De la propriété forestière en France et des moyens d’en arrêter le défrichement

De la propriété forestière en France et des moyens d’en arrêter le défrichement, par Raoul Duval (Journal des économistes, juillet 1844)


DE LA PROPRIÉTÉ FORESTIÈRE EN FRANCE ET DES MOYENS D’EN ARRÊTER LE DÉFRICHEMENT.

Le déboisement toujours progressif du sol forestier en France, après avoir éveillé depuis longtemps déjà la sollicitude des économistes, commence à frapper sérieusement l’attention du gouvernement et de la législature. De savantes recherches ont signalé un fait grave qui maintenant paraît reconnu, à peu près sans contestation ; c’est au déboisement des pays de hautes montagnes qu’il faut attribuer en grande partie ces débordements de rivières si fréquents et si terribles qui promènent dans nos départements méridionaux des ravages devenus pour ainsi dire périodiques. De ce côté, il y a, vu l’étendue du mal, urgence immédiate à en faire cesser la cause reconnue ; il est actuellement trop évident que l’ingénieur est impuissant à lutter, avec les seules ressources de son art, contre l’irrésistible action des eaux démesurément gonflées, et que, pour la combattre avec succès, il faut demander secours aux forces même de la nature. Aussi, le reboisement des montagnes est-il maintenant une question à l’ordre du jour, question de salut, question de vie ou de mort pour des populations nombreuses, et dont il n’est plus possible de retarder davantage la solution. Mais, si désastreux que soient les effets attribués sous ce rapport à la destruction des forêts, ils ne constituent pourtant qu’un mal local, dont la majeure partie de la France, préservée par sa configuration géologique, n’a point ressenti les atteintes. Est-ce à dire que dans les régions moins accidentées, où les défrichements de bois se multiplient autant qu’ailleurs, ceux-ci soient sans inconvénients pour le pays, et qu’il faille fermer les yeux sur leurs résultats ? Assurément non ; car la richesse forestière de la France est, personne ne le contestera, un élément notable de sa prospérité matérielle ; la conservation en importe au plus haut degré à l’intérêt public. Répartis dans une juste proportion sur la surface du sol, les bois contribuent à la salubrité du climat en épurant l’atmosphère, et leur destruction totale deviendrait, sous ce rapport, presque aussi nuisible que pourrait l’être leur excessive surabondance ; dans les plaines, ils arrêtent et brisent l’impétuosité des vents, ils protègent et activent la formation des sources qui vont plus loin fertiliser la terre, et lorsqu’on les abat, les ruisseaux nés sous leur ombrage tarissent ou diminuent presque toujours. Ce sont là des vérités devenues si vulgaires qu’on est presque honteux de les répéter encore. Sous ce rapport donc, les forêts convenablement espacées sur le sol général, loin d’être un obstacle au développement d’une agriculture intelligente et productive, sont au contraire un de ses plus utiles auxiliaires, et l’influence salutaire qu’elles exercent, pour n’être encore aujourd’hui sensible qu’aux yeux des gens de science et d’observation, n’en est pas moins incontestable.

Considérée en elle-même, la production forestière est tout aussi essentielle que la production agricole pour la satisfaction des besoins de la société ; combustible précieux, que la houille ne saurait remplacer absolument, le bois est en outre la matière première et indispensable d’un grand nombre d’industries ; il n’en est même pour ainsi dire aucune qui puisse se passer entièrement de son usage. L’extension que les travaux publics ont prise chez nous depuis douze ans, et qu’un avenir prochain doit augmenter encore, les besoins toujours croissants des constructions navales, rendent de jour en jour plus importante la conservation de nos forêts : déjà elles ont été réduites au point qu’elles ne jettent plus annuellement dans la consommation qu’un produit insuffisant, comme le prouvent les documents publiés par l’administration des douanes. Nos départements frontières tirent de l’étranger une partie de leurs bois de chauffage, et, en 1841, quatre-vingt-dix mille stères environ et près d’un million de fagots leur ont été fournis principalement par l’Allemagne, la Belgique et la Suisse. L’importation du charbon de bois, venu notamment de Belgique et de Toscane, a été de cent trente-sept mille mètres cubes, représentant en valeurs officielles 2 740 000 francs. Mais ce sont surtout les bois de construction importés en France et employés dans notre consommation intérieure qui figurent sur les états de douanes pour des sommes chaque année plus considérables. En 1841, ils y sont inscrits pour près de 35 millions, tandis que nos exportations en bois communs de tout usage n’excèdent pas 4 millions. Il y a des contrastes encore bien plus frappants ; ainsi, parmi nos bois indigènes, le chêne est assurément l’un de ceux à la multiplication desquels notre sol et notre climat sont le plus favorables ; eh bien ! telle est déjà cependant sa rareté en France, que nous tirons du commerce extérieur des merrains de cette essence pour près de 6 millions, et que de notre crû nous en exportons pour 27 000 francs. Il faut faire attention en outre que tous ces chiffres officiels étant basés sur un taux d’évaluation inférieur d’un grand tiers à la valeur réelle, on ne peut estimer à moins de 50 millions, c’est-à-dire à près du cinquième de notre consommation totale, la valeur des bois communs que, toute compensation faite, nous allons prendre chaque année à l’étranger, faute de les trouver chez nous, sur un sol éminemment propre pourtant à les nourrir. Il est donc bien constaté que notre production est beaucoup au-dessous de nos besoins, et que dès lors il y a nécessité, d’une part, de ne plus laisser s’amoindrir davantage l’étendue du sol forestier, d’autre part, de lever autant que possible les obstacles qui, sur bien des points, en entravent l’exploitation. Ces deux problèmes n’en forment véritablement qu’un, et doivent, comme j’espère le démontrer, se résoudre par les mêmes moyens.

Ces moyens, une étude attentive du régime de la propriété forestière en France peut seule les indiquer. Je sais parfaitement que pour beaucoup d’esprits rien n’est plus simple que le remède à employer.

« Les défrichements deviennent trop nombreux et trop considérables, disent-ils ; eh bien ! il faut les interdire sous de fortes pénalités. Déjà écrite pour vingt ans dans le Code forestier, cette prohibition est à la veille d’expirer. Il faut la renouveler en la rendant perpétuelle. Elle n’était appliquée que facultativement par l’administration ; qu’elle soit désormais absolue et sans aucune de ces exceptions qui en adoucissaient la rigueur. » C’est là un résumé d’économie politique tout à fait à l’ordre du jour dans un temps où le régime prohibitif semble redevenir le beau idéal, et où chaque industrie en réclame si vivement pour elle la protection, sans s’inquiéter le moins du monde de savoir ce que deviendront ses voisins et l’intérêt des consommateurs, ou, en d’autres termes, de la nation. Je ne puis, quant à moi, accueillir avec si peu de façons cet argument expéditif. Des questions de cette nature se délient et ne se tranchent pas, et j’aime fort peu, dans des matières aussi délicates, ces coupeurs de nœuds gordiens qui lèvent toutes les difficultés par un veto législatif. Les lois ne sont respectables, et dans les pays libres elles ne sont utiles, on peut le dire, qu’à la condition d’être justes. L’arbitraire est un mauvais point d’appui pour le législateur, car si l’équité appelle obéissance et respect, la force provoque toujours mécontentement et résistance. Quand je veux est un argument, je ne veux pas devient une raison. Est-ce à dire que l’intervention de la loi pour diriger au plus grand avantage du pays l’exploitation du sol par la propriété privée soit toujours sans droit et sans utilité ? Non, sans doute, et l’on comprend au contraire combien il est nécessaire que le législateur veille avec sollicitude sur la conservation des richesses forestières, indispensables même à ceux qui ne les possèdent pas. Ces richesses sont l’œuvre du temps, il faut des générations pour les créer ; l’avidité égoïste de l’homme, qui trop souvent circonscrit l’avenir dans les limites de sa propre existence, peut les détruire en un instant, mais pour les faire renaître il faut des siècles à son industrie. Il est donc très bon que la prévoyance législative nous défende contre les entraînements d’une aveugle cupidité ; mais pour parvenir sûrement à ce désirable résultat, il faut qu’au lieu de recourir à des prohibitions injustes et profondément lésives pour les propriétaires qui en sont frappés, elle sache faire naître et organiser chez ceux-ci l’intérêt de conservation, la plus sure et en même temps la plus équitable des garanties à rechercher.

À la différence des terres arables qu’on dépouille tous les ans et dont la valeur réside dès lors tout entière dans les espérances fondées sur leur force productive, les bois, que la lenteur de leur croissance ne permet pas d’exploiter autrement que par des coupes aménagées, comprennent deux valeurs bien distinctes, celle du sol et celle de la réserve forestière dont l’exploitation même le laisse constamment garni. De ces deux fonds, dont l’action combinée peut seule assurer l’entretien régulier des bois, le second ne reste uni au premier que par la volonté de l’homme, qui peut et voudra l’en séparer s’il y trouve son avantage ; or, cet avantage existe évidemment lorsque la terre, avec les bois qui la couvrent, ne rapporte pas plus à son propriétaire qu’un sol voisin et de même nature mais autrement cultivé. Lors donc que par une cause quelconque les terrains boisés se trouvent, sous le rapport de la production comparative, dans l’état d’infériorité que je viens d’indiquer, leurs possesseurs ont un intérêt sensible à en changer la nature et à réaliser sur-le-champ, par la vente de la superficie, un capital qu’ils peuvent détacher du sol sans diminuer le revenu de ce dernier ; tel est le but constant de tous les défrichements et le calcul qui les dirige. Ce calcul, on le voit, repose sur un fait qui ne saurait être méconnu, à savoir, que dans l’état actuel des choses, une terre de bonne nature, couverte en bois, représente des capitaux plus considérables et cependant ne rapporte pas davantage qu’une terre arable de la même qualité ; c’est là un point de fait qui n’aurait besoin pour sa démonstration que de l’empressement même des défricheurs. Sous le régime de la prohibition, rétabli en 1803 après une interruption de douze années, le nombre des demandes d’autorisation de défrichement s’est accru suivant une marche constamment progressive, et jusqu’au 1er janvier 1835, c’est-à-dire dans l’espace de trente-deux années, ces autorisations ont été sollicitées pour une surface totale de près de deux cent mille hectares, formant environ le seizième du sol forestier possédé par les particuliers.

De 1791 à 1803, pendant la période de liberté que je viens de rappeler, les propriétaires de bois, affranchis des entraves qu’ils avaient subies jusqu’alors, trouvèrent à les défricher un tel intérêt, qu’on n’évalue pas à moins de quinze cent mille hectares l’étendue des forêts qui furent alors détruites. Sans doute l’énormité de ce chiffre s’explique en partie par les circonstances de cette époque orageuse, où le désordre intérieur, l’incertitude de l’avenir, engageaient les possesseurs à réaliser tous les produits actuels et à ne regarder le fonds que comme propriété fugitive et douteuse entre leurs mains ; mais pourtant il faut bien supposer aussi le mobile d’un intérêt moins accidentel, puisque, longtemps après que l’ordre et la sécurité sociale eurent été rétablis en France, les défrichements continuèrent dans une proportion telle, que la loi du 29 avril 1803 parut nécessaire pour en arrêter les progrès. Enfin, à une époque toute récente, l’aliénation d’une masse considérable de bois domaniaux, faite en vertu de la loi du 25 mars 1831, a prouvé de la manière la plus flagrante combien l’obligation de conserver en nature de forêts un sol propre à d’autres cultures est, sous le régime de la législation actuelle, onéreuse pour le propriétaire. Le ministre des finances de cette époque a déclaré à la tribune, qu’après avoir pendant une année vendu ces bois sans faculté de défrichement, il avait, l’année suivante, inséré dans tous les cahiers des charges une clause portant autorisation à cet effet, et que cela avait suffi pour élever aussitôt de 30% le prix moyen des adjudications. Pour réaliser ce bénéfice, l’État, remarquons-le en passant, sacrifiait sans scrupule cet intérêt de l’avenir au nom duquel il refusait aux particuliers propriétaires de bois une liberté dont il s’arrogeait ainsi le monopole. Cet abus, qui fit alors scandale, a servi du moins à mettre hors de contestation ce que j’ai dit plus haut, que sous le rapport du revenu qu’elle donne à son propriétaire, la terre boisée est, à côté de la terre arable, dans un état marqué d’infériorité ; c’est un point sur lequel j’insiste, parce que là est le mal, parce que là est la source de ces défrichements progressifs dont on se préoccupe, et qui en effet intéressent vivement la question d’avenir. À l’appui de mon assertion je produirai donc encore un argument bien simple, tiré du rapprochement des budgets et du cadastre. On sait que nulle part la sylviculture n’est mieux entendue, mieux conduite, ni surtout mieux protégée que dans les forêts de l’État ; l’étendue de ces domaines, qui comprennent un million d’hectares, a permis d’affecter à leur surveillance une administration nombreuse et parfaitement organisée, qui, dans ses rangs supérieurs au moins, unit aux avantages de la pratique beaucoup plus de science forestière que ne peuvent jamais en avoir des gardes particuliers, dont la position personnelle n’est susceptible ni de progrès ni d’avenir. D’un autre côté, l’État, propriétaire impérissable, en raison de sa perpétuité même et de la stabilité de possession qui en est la conséquence, a pu faire ce que ne font guère les particuliers, en adoptant pour une grande partie de ses bois le mode d’exploitation en futaies, qui exige une très longue attente, mais qui aussi, de l’avis des meilleurs forestiers[1], donne incontestablement les produits les plus abondants. On peut donc affirmer sans témérité que les bois domaniaux rapportent, hectare pour hectare, au moins autant que ceux des particuliers, surtout si l’on fait attention que ceux-ci sont grevés de l’impôt, que les premiers ne supportent pas ; eh bien ! les chiffres officiels portés aux règlements définitifs des budgets constatent que pendant la période décennale de 1830 à 1840 la moyenne du produit net donné annuellement par les forêts de l’État n’est que de 22 741 000 francs[2]. Nous avons dit que la superficie était d’environ un million d’hectares, et cela résulte d’un document authentique produit aux Chambres dans la session de 1835[3]. Ainsi, le sol forestier entre les mains de l’État, c’est-à-dire déchargé de tout impôt et placé dans les conditions les plus favorables à la production, ne donne annuellement au propriétaire qui l’exploite qu’un rendement moyen de 22 francs 74 centimes par hectare.

Ce chiffre certain est tout à fait en harmonie avec les calculs des plus savants statisticiens nationaux, qui évaluent le produit des coupes de bois dans toute la France à 141 millions, soit 22 francs par hectare[4]. Si l’on veut apprécier par comparaison l’importance de la production agricole, il est impossible d’avoir des documents aussi précis, parce qu’il n’existe dans aucunes mains une masse de terres à labour assez considérable et ayant une comptabilité assez bien réglée pour fournir avec exactitude la base d’une proportion applicable à cette nature de propriétés ; cependant le même auteur que nous venons de citer croit pouvoir fixer à 1 950 000 000 de francs la valeur des grains, lins, chanvres et fourrages de prairies artificielles annuellement produits par la France. Si cette estimation est exacte, la superficie des terres à labour s’élevant, d’après les vérifications du cadastre, à vingt-cinq millions cinq cent cinquante-neuf mille cent cinquante-deux hectares, elles donneraient un produit moyen de 76 francs 27 centimes par hectare : admettons que les frais de culture et d’impôts s’élèvent, suivant l’évaluation ordinaire, à la moitié de cette somme, il restera toujours un rendement net de près de 38 francs, qui formera le bénéfice du propriétaire s’il cultive lui-même, qui se partagera entre lui et son fermier s’il a donné sa terre à bail.

Je ne crains pas de dire que c’est là une appréciation de beaucoup inférieure à la vérité, surtout dans le nord de la France, où la redevance du fermier pour les terres arables les plus médiocres ne descend jamais au-dessous de 25 à 30 francs, et va, pour les meilleures, jusqu’à 100 et 150 francs l’hectare, en lui laissant à lui-même un bénéfice net de pareille importance. Ce sont là des résultats dont le bois le plus riche ne saurait même approcher.

La comparaison de ces divers chiffres explique, je crois, suffisamment ce qui se passe sous nos yeux. Il est sensible que partout où la forêt reposera sur un sol de bonne qualité et propre au labour, l’intérêt du propriétaire, en règle générale, sera d’opérer le défrichement. Si la loi le lui interdit, il la regardera, non sans quelque motif, comme une loi injuste, luttera contre elle par tous les moyens, et parviendra souvent à l’éluder. Ainsi, tant que continuera l’état présent des choses, tant que les produits des deux propriétés forestière et agricole ne seront pas mieux équilibrés, la première tendra toujours à abandonner au profit de la seconde une partie du terrain qu’elle occupe. Le véritable, l’unique moyen de porter remède à l’excès des défrichements, est donc de faire cesser l’intérêt qui les amène, c’est-à-dire de placer la propriété forestière dans des conditions meilleures, qui puissent augmenter l’abondance ou la valeur de ses produits.

Ceci me conduit à examiner les causes qui ont créé pour elle cette infériorité que j’ai signalée plus haut et à laquelle il serait si utile de pouvoir mettre fin. Ces causes sont multiples et compliquées. Je n’ai pas la prétention de les découvrir et de les indiquer toutes, mais il est facile, je crois, de déterminer les plus influentes ; elles tiennent ou à la nature même de cette propriété, ou aux vices de la législation qui la régit, ou à la déplorable organisation administrative qui amoindrit pour elle l’utilité de la plupart des canaux dont la France est sillonnée. De ces causes les unes peuvent disparaître par l’établissement d’une législation mieux entendue ; l’action destructive des autres n’est susceptible que d’être compensée au moyen des avantages particuliers dont il conviendrait de doter le sol forestier. Commençons par ces dernières.

Un inconvénient grave de la propriété des bois, c’est que par sa nature elle n’est pas susceptible d’être affermée ; on comprend en effet qu’il soit presque impossible de donner à bail des terrains qu’une exploitation toujours ambulante abandonne chaque année pour n’y revenir qu’après une assez longue révolution, et sur lesquels elle est le plus ordinairement astreinte à réserver, dans l’intérêt de l’avenir, une partie de leur empouille ; si le bail n’embrassait qu’une ou deux révolutions (on appelle ainsi le nombre d’années déterminé pour l’exploitation d’une forêt), le fermier aurait un intérêt trop évident à négliger tout ce qui se rattacherait au peuplement futur ou à la conservation du bois, pour augmenter actuellement les produits ou diminuer les frais de sa jouissance. Il aurait intérêt à forcer les coupes, à amoindrir la réserve, et il y parviendrait, parce que leurs proportions relatives, variables dans une infinité de cas et de circonstances qu’on ne peut ni préciser ni prévoir, ne sont pas susceptibles d’être fixées d’avance par une convention ; le contrôle et la surveillance, de quelque manière qu’on les organisât, ne mèneraient donc qu’à des contestations sans fin ; de là un préjudice immense pour le propriétaire, qui ne retrouverait plus à l’expiration du bail qu’un bois ruiné dans ses réserves et profondément attaqué dans les sources de son repeuplement par le désordre d’une exploitation pour laquelle l’avenir aurait été sans intérêt. Que si, au contraire, et dans l’espoir de parer à ce danger, on affermait les bois par baux de longue durée, on tomberait alors dans les inconvénients d’une véritable aliénation sans en recueillir les avantages, et notamment sans avoir la disponibilité du capital.

Cette impossibilité de l’affermer constitue pour la propriété forestière une cause notable d’infériorité. En effet, le propriétaire de la terre labourable, s’il ne veut ou ne peut l’exploiter par lui-même, trouve facilement à la placer, moyennant une redevance, entre les mains d’un cultivateur, et ce placement lui donne presque toujours la plus complète sécurité pour la conservation et le bon entretien du fonds ; car, sous ce rapport, l’intérêt du fermier, qui récolte tous les ans, est identique avec celui du propriétaire. Même en l’absence de ce dernier, le terrain affermé sera donc toujours, on peut le dire, sous l’œil du maître, et il ne subira aucune de ces dégradations qui peuvent en détruire peu à peu la valeur, ou en compromettre pour longtemps les produits.

Bien moins favorable est la position du propriétaire de bois : il faut qu’il veille personnellement à leur entretien ; il faut qu’il fasse annuellement lui-même l’exploitation ou du moins la vente de leurs coupes aménagées, et, le plus souvent, l’éloignement de son domicile l’oblige à confier tous ces soins, toute cette surveillance à des agents salariés, dont l’incurie est alors à craindre autant que l’infidélité. L’entretien des bois exige en toutes saisons, chez ceux qui en sont chargés, activité, volonté, intelligence. Les essences les moins précieuses sont celles qui se reproduisent avec le plus de facilité ; et ce qu’en forêt on appelle les morts bois, c’est-à-dire les bois blancs, tendres et relativement sans valeur, finit bien souvent par étouffer le reste, lorsqu’on abandonne le repeuplement aux seules forces de la nature ; il est indispensable de prêter secours à celle-ci par des semis et même par des plantations, sans lesquels les bois durs diminueraient d’abord, et disparaîtraient ensuite entièrement. Ces opérations minutieuses et quelquefois pénibles peuvent seules assurer une bonne nature au taillis, et produire pour la haute futaie des sujets francs et vigoureux.

Le moment des coupes appelle des soins tout aussi nécessaires. Les intérêts de l’adjudicataire et ceux du propriétaire sont alors en présence et inévitablement en lutte. Sous bien des rapports, le second est exposé à succomber devant le premier, s’il n’est pas constamment et énergiquement défendu ; il y aura malfaçon dans les abattages ou l’arrasement des souches, retard dans la vidange, et la reproduction en sera gravement affectée. Les bûcherons augmenteront encore le mal par les petites déprédations auxquelles ils se livrent d’ordinaire soit pour la facilité de leur travail, soit pour leur profit personnel, et qu’ils prélèvent bien plutôt sur le propriétaire que sur l’adjudicataire qui les emploie. Toutes ces causes de dommages ne peuvent être prévenues que par une extrême vigilance ; cette vigilance, il est possible de l’obtenir dans une vaste administration hiérarchiquement organisée comme celle des forêts de l’État, où des agents dotés d’une instruction toute spéciale se surveillent les uns les autres ; mais les particuliers l’attendront vainement d’un garde isolé, abandonné à lui-même, que ne stimule aucun intérêt bien puissant, parce qu’il ne peut être soumis qu’à un contrôle rapide, accidentel et presque toujours fort inexpérimenté. Aussi est-ce chose remarquable, qu’à de rares exceptions près, les bois domaniaux qui ont été vendus se détériorent rapidement, même entre les mains de ceux des acquéreurs qui ont l’intention de les conserver ; les chênes ont presque toujours cessé de s’y reproduire ; ceux que l’exploitation enlève ne sont pas remplacés, et bientôt cette précieuse essence y aura entièrement disparu. Ce fait, hors de doute et déjà fréquemment signalé, vient à l’appui de ce que je disais plus haut, et contribue à démontrer combien la propriété forestière est d’une conservation et d’un entretien plus difficile que la propriété rurale. Cette dernière, il faut le remarquer aussi, s’exploite pendant l’été, et les charrois qu’elle nécessite s’opèrent dans une saison où les chemins médiocres deviennent bons, où aucun n’est absolument impraticable ; l’abattage et la vidange des bois, au contraire, devraient, pour ne pas nuire aux jeunes pousses, avoir lieu pendant l’hiver, ou au moins vers sa fin. Or, presque partout, cela devient impossible à cause du mauvais état des chemins vicinaux défoncés par les pluies et d’où ne pourraient jamais sortir des voitures lourdement chargées ; de là suit pour beaucoup de bois la nécessité de n’exploiter la haute futaie qu’au printemps, au plein milieu de la première sève, et d’écraser par l’abattage, par l’empilement, par le charriage une grande partie des rejetons qui sont le principe du repeuplement futur. Ce dommage est plus grand qu’on ne le pense communément ; il mérite d’être relevé parmi les pertes matérielles que le propriétaire de bois subit, et que celui de la terre cultivée n’a point à supporter.

Une charge bien plus lourde encore qu’entraîne la propriété forestière est celle de payer des gardes spécialement préposés à sa conservation, nécessité d’autant plus inévitable que, par la nature même des choses, la surveillance y est plus difficile et le maraudage plus aisé. Dans les champs l’œil embrasse sans obstacle une grande étendue de terrain, et la présence d’un garde champêtre, s’il fait bien ses fonctions, suffira pour protéger tout un terroir, sans qu’il en coûte aux propriétaires ou aux fermiers autre chose que leur quote-part dans l’impôt destiné à payer ce fonctionnaire. Au milieu des bois, au contraire, la vue sans cesse arrêtée à de courtes distances ne permet qu’une surveillance essentiellement locale, qui, pour être efficace, doit se déplacer constamment et les parcourir tout entiers. C’est dire assez qu’un seul garde ne peut protéger réellement qu’un espace assez limité, et que la surveillance du gardien public, suffisante en rase campagne, serait là tout à fait impuissante. Ainsi voilà le sol forestier nécessairement grevé de frais de conservation qui diminuent d’autant le rendement net de ses produits matériels. Ces frais ne sont pas susceptibles de s’abaisser au-delà d’une certaine limite, de sorte que bien souvent ils deviennent une charge intolérable par l’effet de la division toujours plus grande à laquelle notre loi des successions soumet les propriétés foncières ; il arrive en effet un moment où ces frais dépassent le revenu ou le réduisent au-delà de toute mesure, parce que les propriétaires de petits bois agglomérés ne peuvent pas toujours, pour ces mille raisons que fait naître le voisinage lui-même, s’entendre afin d’organiser une surveillance commune et dès lors moins coûteuse. La division extrême des bois a encore un autre inconvénient tout aussi grave, en ce qu’elle finit par mettre le possesseur dans l’impossibilité d’en tirer un revenu annuel, l’aménagement devenant évidemment impraticable au-dessous d’un certain minimum d’étendue. Dans ce cas, le bois n’est plus exploitable qu’à plusieurs années d’intervalle, et ne donne plus ses produits qu’avec des intermittences auxquelles la terre labourable n’est point sujette, et qui deviennent pour celle-ci une nouvelle cause de préférence ; ainsi, on le voit, il naît de la force même des choses plusieurs causes qui tendent à rendre le défrichement profitable. Il nous reste à examiner si la législation, ne pouvant les détruire, s’est attachée du moins à en contrebalancer les effets.

La loi touche aux forêts sous quatre rapports principaux : la constitution de la propriété ; l’impôt ; le transport des produits ; la répression des délits.

Il faut reconnaître que sous le premier point de vue l’esprit de progrès et de liberté a, dans ces dernières années, fait au profit des bois de très utiles conquêtes. L’ancienne législation, j’appelle ainsi celle de l’an XI, déjà bien moins rigoureuse que l’ordonnance de 1669, avait, sur le motif de l’intérêt public, surchargé la propriété forestière d’un assez grand nombre de servitudes toutes plus gênantes, plus vexatoires ou même plus onéreuses les unes que les autres. La marine, l’artillerie, l’administration des poudres et salpêtres exerçaient dans toutes les coupes de bois un droit de préemption, véritable privilège d’acquéreur protégé par des déclarations et délais préalables imposés à l’exploitation du propriétaire, et par des pénalités rigoureuses prononcées contre toute tentative de s’y soustraire. Avant de pouvoir toucher à un seul arbre, avant d’abattre un brin de taillis, il fallait appeler et subir l’inspection de nombreux agents recherchant et prélevant dans les coupes, l’un des courbants ou des pièces de fort écarrissage, l’autre les bois de charronnage, celui-ci les bois de bourdaine, enfin les produits les plus précieux et de meilleure défaite. Le Code forestier a supprimé le privilège de l’artillerie et celui des poudres et salpêtres, mais pendant dix ans encore la marine a conservé le sien, et ce n’est que depuis 1837 qu’il est définitivement expiré. Les propriétaires de bois sont donc maintenant tout à fait affranchis des entraves que cette triple servitude a si longtemps imposées à leurs ventes. C’est là une amélioration notable, mais qui est loin pourtant d’avoir placé les bois dans un état d’affranchissement et de liberté comparable à celui dont la révolution de 1789 a doté les autres parties du sol. Si les servitudes forestières exercées au profit de l’État pendant plusieurs siècles sont désormais éteintes, il n’en est pas de même de celles qui ont été établies à des époques anciennes, soit par les conquérants, soit par les seigneurs féodaux, leurs descendants, au profit des communes ou autres agrégations d’individus. Ces servitudes, connues sous le nom d’usages forestiers, sont en effet particulières aux bois et tout à fait distinctes du droit d’usage ordinaire dont les règles sont spécialement tracées dons le Code civil. En effet, celui-ci, dont tout immeuble peut être grevé accidentellement, n’est qu’un droit personnel, et dès lors nécessairement temporaire. L’usage forestier est une servitude réelle établie sur les bois pour l’avantage et l’utilité d’autres fonds, et qui dès lors se perpétue tant que ceux-ci ont des possesseurs, c’est-à-dire éternellement. Le plus souvent il appartient à des villages entiers, et comme chacun de leurs habitants a le droit de l’exercer dans la limite de ses besoins, il s’aggrave incessamment suivant l’accroissement progressif de la population. On a vu récemment une petite ville, en vertu d’anciennes chartes, prétendre sur une grande forêt de la couronne un usage qui, s’il eût été consacré dans toute son étendue, aurait absorbé annuellement beaucoup plus que les produits réguliers du sol, et amené en très peu d’années la destruction totale de la forêt.

Les usages forestiers varient de dénominations suivant la nature des produits auxquels ils s’appliquent. Sans vouloir en faire ici le catalogue scientifique, il importe d’indiquer combien sont multiples et onéreuses ces servitudes qui affectent en France une très notable partie du sol forestier, et constituent un démembrement perpétuel de sa propriété. L’usage autorise des populations tout entières à ramasser les feuilles mortes, pour la litière des bestiaux ou l’amendement des terres ; la faîne et le gland, pour la nourriture des porcs ; elles peuvent même, aux époques déterminées, introduire ces animaux dans les forêts. Le pâturage permet d’y mener les autres bestiaux dont la dent est si redoutable au jeune bois. Les habitants de telle commune ont le droit d’extraire dans la forêt voisine les pierres ou le sable nécessaires à la construction et à la réparation de leurs maisons. Ailleurs, ce sera, sous le nom d’affouage, le droit d’y prendre des échalas pour leurs vignes, du bois de chauffage pour leurs fours à chaux ou pour leurs foyers, du bois de charpente pour leurs bâtiments, des bois d’œuvre ou du merrain pour la fabrication de leurs ustensiles de culture ou de labourage, pour la confection de leur boissellerie ou de leurs tonneaux. L’exercice de tous ces droits, beaucoup plus répandus qu’on ne le croit communément, entraîne celui de s’introduire dans la forêt, de sorte qu’à la charge légale que l’usage impose, il faut encore ajouter les dégradations involontaires ou calculées, dont les usagers trouvent ainsi facilement l’occasion.

Si l’on en croit les plus anciens et les plus savants auteurs, l’origine de ces diverses servitudes remonte aux premiers temps qui suivirent l’invasion de la Gaule par nos aïeux les Francs. Dans l’impossibilité de cultiver eux-mêmes le sol dont ils s’étaient emparés, ces conquérants se réservèrent surtout les forêts, et partagèrent les terres entre leurs soldats et les anciens habitants que par le droit de la guerre ils avaient dépouillés. Ils ne leur concédèrent pourtant qu’une propriété incomplète, assujettie à des prestations annuelles appelées plus tard dîmes, cens, corvées, champarts, etc. Mais comme c’étaient là des charges susceptibles de dégoûter ces nouveaux colons qu’il importait d’attacher à la glèbe, et dont l’émigration, laissant la terre féodale sans culture, eût été si dommageable aux conquérants, ceux-ci, afin de les fixer sur le sol qu’ils devaient fertiliser, cherchèrent à leur créer pour l’exercice de leur culture des primes d’encouragement. Ils accordèrent donc sur les forêts qu’ils s’étaient réservées des usages qui, nés en même temps que les droits seigneuriaux, étaient destinés à en être jusqu’à un certain point la compensation ou l’allégement. Si c’est réellement là la source des usages, comme l’unanimité des témoignages historiques ne permet guère d’en douter, on pourrait penser peut-être qu’au moment où la loi moderne, par l’abolition complète des droits seigneuriaux, affranchissait entre les mains du possesseur la propriété concédée, elle aurait pu tout aussi équitablement abolir, au profit de la propriété réservée, des droits d’usage qui étaient aux premiers précisément ce que l’effet est à la cause. Il n’en a point été ainsi. Les redevances féodales ont disparu, les usages ont continué de subsister, et le Code civil maintient expressément la législation ancienne qui les régit.

Je ne prétends pas dire qu’il faille reprocher au législateur le parti qu’il a pris. Telles étaient la disposition et la tendance des esprits, que ce parti était à coup sûr le plus sage et le plus prudent. Si dommageable qu’il soit aujourd’hui pour la propriété forestière, des inconvénients beaucoup plus graves auraient pu naître de l’irritation qu’eût inévitablement excitée chez les nombreux intéressés la suppression des usages. De deux maux il fallait donc accepter le moindre. Mais si ce fut alors une nécessite, la détermination qui fut prise devait en même temps devenir un motif pour que, sous les autres rapports, on veillât avec plus de sollicitude aux légitimes intérêts du sol forestier. En a-t-il été ainsi ? On l’a voulu faire ; mais on y a mal réussi. La manière dont l’impôt foncier lui a été appliqué en fournit un exemple remarquable.

S’il est un besoin général, ancien, et profondément senti, c’est celui de rendre égale pour tous les citoyens, ou en d’autres termes proportionnelle à leurs revenus, la part que chacun d’eux doit supporter dans les dépenses de l’État. Dans le but de réaliser autant que possible cette égalité quant à la contribution foncière, on exécute en France, depuis le commencement de ce siècle, une opération compliquée, projetée depuis plus de trois cents ans, essayée sous Charles VII, sous Louis XIV et sous Louis XV, et jusqu’alors toujours abandonnée.

Cette opération, que l’on appelle cadastre, consiste à mesurer géométriquement la contenance de toutes les parties du territoire et à en évaluer les revenus. Il est bien évident que pour fournir une base exacte à l’application de l’impôt, il faudrait que ce travail, à la fois géodésique et financier, eût toujours été exécuté d’après les mêmes principes. Sans unité dans les moyens, il n’y a pas d’égalité possible dans les résultats. Je ne ferai pas ici l’histoire de toutes les variations qu’a subies la législation cadastrale ; il n’est pas en effet nécessaire à mon sujet de montrer que, suivant les époques, le revenu territorial a été évalué sur des données, d’après des formes et dans une intention très différentes. Il me suffit de faire voir que par le résultat du cadastre, le sol forestier, comparé dans les mêmes localités avec les autres propriétés rurales, a toujours été surtaxé. Je me borne donc à rappeler que de 1807 à 1821 on voulait que les évaluations cadastrales servissent de règles même pour la répartition des contingents entre les communes, les cantons, les arrondissements et les départements, en sorte qu’après l’opération terminée, la contribution foncière serait devenue un impôt de quotité, et qu’au lieu de fixer annuellement le contingent de chaque département, la législature, ayant sous les yeux le revenu véritable de toutes les propriétés du royaume, aurait réglé que chaque propriétaire payerait sur son revenu telle ou telle portion uniforme déterminée par elle.

Pour cela il fallait nécessairement que sur toute la surface de la France les évaluations fussent assises sur les mêmes bases et comparables entre elles. Il fallait que les matrices de rôles donnassent le plus exactement possible le revenu réel des propriétés. Les évaluations étaient alors confiées à des experts salariés, étrangers aux localités. Mais en marchant dans cette voie, on rencontra des obstacles insurmontables, opposés à l’envi par les propriétaires et les communes, qui, sachant qu’on voulait arriver, par la connaissance du revenu réel, à modifier tous les degrés de la répartition, en conçurent une méfiance profonde et s’attachèrent à dissimuler précisément ce qu’on cherchait à connaître. De là des différences énormes entre les résultats obtenus dans des localités diverses. On finit par s’apercevoir qu’on poursuivait un but impossible à atteindre par ce moyen, et la loi du 31 juillet 1821 ordonna que la sous-répartition entre les arrondissements et les communes, comme la répartition principale entre les départements, ne serait plus basée uniquement sur l’évaluation cadastrale. Elle prescrivit un nouveau travail à faire sur les mentions d’enregistrement, travail qui, comparé avec les matrices de rôles, paraissait pouvoir fournir des indications plus certaines ; mais en même temps elle maintint le cadastre comme règle unique et immuable de la répartition individuelle dans l’intérieur de chaque commune ; parce que, disait-on, si les expertises cadastrales ne fournissent aucunement la démonstration du revenu réel, elles doivent du moins nécessairement être proportionnelles entre elles quand elles ont été faites par les mêmes hommes, à la même époque, dans la même localité et d’après les mêmes bases.

À partir de ce moment, les expertises ont été confiées à une commission de propriétaires de la commune désignés par le conseil municipal augmenté des plus fort imposés, en nombre égal à celui de ses membres. Jusqu’en 1827 ces commissaires n’étaient chargés que du classement des fonds, c’est-à-dire de répartir, après examen, les diverses parcelles du territoire dans les classes préalablement établies pour chaque culture principale par le conseil municipal qui tarifait en même temps le revenu présumé de toutes ces classes. Depuis 1827, les commissaires délégués au classement furent aussi chargés de ce premier travail, sur lequel le conseil municipal n’exerce plus qu’un droit d’examen et d’observations avant qu’il soit soumis à l’approbation définitive du préfet. Sans développer davantage le mécanisme des opérations cadastrales, il est facile de voir que, par l’adjonction des plus fort imposés au conseil municipal, par l’intervention directe des propriétaires locaux et forains dans les évaluations et dans le classement, par l’assistance des agents des contributions à toutes les phases du travail, enfin par l’approbation nécessaire du préfet en conseil de préfecture, on a voulu, comme le dit le règlement du 10 octobre 1821, rassurer les propriétaires contre les actes de rigueur et de partialité dont le souvenir de quelques anciennes injustices pourrait leur faire craindre encore le retour.

L’on a cru avoir bien organisé sous ce rapport toutes les garanties nécessaires. C’est une croyance qui, à l’endroit de la propriété forestière du moins, a reçu de la pratique de cruels démentis.

Voici en effet ce qui est arrivé. On avait bien pressenti que dans la fixation des bases qui devaient servir au partage du contingent local, il pourrait y avoir lutte d’intérêts, et que ceux des propriétaires domiciliés hors de la commune pourraient bien être sacrifiés, si l’on s’en rapportait uniquement aux résidents ; aussi a-t-on pris soin de faire participer à ce travail les propriétaires forains ou leurs représentants. Deux des cinq classificateurs doivent actuellement être choisis parmi eux, et à cet égard la proportion du moins est devenue rassurante. Mais ce n’était pas là qu’était le plus sérieux danger. Ce danger, dont on semble s’être beaucoup moins préoccupé, était dans la lutte de culture à culture. Il était évident en effet que tous les intérêts engagés dans des propriétés de même espèce devaient se coaliser pour amener, au détriment des autres, une sur-imposition qui les déchargeât d’autant.

De là un conflit dans lequel les bois devaient inévitablement succomber. Beaucoup moins étendu, généralement moins divisé que la propriété agricole, le sol forestier a dans chaque commune infiniment moins de représentants, et le plus ordinairement ceux-ci n’y ont ni domicile ni résidence ; il en résulte que les cultivateurs, propriétaires ou fermiers, qui forment la grande majorité de la population, y forment aussi celle des plus fort imposés et du conseil municipal ; lors donc que celui-ci avait à intervenir dans les opérations cadastrales, suivant les modes divers que la loi a successivement établis, il le faisait toujours, il le fait encore sous la préoccupation d’alléger l’impôt au profit de la terre cultivée, en l’aggravant au détriment du sol forestier. Ainsi sous l’empire de la loi du 15 septembre 1807, alors que les évaluations étaient faites par des experts étrangers à la commune, ceux-ci, dépourvus de connaissances locales et obligés de consulter les principaux du pays, recevaient des indications exactes ou même exagérées quant au produit des bois, énormément au-dessous de la vérité quant au produit des terres. On conçoit les erreurs dans lesquelles ils étaient ainsi facilement entraînés. Puis, quand leur travail terminé devait être révisé par des délégués de chaque commune réunis en assemblée cantonale, sous la présidence du sous-préfet, le conseil municipal, chargé de nommer le délégué, ne manquait jamais de le choisir parmi les propriétaires ou fermiers cultivateurs. Cette assemblée était donc naturellement portée à augmenter encore le mal plutôt qu’à le réparer. En 1821, les conseils municipaux, chargés de déterminer eux-mêmes le tarif des évaluations, se sont trouvés encore bien plus à l’aise pour s’abandonner à la tendance que je signale. La modification introduite en 1827, et qui a confié cette opération importante aux propriétaires classificateurs, n’a été et ne pouvait être qu’un palliatif impuissant, ces classificateurs étant eux-mêmes nommés par le conseil municipal, investi en outre du droit d’examiner et de contrôler leur travail. Ainsi, il est clair qu’à toutes les époques, et faute d’avoir assuré à chaque nature de propriété une part égale d’influence dans les opérations cadastrales, les agents des contributions, et l’autorité supérieure qui statue définitivement d’après leur travail, ont pu être facilement égarés quant au rapport comparatif du revenu des terres avec celui des bois. Aussi, bien loin d’avoir jamais obtenu, même dans l’intérieur de la commune, cette proportionnalité exacte dont on se croyait si sûr, on a consacré des inégalités énormes, qui se résolvent en une surcharge d’impôts sous laquelle les bois sont maintenant accablés. Il n’est personne qui ne puisse citer à cet égard de nombreux exemples, et je connais tel bois qui, sur une matrice cadastrale faite d’après les derniers règlements, figure pour plus des deux tiers de son revenu réel, tandis que toutes les terres immédiatement contiguës sont à peine évaluées au quart du leur. Ainsi, toute proportion gardée, il supporte à peu de chose près trois fois autant d’impôts que la terre voisine. Et qu’on ne dise pas que c’est là une rare exception. C’est au contraire un fait général, et maintenant reconnu par presque tous ceux qui ont été à même de faire des vérifications à cet égard ; je ne crains pas d’affirmer qu’il existe dans les archives des contributions directes des documents recueillis depuis l’établissement des matrices cadastrales, et qui prouvent qu’en résultat les bois payent en impôts le cinquième, le quart, quelquefois le tiers du revenu net, tandis que pour les terres la contribution, qui s’élève bien rarement au-delà du huitième, n’atteint même pas, à beaucoup près, le plus ordinairement, cette dernière proportion.

Ce n’est pas tout encore : comme l’inégalité fâcheuse que je signale existe dans la base môme de la répartition individuelle, ses résultats se font sentir non seulement dans le payement de l’impôt tel qu’il était au moment de l’opération cadastrale, mais encore dans l’application de toutes les augmentations de contingents, qui peuvent, d’après des données toutes différentes, venir frapper les départements, les arrondissements ou les communes. J’ai déjà fait remarquer qu’actuellement l’importance de ces contingents n’était plus déterminée uniquement par la comparaison des matrices cadastrales. Quand donc, sur la production d’autres documents, l’autorité compétente croit reconnaître, par exemple, que le revenu des terres dans un département, dans un arrondissement ou une commune, a été jusqu’alors estimé trop bas, elle augmente la part de contribution foncière afférente à cette partie du territoire. Elle le fait sans y ajouter aucune distinction de cultures, et cette augmentation, qui, avant d’arriver au contribuable, vient s’étalonner sur la matrice cadastrale, s’y empreint, au détriment du propriétaire forestier, de l’inégalité dont celle-ci est infectée. Ainsi le mal va toujours en augmentant, et les bois, surchargés dès l’origine, le sont chaque jour encore davantage, sans que la législation existante laisse à leurs propriétaires aucune voie de recours. Par des considérations, fort graves d’ailleurs, la loi a décrété la fixité des évaluations cadastrales, et lorsqu’elles ont consacré une injustice, celle-ci suit inexorablement, toujours et dans toutes les mains, la propriété qui en a été frappée.

Qu’on veuille bien réfléchir maintenant que la culture des graines oléagineuses, en se propageant, a depuis quelques années considérablement augmenté le revenu des terres, qu’en même temps elle a fourni un combustible qui chez nos paysans remplace le jeune bois ; que la houille, moins encombrante et d’un transport plus facile que le gros bois de chauffage, suscite à celui-ci une concurrence chaque jour plus générale, et l’on se convaincra que la matière imposable augmente là où l’impôt est le moins fort, qu’elle diminue précisément là où il pèse davantage.

Cet état de choses n’est pas une des moindres causes qui poussent les possesseurs de bois à chercher dans leur défrichement des améliorations de produits à l’aide desquelles ils puissent acquitter plus facilement la dette exagérée que l’État leur impose.

« Ils ont tort de se plaindre, ai-je entendu dire souvent ; car ils ont pu, comme tous autres, réclamer pendant les délais que la loi avait fixés. » Cela est vrai, mais il est vrai aussi que presque toutes les fois qu’ils l’ont fait, ces réclamations sont venues échouer, et cela était inévitable, contre la ligue des intérêts agricoles. D’ailleurs la difficulté n’est pas là ; il ne s’agit plus de punir la négligence des propriétaires. S’il n’était question que d’une protestation individuelle, on pourrait, on devrait peut-être la repousser par cet argument de forclusion, parce que l’admettre ce serait rouvrir la porte à une multitude de prétentions mal fondées. Mais il s’agit ici de l’intérêt général et non pas de tel ou tel individu. Si donc il est avéré que la mauvaise assiette de l’impôt en ce qui concerne les bois est devenue un principe actif de leur destruction, que par là se trouve compromis un des produits importants du sol français, il faut savoir porter le fer là où est le mal ; il faut réviser en cette partie l’œuvre cadastrale, et ne pas sacrifier à l’intérêt moindre de son immuabilité, l’intérêt plus grand qui s’attache à la conservation des richesses forestières.

Je me suis parfois demandé comment dans les Chambres, où l’on fait de nos jours un si fréquent usage de l’initiative parlementaire, il ne s’est encore trouvé, parmi les hommes spéciaux, personne qui ait songé à porter cette proposition à la tribune, et je me suis pris à me souvenir qu’il s’y agitait souvent bien des discussions moins utiles aux intérêts du pays.

Pour moi, je voudrais qu’on y examinât la simple question de savoir s’il est juste d’opposer aux défrichements des entraves ou des prohibitions, quand la loi elle-même contribue à en multiplier les causes. On comprendrait sans doute alors qu’en s’attachant à faire disparaître ces dernières, on arriverait, par un moyen à la fois plus équitable et plus efficace, au but qu’on se propose. Des mesures législatives ou réglementaires ont déprécié la valeur des bois : corrigez-les, et vous verrez cesser ou diminuer beaucoup ces défrichements excessifs qui vous alarment.

Pour contester la réalité de cette dépréciation, j’ai entendu faire le raisonnement que voici : « La France dès à présent ne trouve plus sur son sol la quantité de produits forestiers nécessaire à sa consommation intérieure, puisqu’elle tire de l’étranger des masses considérables de bois d’œuvre et de chauffage. L’offre est donc de beaucoup inférieure à la demande ; le prix des bois doit naturellement en être augmenté, et ainsi la multiplicité des défrichements, portant avec elle son remède, finira bientôt par créer l’intérêt de conservation qui doit les arrêter. »

À cette objection il est facile de répondre, car elle n’aurait de force que si, les bois et les populations se trouvant distribués dans des proportions analogues sur les diverses parties du sol français, la production forestière était ainsi en contact immédiat et facile avec les besoins qui poussent à la consommation. Mais chacun sait qu’il n’en est point ainsi, et qu’au contraire, sauf quelques rares exceptions, les forêts, chez nous, sont agglomérées précisément dans les contrées où la population est plus clairsemée, et où les besoins, par conséquent, sont moindres.

Ainsi, tandis que les départements des Landes et de la Haute-Marne possèdent presque autant d’hectares de bois que d’habitants ; que ceux des Vosges, de la Côte-d’Or, de la Meurthe et du Doubs en ont environ un hectare pour deux habitants, ceux de la Somme et du Puyde-Dôme ont au contraire 10 habitants contre un seul hectare de bois ; celui du Pas-de-Calais en a 15 ; celui du Nord, 20 ; celui du Morbihan, 34 ; celui de la Manche, 37 ; celui du Finistère, 44. Il est inutile de citer davantage. Or, on comprend que là où la consommation locale est disproportionnée soit en plus, soit en moins, avec la production forestière, il n’est pas possible, dans l’état actuel de nos voies de communication, de chercher au-delà d’un rayon excessivement restreint les moyens de rétablir l’équilibre. Les bois sont marchandise lourde et encombrante, dans laquelle le volume est une condition presque inséparable de l’utilité, et qui par conséquent ne peut supporter que des transports tout à fait économiques. Aussi les routes de terre ne sont guère à son usage, parce qu’un parcours de quelques lieues suffit pour doubler le prix de son acquisition primitive, et qu’à une distance encore fort courte son prix de revient s’élèverait ainsi, sans profit pour le propriétaire forestier, à un taux qui dépasserait de beaucoup le besoin du consommateur. Pour peu donc que le transport soit onéreux, les demandes faites pour des populations plus ou moins éloignées ne tournent pas au bénéfice du cultivateur forestier. Si elles consentent à payer le bois un prix supérieur à celui accordé par la consommation purement locale, l’entrepreneur de transports absorbe presque entièrement cet excédant, qui ne peut jamais dépasser certaines limites.

Il faut se rappeler, en effet, que le prix courant des choses ne s’établit pas seulement d’après le nombre des besoins individuels auxquels elles répondent, mais aussi et surtout d’après l’intensité de ces besoins, ou en d’autres termes, sur la mesure de leur propre utilité. — Dès l’instant que le prix exigé par le vendeur n’est plus en rapport avec celle-ci, la demande des acheteurs s’arrête et diminue ; ou ils s’imposent une privation, ou ils ont recours à d’autres produits plus économiques. Or, les bois voiturés à grands frais, et renchérissant dès lors énormément à mesure qu’ils avancent, ont bientôt en face des concurrents redoutables qui les forcent de s’arrêter. — Les bois de chauffage, bien près encore du lieu où ils sont nés, se trouvent avoir à lutter contre la houille, qui vient plus facilement qu’eux et à moindre prix chercher les grands centres de consommation ; car sous le même volume elle enferme bien plus de combustible, et le petit nombre de points où son extraction s’opère sur une immense échelle a permis d’amener les voies navigables jusqu’auprès de ces inépuisables ateliers.

Les bois d’œuvre, de leur côté, à peine sortis de nos forêts, ne tardent pas à rencontrer sur leur chemin les chênes ou les sapins qui, croissant en pays étranger, près des rivages de la mer ou non loin des grands fleuves, nous arrivent de la Norvège, de la Suède, de la Russie, de l’Allemagne, de la Suisse, de la Sardaigne, et même des États-Unis d’Amérique. — En 1841, plus de 3 millions 500 mille pièces de merrains de chêne de cette dernière provenance seulement ont été importées chez nous. — La mer et les grands cours d’eau tracés par la nature sont des voies de communication si faciles et si admirablement économiques, qu’un millier de lieues y est souvent franchi par la marchandise à moindres frais que sur les routes de terre quelques myriamètres. Adam Smith en cite un exemple remarquable, et qui vient tout à fait au sujet dont je m’occupe. — De son temps, l’Écosse était plus encore qu’aujourd’hui un pays abondamment boisé, mais les bonnes routes y étaient rares et les transports difficiles ; aussi tout le littoral tirait-il de l’étranger ses bois de construction, et dans la nouvelle ville d’Édimbourg, bâtie depuis peu d’années, dit l’auteur, il n’y a peut-être pas une seule pièce de bois coupée en Écosse. — Il faut donc bien reconnaître que pour que le sol forestier gagne en valeur et présente à son propriétaire l’intérêt de conservation dont j’ai déjà parlé, il ne suffit pas que le besoin de ses produits se fasse vivement sentir chez des populations plus ou moins éloignées du lieu où on les recueille. Il est indispensable que des voies de communication faciles et surtout économiques permettent à ces produits de venir trouver les consommateurs sans se grever, par le fait seul du transport, de frais hors de proportion avec leur valeur d’origine. — C’est à cette condition seulement que l’accroissement de la demande pourra profiter au producteur et contribuer à arrêter les défrichements.

Malheureusement cette condition, en France, n’est pas à beaucoup près remplie. Très peu de nos bois attiennent aux routes royales ou départementales, qui, si bonnes qu’elles soient, ne peuvent d’ailleurs, comme je l’ai dit, servir utilement qu’à des transports peu éloignés. — Pour la très majeure partie du sol forestier, la vidange doit se faire par les chemins vicinaux, presque toujours mauvais, souvent impraticables, et d’où les chariots chargés ne peuvent sortir qu’à grand renfort de chevaux et par conséquent d’argent. — De là un obstacle presque insurmontable, qui non seulement circonscrit encore les transports de bois opérés par la voie de terre, mais empêche même nos produits forestiers d’aller trouver les voies navigables au moyen desquelles ils devraient atteindre à peu de frais les grands centres de consommation, toujours situés sur leurs rivages. — Ce dernier mode de transport est assurément pour les bois le plus avantageux de tous par sa nature, puisqu’au moyen du flottage on a pu supprimer le véhicule dont la route navigable remplit elle-même l’office, et réduire les frais de traction à un taux parfaitement supportable. — Le magnifique réseau de nos lignes d’eau a été, il faut bien le dire, constitué administrativement, de telle façon que, s’il aide puissamment à l’exploitation de quelques forêts heureusement situées sur le bord ou à très grande proximité des fleuves et rivières, ce n’est cependant là qu’une exception, et la masse de nos bois n’a gagné, à l’établissement de notre navigation intérieure, qu’une minime partie de l’accroissement de valeur qui aurait dû être un de ses effets. — Cette imperfection de résultats tient surtout aux droits exorbitants dont cette navigation est généralement grevée. — On peut consulter, sur ce point, un article très intéressant et rempli de curieux détails, publié récemment dans cette revue par M. Dupérier, membre de la Chambre du commerce de Paris[5]. Je n’ai pas à rappeler tous les développements dans lesquels il est entré, mais je dois lui emprunter quelques indications spécialement relatives au transport des bois.

Sur la Seine supérieure et sur ses affluents, le tarif des droits de navigation est extrêmement modéré. — Chaque décastère de bois flotté, mesuré par la régie comme s’il y avait un décastère et trois cinquièmes de décastère, n’y paye, par distance de cinq kilomètres, que 0 fr. 33 c., et le prix total du flottage, ce droit compris, ne varie qu’entre 1 fr. 40 et 2 fr. 40. Sur la basse Seine et sur les autres rivières du royaume, le droit de flottage, par décastère et par distance, est de 5 c., que le mode de mesurage porte en réalité à 8. (Loi du 9 juillet 1836.) — À ce taux modique, le bois de chauffage lui-même peut s’aventurer assez loin sans se renchérir au point de décourager les consommateurs. À plus forte raison, les bois d’œuvre, dont la valeur est beaucoup plus considérable, peuvent-ils, en suivant le cours des rivières, descendre vers les grandes villes et arriver même jusqu’à plusieurs de nos ports. — C’est par les rivières de la Marne, de l’Aube, de la Seine, de l’Yonne et de la Cure que Paris reçoit plus des deux tiers de son approvisionnement annuel en bois de charpente et charronnage[6]. Heureux sont donc les propriétaires dont les bois se trouvent à portée des grands cours d’eau naturels qui vont baigner directement des cités importantes. Il existe, pour l’acquisition de leurs produits forestiers, une concurrence sérieuse qui en augmente le prix à leur profit, et pour eux du moins le défaut de débouchés ne vient pas s’ajouter aux autres causes de défrichement. Mais il serait à désirer que cet avantage ne fût pas un privilège pour les quelques forêts situées dans la position que je viens d’indiquer. Il en devrait être de même pour toutes celles qui avoisinent une ligne d’eau navigable, et pourtant il n’en est point ainsi. Modérés sur les rivières, les droits de navigation sont énormes sur les canaux, et lorsque, pour les conduire à destination, il faut y faire passer les bois de chauffage ou de charpente, le bénéfice que leur propriétaire devrait trouver chez des consommateurs plus ou moins éloignés est bien promptement absorbé par le payement de ces taxes exagérées. Le canal de Bourgogne et celui du Rhône au Rhin sont assurément des plus importants à notre point de vue, puisqu’ils mettent les contrées boisées de la Côte-d’Or, des Vosges et du Jura en communication avec les bassins de la Seine et du Rhône jusqu’à la mer ; eh bien ! d’après les chiffres que nous donne M. Dupérier, l’utilité de ces deux canaux est, par l’effet de leurs tarifs, fort incomplète pour le transport des bois d’industrie, presque nulle pour celui des bois de chauffage.

Cent stères de bois de chêne à œuvrer, rendus au bord du canal de Bourgogne, représentent une valeur de 5 000 fr. ; si on les fait flotter, ils payent, par chaque distance de 5 kilomètres, 16 fr. 50 c. en droits de navigation, et 4 fr. 33 c. en frais de traction, ce qui, pour les quarante-huit distances dont se compose la longueur du canal, donne un total de 1 000 fr. Le flottage sur l’Yonne et la Seine jusqu’à Paris y ajoute 521 fr., de sorte qu’à leur arrivée dans la capitale les 100 stères partis de la Bourgogne ont supporté en frais de traction 14%, et en droits acquittés environ 16% de leur valeur primitive.

Sur le canal du Rhône au Rhin, le même tarif a remplacé, depuis le 17 avril 1843, des droits auparavant plus modérés, et les droits nouveaux appliqués à une éclusée de cent stères cubée à cent tonneaux s’élèvent, décime compris, à 825 fr. pour le parcours total, outre les frais de traction, qui sont de 208 fr. Ainsi, en résultat, cette quantité de bois à œuvrer paye 2 554 fr. pour descendre les deux canaux et les rivières qui l’amènent à Paris. Ces bois sont presque exclusivement des sapins dont on fait maintenant un si grand usage dans la bâtisse, et qui s’achètent sur les bords du Rhin au prix de 3 000 fr. les cent stères. Les frais du voyage représentent donc plus de 84% de la valeur primitive. Ces exemples suffisent sans doute pour montrer de quelle charge énorme seraient grevés ces mêmes bois, s’il s’agissait de prolonger leur voyage et de les conduire jusqu’à nos ports de l’Océan, où les constructions maritimes emploient une si grande masse de ces matériaux. Soit qu’on les fasse passer par la voie que je viens d’indiquer pour arriver au Havre, soit qu’on les dirige par les canaux du Centre et du Berry pour atteindre Nantes, puis par ceux de Bretagne pour aller jusqu’à Brest, il est évident qu’ils ne peuvent, sur ces marchés importants, soutenir la concurrence des bois du Nord, qui coûtent moins cher aux lieux de production, et qu’on apporte sur tout notre littoral moyennant un fret comparativement très modique.

Les bois à brûler sont encore plus maltraités ; je citerai de nouveau pour exemple le canal du Rhône au Rhin, où, d’après l’ordonnance du 17 avril 1843, chaque stère de bois de cette espèce paye, en droits de navigation pour le flottage, 20 c. par myriamètre, soit, avec le décime, 7 fr. 14 c. pour le parcours total. Si l’on ajoute à cette dernière somme les frais de traction évalués à 2 fr. 08 c., on voit que le bois de chauffage ne peut franchir la seule distance de Strasbourg à Saint-Jean-de-l’Osne, ou réciproquement, sans que son prix de revient en soit plus que doublé. Des observations analogues appuyées sur des chiffres plus ou moins élevés peuvent être faites sur la plupart des autres canaux, car on retrouve partout cette exagération de tarifs qui, en mettant un grand obstacle à la circulation des produits forestiers, empêche les bénéfices que pourrait faire le producteur, et devient une des causes qui le poussent au défrichement.

J’ai déjà fait pressentir que parmi ces causes il faut ranger aussi les vices de la législation pénale quant à la répression des maraudages commis dans les bois des particuliers. Personne n’ignore aujourd’hui que cette législation est tout à fait impuissante, et que ces propriétés privées sont, on peut le dire, à la complète discrétion des délinquants. Chaque année, des réclamations vives et nombreuses partent à cet égard du sein des Conseils généraux ; mais rien n’annonce encore que le gouvernement s’occupe de satisfaire aux vœux exprimés par ces assemblées.

Les plaintes qu’elles font entendre signalent cependant, dans le Code forestier de 1827, un vice radical dont les résultats étaient faciles à prévoir, et se sont effectivement manifestés dès les premières années de sa mise à exécution. Ce vice, c’est l’absence d’une pénalité sérieuse par laquelle les forêts, plus qu’aucune autre propriété, ont impérieusement besoin d’être défendues. Soit à cause de leur importance, soit à cause de l’extrême facilité des délits dont elles ont à souffrir, il leur faut une protection particulière et des mesures répressives dont l’efficacité soit en rapport avec l’étendue du mal. De l’ensemencement à la récolte, il s’écoule pour le grain de blé quelques mois à peine ; ce n’est véritablement qu’à l’époque même de sa maturité que l’épi peut tenter la main du maraudeur, et les méfaits de celui-ci n’atteignent jamais que le produit d’une seule année. Dans les bois, au contraire, il faut douze ou quinze ans au moindre brin de taillis pour devenir susceptible d’être utilement abattu par son propriétaire, quoique dès ses premières pousses il soit à la convenance de tous les déprédateurs. La conservation des forêts exige donc une surveillance nécessairement plus longue et plus difficile que celle des champs, et quand cette surveillance est trompée, la serpe du délinquant y détruit tout à la fois les résultats de plusieurs années et l’espoir d’un avenir qui souvent s’anéantit avec eux. Les brins les plus propres à former la réserve du taillis sont précisément ceux qui sont attaqués davantage, et les harts même des bourrées volées, pour qu’elles aient plus de liant et de flexibilité, sont presque toujours prises parmi les jeunes sujets de chêne francs et vivaces, qui fussent, avec le temps, devenus les plus beaux arbres de la forêt. Ainsi, le maraudage est redoutable par la gravité du mal qu’il cause autant que par sa facilité ; aussi l’ordonnance de 1669 poussait-elle la sévérité envers les délinquants jusqu’à leur infliger des châtiments corporels et des peines arbitraires, cumulées souvent avec des amendes excessives. Sans doute une pareille répression, repoussée par nos lois et par nos mœurs actuelles, appelait une réforme nécessaire, mais la législation forestière de 1827, en adoucissant des rigueurs exagérées, est tombée dans l’excès précisément opposé. Elle a affaibli outre mesure la pénalité par laquelle elle voulait assurer la conservation des bois, et l’a même abaissée au-dessous de celle qui protège aujourd’hui la culture des champs. Il en résulte une anomalie bizarre et qu’il est bon de signaler.

Les vols de bois dans les ventes, les vols de récoltes déjà détachées du sol, commis dans les champs, étaient, jusqu’en 1832, punis de peines tout à fait égales. Aujourd’hui encore, les uns aussi bien que les autres sont réprimés par l’art. 388 du Code pénal, mais avec cette différence, qui y a été introduite en 1832, que les vols de bois, dans les ventes, sont toujours passibles d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 16 fr. à 500 fr., tandis que le vol des productions agricoles détachées du sol, commis dans les champs, c’est-à-dire dans des circonstances analogues, n’entraîne, en règle générale, contre son auteur qu’un emprisonnement de quinze jours à deux ans et une amende de 16 fr. à 200 fr. Pour qu’une peine plus forte soit prononcée contre ce dernier délit, il faut qu’il ait été commis soit la nuit, soit par plusieurs personnes, soit à l’aide de voitures ou d’animaux de charge. C’est seulement en présence de ces circonstances aggravantes que reparaît l’égalité du châtiment. Ainsi, lorsqu’il s’agit de produits soit forestiers, soit agricoles, déjà abattus par l’ordre du propriétaire, c’est pour la défense des premiers que la loi croit devoir aggraver sa sévérité.

S’agit-il, au contraire, du vol de bois ou de récoltes sur pied coupés par le malfaiteur lui-même, la proportion des pénalités est alors dans le sens précisément inverse.

Commis dans les champs, le moindre maraudage encourt une amende de 6 à 10 fr. ; et en cas de récidive, l’emprisonnement pendant cinq ans doit être prononcé. (Art. 474, n° 15, et 478 du Code pénal.)

Si le maraudage a eu lieu soit la nuit, soit avec l’assistance d’un complice ou avec emploi de paniers, sacs, voitures, animaux de charge ou autres objets équivalents, la contravention devient délit correctionnel. La peine est un emprisonnement de quinze jours à deux ans, avec une amende de 16 fr. à 200 fr., et les coupables peuvent même être assujettis pendant dix années à la surveillance de la haute police. (Art. 388, C. p.)

Il n’en est point ainsi pour la répression des délits forestiers. Quelles que soient les circonstances qui les accompagnent, et même en cas de récidive, le Code de 1827 ne leur réserve que des peines purement pécuniaires, dont le minimum descend jusqu’à 1 fr. L’emprisonnement a disparu de la loi au profit de leurs auteurs. Il n’y a plus qu’un seul cas où on semblerait avoir oublié de l’abolir, si l’on n’en avait pas expressément diminué la durée, c’est le cas rare et très exceptionnel où le maraudeur arrache des plants faits de main d’homme dans les bois et forêts. Un mois de détention devient alors le maximum de la peine applicable.

Ainsi, il est incontestable que contre les délits de cette classe, de beaucoup les plus nombreux et par conséquent les plus dommageables, les bois sont infiniment moins protégés que les champs. Le contraste est d’autant plus saillant, que le Code forestier ne régissant que les bois, l’abattage ou la mutilation de deux arbres identiquement pareils seront punis de peines très différentes si l’un croît en pleins champs et l’autre en forêt. D’une part ce sera, pour chaque arbre abattu, l’art. 445 du Code pénal, et l’emprisonnement de six jours à six mois ; d’autre part ce sera l’art. 192 du Code forestier, et une amende proportionnée à l’essence et à la grosseur de l’arbre. Pourquoi donc cette différence, et par quelle inconséquence étrange la loi a-t-elle voulu que les peines fussent moindres là où, comme je l’ai indiqué, les délits sont plus faciles et les dommages plus considérables ? N’est-ce pas véritablement appeler le maraudeur et lui montrer de la main l’endroit où, pour s’assurer les meilleures chances, il doit aller exercer son industrie ?

Ce manque d’harmonie entre la loi forestière et le surplus de notre droit pénal constitue à lui seul un mal grave, mais susceptible pourtant d’être réparé si, en définitive, la répression ainsi organisée comporte une application sérieuse et efficace. Or, c’est une possibilité qui manque tout à fait vis-à-vis de gens dont l’insolvabilité ressort de la nature même des délits qu’ils commettent. Personne n’ignore, en effet, que ces délits, tout en causant un dommage énorme à raison du grand nombre de personnes qui s’y livrent, n’enrichissent cependant pas leurs auteurs, et qu’il n’est pas de classe plus misérable que celle des maraudeurs forestiers. Ce sont presque tous des individus absolument sans ressources, et dont la masure, quand ils en ont une, ne vaut jamais la moitié des frais nécessaires pour les exproprier. C’est à des gens de cette sorte que la loi inflige des pénalités purement pécuniaires.

Il y a là quelque chose de si illogique, que je ne puis me l’expliquer sans en rapprocher des considérations qu’on n’a jamais avouées, mais qui, je le crois bien, ont été pour beaucoup dans l’adoption du système répressif établi par la loi de 1827. Près de la moitié des bois, en France, appartiennent au Domaine, aux communes ou aux établissements publics, et forment une masse d’environ trois millions d’hectares entièrement soumise au régime forestier. Chargée de leur surveillance, l’administration qui représente l’État l’est aussi de la poursuite des délits qui s’y commettent. Or, telle est la multiplicité de ceux-ci, que, sans compter le grand nombre des délinquants qu’il est impossible de découvrir, les tribunaux correctionnels jugent annuellement près de cent mille prévenus de cette espèce. Les bois des particuliers, plus étendus encore et moins bien gardés, ne sont pas assurément plus respectés, et si les maraudages dont ils souffrent étaient poursuivis avec la même rigueur, le nombre que je viens d’indiquer se trouverait doublé. Infliger pour les délits forestiers un emprisonnement même de courte durée, c’eût donc été donner lieu à des frais considérables de nourriture et de logement que l’État aurait dû supporter, soit sur le budget général, soit sur les budgets départementaux. On s’est effrayé de cette idée, et l’on a préféré une pénalité qui offrait au contraire à l’État des chances de bénéfices. On a pensé que, même vis-à-vis des insolvables, l’exercice de la contrainte par corps serait un moyen d’intimidation suffisant, et qu’après tout, s’il fallait emprisonner pour la nécessité de l’exemple, il valait mieux le faire suivant un mode d’où peut sortir, en définitive, pour le Trésor public, une indemnité au lieu d’une dépense. Voici ce que disait M. de Martignac dans l’exposé des motifs du projet de loi :

« Les jugements qui ne prononcent que des peines pécuniaires sont le plus souvent sans effet contre les délinquants d’habitude, qui n’offrent aucune propriété susceptible d’être saisie. À la vérité, ces condamnations peuvent être ramenées à exécution par la voie de la contrainte par corps ; mais d’une part, cette exécution est aujourd’hui difficile, et de l’autre, elle ne produit aucun résultat, parce que l’insolvabilité est aussitôt constatée, conformément à l’art. 420 du Code d’instruction criminelle, et que cette formalité remplie entraîne la mise en liberté.

« Il résulte de là une impunité de fait qui multiplie les délits en encourageant les coupables et en décourageant ceux qui sont préposés à leur poursuite.

« Le Code proposé remédie à cet abus en décidant qu’en cas d’insolvabilité justifiée, l’amende se résoudra en un emprisonnement fixé dans de justes proportions. La loi du 28 septembre, 6 octobre 1791 prescrivait une mesure semblable pour les délits ruraux ; elle était bien plus nécessaire encore pour les délits forestiers. »

La disposition dont parlait M. de Martignac a été effectivement consacrée par les art. 211, 212 et 213 du Code, et voici aujourd’hui comment les choses se passent lorsqu’il s’agit de condamnations prononcées à la requête de l’administration forestière. Cette administration remet au receveur des domaines des états indicatifs des amendes à recouvrer ; elle y mentionne avec soin le degré de solvabilité de chacun des condamnés, et la nécessité de faire emprisonner, fût-ce sans résultat pécuniaire, tel ou tel délinquant, plus fréquemment récidiviste. C’est d’après ces données que la contrainte par corps, dont les individus signalés comme ayant quelques ressources deviennent, cela s’entend, plus particulièrement l’objet, est ensuite exercée contre un vingtième environ du nombre total des condamnés. De ceux qui sont ainsi détenus, il n’y en a guère qu’un sur huit qui achète sa liberté en payant sa dette. Les autres justifient de leur insolvabilité et sortent de prison après le temps déterminé par la loi. Ces proportions sont constatées par les statistiques criminelles.

Que sur les dix-neuf autres vingtièmes de condamnés qui ne sont pas ainsi détenus, il y en ait qui payent sans attendre l’emploi de cette contrainte, cela est certain ; mais assurément aussi c’est de beaucoup le plus petit nombre, et l’impunité, aujourd’hui comme du temps de M. de Martignac, reste encore acquise à la majorité. Voilà, en ce qui concerne les bois soumis au régime forestier, les résultats de la loi d’après l’exécution qui lui est donnée. On voit ce qu’ils ont d’incomplet. Admettons cependant que, tels qu’ils sont, ils constituent pour ces bois une protection suffisante. Toujours est-il qu’il faut pouvoir y atteindre. Or, ces résultats auxquels l’administration forestière arrive aisément, grâce à des facilités que la force même des choses lui assure, mais dont elle a le privilège, sont impossibles à obtenir par les particuliers, à l’intérêt desquels la loi paraît avoir beaucoup moins songé.

Quand il s’agit d’un délit commis dans les bois soumis au régime forestier, la constatation ni la poursuite n’entraînent aucuns frais réels. Les procès-verbaux, les actes de procédure sont timbrés et enregistrés en débet (art. 170). Les citations, les significations d’exploits sont faites par les gardes eux-mêmes (art. 173), et si l’administration leur alloue pour les actes de ce genre la taxe qui serait accordée aux huissiers, ces profits éventuels sont pris en considération pour la fixation du chiffre de leur traitement annuel. Si minimes que puissent être les délits, toutes les poursuites sont concentrées au tribunal correctionnel de l’arrondissement, et lorsque, après la condamnation intervenue, il y a lieu de recourir à la contrainte par corps, l’État, dispensé, par le décret du 4 mars 1808, de consigner des aliments, nourrit ses débiteurs de la même manière et sans plus de frais que les détenus condamnés à l’emprisonnement.

Que si, au contraire, il s’agit d’un délit commis dans le bois d’un particulier, les règles alors sont toutes différentes ; le fisc reparaît, il exerce ses droits, et, depuis le premier jusqu’au dernier, tous les actes faits par le propriétaire lésé, pour constater ou poursuivre, sont soumis au timbre et à l’enregistrement. Souvent le seul procès-verbal du délit entraîne des frais plus considérables que le dommage. Pour citer, pour signifier, il faut recourir au ministère dispendieux des huissiers. À moins que l’amende encourue n’excède 15 francs, ce qui est très rare, l’affaire est portée au tribunal de police municipale, de sorte que le propriétaire de plusieurs bois, situés tous dans le même arrondissement, peut avoir à plaider devant autant de tribunaux différents. Il s’ensuit encore un accroissement de faux frais, dont il n’y a pas de remboursement possible. Quand, en dépit de ces obstacles, la condamnation est obtenue, s’il faut, pour lui donner effet, recourir à la contrainte par corps, l’exercice en est subordonné à la consignation préalable des aliments (art. 216), et c’est une somme de 25 francs, au moins, que le propriétaire devra payer encore. Or, puisqu’on reconnaît que la plupart des délits forestiers sont commis par des insolvables, on reconnaît aussi, par cela même, qu’en fin de compte les propriétaires lésés supportent, pour ainsi dire toujours, les frais relativement considérables au prix desquels la loi leur vend la répression des maraudages dont ils ont souffert. Ainsi, la pire des conditions leur a été faite ; ils sont placés dans l’alternative de consacrer le revenu de leurs bois à les défendre, ou de laisser ce revenu diminuer chaque jour davantage par l’effet de dévastations impunies. Aussi prennent-ils généralement ce dernier parti. La statistique en fournit la preuve par le rapprochement de deux chiffres, qui démontrent en même temps jusqu’où va cette impunité. En 1842, les délits commis dans les bois surveillés par l’administration forestière ont motivé de sa part 68 053 poursuites, tandis que, propriétaires de 3 727 000 hectares, les particuliers n’ont porté que 1815 plaintes devant les divers tribunaux correctionnels ou de police. Cela veut dire qu’ils renoncent en réalité à la protection dispendieuse que la loi leur accorde.

Qu’on se fasse maintenant une idée des proportions que prend nécessairement le maraudage quand on lui laisse ainsi libre carrière, et l’on conviendra qu’en mettant les propriétaires de bois dans l’impuissance de se défendre eux-mêmes, le Code forestier a ajouté un motif de plus à tous ceux qui déjà les poussaient au défrichement.

La loi est donc vicieuse sous ce rapport : dans l’exécution qu’on lui donne, elle devient plus mauvaise encore ; car elle contient un correctif qui pourrait atténuer le mal, et dont il n’est fait, pour ainsi dire, aucun usage.

Dans tous les cas, en effet, le ministère public a le droit d’intenter lui-même la poursuite aux frais de l’État, et de venir ainsi au secours de la propriété compromise. Cette faculté est d’autant plus nécessaire, qu’en matière de maraudage forestier, le ministère public, bien souvent, est sûr de réussir dans son action, là où le simple particulier succomberait infailliblement dans la sienne. À ce dernier, il ne suffit pas de prouver qu’un délit a été commis, que le prévenu en est l’auteur ; il doit encore établir que ce délit a eu lieu sur son terrain et à son préjudice ; faute de quoi, sa plainte est écartée, d’après le principe que l’intérêt est la mesure des actions. Toutes les fois donc que le maraudeur n’a pas été arrêté en flagrant délit dans le bois même qu’il a ravagé, toutes les fois que la preuve de sa culpabilité consiste dans la possession des bois volés, d’ailleurs si faciles à reconnaître, et dans l’impuissance où il est d’en justifier l’origine, le propriétaire forestier, n’ayant pas moyen de démontrer que le délit, évident du reste, ait été commis chez lui plutôt que chez son voisin, se trouve à l’impossible d’agir lui-même en justice. Telle n’est pas la position de la partie publique, qui, agissant dans l’intérêt général, a qualité pour poursuivre les délits, n’importe au préjudice de qui ils aient été commis.

Par cette raison et par toutes celles que j’ai déduites auparavant, il serait donc éminemment utile que le ministère public, envisageant les contraventions forestières à notre point de vue, et leur attribuant dès lors une importance qu’il est de tradition de leur refuser, usât avec quelque sollicitude d’un droit que, presque partout, il paraît abdiquer. En 1842, 175 243 affaires de toutes natures ont été jugées, sur sa poursuite, par les tribunaux de police municipale ; dans ce nombre, les maraudages ruraux de diverses sortes entrent seuls pour 42 789, et les contraventions forestières n’y figurent que pour 1 462. Ce dernier chiffre, qui ne représente en moyenne que quatre poursuites par arrondissement et par année, est tout à fait insignifiant à côté des déprédations dont le lecteur peut apprécier maintenant la multitude. Ce sommeil presque complet de l’action publique a le résultat fâcheux d’encourager les délinquants en les faisant douter de son existence. Je n’exagère rien ; car ce doute paraît avoir été dans la pensée d’un conseil-général, qui a demandé qu’une mesure législative prescrivît au ministère public de poursuivre d’office les délits forestiers. L’intervention de la loi n’a pu lui paraître nécessaire que parce qu’il ignorait l’existence du droit. Or, si une assemblée aussi éclairée a pu être induite dans une pareille erreur par ce qui se passe journellement sous ses yeux, je laisse à juger comment est interprétée, par la foule ignorante des délinquants, l’inaction de la vindicte publique en pareille matière. Dès qu’ils ont échappé au garde du propriétaire, dès qu’ils ont mis un suffisant intervalle entre eux et le bois dont ils s’éloignent, ils se croient à l’abri de tout danger, et ils cessent de se cacher ; ils emportent ostensiblement le produit de leur larcin, et il serait facile de citer des chefs-lieux de canton où, à côté de la justice de paix, sous les yeux des maires, chargés de poursuivre à ce tribunal toutes les contraventions, il se tient le dimanche, sur la place même du bourg, marché public des bois qui ont été volés pendant la semaine.

Ainsi, les facilités que le législateur a laissées à ces maraudages s’augmentent encore par l’indifférence de ceux qui pourraient plus aisément les déférer à la justice.

Signaler, comme je l’ai fait, ces défectuosités de la loi forestière et de son exécution, c’est indiquer en même temps les changements qu’à mon avis il conviendrait d’y introduire pour lui donner enfin l’efficacité qu’elle devrait avoir. Il faudrait, suivant moi :

1° Autoriser le timbre et l’enregistrement en débet de tous les actes de constatation ou de poursuite faits à la requête des particuliers, en matière de délits forestiers.

La condamnation au montant de ces droits serait prononcée au profit de l’État cumulativement avec la peine principale, et les poursuites privées, aujourd’hui presque nulles, venant à se multiplier en raison même de leur économie, le Trésor public, si peut qu’il pût faire de recouvrements sur les délinquants solvables, y gagnerait encore plus qu’il ne perçoit à présent ;

2° Donner aux gardes particuliers agréés par l’autorité et assermentés devant les tribunaux, le pouvoir de faire les significations d’exploits dans les poursuites forestières exercées par les propriétaires dont ils sont commissionnés, et même de citer en justice, après avoir pris la permission du juge. Ces gardes sont officiers de police judiciaire, ils ont reçu une délégation de la puissance publique, et il n’y a point de raison bien solide pour ne pas les assimiler tout à fait aux gardes de l’État ;

3° Attribuer aux tribunaux correctionnels la connaissance de toutes les contraventions forestières sans distinction ;

4° Infliger l’emprisonnement, au moins, aux délinquants récidivistes, si, par raisons d’économie, il ne paraît pas possible de l’appliquer à tous les autres ;

5° Dispenser de la consignation d’aliments les propriétaires qui exercent la contrainte par corps à la suite de condamnations forestières, en limitant toutefois cette dispense de manière à ce qu’elle produise ses effets utiles, sans devenir pour l’État une charge excessivement onéreuse ;

6° Donner à tous les officiers du ministère public une instruction générale pour qu’il soit procédé avec plus de sévérité à la recherche et à la poursuite d’office des délits forestiers commis dans les bois des particuliers.

Maintenant, pour résumer en quelques mots l’esprit de cet article et les idées dont il contient le développement, je répéterai, en terminant : point de prohibitions de défrichement ! elles sont attentatoires au droit de propriété, elles sont injustes et n’atteignent qu’imparfaitement leur but. Si l’on veut arrêter la destruction des bois sur le sol français, il faut qu’on fasse cesser l’intérêt qui la détermine. Pour y parvenir, révisez l’assiette de l’impôt foncier quant à cette nature de propriété ; améliorez les chemins qui peuvent mettre les localités boisées en communication avec les grandes routes, et surtout avec les lignes navigables ; obtenez, pour le transport des bois, l’abaissement du tarif des canaux au niveau de celui des rivières ; organisez, enfin, contre le maraudage une législation suffisamment protectrice ; et quand vous aurez fait tout cela, vous aurez, soyez-en sûrs, arrêté les défrichements, vous aurez sauvé les richesses forestières de la France, et vous serez parvenus à cet heureux résultat par des moyens dont l’équité aura été aussi complète que la puissance.

Raoul DUVAL,

Conseiller à la Cour royale d’Amiens.

 

 

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[1] Lorentz, page 346.

[2] Produit des forêts de l’État d’après les tableaux joints aux budgets définitifs.

(Tableau non reproduit ici.)

227 410 334 fr., d’où produit net d’une année moyenne, 22 741 033 fr.

[3] Voir le tableau annexe au rapport de M. Gillon, séance du 15 janvier 1835, Moniteur du 20 du même mois.

[4] Balbi, Abrégé de géographie, page 123.

[5] Voir le numéro de février dernier, tome VII, page 242.

[6] Frédéric Moreau. — Code du commerce des bois carrés.

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