mais en vertu de sa nature particulière — et c’est ici que gît la différence entre la propriété littéraire et la propriété purement matérielle — l’œuvre de l’écrivain peut être indéfiniment reproduite. On peut faire passer dans une copie la substance immatérielle d’un manuscrit, et cette copie, lorsqu’elle est bien faite, peut tenir lieu de l’original. Il y a mieux encore. L’art du copiste s’est transformé et perfectionné de telle sorte, grâce à l’invention de l’imprimerie, qu’on peut reproduire en quelques heures, par milliers d’exemplaires, un manuscrit qui a coûté des années de travail, et ces copies imprimées sont préférables pour l’usage au manuscrit même.
Voilà ce qui établit une différence entre la propriété d’un manuscrit et celle d’un fauteuil, par exemple : c’est que l’on peut faire passer la substance d’un manuscrit dans une copie, laquelle peut tenir lieu du manuscrit, tandis qu’on ne peut reproduire la matière d’un fauteuil. Vous pouvez vous servir de la copie d’une œuvre littéraire, aussi bien, mieux que de l’original même ; mais essayez donc de vous asseoir dans la copie d’un fauteuil ?
La propriété littéraire, et ajoutons aussi la propriété artistique, comprennent donc deux parties bien distinctes : il y a d’abord la propriété de l’œuvre originale, manuscrit, tableau, dessin ou statue. Il y a ensuite le droit de reproduire, de copier l’œuvre originale, droit qui dérive de la nature particulière de cette œuvre.
Toutes les législations garantissent à l’écrivain et à l’artiste la propriété illimitée de leurs œuvres originales. En revanche, toutes ont soumis le droit de copie à des restrictions, à des limites. Ces restrictions, ces limites sont-elles bien fondées ? Est-il équitable et utile de séparer le droit de copie de la propriété de l’œuvre originale ?
Si l’on séparait entièrement ces deux droits, si l’on déniait absolument à l’auteur d’une œuvre littéraire le droit exclusif de la faire copier, que se passerait-il ? On verrait se produire un phénomène assez curieux ; on verrait la valeur de l’œuvre originale disparaître, se fondre en quelque sorte entre les mains de son propriétaire ; on verrait ce propriétaire réduit à une situation beaucoup plus mauvaise que s’il n’était pas dans la nature de son œuvre de pouvoir être reproduite, copiée.
En effet, si une œuvre littéraire ne se différenciait en rien des œuvres purement matérielles, si sa substance ne pouvait être multipliée au moyen de la copie, cette œuvre à un seul exemplaire pourrait acquérir une valeur considérable. Un riche amateur payerait un beau livre aussi cher, plus cher peut-être, qu’un bijou précieux, une perle, un diamant. Mais il n’en est pas ainsi. En vertu de sa nature particulière, le bijou littéraire peut être indéfiniment reproduit par la copie. Qui donc se souciera de payer chèrement l’original, s’il peut se procurer à vil prix une copie qui lui fasse le même usage ? Supposons qu’on trouve un moyen de tirer le fameux diamant, le Ko-i-noor à un nombre indéfini d’exemplaires, en répandant dans chaque copie sa substance précieuse, qui se souciera encore de donner des millions pour acheter la propriété du Ko-i-noor ? Le propriétaire du diamant original n’en perdra-t-il pas à peu près toute sa valeur, à moins qu’il ne conserve seul le droit d’en tirer des copies ?
Séparer absolument le droit de copier une œuvre littéraire de la propriété de l’œuvre originale, ce serait donc altérer, détruire en grande partie la valeur de celle-ci ; ce serait placer, sous le rapport de la propriété, l’écrivain dans une situation tout à fait inférieure à celle des autres producteurs.
La situation de l’artiste ne serait pas aussi mauvaise que celle de l’écrivain, si on lui refusait le droit exclusif de faire reproduire ses œuvres ; car si l’on peut reproduire une œuvre littéraire de telle sorte que la copie tienne lieu de l’original, qu’elle soit même préférable, on ne peut copier avec la même perfection les œuvres d’art. Il est bien rare que la copie peinte d’un tableau vaille l’original. Quant à la gravure et à la lithographie, elles ne le reproduisent que d’une manière fort incomplète. Aussi un peintre continuerait-il à vendre passablement ses tableaux, alors même que tout le monde aurait le droit d’en multiplier les copies. Mais supposons — et la chose peut arriver — qu’on réussisse, par un procédé quelconque, à reproduire les tableaux avec une exactitude et une perfection telles que les copies produisent, aux yeux des plus fins connaisseurs, absolument le même effet que les originaux, qu’elles satisfassent au même degré le sentiment de l’harmonie de la forme et de la couleur ; si ces copies peuvent être répandues à vil prix, les originaux ne perdront-ils pas la plus grande partie de leur valeur ? Qui se souciera encore de payer un original 10 000, 20 000, 30 000 fr., tandis qu’il pourra s’en procurer une copie égale, sinon supérieure, pour 2 ou 3 fr. ? Si une éventualité semblable venait à se réaliser, les peintres ne seraient-ils pas ruinés, à moins qu’ils ne conservassent le droit exclusif de copier ou de faire copier eux-mêmes leurs tableaux ?
Telle serait actuellement la situation des écrivains, si le droit de copier se trouvait complètement séparé de la propriété de l’œuvre originale ; si ces deux droits ne demeuraient pas réunis, au moins pendant quelque temps, entre les mains de l’écrivain.
Aussi a-t-on bien compris la nécessité de garantir, pendant une période plus ou moins longue, le droit de copie ; on a compris qu’à défaut de cette garantie, la carrière des lettres demeurerait fermée aux hommes qui sont obligés de travailler pour vivre, c’est-à-dire à l’immense majorité des hommes disposés à travailler. Le droit de copie a donc été reconnu et garanti aux écrivains, mais il ne l’a pas été d’une manière absolue. Il a été limité dans le temps et dans l’espace. Au bout d’une certaine période, fixée d’après le bon plaisir du législateur, le droit de copie tombe dans le domaine public. Il y tombe aussi de l’autre côté des frontières de chaque nation. Vérité en deçà, erreur au delà, disait Pascal, en parlant des Pyrénées. Propriété en deçà, communisme au delà, pourrait-on dire de même en parlant des livres qui passent de l’autre côté de la frontière belge, par exemple, et réciproquement.
Dans son trop fameux petit livre de l’Organisation du travail, M. Louis Blanc, conséquent en cela avec le reste de sa doctrine, s’indigne fort que l’on veuille garantir même partiellement à l’écrivain le droit et la possibilité de tirer profit de son œuvre.
« Non seulement, disait M. Louis Blanc, il est absurde de déclarer l’écrivain propriétaire de son œuvre, mais il est absurde de lui proposer comme récompense une rétribution matérielle. Rousseau copiait de la musique pour vivre et faisait des livres pour instruire les hommes. Telle doit être l’existence de tout homme de lettres digne de ce nom. S’il est riche, qu’il s’adonne tout entier au culte de la pensée : il le peut. S’il est pauvre, qu’il sache combiner avec ses travaux littéraires l’exercice d’une profession qui subvienne à ses besoins[2]. »
Les législateurs qui ont limité la durée du droit de copie et qui ont refusé de garantir ce droit aux auteurs étrangers, n’ont pas été tout à fait aussi loin que l’auteur du petit traité de l’Organisation du travail. Ils ont fait une part à la propriété, — ce que M. Louis Blanc ne pouvait leur pardonner, du moins en théorie —, et une autre part au communisme.
Nous croyons, nous, que la part faite au communisme dans le domaine de la propriété littéraire est de tous points abusive et funeste, qu’elle doit être repoussée au double point de vue de l’utilité générale et de la justice distributive.
Examinons d’abord quels sont les résultats de la limitation du droit de copie dans le temps. En France, par exemple, où le droit de copie est limité à vingt années après la mort de l’auteur lorsque celui-ci laisse des héritiers directs, et à dix années lorsqu’il n’en laisse point, que doit-il résulter de ces dispositions arbitrairement restrictives de la législation ?
Si l’on considère les livres sous le rapport de la longévité, on s’apercevra qu’ils ressemblent fort aux hommes, que le petit nombre seulement arrive à un âge avancé. Il serait extrêmement curieux de connaître la proportion des ouvrages que l’on réimprime encore après qu’ils sont tombés dans le domaine public. Nous croyons que ce serait la porter fort haut que de l’évaluer à 2%. Mais ces 2% de livres qu’une génération lègue aux générations qui la suivent, se composent généralement d’œuvres excellentes. Or, les œuvres excellentes exigent, communément aussi, beaucoup d’études et de travail ; elles ne s’improvisent pas. Quelle situation la loi limitative de la durée du droit de copie fait-elle à leurs auteurs ?
Il y a, comme on sait, deux sortes d’auteurs. Les uns travaillent uniquement pour les besoins du jour, sans s’inquiéter de l’avenir ; ils entassent volumes sur volumes, mais leurs livres, à peine travaillés, s’usent vite. Au bout de dix années, c’est tout au plus si l’on se souvient du titre. Les autres, au contraire, mûrissent leurs œuvres, ils les travaillent longtemps et con amore. Ceux-ci produisent peu, mais ce qu’ils produisent est exquis. Cependant, à cause de leurs qualités mêmes, ils ont ordinairement moins de vogue que les improvisateurs, car leurs conceptions sont accessibles seulement au petit nombre des esprits d’élite. Leurs ouvrages s’enlèvent moins rapidement ; en revanche, ils se vendent encore un siècle après que les œuvres des improvisateurs sont tombées dans un profond oubli. Eh bien ! que fait la loi limitative de la durée du droit de copie ? Elle enlève, matériellement du moins, aux écrivains d’élite le bénéfice de cette compensation que leur réserve l’avenir. Supposons que l’auteur d’une œuvre excellente en veuille céder la propriété à un libraire, il aura beau lui dire : Mes livres ne se vendent pas aussi vite que ceux d’un improvisateur à la mode, cela est vrai, mais ils se vendront plus longtemps ; dans dix ans, ses ouvrages ne vaudront plus que le poids du papier ; les miens auront conservé toute leur valeur dans un siècle. Le libraire ne pourra-t-il pas lui répondre avec raison : Que m’importe ! Vingt années, peut-être même dix années après votre mort, ne perdrai-je pas le droit exclusif de les réimprimer ? Je ne puis donc vous payer votre propriété en raison de sa durée probable, mais en raison seulement de sa durée légale.
Et, chose bizarre ! si l’auteur est jeune et bien portant, on pourra lui payer son livre plus cher que s’il est vieux et maladif ; car la jouissance exclusive en sera, selon toutes probabilités, plus longue. S’il est marié et père de famille, on pourra encore le lui payer plus cher que s’il est célibataire, puisque la loi lui accorde vingt années dans le premier cas, et dix années seulement dans le second ; — ce qui est une manière comme une autre d’encourager la multiplication de l’espèce.
Que fait, en définitive, la loi ? Elle supprime une partie de la propriété de l’écrivain dont les œuvres résistent à l’action du temps, tandis qu’elle garantit complètement celle de l’improvisateur, dont les œuvres passent avec le goût du jour. Elle encourage les écrivains sérieux à se faire improvisateurs. Elle agit comme une prime donnée aux œuvres qui ne durent pas, au détriment de celles qui durent.
Un résultat identique est produit par la limitation du droit de copie dans l’espace, par la non-reconnaissance de ce droit au-delà des frontières que les hasards de la guerre ou des alliances princières ont données aux nations. Voici comment. Vous avez écrit, je suppose, un livre de science, ou bien un de ces livres de bonne littérature qui s’adressent au public d’élite. Vous l’offrez à un éditeur, avec l’espoir d’en retirer une équitable rémunération pour votre travail. Mais l’éditeur ne veut vous en donner qu’un prix excessivement modique, un prix fort inférieur à celui que l’on paye pour le plus vulgaire roman. Vous vous récriez ; vous vous plaignez de l’indifférence du public pour les œuvres sérieuses, de la rapacité des éditeurs et de bien d’autres choses encore. Vous avez tort. Votre livre s’adresse, en effet, à des hommes spéciaux ou à des esprits d’élite qui se trouvent disséminés, en petits groupes, au sein de toutes les nations civilisées. Si votre droit de copie était respecté à l’étranger, l’éditeur pourrait compter sur la clientèle de tous ces groupes épars, et peut-être serait-il alors en état de vous offrir une rémunération convenable. Mais il n’en est pas ainsi. Votre droit de copie expire au-delà de la frontière large ou étroite de la nation à laquelle vous appartenez. L’éditeur ne peut compter, en conséquence, que sur les hommes spéciaux ou les esprits d’élite d’une seule nation; car on ne manquera pas de réimprimer votre livre à l’étranger, si l’on a quelque chance de l’y vendre. Or, comme cette clientèle est naturellement limitée, comme elle est, en outre, fort difficile sur le choix des livres, un éditeur ne pourra acheter cher un ouvrage qui s’adresse à elle, et il ne l’achètera qu’à bon escient. Oh ! s’il s’agissait d’un bon gros roman, bien bourré d’adultères, de meurtres, d’empoisonnements, il pourrait, sans imprudence, se montrer beaucoup plus coulant ; car un roman s’adresse à la foule, et celle-ci ne se pique pas d’avoir le goût difficile. La limitation du droit de copie dans l’espace contribue donc, comme la limitation de ce même droit dans le temps, à décourager la production des bons livres, pour rejeter les écrivains vers celle des œuvres inférieures.
On se plaint beaucoup de l’infériorité des œuvres de notre temps ; on fait des tirades à perte d’haleine contre la littérature improvisée, la littérature facile ; mais comment donc les écrivains s’adonneraient-ils de préférence aux œuvres qui exigent beaucoup de travail, puisque les législateurs semblent avoir pris à tâche de les rendre les moins lucratives de toutes ?
On essaye, à la vérité, de rétablir un peu la balance du côté des œuvres sérieuses, en allouant à leurs auteurs des récompenses prises sur le budget ; mais outre que la distribution de ces récompenses laisse beaucoup à désirer, elles sont généralement insuffisantes, et elles ont l’inconvénient de faire supporter au contribuable, qui n’en peut mais, une partie du dommage que le communisme de la loi inflige à l’écrivain.
La limitation du droit de copie dans le temps et dans l’espace agit donc comme une prime donnée aux mauvaises œuvres, au détriment des bonnes. Quel avantage présente-t-elle en échange ? On prétend, — et ceci est une de ces banalités erronées, que les meilleurs esprits ont coutume d’accepter sans y prendre garde —, on prétend que la limitation du droit de copie contribue à abaisser le prix des livres. Un livre se vend à meilleur marché, affirme-t-on, lorsqu’il est dans le domaine public que lorsqu’il est approprié. Cela ne saurait être contesté !
Sans aucun doute. Mais, avant d’affirmer ainsi que communisme et bon marché, deux termes contradictoires ! sont synonymes en cette circonstance, ne devrait-on pas se demander si la cherté quelquefois excessive des livres dans les pays et dans les périodes où ils sont appropriés ne provient pas précisément de ce qu’ils tombent ailleurs et plus tard dans le domaine public ? Lorsqu’un chemin de fer n’est concédé que pour une courte période, ceux qui l’exploitent peuvent-ils abaisser leurs prix de transport autant que cela leur serait possible si la concession était illimitée ? Ne doivent-ils pas couvrir tous leurs frais et risques pendant cette période limitée, au lieu de les échelonner dans une période indéfinie ? N’en est-il pas de même pour toutes les entreprises, sans excepter celles de librairie ? Ne peut-on pas affirmer, en conséquence, que le bon marché futur du petit nombre de livres que chaque génération transmet à la postérité, est acheté au prix de la cherté actuelle de la production tout entière ? Lorsqu’il s’agit de la limitation dans l’espace, cette cause de renchérissement apparaît plus visiblement encore. Ainsi, l’on se plaint généralement de la cherté des livres en France, et, comme contraste à cette cherté, on oppose le bon marché des mêmes livres lorsqu’ils sont réimprimés à l’étranger. On vous montre, par exemple, cotés au prix modique de 1,50 fr dans les catalogues de la contrefaçon étrangère, des romans en deux volumes, qui se vendent 15 fr en France. Mais qui ne voit que la cherté excessive d’ici provient précisément du bon marché excessif de là-bas ? Si le libraire français pouvait compter sur la clientèle étrangère ; s’il pouvait, en conséquence, répartir ses frais sur un plus grand nombre d’acheteurs probables, il trouverait indubitablement avantage à abaisser son prix à 5 ou 6 fr. sur le marché général. En ce cas, le consommateur étranger payerait 3,50 fr. ou 4,50 fr. de plus que sous le régime du communisme légal ; mais le consommateur indigène payerait 9 fr. ou 10 fr. de moins. En considérant l’ensemble de la consommation, n’y aurait-il pas un progrès évident dans le sens du bon marché ?
Nous nous souvenons d’avoir entendu à la Chambre des députés, il y a cinq ou six ans, un illustre avocat, M. Chaix d’Est-Ange, défendre, au point de vue de l’intérêt des consommateurs, la limitation du droit de copie aux frontières. C’est grâce au bon marché de la contrefaçon, disait-il, que les idées françaises pénètrent à l’étranger. N’aurait-on pas pu lui répondre avec raison : oui ! mais c’est la contrefaçon qui, en obligeant les éditeurs français à vendre cher, empêche les idées françaises de pénétrer en France.
On voit que la limitation du droit de copie dans le temps et dans l’espace, limitation opérée apparemment en vue de l’utilité générale, est de tous points contraire à l’utilité générale ; qu’elle contribue à la fois à abaisser la qualité des livres, à en diminuer la quantité et à en augmenter le prix.
Il nous resterait à examiner encore si la limitation du droit de copie peut se justifier au point de vue de la justice distributive. Nous avons vu qu’en supprimant totalement ce droit, on supprime du même coup ou du moins on réduit presque à rien la propriété de l’œuvre originale. Il est donc visiblement inique de le supprimer en totalité, à moins qu’on ne pense avec M. Louis Blanc que l’écrivain ne doit pas, en bonne justice, vivre du produit de son œuvre. Mais s’il est inique de supprimer ce droit totalement, comment peut-il être juste de le supprimer partiellement ?À quel moment l’iniquité de la limitation du droit commence-t-elle à se transformer en justice ? Question insoluble pour des légistes, à plus forte raison pour des économistes.
Il nous serait facile de prouver que les profits généraux de l’industrie littéraire ne dépasseraient pas ceux de toute autre industrie si le droit de propriété des écrivains sur leurs œuvres venait à être pleinement respecté, si le droit de copie cessait d’en être retranché à un moment fixé arbitrairement par une loi ou à une limite établie non moins arbitrairement par une frontière ; qu’on ne conférerait aux écrivains, en leur garantissant ce droit dans toute son étendue naturelle, aucun avantage qui plaçât leur condition au-dessus de celle des autres travailleurs ; mais cette démonstration ne serait-elle pas surabondante, si, comme c’est notre espoir, nous avions réussi à bien établir la nécessité de garantir entièrement la propriété littéraire, au point de vue de l’intérêt général ?
II.
Toutes les nations civilisées, avons-nous dit, ont séparé le droit de copie de la propriété de l’œuvre originale. Elles ont garanti celle-ci d’une manière illimitée, absolue ; elles ont limité, au contraire, le droit de copie dans le temps et dans l’espace.
Voici un aperçu de ces limitations légales du droit de copie des œuvres littéraires, d’après la savante compilation de M. Villefort.
En France, le droit de copie est garanti aux auteurs et à leurs veuves pendant leur vie, à leurs enfants pendant vingt ans, et, s’ils n’en laissent point, aux autres héritiers pendant dix ans seulement[3].
En Angleterre, le droit de copie est garanti à l’auteur pendant quarante-deux ans, à dater de la publication de l’ouvrage. Une prolongation de sept années peut encore être accordée aux héritiers, à partir du décès de l’auteur, dans le cas où les quarante-deux ans auraient expiré pendant sa vie[4].
En Belgique et en Hollande, la loi française sur la propriété littéraire est en vigueur depuis 1817. Avant la réunion des deux pays, le droit de copie était garanti à perpétuité en Hollande.
Le Zollverein a adopté la loi prussienne sur la propriété littéraire. En vertu de cette loi, le droit de copie appartient à l’auteur pendant toute sa vie et à ses héritiers pendant trente ans, à partir de sa mort[5].
La même durée a été adoptée en Autriche[6].
En Russie, le droit de copie est garanti à l’auteur pendant sa vie, à ses héritiers pendant vingt-cinq ans. Il peut être, en outre, prolongé de dix années si les héritiers ou les concessionnaires publient une nouvelle édition cinq années avant son expiration[7].
En Sardaigne, le droit de copie est garanti aux auteurs pendant quinze années seulement[8]. À la suite de la convention conclue avec la France, le 22 avril 1846, les garanties stipulées par la législation française ont été adoptées au profit des auteurs des deux nations contractantes.
Au Portugal, le droit de copie est garanti, comme en Allemagne, pendant la vie de l’auteur et pendant une période de trente années après sa mort[9].
En Espagne, le droit de copie pouvait être autrefois concédé comme un privilège exclusif et illimité ; et il l’était, en effet, ordinairement. Mais ce privilège n’était pas toujours attribué à l’auteur ; souvent, on l’accordait à des communautés religieuses, au détriment des légitimes propriétaires. Après avoir été l’objet de réformes successives, la législation espagnole garantit actuellement le droit de copie pendant la vie des auteurs, et à leurs héritiers ou ayants cause pendant une période de cinquante années[10].
La propriété des œuvres dramatiques et celle des œuvres d’art sont soumises encore dans chaque pays à des dispositions spéciales, dont on trouvera le détail dans la brochure de M. Villefort.
Voilà quelles sont les limitations du droit de copie dans le temps. Les lois de la France et de la Sardaigne sont, comme on voit, celles qui accordent la plus large part au communisme ; la loi espagnole est, au contraire, celle qui assure la plus large part à la propriété.
Le droit de copie a été bien plus limité encore dans l’espace, puisque aucune nation n’a voulu, jusque dans ces derniers temps, le reconnaître aux auteurs étrangers. En 1837, la Prusse entreprit la première de mettre fin à ce communisme international en insérant, dans sa loi constitutive de la propriété littéraire, une clause relative à la réciprocité. Par cette clause, la Prusse s’engageait à faire respecter, chez elle, le droit de copie des auteurs appartenant aux nations qui garantiraient celui des auteurs prussiens. En 1838, l’Angleterre suivit l’exemple de la Prusse, en offrant aux auteurs étrangers de protéger leur droit de copie (copy-right), pourvu que leurs gouvernements respectifs accordassent réciprocité dans la même mesure aux auteurs anglais[11]. Des conventions furent alors conclues successivement entre différents États, entre l’Autriche, la Sardaigne et le canton du Tessin en 1840 ; entre la Prusse et l’Angleterre, le 13 mai 1846 ; entre la France, la Sardaigne, le Hanovre, l’Angleterre et le Portugal en 1846, 1850 et 1851. D’autres sont encore en voie de négociation. Un mouvement réel s’opère donc en Europe, sinon pour mettre fin au communisme littéraire, du moins pour le resserrer dans des limites plus étroites. Ce mouvement s’est manifesté, d’un côté, par l’extension donnée à la durée du droit de copie dans les législations les plus récentes de l’Angleterre, de l’Allemagne et de l’Espagne ; d’un autre côté, par les conventions qui ont été conclues ou qui sont en voie de conclusion entre les principaux États de l’Europe, pour la répression de la contrefaçon littéraire[12].
III.
Au moment où nous écrivons, la plus importante des négociations entamées pour l’extension du droit de copie et la répression du communisme littéraire, est celle qui se trouve ouverte entre la France et la Belgique. En effet, si la Belgique, qui est devenue un des principaux foyers de l’industrie de la contrefaçon, consentait à reconnaître le droit de copie des auteurs étrangers, aucun obstacle sérieux ne s’opposerait plus à la reconnaissance universelle de ce droit.
Examinons donc, d’une manière spéciale, comment la question de la suppression de la contrefaçon littéraire est engagée aujourd’hui entre la France et la Belgique. Mais, avant d’aborder cet examen, il est indispensable que nous disions quelques mots de l’histoire de la contrefaçon.
La contrefaçon est née chez tous les peuples de la non-reconnaissance du droit de copie des auteurs étrangers. Nous disons qu’elle est née chez tous les peuples, car aucune nation ne s’est abstenue jusqu’à nos jours de contrefaire les ouvrages étrangers. Il y a des ateliers de contrefaçon considérables, non seulement en Belgique, mais encore en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Aucun peuple n’a donc le droit de jeter la pierre à son voisin pour ce méfait, puisque tous pèchent également ; puisque aucun n’a eu encore le bon sens et le courage de reconnaître le droit de copie des auteurs étrangers sans exiger de réciprocité. La contrefaçon des œuvres des auteurs étrangers n’est, du reste, ni plus ni moins condamnable que la réimpression commune des œuvres tombées dans le domaine public. Pour s’exercer dans le temps ou dans l’espace, la contrefaçon ne change pas de nature, et nous avons vu que les résultats en sont les mêmes. Dans l’un et l’autre cas, la contrefaçon ou la réimpression porte atteinte à la propriété littéraire, sous la sauvegarde de la loi.
Mais si la contrefaçon est née partout des limitations apportées au droit de copie, elle s’est plus ou moins développée selon les lieux, les époques et les circonstances. Autrefois, la Hollande et la Suisse étaient les deux principaux foyers de la contrefaçon. Depuis un quart de siècle, elle a acquis surtout une grande importance en Belgique. Ce furent les institutions libérales de la Hollande et de la Suisse, en présence du despotisme de la monarchie française, qui l’attirèrent dans ces deux pays et l’y rendirent florissante. Pendant un siècle et demi, la plupart des ouvrages dont l’impression était interdite en France, s’imprimèrent librement en Suisse et en Hollande. Ce fut la même cause qui contribua, sous la Restauration, à multiplier en Belgique les réimpressions françaises. « Tous les ouvrages que la censure frappait en France, dit M. Charles Hen, étaient immédiatement reproduits en Belgique où ils défiaient la rigueur des tribunaux. C’est ainsi que les pamphlets de Paul-Louis Courier, les poèmes de Barthélémy et Méry bravaient impunément les réquisitoires en deçà des frontières. C’est ainsi que les éditions de Béranger se multipliaient en Belgique, au point que les presses de ce pays n’en jetèrent pas moins de 30 000 exemplaires sur les différents marchés de l’Europe[13]. » Le mouvement littéraire, qui prit naissance à la fin de la Restauration pour se développer avec tant d’exubérance dans les premières années de la monarchie de Juillet, fournit un nouvel aliment à la contrefaçon et appela sur cette industrie l’attention des capitalistes. En 1836, plusieurs associations considérables de typographie et de librairie se fondèrent à Bruxelles, sous le patronage de la banque de Belgique.
Cinq grandes sociétés, dit M. Hen, à qui nous empruntons ces détails, s’organisent presque simultanément.
- La Société typographique belge, sous la raison sociale Ad. Wahlen et comp. ; capital social, 1 000 000 de fr.
- La Société belge de librairie, imprimerie et papeterie, sous la raison sociale L. Hauman et comp., capital social, 1 500 000 fr.
- La Société de librairie, imprimerie et fonderie, sous la raison sociale Meline, Cans et comp. ; capital social, 2 000 000 de fr.
- La Société encyclographique ; capital social, 1 000 000 fr.
- La Société nationale ; capital social, 1 000 000 de fr.
Dès ce moment la typographie belge, largement pourvue de capitaux, multiplia ses produits et les répandit sur tous les marchés du monde. De 69 000 kil. ayant une valeur déclarée de 416 000 francs en 1834, ses exportations s’élevèrent à 274 000 kil. et 1 667 000 francs en 1845. Mais ce fut l’apogée de la contrefaçon belge. À dater de 1846 elle commença à décliner. Les grandes associations de typographie et de librairie, qui s’étaient constituées en 1836, disparurent successivement, à l’exception de la Société Meline, Cans et comp., et les exportations tombèrent à 205 000 kil. en 1846, 183 000 en 1847, et 124,000 en 1848 ; elles se sont relevées, à la vérité, dans les trois dernières années : elles ont été de 184 000 kil. en 1849, de 224 000 en 1850, et elles ont atteint le chiffre élevé de 366 000 kil. en 1851. Mais on aurait tort d’inférer de cette augmentation qu’il y a eu recrudescence dans la contrefaçon, car les exportations des dernières années ont consisté principalement en produits anciens écoulés dans les pays avec lesquels la France venait de conclure des conventions littéraires.
Cette décadence de la contrefaçon en Belgique a été provoquée par différentes causes. La plus importante consiste dans les mauvaises conditions de concurrence qui ressortent de la nature même de cette industrie. Un ouvrage important vient-il à se publier à Paris, aussitôt trois ou quatre éditeurs s’en emparent à Bruxelles, et ils en jettent concurremment des masses d’exemplaires sur le marché. L’affaire, qui eût été bonne pour un ou deux éditeurs, ne manque pas de devenir mauvaise pour trois ou quatre. À vrai dire, on procède aujourd’hui avec plus de prudence. Les éditeurs belges, échaudés en maintes occasions, ne s’aventurent plus les yeux fermés dans l’arène de la concurrence. Les maisons les plus importantes ont pris l’habitude d’acheter aux auteurs en vogue la communication de leurs épreuves, véritable droit de priorité qui leur permet d’arriver les premières sur le marché et d’avertir les concurrences en les devançant.Ce droit de priorité a été payé jusqu’à 1 000 francs par volume à des écrivains en renom. N’est-ce point là, pour le dire en passant, un témoignage nouveau et non suspect rendu en faveur de la propriété ?
Ces écoles que la contrefaçon a subies ont amené la ruine d’un bon nombre de maisons de librairie. Elles ont eu cependant leur côté utile, en ce sens qu’elles ont fait l’éducation des éditeurs belges. Ceux-ci ont acquis à leurs dépens l’expérience de leur industrie, et peut-être auraient-ils déjà réussi à la relever, sans la suppression dont elle est menacée. Mais depuis la conclusion des dernières conventions diplomatiques, chacun a compris que la contrefaçon est destinée à disparaître dans un délai plus ou moins long, et les capitaux se sont détournés d’une industrie condamnée à mort.
On ne se préoccupe plus guère aujourd’hui que des moyens de mettre fin à ce régime, sans trop léser les intérêts encore nombreux et importants qui y sont engagés ; on est à la recherche d’un procédé qui permette de supprimer la contrefaçon sans ruiner la typographie et la librairie belges. Et, chose dont nous devons nous réjouir, c’est la liberté des échanges qui paraît devoir résoudre ce problème, autant du moins qu’il puisse être résolu. Voici comment.
Sous le régime actuel, les livres contrefaits en Belgique sont prohibés en France, et les autres impressions sont soumises à un droit à peu près prohibitif (100 fr. les 100 kil.). Les livres français ne payent, au contraire, qu’un droit inférieur des deux tiers environ à leur entrée en Belgique (50 fr. 88 c. les 100 kil.[14]). Si nous sommes bien informé, la Belgique, en consentant à sacrifier la contrefaçon, demande la suppression du premier, et propose celle du second comme bases du régime à venir. Ces deux droits seraient remplacés par de simples droits de balance, à l’exemple de ce qui se pratique déjà entre la Belgique et le Zoll-Verein.
En admettant que la Belgique obtînt ainsi la suppression du droit prohibitif, qui empêche l’introduction en France des produits de son industrie typographique, elle serait en mesure d’offrir à ses imprimeurs et à ses libraires un débouché équivalent peut-être à celui de la contrefaçon. En effet, les imprimeurs belges, qui travaillent à bas prix et qui commencent à travailler assez bien, pourraient sans difficulté se mettre en relations d’affaires avec les éditeurs parisiens. On sait que la cherté des produits typographiques à Paris a déjà décentralisé pour une bonne part cette industrie, et qu’un nombre de plus en plus considérable d’ouvrages s’impriment soit dans la banlieue ou aux environs de Paris, à Saint-Cloud et à Saint-Germain, soit plus loin encore, à Corbeil, à Meaux, à Senlis, à Tours. Pourquoi la Belgique n’en aurait-elle pas sa part ? Pourquoi les éditeurs parisiens ne feraient-ils pas imprimer des ouvrages à Tournay et à Bruxelles aussi bien qu’à Senlis et à Tours ? Le chemin de fer du Nord n’a-t-il pas mis la Belgique à quelques heures de distance de Paris ? En se donnant un peu plus de peine, en soignant mieux leurs produits quelquefois trop négligés, les imprimeurs de la Belgique pourraient évidemment obtenir une part dans la clientèle parisienne. Quant aux importantes maisons de librairie de Bruxelles, dont la clientèle est répandue partout excepté en France, pourquoi n’essayeraient-elles pas de pénétrer aussi sur le marché français ? Pourquoi n’entreprendraient-elles pas de faire concurrence aux éditeurs nationaux en établissant des comptoirs à Paris ?
Le libre-échange établi pour les livres entre la France et la Belgique pourrait fournir, comme on voit, des compensations sérieuses aux imprimeurs et aux éditeurs belges. Mais la France n’achèterait-elle pas trop cher la suppression de la contrefaçon en la payant à ce prix ? Examinons. Il y aurait d’abord en France deux classes inégales en importance, mais également intéressantes, qui gagneraient à la libre introduction des impressions belges, nous voulons parler de ceux qui achètent les livres et de ceux qui les font. Les consommateurs de livres sont évidemment intéressés à les avoir au meilleur marché. Quant aux écrivains, ils sont intéressés à tirer le meilleur parti possible de leurs œuvres, et comment peuvent-ils obtenir ce résultat, si ce n’est en se trouvant placés en présence du plus grand nombre possible d’éditeurs et d’imprimeurs ?
Voilà donc deux intérêts qui militent en faveur du « libre-échange » des productions littéraires entre la France et la Belgique. En revanche, les imprimeurs et les libraires ont à redouter — assure-t-on — la concurrence de la Belgique, et il est équitable de les protéger, — aux dépens des écrivains et des consommateurs. Sans doute, les imprimeurs de Paris auraient à subir la concurrence de Bruxelles. Mais ne subissent-ils pas déjà la concurrence de Meaux, de Corbeil, de Saint-Germain ? Ne fabrique-t-on pas les livres dans tous ces endroits-là à plus bas prix qu’à Paris, à aussi bas prix qu’à Bruxelles ? Cependant les imprimeurs parisiens ont résisté jusqu’à présent à « l’invasion » des produits de la typographie départementale. Pourquoi donc ne résisteraient-ils pas de même à l’invasion des produits de la typographie belge ? Quant aux éditeurs parisiens, s’ils ont à redouter la concurrence des éditeurs de Bruxelles, ne trouveront-ils pas, en revanche, un certain avantage à pouvoir faire imprimer leurs livres en Belgique ?
D’ailleurs, la suppression de la contrefaçon n’augmentera-t-elle pas assez la masse de travail à faire pour permettre aux uns et aux autres de céder, sans y perdre, une part du gâteau à leurs concurrents ? Si, comme nous avons essayé de le prouver, toute extension de la propriété littéraire a pour résultat assuré d’abaisser le prix des livres sur le marché général, partant d’en augmenter la consommation, la masse d’affaires à partager entre les éditeurs et les imprimeurs des deux nations ne s’accroîtra-t-elle pas assez pour leur donner à tous un beau supplément de profits ? Et les Français ne sont-ils pas placés naturellement de manière à obtenir la meilleure part dans ce surcroît de bénéfices, résultant de la suppression de la contrefaçon ?
Les éditeurs et les imprimeurs français montreraient donc peu de sagesse en entravant, par des prétentions au monopole, une négociation dont la réussite doit leur être essentiellement profitable. Qui veut trop gagner perd, dit la science du bonhomme Richard. Qu’ils méditent cette sentence du plus illustre des typographes et des libraires, et qu’ils ne s’exposent point à manquer de gagner une bonne propriété pour avoir voulu conserver un mauvais monopole.
Nous avons, du reste, bon espoir que la question sera vidée à l’amiable, et que la suppression de la contrefaçon figurera au nombre des articles du traité de commerce dont le renouvellement doit avoir lieu au mois d’août prochain. Ce sera un grand pas de fait dans la voie de l’établissement de la propriété littéraire internationale ; mais, ainsi que nous l’avons fait voir, on sera loin encore d’un affranchissement complet du droit de copie. Il faudra poursuivre cette campagne entreprise dans l’intérêt du principe de la propriété, et après avoir obtenu la reconnaissance entière du droit de copie dans l’espace, l’obtenir aussi dans le temps. La limitation dans le temps peut-elle, en effet, mieux se justifier que la limitation dans l’espace ? D’ailleurs, comment établir sur la base d’une pleine réciprocité le droit international de la propriété littéraire, si toutes les nations continuent à apporter des limites diverses et variables à la durée du droit de copie ? Pourquoi l’Allemagne, par exemple, respecterait-elle pendant trente ans le droit des auteurs français, si le droit des auteurs allemands n’était garanti en France que pendant vingt années ou dix années ? Et s’il l’était pendant trente ans, les auteurs français ne pourraient-ils pas se plaindre avec raison d’être plus maltraités chez eux que les étrangers ? N’auraient-ils pas intérêt à se faire naturaliser Allemands pour exercer avec plus d’avantage leur industrie en France ? Puis enfin, des traités qui entraîneraient la reconnaissance et l’application d’une douzaine de législations différentes dans un même pays, ne seraient-ils pas à peu près inexécutables ?
Le mouvement qui s’opère aujourd’hui pour supprimer les frontières qui bornent la propriété littéraire dans l’espace amènera donc forcément la suppression de celles qui la limitent dans le temps. Le vieux et stérile communisme que nous a légué la barbarie recevra alors une atteinte de plus, et la propriété littéraire, en cessant d’être scindée et mutilée, pourra développer et améliorer autant que cela est en elle la production des œuvres de l’intelligence. Si les barrières qui entravent aujourd’hui la libre circulation des ouvrages de l’esprit sont en même temps abaissées ou supprimées, nous pouvons affirmer que la propriété et la liberté réunies résoudront le problème de la vie intellectuelle à bon marché un peu mieux que ne l’ont résolu jusqu’à présent le communisme et la protection.
G. DE MOLINARI.
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[1] Parmi les brochures récemment publiées à Bruxelles, au sujet de la contrefaçon, nous citerons les suivantes :
La réimpression. Étude sur cette question, considérée principalement au point de vue des intérêts belges et français, avec cette épigraphe : La propriété littéraire n’est pas une propriété, par Ch. Heu. L’épigraphe que nous venons de citer nous dispense d’indiquer dans quel sens cette brochure est rédigée. Nous n’en saurions louer la tendance, mais nous constatons volontiers qu’elle renferme un historique très bien fait de la contrefaçon.
De la réimpression en Belgique, par M. A. Haunian. L’auteur de cette brochure est un des principaux éditeurs de Bruxelles. Il plaide avec une certaine verve et une certaine habileté, prodomo suri.
Les défenseurs de la contrefaçon n’ont toutefois pas eu seuls la parole en Belgique. La contrefaçon a trouvé des adversaires, même au sein de la librairie de Bruxelles. L’un des principaux libraires de cette ville, M. Charles Muquardt, vient de publier sous ce titre :
De la propriété littéraire internationale, de la contrefaçon et de la liberté de la presse, une réponse pleine d’aperçus neufs et ingénieux aux défenseurs de la contrefaçon. Nous signalerons surtout à l’attention des hommes spéciaux la partie de la brochure de M. Muquardt, qui est relative aux difficultés matérielles que rencontre la circulation des livres, comparée à celle des journaux.
Nous citerons encore, mais à un rang inférieur :
Opinion d’un voleur artistique et littéraire sur la contrefaçon, moyens de l’abolir sans léser les intérêts matériels du pays.
Enfin, M. Alfred Villefort, docteur en droit, attaché au département des affaires étrangères, à Paris, vient de publier un excellent résumé de la situation légale qui est faite à la propriété littéraire en Europe et en Amérique, sous ce titre : De la propriété littéraire et artistique au point de vue international, aperçu sur les législations étrangères et sur les traités relatifs à la suppression de la contrefaçon, suivi d’un appendice contenant : 1° Le texte des conventions diplomatiques conclues : par la France avec la Grande-Bretagne, la Sardaigne, le Portugal et le Hanovre, par la Grande-Bretagne avec la Prusse etle Hanovre ; 2° le texte en français de la loi portugaise sur la propriétélittéraire. Brochure in-8° de 103 pages.
[2] Organisation du travail, 5e édition, p. 223.
[3] Loi du 19 juillet 1793, et décret du 5 février 1810.
Le droit de propriété littéraire, dit M. Villefort, se réduit en France à ceci : Les auteurs d’écrits en tous genres jouissent, durant leur vie entière, du droit exclusif de vendre ou faire vendre leurs ouvrages, et d’en céder la propriété en tout ou en partie. Après eux, leurs enfants en jouissent pendant vingt ans, et la veuve pendant sa vie, si ses conventions matrimoniales lui en donnent le droit. Toutefois, s’il s’agit d’une pièce de théâtre, la veuve n’a, comme les enfants, le droit exclusif d’en autoriser la représentation que pendant vingt ans. Enfin, si l’auteur laisse pour héritiers non des enfants, mais des ascendants ou des collatéraux, la jouissance est réduite à dix ans. Quant au cessionnaire des droits de l’auteur ou de ses héritiers, il en jouit pendant tout le temps concédé à l’auteur, à la veuve ou aux héritiers, à moins que l’acte de cession n’ait fixé un ternie plus court à la jouissance. Les propriétaires des ouvrages posthumes sont assimilés en droits aux auteurs. —Alfred Villefort. De la propriété littéraire et artistique, p. 6.
[7] Règlement des 8-20 janvier 1830.
[11] Villefort, De la propriété littéraire et artistique, p. 53.
[12] Ce mouvement a été provoqué, comme bien on suppose, par les réclamations des écrivains, dont les lois sur la propriété littéraire restreignaient l’industrie; mais il aurait été certainement plus fécond en résultats, si ceux qui agitaient la question avaient été mieux au courant des notions économiques. Signalons, parmi les plus ardents défenseurs de la propriété intellectuelle, M. Jobard, cette vieille connaissance du Journal des Économistes. Malheureusement, M. Jobard a eu le tort d’attaquer la liberté industrielle en défendant la propriété des œuvres de l’intelligence, et cette erreur a beaucoup nui au succès de sa propagande. Nous pouvons encore citer parmi les publications fondées pour la défense de la propriété des œuvres de l’intelligence, un journal mensuel, le Travail intellectuel, publié par un romancier distingué, M. Hippolyle Castille et par l’auteur de cet article, avec l’adhésion du plus grand nombre de nos amis, notamment de Frédéric Bastiat, de MM. Dunoyer, Horace Say, Michel Chevalier et Joseph Garnier. La publication de celle œuvre de dévouement a été interrompue par la révolution de Février.
[13] Charles Hen, La réimpression, p. 40.
[14] À la vérité, ce droit se trouve énormément aggravé par les formalités de la douane. M. Muquardt donne, dans sa brochure, un exposé curieux de ces entraves apportées à la circulation des livres :
« Voici quelles sont, dit-il, les formalités nécessaires pour obtenir la permission très coûteuse de faire entrer en Belgique un ballot de livres. Elles se divisent en cinq catégories :
- Livres brochés et en feuilles, à peser séparément, en payant au poids un droit d’entrée de 30 fr. 88 c. (y compris 16% additionnels) par 100 kilogr.
- Livres reliés, à peser aussi séparément, en payant au poids un droit d’entrée de 49 fr. 18 c. les 100 kilogr.
- Lithographies et gravures faisant partie des ouvrages, soumises à un droit particulier en raison, non de leur poids, mais de leur valeur.
- Les ouvrages publiés en Belgique même, et qui reviennent invendus, sont encore soumis au droit, à moins qu’on ne demande une exemption au ministère, laquelle exemption ne manque pas de se faire attendre.
- On est tenu, aux termes d’une loi de 1848, de vérifier la date de publication de chaque volume, parce que les ouvrages publiés il y a un certain nombre d’années sont soumis à des droits particuliers. À quoi il faut ajouter de 10 à 25% de frais, suivant l’importance du colis, pour la déclaration, caution, acquit, ouvriers pour la visite, cordes, commissions, formalités, etc. »
Enfin, lorsque tout a été trouvé en règle, les employés de la douane, qui ne sont pas habitués à emballer soigneusement les livres de divers formats, refont le colis ; les livres, gravures, etc., arrivent dans un état pitoyable au lieu de leur destination ; mais si l’une ou l’autre formalité avait été négligée par l’expéditeur, le ballot entier serait arrêté à la frontière.
« Le tarif de l’Angleterre, ajoute M. Muquardt, est encore beaucoup plus exigeant ; les douaniers anglais sont censés avoir étudié à Oxford. Voici ce tarif :
Par quintal.
- Livres imprimés en 1801 1 liv. st.
- Livres imprimés depuis 1801 à l’étranger, en anglais, en latin ou en hébreu 5 liv. st.
- Livres en langues vivantes, imprimés depuis 1801 2 liv. st. 10 s.
- Livres polyglottes 2 liv. st. 10 s.
- Lithographies et gravures, par unité 1 d.
- Lithographies et gravures, reliées ou brochées, par douz. 3 d.
- 5% additionnels sur les droits indiqués ci-dessus, etc., etc.
Toutes ces prescriptions résultent des traités conclus par l’Angleterre avec quelques pays du continent, et qui, précisément à cause de ces formalités absurdes, sont demeurés sans résultat, ou n’ont eu que celui d’entraver un peu plus la circulation des livres. »
Charles Muquardt, De la propriété littéraire internationale, p. 54.
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