Journal des économistes, Janvier 1866, DE LA LIMITE DES ÉMISSIONS DE BILLETS DE BANQUE, par M. COURCELLE-SENEUIL
L’article publié par M. Ambroise Clément dans le dernier numéro du Journal des économistes exprime, à propos de la question n° 19 de la commission d’enquête, une opinion qui me semble erronée. Je crois qu’il est d’autant plus important de la réfuter qu’elle est très populaire et se trouve implicitement ou explicitement dans l’esprit de tous ceux qui craignent, de bonne foi, la liberté des banques. La question théorique à laquelle se rapporte cette opinion est celle-ci : « Les émissions de billets de banque sont-elles limitées par la nature des choses, de manière qu’il ne soit pas nécessaire de leur imposer une limitation artificielle ? Ou bien l’emploi de la monnaie fiduciaire peut-il prendre un développement indéfini ? M. Ambroise Clément semble adopter cette seconde proposition à ce point qu’il formule des règles pour la limitation des émissions. J’ai soutenu la première et je vais essayer de la démontrer.
I
L’emploi de la monnaie métallique peut-il prendre un développement indéfini ? M. Ambroise Clément répondra sans doute, comme nous, négativement à cette question, car c’est ainsi qu’ont répondu Adam Smith et J.-B. Say. Dans tout pays, une somme de transactions peu variable se faisant suivant des habitudes données, donne lieu à l’emploi d’une certaine somme de monnaie, qui ne varie guère. Chacun peut prendre une idée des circonstances qui déterminent cette somme de monnaie en réfléchissant sur celle dont il a besoin lui-même. Quand avons-nous de la monnaie en notre possession ? Quand nous avons reçu le prix d’un produit ou d’un service, et que nous n’avons pas encore acquis le produit ou le service que nous acquerrons en échange. Pour combien de temps avons-nous besoin de cette somme de monnaie ? Exactement pour le temps qui doit s’écouler entre la vente qui nous a procuré la monnaie et l’achat qui doit la transférer à un autre. Telle est la formule générale du maximum de monnaie dont un individu a besoin, dans l’hypothèse où tous les échanges auraient lieu au comptant.
Une société, qui est une collection d’individus, n’a besoin que de la somme des quantités nécessaires aux individus qu’elle renferme. Le maximum de la monnaie dont elle a besoin est égal à la somme des échanges commencés et non encore terminés. Le crédit et l’usage des banques en général tendent à réduire cette somme. Mais, comme la production, la somme des échanges, les habitudes de marché et de crédit varient peu et lentement en tout pays, on peut considérer comme presque constante et toujours limitée par la nature des choses la somme de monnaie dont un marché a besoin.
Cela étant, si la production des mines ou le commerce extérieur amènent sur le marché une somme plus considérable de métaux précieux, la quantité introduite en excédant des besoins monétaires est employée aux usages industriels ou échangée contre des marchandises du dehors et exportée. C’est un point sur lequel il n’y a, je pense, entre les économistes, aucune divergence d’opinion.
Eh bien ! introduisons maintenant la monnaie fiduciaire, c’est-à-dire le billet de banque convertible, toujours payable à vue et au porteur, et voyons si les choses se passeront autrement.
L’introduction d’une quantité, soit cent millions, de billets de banque agit exactement comme l’introduction de cent millions d’or monnayé. Cette introduction avilit légèrement la valeur de la monnaie métallique et provoque l’exportation ou l’emploi industriel de cent millions, ni plus ni moins.
Reconnaissons que les banques ont intérêt à tenir en circulation le plus de billets qu’elles peuvent et qu’elles agissent constamment sous l’inspiration de cet intérêt. Si la circulation de la monnaie fiduciaire n’avait point de limites, elles pourraient peut-être émettre sans limites. Mais M. Clément ne peut méconnaître que cette circulation ne reconnaisse les mêmes limites que celles de la circulation métallique et même des limites plus étroites, puisque la monnaie fiduciaire ne peut remplacer ni la monnaie d’appoint, ni l’encaisse des banques elles-mêmes.
Donc, les banques pourront émettre jusqu’à ce que, la monnaie métallique étant exportée ou fondue, elles craindront de ne pas pouvoir faire face à leurs engagements. Elles s’arrêteront devant la perspective d’une suspension de payements dont toute la confiance du public ne saurait les préserver. « C’est là, dit M. Clément, le seul obstacle qui s’oppose au développement indéfini de la circulation fiduciaire. » Cela est vrai ; mais l’obstacle nous semble suffisant pour établir une limite naturelle absolument infranchissable.
Quant à l’hypothèse du cours forcé, nous n’avons pas à nous en occuper, puisque le papier à cours forcé est une chose très différente de la monnaie fiduciaire. M. Clément croit cet obstacle insuffisant et invoque à l’appui de ses craintes l’exemple des États-Unis. Il ne songe pas qu’à l’époque à laquelle il fait allusion, la convertibilité des billets existait en droit, mais non en fait. Si quand je vais présenter un billet de banque au remboursement, le caissier me traite de conspirateur, de mauvais citoyen, d’ennemi du peuple, etc. ; s’il se trouve devant son guichet des gens disposés à soutenir cette belle réponse à coups de pieds et de poings, il est possible que je n’aille pas présenter au remboursement mon billet de banque et que je préfère perdre 10 à 15 p. 0/0. Que prouve cela ? Tout simplement que la convertibilité n’existe que de nom, comme elle existait à Vienne lorsqu’il fallait attendre huit jours le remboursement du billet ou ailleurs lorsqu’on en recevait le montant en silbergroschen ou en pfenigs. Cela prouve tout simplement que les banques ont servi de prétexte à de graves abus, mais ne prouve rien absolument contre la liberté.
En effet, là où la convertibilité existe en fait comme en droit, il est impossible matériellement que le billet de banque vaille moins que la somme de monnaie qu’il exprime et que la circulation fiduciaire prenne un développement exagéré, parce qu’elle se trouve incessamment limitée par les demandes des porteurs de billets, c’est-à-dire par les besoins du marché. Supposez que les effets escomptés par les banques soient bons et à courte échéance, il vous sera impossible d’imaginer des émissions excessives. Il n’y aura chance de danger que si le papier escompté est mauvais, et les banques ont tout intérêt à ne jamais le prendre tel.
II
« Lorsque la confiance s’ébranle, dit M. Clément, la quantité des unités monétaires se trouve réduite dans de fortes proportions ; leur valeur s’élève… » Tout cela est vrai et certain, même lorsqu’il n’y a pas de banque de circulation, ainsi qu’on a pu le voir à Hambourg, par exemple. En effet, lorsque chacun craint de ne pas trouver assez de monnaie pour ses besoins prévus, il cherche à se faire une réserve : la valeur de la monnaie s’élève, moins parce que l’offre est réduite que parce que la demande a augmenté. C’est ce qu’on voit dans toutes les crises commerciales et notamment dans les crises factices que crée toute élévation soudaine de l’escompte par la Banque de France.
La liberté des banques ne saurait prévenir les crises : elles ne cesseront que lorsque les hommes cesseront de faire des opérations industrielles et commerciales mal conçues ou mal exécutées, ou seulement malheureuses.
Mais la liberté des banques ne rend les crises ni plus fréquentes, ni plus graves, puisqu’elle n’ajoute pas aux causes qui les produisent et tend à diminuer l’ignorance qui les occasionne souvent. Si les banques elles-mêmes, ayant mal opéré, sont attaquées, c’est bien plutôt par leurs dépôts que par leurs billets, comme l’enseigne l’expérience.
M. Clément semble craindre « des alternatives d’expansion et de contraction des émissions et du crédit des banques. » Pourquoi ces alternatives auraient-elles lieu ? Parce que les banques abuseraient de leur crédit ? Mais pourquoi en abuseraient-elles ? Est-ce que, par hasard, elles y auraient intérêt ? Pas le moins du monde, puisque tout mauvais placement qu’elles feraient leur infligerait une perte. Qu’y a-t-il donc à craindre de leur part ? Des erreurs uniquement : leur intérêt est d’ailleurs parfaitement conforme à l’intérêt public ; elles ne peuvent attenter à celui-ci sans perdre une partie ou même la totalité de leur capital.
C’est là le point que semble avoir méconnu M. Clément lorsqu’il dit que le public a intérêt à ce que la valeur de la monnaie reste fixe, tandis que les banques de circulation ont intérêt à gagner le plus possible en multipliant leurs escomptes, c’est-à-dire leurs émissions. Quelque loin que les banques poussent leurs affaires, elles ne peuvent guère altérer sensiblement la valeur de la monnaie et elles ont grand intérêt à prévenir les crises qui tendraient à élever cette valeur.
Nous croyons que la cause de cette erreur est que M. Clément a considéré plutôt la période d’établissement des banques que l’état normal, qui suit cet établissement. Supposez qu’il n’existe pas en France de banque de circulation. Il s’agit de fonder des banques qui vont émettre 800,000,000 de billets. L’imagination s’effraye de cette perspective : Quoi ! 800,000,000 à ajouter à la somme des espèces circulantes ? Mais la valeur de la monnaie va baisser ; les prix seront troublés ! L’expérience nous montre que non, car la Banque de France a mis en circulation cette somme sans qu’on s’en soit en quelque sorte aperçu.
Maintenant, les 800,000,000 circulent, et le capital qu’ils expriment a été employé bien ou mal par la Banque de France. Ils sont employés d’une manière à peu près permanente, et des habitudes se sont fondées sur leur emploi. La valeur de la monnaie est-elle moins fixe que si ces 800,000,000 de billets n’avaient pas été émis ? Il est évident que non. Je crois qu’il serait même facile de démontrer qu’elle est plus fixe.
La même chose arriverait également avec la liberté des banques. Il n’est pas probable que la somme des billets en circulation augmentât beaucoup. Il est certain seulement qu’elle serait plus également répartie sur toute la surface du territoire, administrée par un plus grand nombre d’agents responsables et surtout garantie par un capital de banque infiniment plus élevé. Toutes ces considérations sont loin de justifier cette conclusion de M. Clément que « l’intérêt public ne semble pas conciliable avec la liberté des émissions. »
L’accroissement du capital, qui serait la conséquence évidente et nécessaire de la liberté des banques, est, par lui-même, une grande cause de stabilité. Avec des banques privilégiées comme la Banque de France, ce sont les dépôts et les billets qui fournissent les ressources nécessaires pour l’escompte. Or, les billets et les dépôts surtout sont essentiellement mobiles et variables. Avec la liberté des banques on opère principalement avec le capital, qui est un élément stable, tandis que les billets et les dépôts deviennent des accessoires. Il en résulte que si la liberté n’évite pas les crises, elle impose aux banques une constitution telle, qu’elles ne créent pas des crises factices comme la Banque de France.
III
M. Clément demande aux banques des garanties que nous n’examinerons pas en détail. Nous remarquerons seulement qu’il exige un capital propre égal à 20 p. 0/0 des émissions, tandis que la concurrence a donné au Massachusetts un capital de garantie de 400 0/0.
Quant à l’encaisse d’un tiers, nous ne voyons pas du tout pourquoi on l’imposerait également à toutes les banques, lorsque celles de Londres et de Paris, c’est-à-dire les plus exposées aux demandes soudaines d’espèces, descendent parfois sans danger au-dessous de cette limite et que les banques de campagne peuvent, l’expérience le prouve, opérer sagement avec un encaisse équivalant à 4 0/0 de leur circulation.
Pourquoi, d’autre part, vouloir un capital de garantie en forme de rentes et interdire les opérations sur dépôt de rentes aux banques de circulation. Il y a là une contradiction que nous ne pouvons parvenir à comprendre.
En somme, après avoir lu le travail de M. Clément comme auparavant, nous croyons que les émissions des billets de banque sont assez sûrement limitées par la nature des choses pour qu’il soit au moins inutile de leur imposer des limites artificielles. Nous croyons que personne n’est plus intéressé que les banques elles-mêmes à ne pas forcer les émissions et surtout à ne pas prêter des capitaux qu’on ne leur rendrait pas à l’échéance. Nous croyons qu’en matière de banque comme en toute autre, l’intérêt public est suffisamment garanti lorsqu’il se trouve confondu avec l’intérêt privé des administrateurs de capitaux. Quant aux erreurs, nous savons qu’elles sont possibles, mais nous ne redoutons pas qu’elles se développent sans mesure, lorsque nous considérons que ceux qui peuvent les commettre en sont responsables dans leurs biens et sont portés par toute la puissance de l’intérêt privé à en commettre le moins possible. C’est pourquoi nous croyons qu’en matière de banque, la liberté la plus complète est encore le meilleur régime et reste infiniment préférable à toutes les inventions et combinaisons d’autorité.
Courcelle-Seneuil.