De la liberté économique et des écoles socialistes, par Louis Reybaud (Journal des économistes, juin 1844).
DE LA LIBERTÉ ÉCONOMIQUES ET DES ÉCOLES SOCIALISTES[1]
L’œuvre des utopistes contemporains en est à une seconde phase ; les continuateurs s’en sont emparés, et procèdent peu à peu à un travail d’épurement et d’atténuation. Avec une prudence judicieuse, ils refusent le combat sur des énormités qu’on ne saurait défendre, et en déclinent la responsabilité, tandis qu’on les voit mettre en relief et prendre pour but de leurs attaques précisément les points sur lesquels notre état social et économique se montre le plus vulnérable. Cette double tactique ne manque pas d’adresse, et trahit un calcul avisé. Ce qu’on y perd du côté de l’originalité se retrouve du côté du succès ; on se fait accepter en détail faute de pouvoir s’imposer en bloc ; on agrandit le cercle d’action en rendant les chimères plus présentables. Si les fondateurs de sectes vivaient encore, ces concessions ne seraient pas possibles ; ils les repousseraient comme des faiblesses indignes d’eux ; mais leurs héritiers se montrent, avec raison, plus accommodants ; ils font passer les systèmes par le crible des éliminations et les soumettent au régime des commentaires, puis ils les offrent au public, ainsi émondés et adoucis.
En se renfermant dans un rôle plus modeste, les utopistes semblent avoir atteint un résultat qui leur avait échappé jusqu’ici. La société leur est moins rebelle, et ne s’offusque plus autant de leurs témérités. Je ne parle pas seulement des imaginations turbulentes qui se portent du côté où il se fait quelque bruit ; cette clientèle est acquise à toutes les nouveautés bizarres. Les véritables conquêtes des utopistes s’exercent sur un public tout autre, séduit à son insu, et gagné par l’erreur sans savoir où en est la source. Loin d’avouer cette influence, le public dont il est ici question se trouverait blessé, offensé peut-être si on l’accusait d’y être accessible. Cela est pourtant, même parmi les esprits d’un ordre élevé. Plus d’un qui se défend de sacrifier aux rêveries, et a rompu des lances contre les écoles socialistes, paye chaque jour à leurs tendances et à leurs passions des tributs involontaires, puise des arguments dans leur arsenal, et obéit aux idées que depuis quinze ans ils s’efforcent de répandre. Deux symptômes surtout attestent ce travail sourd et cette contagion inaperçue.
Je n’insisterai pas sur le premier, de peur de passer pour un optimiste et un homme sans entrailles. Il me suffira de constater qu’à aucune époque, des déclamations plus vives ne se sont fait entendre contre notre état social et les institutions qui y sont inhérentes. C’est un concert de malédictions auquel les échos ne manquent pas, et dont le moindre tort est d’éclater dans le vide, sans conclure, sans aboutir. Rien n’est plus respectable que le sentiment d’où découlent de semblables plaintes : rien ne serait plus abusif que d’en faire un aliment pour la passion ou un piédestal pour la vanité. En fait de sympathie envers ceux qui souffrent, il ne saurait y avoir de privilège pour personne, et l’on devrait s’épargner mutuellement ces reproches de dureté qui s’adressent au cœur plutôt qu’à l’esprit. Sans être insensible aux misères du grand nombre, on peut différer d’opinion sur les moyens de les secourir. C’est un témoignage qu’il convient de se rendre en tout état de cause, au lieu d’accuser les intentions et d’incriminer les caractères.
La plainte amère, persévérante, contre l’état social, voilà le premier symptôme de cette contagion qui atteint bien des esprits, dont la prétention est de ne relever que d’eux-mêmes. Le second symptôme est plus grave encore : s’il persistait, la société pourrait en être profondément atteinte. On s’efforce de nous rendre la liberté suspecte ; on veut nous la faire envisager comme la cause directe de nos misères industrielles et commerciales. Dès lors une conquête qui a coûté tant de sang, un principe qui a triomphé avec tant de peine des privilèges de castes et d’une suite d’entraves séculaires, ne seraient plus que de tristes mécomptes, des expériences malheureuses. La liberté nous a surpris avant que nous fussions assez forts pour en porter le poids ; c’était une arme trop lourde pour des mains d’enfants, et qui nous a blessés au lieu de nous servir. Ainsi s’exprime-t-on de divers côtés, et non seulement dans le camp de l’utopie, mais ailleurs. L’affranchissement économique pèse à bien des gens ; chacun apporte sa pièce au procès qui s’instruit contre l’œuvre glorieuse de nos pères. On tend les mains vers les chaînes qu’ils ont brisées, on adjure le pouvoir de replacer l’activité individuelle sous le joug, on le pousse vers l’usurpation et la dictature.
C’est aux écoles socialistes que l’on doit ce spectacle plein de contradictions ; elles peuvent en revendiquer l’honneur, et y voir le signe de leur puissance. Elles ont poussé le cri d’alarme, il y a quinze ans de cela, et ce cri a été répété sur mille tons, commenté de mille manières. Les mots qui ont fait quelque bruit leur appartiennent, et il est juste de les leur restituer. On leur doit : l’organisation du travail, le droit au travail, et toutes les formules hermétiques à l’usage de notre siècle. Ils sont les premiers promoteurs du régime de surveillance auquel on veut astreindre l’industrie, et des procédés arbitraires que l’on substitue peu à peu au cours naturel des choses. À ce titre, les Chambres législatives, des deux côtés du détroit, entrent elles-mêmes dans cette voie, et semblent subir cette influence. On y soulève des questions qui touchent à la liberté industrielle et commerciale, et dans ces débats il y a une malheureuse tendance à confondre l’abus avec l’usage, et à écraser de grands principes sous de très petits faits. C’est ainsi que l’utopie gagne du terrain, laisse des germes partout, et voit son esprit s’étendre à mesure qu’elle règle mieux son effort.
Ces deux symptômes, le dernier surtout, ne sont pas de ceux que l’on peut combattre par le dédain ; ils méritent une attention sérieuse. Avant d’entrer dans un régime préventif qui, sous prétexte de guérir le mal, attaquerait les sources mêmes de la vie, il est bon d’y regarder à plusieurs fois et d’examiner froidement où cela doit conduire. Je n’ai pas le dessein de traiter ici, autrement que par aperçu, le sujet si vaste de la liberté économique, sujet dont s’occupent des penseurs éminents. Moi-même, après eux, je compte l’aborder dans un livre[2] commencé depuis longtemps et que j’ai interrompu à différentes reprises pour éclaircir mes doutes et attendre de nouvelles lumières. Mon dessein est d’y envisager le travail sous les trois formes qu’il revêt, la liberté, le privilège ou le règlement, et l’association ; de rechercher avec impartialité quels sont les inconvénients et les avantages attachés à chacun de ces modes ; de voir ce que devient et comment se comporte l’activité humaine, soit livrée à elle-même, soit réglée et contenue par la puissance publique, soit enfin réunie pour un but commun et dans un intérêt collectif. Ce sont là des questions graves, je le sens, et qui ont besoin d’être examinées sans précipitation comme sans parti pris, avec autant de bonne foi que de patience. J’espère achever bientôt cette étude et la livrer à la publicité.
Tout ce que je désire faire ressortir ici, c’est le danger qui attend les gouvernements et les sociétés dans les voies où l’on s’engage. Sous une forme ou sous l’autre, il y a toujours de l’arbitraire au bout de ce que l’on propose. On a blâmé les régimes d’autrefois d’avoir usé du pouvoir au profit du petit nombre, et c’est pour cela que sur leurs ruines on a proclamé la liberté et le droit commun. Soyons fidèles à ce principe, et ne faisons désormais de despotisme au profit de personne, pas plus au nom de la bourgeoisie que de la noblesse, pas plus au nom du peuple que de la bourgeoisie. Les procédés réglementaires dans lesquels on semble se réfugier, soit pour prévenir de certains écarts, soit pour soulager quelques misères, ne sont que des expédients déjà essayés et dont l’impuissance est évidente. Il n’y a aucun bon effet à en attendre, et peut-être faut-il craindre qu’ils n’apportent un trouble irréparable dans le régime des intérêts.
De quoi s’agit-il au fond ? et où veulent aboutir ces mots d’organisation du travail, de droit au travail, dont on fait tant de bruit et sur lesquels se concentre désormais l’effort principal des socialistes ? À un ordre de choses où la discipline succéderait à la liberté, et dans lequel l’armée des travailleurs se plierait à une obéissance presque militaire. Dès qu’on impose au gouvernement le devoir de procurer du travail à qui en demande et d’en organiser l’économie générale, il va sans dire qu’on lui accorde le droit implicite de disposer des hommes à sa guise et de les distribuer suivant les besoins des industries. Voilà un servage nouveau. Trouverait-on en France beaucoup d’artisans résignés à le subir ? On a beau fuir cette conclusion ; elle découle forcément de tout moyen arbitraire à l’aide duquel on essayerait de régler systématiquement la production et les échanges et de créer un bien-être officiel. Comme première condition pour y arriver, en supposant que cela fût possible, il faudrait armer le gouvernement d’une puissance discrétionnaire et enchaîner la liberté individuelle.
Eh bien ! ce serait là un don aussi funeste aux gouvernements qu’onéreux aux sociétés. La tâche du pouvoir n’est-elle pas assez lourde, et n’a-t-il pas à essuyer déjà des récriminations suffisantes ? Des attributs nouveaux entraîneraient d’autres charges ; la responsabilité se mesure constamment à la puissance. Que l’on se figure à l’application cette hypothèse dans laquelle un gouvernement se placerait à la tête du travail du pays, en ordonnerait l’ensemble, en combinerait les détails ! Le voilà à la merci non seulement des besoins des ouvriers, mais de leurs caprices et de leurs désordres ! Quelle administration compliquée et quelle immense tutelle ! La société n’a plus dès lors d’activité spontanée ; c’est un corps inerte qui attend l’impulsion d’en haut. Il ne faut pas réfléchir longtemps sur une pareille combinaison pour comprendre que c’est un acheminement vers le communisme et par suite vers l’état de nature. Aucun gouvernement, il faut le croire, n’en veut revenir là.
Quant aux sociétés, ce serait pour elles une abdication, un abaissement. L’émancipation individuelle, la faculté désormais acquise à tout homme de disposer de lui-même comme il l’entend, sont des victoires que les générations n’ont remportées qu’au prix de longues luttes. Il a fallu, pour en arriver là, triompher de l’esclavage, du servage et du monopole. Les classes laborieuses s’éveillent seulement à la liberté, leur droit date d’hier, et on leur conseille déjà de s’en dessaisir, on veut qu’elles l’échangent contre la sécurité du salaire ! C’est le marché d’Esaü ; on y sacrifierait une dignité réelle, un titre sérieux, à un bien-être éventuel et chimérique. Dieu nous garde d’une semblable déchéance !
Tous les systèmes où l’on convie la puissance publique à l’exercice d’une tutelle presque universelle, arbitraire sur bien des points, et impraticable dans l’ensemble, tous ces systèmes complets ou partiels, issus des spéculations socialistes, ne sont guère, malgré leur prétention à la nouveauté, qu’une forme nouvelle de cette longue exploitation contre laquelle se sont armés nos pères. Loin d’aller vers l’avenir, nous retournerions ainsi au passé. Étudiés dans leur mouvement historique, voici ce que présentent les faits de cet ordre. Toute délégation de pouvoir s’est montrée jusqu’ici féconde en abus ; délégation aux souverains, délégation aux castes, délégation aux assemblées, délégation aux agents administratifs. Au lieu d’étendre ces délégations, tout conseille donc de les limiter autant que possible et de n’aliéner en matière de droits que ce que l’on ne peut sans danger, sans inconvénient, exercer soi-même. De là cette conséquence, que la plus grande latitude doit être laissée à l’initiative individuelle, en n’imposant au droit de chacun d’autre servitude que le respect du droit d’autrui ou de la communauté. Quand ces droits sont violés, la loi sévit, et dans cette force pénale se trouve à la fois le frein et la sanction de la liberté.
Ainsi parlent les principes ; voyons maintenant les faits. Les nations les plus glorieuses et les plus puissantes sont celles où l’initiative de l’individu s’exerce avec le plus de latitude ; la communauté profite alors du jeu accordé à l’activité de chacun de ses membres. Je ne conteste pas que cette prise de possession, que cet avènement à la majorité, qui sont des faits récents dans l’histoire des peuples, n’aient donné lieu à de nombreux écarts et n’aient été signalés par quelques désordres. Il est rare qu’on ne commence pas par abuser des choses avant que d’en jouir. Mais en même temps, on a pu remarquer et constater que l’éducation individuelle s’améliore par une longue pratique de la liberté, et que de cette latitude d’action, exercée à l’envi, naissent des sentiments d’ordre, de sagesse, de prévoyance et de sagacité réciproques, qui ne se seraient jamais développés sous l’empire d’un régime préventif ou d’une tutelle administrative. C’est ainsi que les passions déréglées s’apaisent, que les esprits s’élèvent, que les caractères se forment. Les frottements ne sont pas toujours inoffensifs, mais peu à peu les aspérités s’y émoussent. N’est-ce pas là d’ailleurs une loi à laquelle nous sommes tous sujets ? Avant d’arriver à la maturité, ne faut-il pas franchir l’orageuse période de la jeunesse ?
On engage donc les gouvernements et les sociétés dans une fausse voie quand on leur propose des recettes arbitraires contre les inévitables écarts de la liberté. C’est prendre le change et se préparer de tristes déceptions. On oublie ainsi qu’il y a beaucoup à faire dans un sens opposé, on éternise les malentendus, on s’agite dans le vide, on se condamne à l’impuissance. Il est aujourd’hui question, par exemple, d’imposer la probité commerciale et industrielle à l’aide de règlements, et d’aligner tout un code pour assurer la sincérité des produits. C’est une rude entreprise, et les hommes sensés doivent se borner à faire des vœux pour que les législatures s’en tirent à leur honneur. Il faut connaître bien peu l’industrie et le commerce pour ignorer que les entraves de ce genre n’ont qu’un seul effet, celui de nuire aux honnêtes gens ; quant aux fripons, le réseau des règlements n’a pas des mailles si serrées qu’ils ne puissent le rompre ou passer au travers. On l’a dit souvent, les lois ne font pas les mœurs, et c’était le cas de se souvenir de cette maxime. On devait aussi compter plus qu’on ne l’a fait sur la surveillance naturelle qui résulte du jeu des intérêts, sur le besoin qu’éprouve tout homme, ne fût-ce que par amour-propre, de ne pas être éternellement dupe. D’ailleurs, puisqu’il s’agit de tutelle et de mesures préventives, pourquoi procéder par catégories et faire une justice de détail ? Défendre les individus contre la mauvaise foi des industriels et des commerçants ne suffit pas ; il faut que désormais aucune classe de la société ne puisse abuser du public ; il faut que le médecin ne trompe plus le malade, que l’avocat, l’avoué et l’huissier n’exploitent plus le plaideur, que le notaire soit empêché de détourner les fonds de son client ; il faut armer l’État de pouvoirs discrétionnaires contre tout le monde, même contre les publicistes. Il y a des abus partout, et c’est se montrer inconséquent que de vouloir prévenir les uns en se contentant de réprimer les autres.
Vainement dira-t-on qu’il est possible de pourvoir à tout cela sans entrer dans le domaine de l’arbitraire. Les mesures qui vont contre le jeu libre des intérêts sont nécessairement arbitraires ; arbitraires en principe, arbitraires surtout dans l’application. Investi du droit d’empêchement et de surveillance, l’État le délègue à des agents qui l’exercent tantôt avec justice, tantôt avec partialité, d’autres fois plus mal encore. Tel est l’écueil éternel d’un régime préventif : il ne supprime un abus, quand il le supprime, que pour en créer d’autres bien plus énormes. Il est vrai que les écoles socialistes remplacent cette intervention du pouvoir dans la sphère des intérêts par divers mécanismes qui ont pour objet d’organiser le travail et de régler scientifiquement la richesse. Ceci rentre dans le domaine de l’utopie pure et se rattache par conséquent à une croyance particulière. Comme termes d’une discussion sérieuse, il ne reste, d’un côté, que la tutelle de l’État, avec l’arbitraire qui en découle ; de l’autre, l’exercice de la liberté avec le châtiment en perspective pour ceux qui en abusent. C’est entre ces deux régimes qu’il faut opter.
Quant à moi, mon choix est fait, et rien de ce que je vois, de ce que j’entends, n’est de nature à faire fléchir mes convictions. J’ai foi dans les vertus de la liberté ; je la crois moins funeste qu’on ne la dépeint et plus féconde qu’on ne le présume. Je vois en elle un principe excellent ; quelques déviations ne me le feront pas condamner à la légère. Il n’est pas de titre qui honore plus l’homme et lui crée plus de devoirs. Si on les méconnaît aujourd’hui, avec le temps ils reprendront leur empire. La liberté ne nous donnera, il est vrai, ni un âge d’or ni un régime entièrement affranchi de souffrances, mais il est permis aussi de douter que cette ère de bonheur se trouve au bout d’une dictature économique ou de spéculations imaginaires.
Juin 1844.
L. REYBAUD.
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[1] Ce travail, que M. Louis Reybaud a bien voulu nous communiquer, sert d’avant-propos à la quatrième édition des Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, qui doit paraître prochainement.
[2] Des lois du travail.
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