De la liberté du travail, ou Simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance, par Charles Dunoyer. Compte-rendu par Maurice Monjean (Suite et fin.) (Journal des économistes, juin 1845).
DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL
ou Simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance
par Charles Dunoyer
Membre de l’Institut
(Suite et fin.)
L’homme est né pour l’action ; plus il agit, plus il s’élève dans l’échelle des êtres créés. L’influence qu’il exerce sur son sort donne la mesure de ses mérites. La responsabilité personnelle qu’il encourt est le frein qui l’arrête sur la pente du mal ou l’aiguillon qui le pousse vers le bien. Les systèmes qui tendent à le placer dans une situation où il est dispensé de toute vertu, sont donc contraires à sa nature et à sa dignité. Ses facultés sont plus dépendantes de lui-même, et sa mission est plus haute. Il veut être jugé d’après l’action qu’il exerce sur son existence. Le travail, qui consiste dans l’effort dirigé vers un but utile, est le signe du développement moral de l’individu. L’histoire du genre humain n’est qu’une longue et pénible lutte de l’homme aspirant à s’élever par le travail à un état plus digne de sa destinée. Accroître l’étendue de ses connaissances ou l’énergie de ses forces dans le monde moral et physique, s’acheminer dans cette œuvre vers un exercice plus libre de ses facultés diverses, voilà quel a été et quel sera toujours le but du travailleur. On connaît le point d’où il est parti, mais qui saurait même entrevoir celui où il doit arriver ? Condamné à errer entre ces deux extrêmes dans une oscillation incessante, l’homme entendra-t-il toujours cette voix impérieuse du besoin qui lui crie : Marche, marche ? On n’en saurait douter ; le travail sera toujours son lot, et, il faut l’ajouter, sa gloire et le gage de sa prospérité. La nature, en forçant l’homme à acheter au prix de ses sueurs ses moyens d’existence, a sans doute voulu éveiller ses facultés endormies et le tirer de l’indolence naturelle où il serait resté enseveli. Sous l’empire de cette nécessité, il s’élève au-dessus du niveau de la brute dont l’abaissement eût été son partage. Ses efforts s’accroissent avec les résultats qu’ils produisent ; sa raison se développe, son caractère se forme, les épreuves donnent à son âme une trempe nouvelle, l’adversité le châtie et le corrige, la science éclaire son intelligence et l’agrandit, et les effets merveilleux de ce déploiement d’énergie nous font enfin reconnaître les traces d’un être réservé à l’immortalité. Le travail est la loi nécessaire de ce monde. Mais regarder sa constitution actuelle comme le dernier terme où il lui soit donné d’arriver ; condamner des êtres humains qui souffrent aujourd’hui d’une rémunération insuffisante à des misères sans remède et sans fin, les enfermer dans un cercle infranchissable de douleurs, c’est un blasphème et une interprétation impie des desseins de la Providence. Dieu n’a pas mesuré avec cette avarice le bonheur aux générations futures ; l’avenir recèle ses secrets et nos espérances. Mais, la pensée concevant toujours un état meilleur que celui qui domine le présent, tous les membres de la société doivent diriger sans cesse leurs efforts vers la réalisation de cet idéal. C’est le but qu’elle doit poursuivre avec sagesse et constance à travers tous les obstacles. La gloire de l’homme est d’y prétendre, son devoir d’y marcher, et son droit de ne souffrir aucune atteinte à sa liberté d’action.
L’étude du travail dans toutes ses manifestations et de la société industrielle, est l’objet essentiel de l’ouvrage de M. Dunoyer, dont on a pu saisir les principaux traits dans l’analyse rapide que nous en avons présentée. L’auteur n’entend pas seulement par industrie l’exercice des arts qui agissent sur le monde extérieur ; il lui donne un sens plus étendu. Il y rattache toutes les professions qui modifient l’esprit de l’homme, toutes celles enfin dont il résulte une utilité quelconque, et qui sont empreintes d’un caractère véritable de moralité. M. Dunoyer nous fait voir comment cette société, ainsi comprise, a pris naissance ; au milieu de quelles circonstances elle a grandi ; comment elle est devenue, ou achève de devenir la société tout entière. Il montre les divers ordres de travaux et de fonctions qu’elle embrasse et à quel ensemble de moyens se lie la fécondité des résultats qu’elle peut obtenir. Enfin il parcourt toute la série des travaux ouverts à l’activité de l’homme, et en apprécie, au moyen des conditions déjà posées, la puissance et le développement possible. Le plan général de l’ouvrage est extrêmement simple, comme il est facile de le découvrir par un simple coup d’œil ; et l’auteur l’a développé dans ses différentes parties avec une supériorité qui commande l’attention la plus réfléchie, une vigueur de raisonnement qui force la conviction, et une verve chaleureuse qui s’élève souvent jusqu’à la véritable éloquence, celle des choses.
La simplicité du cadre n’enlève rien à la grandeur du tableau. Par l’extension qu’il a donnée au mot industrie, M. Dunoyer a été conduit à envelopper dans ses recherches toutes les professions qui entrent dans l’économie sociale, depuis les plus humbles jusqu’aux plus relevées. Chacune de ces fonctions se présente dans l’ordre qui lui est propre et avec les développements qu’elle comporte. Il n’y a pas entre elles de classes distinctes ; elles sont toutes égales ; car toutes concourent au perfectionnement moral et au bonheur de l’espèce humaine. M. Dunoyer, en rangeant les différents modes d’activité à la place qui leur appartient, a embrassé d’un seul regard l’immense diversité de tous les travaux. Tout en décrivant leur importance et leurs méthodes, il en a fait ressortir l’unité. Il s’est élevé, en un mot, à la synthèse de la société. Il sera facile de sentir l’importance pratique de ce résultat, qui est le signe d’une forte puissance de conception scientifique, si l’on considère dans quelle voie s’engage aujourd’hui le commun des intelligences. Grâce à la persévérance des études et au perfectionnement des méthodes, grâce aux découvertes de quelques génies éminents dont le nom sera un perpétuel honneur pour l’humanité, la plupart des branches du travail intellectuel ont fait d’immenses progrès. Mais à ces grandes conquêtes de l’esprit de l’homme se mêle un vice sérieux. Le culte de la spécialité a envahi le domaine des intelligences ; le savoir est poussé très loin en chaque partie des connaissances humaines ; mais il manque au complet achèvement de l’éducation scientifique, cette vue générale qui coordonne les éléments divers démembrés d’un même tout. Ce lien naturel de toutes les sciences, que la faiblesse de notre esprit nous réduit à rompre, reste inaperçu ; le détail empêche de saisir l’ensemble. L’esprit perd en étendue ce qu’il gagne en profondeur. La pensée, ainsi égarée en des directions diverses qui ne vont point toutes converger en un point unique, est réduite au régime des castes ; elle s’abaisse et perd de sa virilité et de sa grandeur. La pureté morale souffre de ce morcellement des connaissances. Comme dans cette division poussée à l’extrême du travail scientifique, on ne se fait pas une idée sûre de l’importance relative de chaque branche spéciale, on est porté à sacrifier toute étude qui n’est pas celle à laquelle on se livre ; on s’en exagère les mérites, et, par l’illusion dont on se berce, on dépasse la limite des droits dont on est investi par la nature même des travaux auxquels on se livre. Les esprits ne discernent pas facilement la place qui appartient légitimement à chaque chose, et l’on rencontre d’autant moins de contradictions dans le témoignage de la conscience, que l’on pèche par ignorance. Cette disposition fâcheuse est extrêmement favorable au jeu des intérêts. Les prétentions exclusives s’excusent à leurs propres yeux, et l’innocence des ignorants semble couvrir les usurpations les plus iniques d’un bill d’indemnité.
Ce ne sera pas l’un des moindres avantages de l’œuvre dont il est ici question, de pouvoir arrêter les esprits sur la pente dangereuse où ils se laissent glisser. En partant de la perception des principes généraux qui président à tous les travaux dont se compose la vie humaine, le regard peut embrasser tous les points de l’horizon et toute l’étendue de la perspective. L’auteur ne doit pas s’attendre à trouver grâce devant ces esprits étroits, adversaires avoués des théories, qui ne voient rien au-delà de la matérialité du fait et de son résultat immédiat et passager. Leurs suffrages sont de ceux dont on accepte l’anathème avec orgueil. Le monde ne se gouverne, en définitive, que par des idées générales ; tous les événements qui se succèdent sur le théâtre de l’univers ne sont que l’enveloppe et la manifestation de ces idées. Ces faits s’expliquent aisément sans qu’il soit besoin de recourir à des hypothèses opposées aux lois générales des êtres, ou à l’intervention aveugle du hasard, qui n’est que l’ignorance des causes naturelles ; ils ont leur raison dans notre nature même. Comme l’animal apporte en naissant les instincts particuliers indispensables à sa conservation, l’homme naît aussi avec les facultés constitutives de son espèce et l’organisation nécessaire à leur exercice et à leur développement ; et puisqu’il est un, ces facultés, liées entre elles par de mutuels rapports, s’aidant, se modifiant l’une l’autre, sont elles-mêmes ramenées à l’unité et concourent, chacune dans sa sphère, à l’accomplissement des fonctions naturelles et spéciales de l’être humain. Le génie de la généralisation, qui n’appartient qu’aux esprits éminents, forme des faits épars qu’il enchaîne comme une sorte d’organisme, un tout vivant où chaque partie, considérée sous sa double relation de cause et d’effet, a sa place assignée et sa destination particulière dépendante des lois qui régissent l’ensemble. Les peuples s’élèvent d’autant plus dans la série des êtres moraux que la connaissance de ces lois est parmi eux plus parfaite et plus répandue, de même que leur prospérité matérielle croît avec la connaissance de la nature et la facilité que tous ont de s’instruire de ce qu’elle offre d’applicable aux différents genres d’industrie ; car l’emploi de la force ou le travail est productif proportionnellement au degré de science et d’intelligence qui le dirige.
Si la nature mieux observée est aussi mieux connue, cette connaissance ne s’étend pas au-delà d’un certain nombre de faits secondaires liés par des lois également secondaires. On sait que tels phénomènes se manifestent infailliblement dans des circonstances déterminées, qu’il existe entre eux une dépendance qui permet d’en prévoir le retour et même de le produire à volonté lorsque les conditions de son existence ne sont pas en dehors de notre sphère d’action. Mais, si loin qu’on suive cette chaîne d’effets, on en trouve un dernier devant lequel l’esprit s’arrête, impuissant à remonter jusqu’au premier terme de la série, et par conséquent, à l’énergie primitive et spéciale qui l’engendre. Ici la conception faillit avec la science. On touche à la région de l’incompréhensible. Car l’homme ne comprend que le fini ; et dès lors même il ne le comprend que d’une manière imparfaite, la cause qui est au-delà restant toujours insaisissable. Le nuage qui recouvre ces mystères est comme le voile d’Isis qu’il n’était donné à aucune main mortelle de soulever.
M. Dunoyer, en déduisant de l’étude des faits les lois déterminées qui règlent la marche des sociétés, s’est sagement tenu en deçà des limites que les sciences positives ne sauraient franchir sans s’exposer à de graves déviations et à des empiétements inévitables. Cette réserve est d’autant plus méritoire qu’il avait à aborder, par la nature même de son sujet, des problèmes extrêmement délicats et véritablement insolubles, qu’on est accoutumé à voir résoudre aujourd’hui avec une outrecuidance qui semble ne vouloir laisser aucune prise à la contradiction. Cependant, ce livre entretient le lecteur des matières les plus élevées qui se soient disputé de tout temps les méditations des penseurs. M. Dunoyer n’est pas de ces esprits complaisants qui transigent avec les principes; autant il emploie de sagacité à les découvrir, autant il met de vigueur à les défendre. En maintenant dans toutes les questions le respect inviolable dû aux principes, il déploie cette fière énergie qu’inspire la conscience de la vérité, et il semble alors qu’il combatte pro aris et focis ; il porte enfin dans cette cause à ses yeux deux fois sainte au nom de la dignité et du bonheur de ses semblables, une conviction passionnée et une indépendance d’esprit qui fait autant d’honneur au caractère de l’homme qu’au talent du publiciste.
Il est un autre excès non moins funeste dont le savant écrivain a su se garder avec soin ; je veux parler de la témérité des applications. Chez lui, la sévère intégrité des doctrines n’ôte rien à la prudence de la pratique ; en indiquant le but qu’il faut atteindre, il montre toujours avec quelles préparations il faut y marcher et quelles réserves doivent nous imposer la force et l’étendue des résistances. M. Dunoyer heurte de front des faits dont une longue durée a confirmé l’existence sans en justifier la légitimité. Il s’attaque à des idées qui, généralement acceptées, semblent recevoir d’un assentiment presque universel une consécration définitive ; il ose avec bonheur, il ose avec une généreuse audace en théorie ; mais dans les applications il n’ose pas assez ; la vérité une fois reconnue ne saurait souffrir de si longs tempéraments. Certes, les esprits et les intérêts demandent une préparation suffisante pour éprouver efficacement la vertu des idées spéculatives ; les lois qui ne sont pas d’accord avec les mœurs ne rencontrent d’autre alternative que de tomber en désuétude ou de causer de graves désordres dans les États. Mais la tâche du publiciste dans cette difficile élaboration des idées est autre que celle de l’homme d’État. À l’un, les ménagements et les temporisations que commandent la prudence du législateur et le soin des intérêts ; à l’autre, une offensive qui, contenue dans les limites du droit et de la raison, s’exerce en liberté dans le vaste champ de la pensée. L’un tend à conserver ce qui existe ; l’autre à forcer l’entrée des esprits pour les disposer à ce qui n’existe pas encore. Au publiciste est dévolu le rôle de novateur ; profondément pénétré de la conviction d’une loi éternelle qui entraîne l’homme vers une destinée meilleure, il ne regarde le présent, dans ce qu’il a de transitoire, que comme un point d’arrêt pour s’élancer vers un avenir qui réalise une plus large part pour l’individu dans la prospérité générale. Il plane au-dessus de ce spectacle changeant du monde qui se poursuit à ses pieds ; le progrès est le but où il vise ; son ambition est que la pensée qu’il conçoit devienne une action qui s’accomplisse, et le rêve de la veille le fait du lendemain. La rivalité de ces deux puissances enlève ce qu’elles ont d’extrême et de nuisible à une circonspection trop lente, ou à une hardiesse trop hâtive. La balance s’établit peu à peu entre le fait et l’idée ; une agitation qui ne saurait être stérile émeut les peuples ; les douleurs mêmes de la lutte ne s’apaisent point sans laisser une trace bienfaisante sur leur passage ; le mouvement des réformes se règle et s’accélère, et les nations s’engagent encore plus avant dans le chemin de la vérité et de la justice.
Il y a quelque chose qui défie tous les arguments que la logique impitoyable des réformateurs inconsidérés regarde comme irrésistibles ; cet obstacle contre lequel vont se briser toutes les hardiesses de l’esprit de système, c’est la nature humaine. Les formes des gouvernements et l’aspect extérieur des sociétés se modifient avec les temps et les opinions des hommes ; des institutions regardées à une certaine époque comme des bienfaits, ne sont plus à une autre que des fléaux. Mais le cœur humain ne se transforme pas. Au milieu du perpétuel changement des choses, il reste toujours le même, avec sa puissance et sa faiblesse, ses tentations et sa grandeur. C’est cette vérité qu’ont méconnue les auteurs de ces systèmes arbitraires, qui semblent mériter ce que le publiciste de la révolution, Sieyès, disait des rêveurs politiques ; métaphysiciens voyageant sur une mappemonde ! Ils ont étendu leurs prétentions jusqu’à vouloir jeter la société dans un moule nouveau, et, saisis d’une fièvre de négation universelle, ils se sont lancés aveuglément dans une carrière qui ne pouvait avoir d’autre terme qu’un abîme. Anéantissant la liberté et la responsabilité de l’individu dans l’association intégrale, l’atelier public, ou la délégation attribuée au gouvernement, ils ont ravalé l’homme au niveau de la brute, et ne lui ont laissé en définitive qu’une existence sans dignité et une tyrannie sans contrepoids. L’organisation à laquelle ils aspirent ne peut aboutir qu’à celle de l’anarchie dans les faits et de l’abaissement dans les intelligences. Mais les esprits se sont fatigués de ces perpétuels démentis donnés à la nature humaine et à la constitution des sociétés, et le bon sens public a fait justice de ces étranges aberrations qui aujourd’hui, semblables aux ombres de la tradition païenne, se pressent incessamment aux portes de l’oubli.
L’auteur du livre sur la liberté du travail n’a pas peu contribué à ce salutaire retour vers les saines maximes. Les doctrines, un instant surprises par cette soudaine levée de boucliers, n’ont pas rencontré de défenseur plus ferme et plus convaincu ; tandis que, troublés par une première émotion, des esprits d’ailleurs distingués flottaient dans les incertitudes ou cherchaient dans de timides capitulations de faciles accommodements, M. Dunoyer a tenu d’une main inébranlable le drapeau insulté par les uns et déserté par les autres. Après les périls du combat il peut revendiquer pour sa part les honneurs de la victoire. Le livre qu’il vient de donner au public est un nouveau gage de la solidité de ses convictions. Mais la science économique ne lui doit pas seulement de la reconnaissance pour les attaques dangereuses dont il l’a défendue, mais aussi pour les heureux développements dont il l’a enrichie.
La production de la richesse est le fait fondamental de l’économie politique ; elle est le point où viennent se rejoindre les phénomènes secondaires dont l’ensemble constitue la science ; c’est à la production que se rapportent en dernière analyse toutes les questions qui concernent la consommation et la distribution des richesses, le capital et l’impôt. Aussi cette branche de l’économie des nations a-t-elle été l’objet de controverses longues et animées parmi les économistes ; un dissentiment prononcé a surtout éclaté quand il s’est agi d’en démêler les causes originaires. Il s’est passé dans cette discussion particulière ce qui se rencontre dans toutes celles qui s’exercent sur le terrain de la science. Différentes solutions ont été données, selon qu’on envisageait les choses sous le point de vue purement analytique, ou selon les rapports généraux qui les unissent entre elles.
Après avoir ruiné la doctrine des économistes français du dix-huitième siècle, qui considéraient la terre comme l’unique instrument de production, Adam Smith avait ainsi reconstitué sur une autre base la science économique : « Le travail annuel d’une nation, avait-il dit, est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, et ces choses sont toujours, ou le produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec ce produit. » Ainsi le travail, selon le fondateur de la science, devenait le seul principe de tous les biens. Mais cette proposition du maître ne fut pas acceptée dans son intégrité par son plus illustre disciple. « Il existe autre chose que du travail humain dans l’œuvre de la production, dit J.-B. Say ; l’industrie abandonnée à elle-même ne saurait donner de la valeur aux choses ; il faut qu’elle possède des produits déjà existants, et sans lesquels, quelque habile qu’on la suppose, elle demeurerait dans l’inaction ; il faut de plus que la nature se mette en communauté de travail avec elle et avec ses instruments. » L’homme n’est donc pas redevable des acquisitions qu’il a faites seulement à ses propres efforts, mais encore au concours des agents naturels et des capitaux. J.-B. Say arriva du reste à reconnaître par la suite tout ce que son analyse avait de subtil, et, revenant à l’opinion de l’auteur de la Richesse des nations, il ajouta comme dernière expression de sa pensée : « L’homme produit directement par son travail, et indirectement à l’aide de la terre et des capitaux. » M. de Tracy rentra, ainsi que Ricardo, dans l’opinion de Smith, en disant : « Tous les êtres existants dans la nature susceptibles de nous devenir utiles, ne le sont pas encore actuellement ; ils ne le deviennent que par l’action que nous exerçons sur eux, que par le travail plus ou moins grand, ou très simple, ou très compliqué que nous exécutons pour les convertir à notre usage. » Ce commentaire de l’idée de Smith présentait encore avec plus d’insistance l’emploi des forces humaines comme la source primitive de la production.
M. Dunoyer a désormais établi cette dernière vérité de la manière la plus solide ; il a démontré sans réplique que toute richesse procède du travail, et qu’il n’y a pas à sortir de la sphère d’action de l’homme pour trouver l’origine des conquêtes qu’il a faites sur le monde extérieur. « Sans doute, dit-il, l’activité humaine n’est pas la seule force qu’il y ait dans la nature. En dehors de celle-là il en existe une multitude d’autres que l’homme n’a point créées, qu’il ne saurait détruire, dont l’existence est tout à fait distincte et indépendante de la sienne. Il y a des forces mortes, et il y en a de vives. La dureté, la résistance, la ductilité de certains métaux, sont des forces inertes. Le soleil, l’eau, le feu, le vent, la gravitation, le magnétisme, la force végétative du sol, la force vitale des animaux, sont des forces actives. Mais si ces forces existent, rien n’annonce en elles qu’elles existent pour l’homme : laissées à elles-mêmes, elles se montrent parfaitement indifférentes à son bonheur ; pour qu’elles le servent il faut qu’il les plie à son service ; pour qu’elles produisent, il faut qu’il les force à produire. L’homme, sans doute, ne les crée pas, mais il crée l’utilité dont elles sont pour lui, il les crée comme agents de production, comme forces productrices. Il est encore vrai qu’il y a plus ou moins de peine à se donner pour cela. Toute espèce d’acier n’est pas également propre à faire une lime ; toute espèce de sol ne se laisse pas rendre également apte au travail de la végétation ; mais il faut qu’il mette la main à toutes choses, et naturellement rien n’est arrangé pour le servir. À quoi auraient servi pour la production les qualités du fer, si l’industrie n’avait su dégager le métal du minerai, et lui imprimer les formes propres à rendre ses qualités utiles ? À quoi aurait servi le vent pour faire tourner la meule, sans les ailes du moulin ? À quoi serviraient la pluie et le soleil pour faire germer les plantes, sans le travail préalable que présente à la rosée du ciel et à la chaleur des rayons solaires le sein d’une terre convenablement labourée, fumée, ameublie, ensemencée ? Encore une fois, les forces de la nature existent indépendamment de tout travail humain ; mais relativement à l’homme, et comme agents de production, elles n’existent que dans l’industrie humaine et dans les instruments au moyen desquels l’industrie s’en est emparée. C’est elle qui a créé ces instruments, c’est elle qui en dirige l’usage. Elle est la source unique d’où sont sorties, non pas les choses ni les propriétés des choses, mais toute l’utilité qu’il tire des choses et de leurs propriétés[1]. »
Il serait difficile, ce me semble, de ne pas se rendre à ces raisons. La puissance de l’homme, dans les procédés de l’art, le cède assurément à celle de la nature dans la production des végétaux ; la nature ne se borne pas à une série nouvelle de combinaisons chimiques ou mécaniques, elle s’occupe de la formation de corps organisés doués du principe de vie et de reproduction. Mais dans cette œuvre, il n’y a pas création du moindre atome de matière. Toutes les merveilles de la végétation se réduisent à certaines modifications exécutées dans le grand laboratoire de la nature, le sein de la terre, et dont le secret échappe à nos observations. Mais l’homme, le dernier né de la création et son plus sublime ouvrage, a reçu la faculté d’inventer et d’exécuter ; grâce à ce don précieux, il peut disposer des forces de la nature et les plier à ses besoins. Il étudie les propriétés des corps pour leur imprimer une direction favorable au but qu’il veut atteindre : l’exploitation du monde physique à son profit. Il observe que les corps légers flottent à la surface de l’eau, et il construit un bateau ; il éprouve la force du vent, et il étend ses voiles ; il découvre la propriété de l’aimant, et le voilà qui dirige sa course vers les rivages les plus éloignés. L’eau qui soutient son navire, le vent qui le pousse, l’aimant qui le guide, sont tous des agents de la nature que le génie de l’homme asservit à ses projets. Il a été jeté dans le monde avec ses bras et son intelligence ; toutes les acquisitions qu’il a faites, son capital enfin, dérivent de ce labeur primitif que le créateur lui a imposé comme une expiation, et dont il a fait un instrument de conquête et une marque de sa grandeur. Le sol n’est qu’un agent de plus, dont il aide les combinaisons et centuple la puissance. Quelle différence entre ses produits spontanés et ceux de l’agriculture, entre le fruit sauvage et celui de nos vergers, entre la bruyère stérile et les riches pâturages de nos prairies ! Le capital ne produit véritablement pas par lui-même, et ne peut se former que par l’action de l’homme agissant sur les matériaux fournis par le sol. Les productions que donne la terre, cette autre force initiale, lorsqu’elle n’a pas encore été travaillée par les mains de l’homme, même sous le ciel le plus fécond, ne sont adaptées qu’aux besoins grossiers d’une peuplade de sauvages ; or, cet état imparfait de société est directement opposé à la nature humaine. Il a fallu que la terre, pour devenir un instrument réel de production, et s’approprier aux nécessités d’une société civilisée, subît en quelque sorte une création nouvelle qui lui vient de l’être exclusivement producteur.
La notion du travail dégagée des entraves d’une analyse trop minutieuse, et considérée d’une manière générale, a d’ailleurs un caractère éminemment moral. L’homme, dont le travail manifeste les efforts, sent qu’il conserve une plus grande influence sur l’amélioration de son sort. Aucun obstacle indépendant de sa volonté, aucune force étrangère, ne sauraient ralentir sa marche ; il est sûr de puiser en lui, avec le secours de son courage et de sa persévérance, toutes les ressources dont il a besoin ; il est l’arbitre de sa destinée. Si son esprit peut concevoir de l’orgueil, son énergie ne peut rien perdre de son ressort. Son activité s’exalte des plus légitimes espérances, car il en trouve la justification dans sa volonté, et il dispose librement de ce puissant levier. Le travail étant une force dont il est l’agent, l’accroissement de cette force ne rencontre d’autres limites que celles de son intelligence. Or, quelles bornes pourrait-on assigner à cette dominatrice de l’univers, dont la puissance se manifeste chaque jour par de plus étonnantes merveilles ?
Les différentes formes que revêt le travail humain ont été soigneusement étudiées par les économistes. Cette partie de la science n’a point paru aux yeux de M. Dunoyer à l’abri de tout reproche ; il a essayé d’en compléter la nomenclature et d’en préciser davantage les dénominations. La chasse, la pêche et les mines avaient été comprises jusqu’ici d’un commun accord dans la catégorie générale de l’industrie agricole. Ces industries extraient mécaniquement du sein des eaux, des bois, de l’air, de la terre, sans leur faire subir d’ailleurs aucune façon déterminée, des matériaux innombrables qui servent ensuite à l’exercice d’une multitude d’arts et à l’alimentation des hommes. L’auteur a pensé que cette classe de travaux est trop distincte des autres pour être confondue parmi elles et trop importante pour ne pas mériter une division spéciale, et il a été conduit à faire de ces différents arts une classification séparée sous le nom d’industrie extractive, emprunté à la fonction qu’elle remplit. Cette innovation introduit plus de clarté et de précision dans cette partie de la science. Le savant économiste s’est appuyé sur des raisons moins solides quand il propose de substituer une autre désignation à celle d’industrie commerciale. Acheter, vendre, commercer sous une forme quelconque n’est, selon lui, une fonction particulière à aucune classe de travailleurs, mais commune à toutes. Ne serait-il pas aussi juste de dire que tout le monde est manufacturier ? Chacun de nous en effet, indépendamment de l’occupation spéciale à laquelle il se livre habituellement et dont il vit, ne modifie-t-il pas plus ou moins les corps, soit dans leurs formes et leurs apparences extérieures, soit dans leurs molécules intimes ? Combien de façons l’homme ne fait-il pas subir chaque jour aux choses qui l’entourent ! Cette fabrication ne s’applique-t-elle pas même aussi aux transformations que l’on fait subir à l’esprit ? Le fait de l’échange, que le sens étymologique du mot commerce rend parfaitement, n’est-il pas d’ailleurs l’objet fondamental de l’art des transports et le principe dominant dans l’appréciation des relations réciproques que l’on désigne ordinairement sous le nom d’industrie commerciale ? Le rôle de l’homme qui négocie n’est-il pas bien supérieur à celui de l’homme qui voiture ? Outre que le nom d’industrie voiturière que propose M. Dunoyer s’appliquerait difficilement aux moyens de déplacement par la navigation, il ne rendrait donc aussi que le phénomène matériel de l’échange, lequel est un troc de ces qualités morales fixées dans les objets qu’on appelle des valeurs. On s’expose d’ailleurs à des efforts infructueux en voulant changer des mots dont le sens est fixé et l’acception universellement reçue, en dépit même de l’étymologie. Les mots principaux de la langue économique, entre autres ceux de capital et de travail, résisteraient difficilement à une réforme entreprise au nom de l’exactitude grammaticale. Les langues ne se piquent pas de logique, et l’usage est un corrupteur dont il est difficile de secouer l’influence.
La science qui s’occupe de la production et de la distribution des richesses n’embrasse pas seulement l’étude des professions qui agissent sur les choses, mais aussi de celles qui influent sur les esprits. Depuis qu’il a été établi qu’il est des produits immatériels tout aussi réels que ceux qui sont réalisés dans la matière, depuis que cette parole a été prononcée : « Le talent d’un homme est un capital accumulé », l’économie politique a fait un pas de plus dans le domaine des sciences morales. M. Dunoyer a donné de cette classe de producteurs une étude plus exacte et plus développée ; il a montré quelle assimilation doit être établie entre les arts qui agissent sur les choses et ceux qui agissent sur les hommes, sur leur nature physique, sur leur imagination et leurs passions, sur leur intelligence et leurs mœurs. Les valeurs qui résultent de l’emploi des facultés intellectuelles, selon M. Dunoyer, doivent être aussi l’objet des considérations de l’économiste. Un capital de bonnes habitudes ou de connaissances, pour emprunter les expressions de l’auteur, ne vaut pas moins qu’un capital d’argent. Une nation n’a pas seulement des besoins physiques à satisfaire : il est dans sa nature d’éprouver beaucoup de besoins intellectuels et moraux, et pour peu qu’elle ait de culture, elle placera la vertu, l’instruction, le goût au rang de ses richesses les plus précieuses. Les valeurs qui en résultent sont aussi réelles, aussi échangeables, aussi susceptibles de se louer ou de se vendre que les autres. Ces biens, indépendamment des plaisirs purs et élevés qu’ils procurent, sont indispensables pour obtenir toutes les autres espèces de valeurs que l’on parvient à fixer dans les objets matériels. Si une nation accroît son capital en améliorant ses terres, ses usines et ses bestiaux, elle l’augmente à plus forte raison en se perfectionnant elle-même, elle qui est la force qui dirige toutes les autres et le principe de tous les progrès.
Cette doctrine des services personnels, si contraire aux idées généralement reçues, me paraît devoir sortir victorieuse de toutes les objections qu’on peut lui adresser. Il semble au premier coup d’œil que la science de l’économie politique ait le droit de s’inquiéter et de dire : « En agrandissant mes attributions, vous me jetez hors de la voie qui m’est propre, et cette usurpation, en disséminant mes forces, m’est une cause d’affaiblissement ! » Cette décadence n’est pas à redouter pour elle si elle sait se contenir dans les limites que la nature des choses lui a tracées. Ces limites sont faciles à apercevoir. Certes, la connaissance de tous les travaux que comprend la société est de son domaine : mais elle ne s’occupe spécialement d’aucun. Le but qu’elle doit se proposer est de connaître la nature de tous, les rapports qui les lient, l’influence qu’ils exercent les uns sur les autres et les moyens de puissance et de liberté d’action qui leur sont communs. La circonscription est donc nettement déterminée, et il n’est pas à craindre, si elle est assez prudente pour ne pas faire d’excursions aventureuses hors de son terrain naturel, qu’elle perde à la fois de sa vigueur et de son influence.
La morale peut s’élever à son tour contre cette doctrine et lui reprocher de rabaisser la nature humaine et ses plus beaux instincts en représentant l’homme comme producteur de certaines utilités immatérielles qui se conservent, s’accroissent, s’échangent et se transmettent. Le reproche serait tout à fait injuste et ne pourrait s’expliquer que par l’influence d’idées préconçues puisées dans l’idolâtrie des traditions des peuples anciens, impuissants à s’élever à l’idée du travail, qu’ils avilissaient en l’attribuant exclusivement à des esclaves. La déclamation n’est pas un argument. De quoi s’agit-il en effet ? L’économie politique n’a-t-elle pas le droit de considérer l’homme et ses facultés par le côté qui relève de ses jugements ? Si le politique étudie l’individu sous le point de vue de ses relations avec la société civile et les lois positives, si le moraliste l’envisage surtout comme un agent libre et responsable qui se détermine d’après ses inspirations et les lois de sa nature, pourquoi serait-il interdit à l’économiste de l’étudier comme agent productif et créateur d’utilités ? Est-ce le faire descendre de son piédestal, que certaines vanités spéculatives veulent envelopper de nuages mystiques, que de glorifier en lui des facultés nécessaires à son existence, utiles à ses semblables et favorables à tous les développements de l’esprit ? L’exemple des nobles sentiments n’est-il pas pour l’âme ce que le rayon du soleil est pour la terre, un élément de puissance et de fécondité ? Les effets que l’un et l’autre produisent ne tendent-ils pas au même but, la culture de la nature morte et animée ? Oui, la vertu est un produit, mais un produit de tout ce que l’âme humaine contient de plus élevé et de plus digne de son auteur ; elle est un trésor inestimable, car c’est un capital qui porte les fruits les plus magnifiques non seulement en ce monde, mais encore au-delà ; et elle n’est placée à un rang si haut dans le présent et dans l’avenir que parce qu’elle est l’ouvrage de l’homme et que l’homme en est directement producteur. Il y a production dans les choses quand, par le fait de l’homme, il y a mouvement dans la matière ; il y a production dans les intelligences quand il y a mouvement dans les idées. Le philosophe indigné criera-t-il à la profanation de la dignité humaine parce que l’économie politique lui dit, en se plaçant à un certain point de vue, qu’il échange les produits de son travail intellectuel avec ceux de travailleurs d’objets matériels, lui qu’un des écrivains les plus spiritualistes de notre langue, La Bruyère, appelle ouvrier de la pensée ? Croira-t-il descendre en se plaçant sur la même ligne que Watt ? Apôtre fastueux de la solidarité universelle qui résout l’individu dans la nation et la nation dans l’humanité, voudra-t-il rompre ce lien sacré du travail qui unit les hommes dans une même mission et en un même but ? Le titre de travailleur lui paraîtrait-il au-dessous de la sublimité de son génie ? Ce serait lui faire injure que de le croire.
Est-ce à dire, parce que l’économie politique s’applique à l’étude de l’homme envisagé sous une certaine face, qu’elle repousse les considérations qui sont du ressort de la morale ? Elle en tient au contraire le compte le plus sérieux. Rien dans l’homme ne saurait être détaché de sa personne, et l’on s’exposerait à de graves erreurs si l’on avait la prétention de l’isoler des éléments constitutifs de sa nature. Le travail de l’homme est une force qui ne saurait être confondue avec aucune autre : être intelligent et libre, il est toujours justiciable de la loi morale ; il est investi de droits et de devoirs imprescriptibles. Aucune science ne saurait faire abstraction des principes de son organisation sous peine de n’aboutir qu’au néant. L’analyse philosophique se lie donc par les rapports les plus intimes aux jugements de l’économie politique. La méditation humaine ne saurait trouver de sujet plus digne de ses recherches que l’étude de l’homme en lui-même, et cette étude est la lumière qui éclaire toutes les autres sciences : « Le perfectionnement de nos facultés, dit M. Dunoyer, est par lui-même un bien véritable ; il est le premier et le dernier des biens ; il est l’objet final de tous nos efforts. Les industries qui agissent sur les choses ne sont importantes que parce qu’elles concourent à la conservation et au perfectionnement de l’espèce humaine, et par conséquent celles qui ont l’homme pour objet immédiat et direct, quand même elles ne seraient pas aussi indispensables qu’elles le sont au succès de toutes les autres, devraient être encore l’objet de l’intérêt le plus vif et le plus élevé[2]. »
M. Dunoyer a compris plus que personne combien le travail emprunte de force à la stricte observation des lois de la morale. Ce point est encore un de ceux où il se distingue de ses devanciers. Ceux-ci avaient seulement compté parmi les conditions de puissance de l’industrie les instruments dont elle se sert et la capacité des hommes qu’elle emploie. C’est une des conceptions les plus originales et les plus fécondes de M. Dunoyer que d’avoir ajouté à ces moyens de succès une autre garantie qui n’est pas moins importante, la pratique des bonnes habitudes morales à l’égard de soi-même et des autres, de toutes les vertus qui dérivent de l’activité, de l’ordre et de l’économie, de la justice qui porte les travailleurs à s’abstenir de tout esprit de monopole, et du courage civil qui ne permet pas d’en tolérer les empiétements. Ainsi ce qui fait d’un homme un travailleur productif, ce n’est pas uniquement la profession qu’il exerce, mais la manière dont il agit ; ce n’est pas l’instrument dont il se sert, mais la manière dont il en use.
Ce qui a été dit plus haut suffit pour faire sentir combien l’intervention de ces prescriptions morales serait désirable pour ramener les esprits à des idées économiques plus saines et moins exclusives. Mais comme leur puissance repose principalement sur des intérêts, entretenir cet espoir est se bercer d’une chimère : l’intérêt privé ne se laisse pas convaincre ; sa logique est celle de l’égoïsme ; elle est intraitable et ne cède qu’à la force.
Il ne serait pas moins nécessaire, sous le rapport économique, que le sentiment des lois de la morale vînt aussi contrôler l’usage de la richesse. Une fortune rapide, comme celles dont nous avons des exemples fréquents, est un écueil pour ceux qu’elle déplace du milieu où ils avaient vécu jusqu’alors et où s’était développé leur esprit. Ce monde nouveau présente des tentations séduisantes contre lesquelles ils ne sont pas préparés et des pièges inconnus : il y a peu de discernement dans les consommations ; on marche en aveugle à la satisfaction de désirs immodérés ; l’âme perd de sa vertu native et de son austère rigidité, et les caractères se gâtent. Le goût des recherches sensuelles et des dépenses d’ostentation se répand de plus en plus ; de là naissent les rivalités du faste, et de la concurrence des vanités jalouses résultent les effets les plus fâcheux. À force d’abus, les jouissances de la richesse finissent jusqu’à un certain point par s’émousser. Le sens moral se trouble, et l’on arrive à ne plus estimer les actions par ce qui les rend un objet véritablement digne d’estime. Quand on commence à croire qu’on en vaut mieux parce qu’on jouit des choses dont les autres ne jouissent pas, on ne cherche plus à valoir que par ces sortes de choses. On croit se distinguer en affectant d’en jouir, lors même qu’on n’en sent plus la jouissance, et on cesse de mettre de la mesure dans ses goûts, non seulement parce qu’on n’est pas comme les autres, mais encore parce qu’on veut paraître ce qu’on n’est pas. Cette tendance est celle dont il nous importe le plus de nous garder. Plus un peuple avance dans la carrière de l’opulence, plus il doit mettre de vigilance dans l’examen de ses actions. Un progrès dans la richesse ne peut être véritablement salutaire que quand il est accompagné d’un progrès analogue dans les idées morales. Il n’y a que l’équilibre exact de ces deux forces qui rende les nations véritablement grandes, et qui imprime à leur grandeur le cachet de la durée.
Cette alliance nécessaire de la moralité et de la fortune publiques est la conclusion qui me semble devoir être tirée de l’esprit général de l’ouvrage de M. Dunoyer ; elle en est la sanction et le plus éloquent commentaire. Cette œuvre est de celles qui augmentent non seulement l’étendue des connaissances, mais aussi la force des bons sentiments. Elle est appelée, par le mérite éminent qui la distingue et l’importance des solutions qu’elle présente, à exercer l’influence la plus salutaire sur les idées morales et économiques de notre temps. Les livres sont rares auxquels est réservée la fortune d’agir. L’amélioration du sort des classes laborieuses, devenues assez puissantes pour être encensées, est un but que M. Dunoyer a toujours eu devant les yeux, obéissant en cela aux généreuses tendances de notre époque et aux inspirations d’une profonde sympathie. Mais cette sympathie ne s’exerce pas à l’aveugle et ne sème pas inconsidérément les espérances les plus exaltées pour ne recueillir que les mécomptes les plus cruels. M. Dunoyer ne parle aux classes ouvrières que le langage pur et austère de la vérité ; il fait surtout appel à leurs propres efforts pour les faire sortir de l’état précaire où elles se trouvent. Tout en leur montrant ce que leur doit la société, il leur montre surtout ce qu’elles se doivent à elles-mêmes. Ces enseignements valent bien ceux qui leur sont prodigués chaque jour par les courtisans d’une popularité achetée au prix du sacrifice de doctrines qui ne savent pas flatter. Le véritable savant ne saurait s’abaisser à un rôle indigne de lui. Il préfère aux applaudissements d’une foule aveuglée le secret assentiment que lui donne une conviction profonde ; le sentiment du devoir console son âme, la conscience de la vérité fortifie ses résolutions, jusqu’à ce qu’il reçoive, du triomphe des idées qu’il a constamment soutenues, l’absolution du succès.
MAURICE MONJEAN.
———————
[1] Tome II, page 35.
[2] Tome III, page 6.
Laisser un commentaire