En 1884, Arthur Mangin défend devant la Société d’économie politique une position audacieuse et controversée. Il soutient que les professions de médecin ou de pharmacien devraient pouvoir être exercées librement, sans diplôme officiel ni monopole. Si quelques-uns de ses collègues, comme Yves Guyot, se rangent à ses arguments, la plupart protestent devant ce qu’ils considèrent être une exagération et une impraticabilité.
De la liberté des professions médicales
Société d’économie politique, réunion du 5 avril 1884.
Journal des économistes, avril 1884.
Après un très court débat soulevé par M. E. Worms, la réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. Arthur Mangin :
DE LA LIBERTÉ DES PROFESSIONS MÉDICALES.
M. A. Mangin prend la parole pour exposer la question et la développer.
M. Arthur Mangin établit, premièrement, que la distinction entre les produits et les services matériels et les produits ou services immatériels est quelque peu subtile et arbitraire et fort contestable au point de vue économique, les uns et les autres étant soumis aux mêmes lois ; secondement, que parmi les professions se rattachant à l’art de guérir, il en est qui ont pour objet un véritable commerce, l’achat et la vente de produits parfaitement matériels ; troisièmement, qu’aussi bien, la question, telle qu’il l’a posée, est une question d’intervention ou de non-intervention de l’État, de réglementation, ou de liberté du travail et du commerce, qui est bien du domaine de l’économie politique.
Les professions médicales sont assez nombreuses : il y a d’abord celles de médecin (docteur ou officier de santé), de sage-femme, de dentiste, de vétérinaire, puis il y a celles de pharmacien et de droguiste ou herboriste, auxquelles on peut rattacher la fabrication en grand des produits chimiques et pharmaceutiques. La plupart de ces professions, en France, ne peuvent être exercées que par des personnes munies d’un diplôme délivré, après examens, par une Faculté ou une école de l’État. Le médecin et la sage-femme, le pharmacien et l’herboriste sont dans ce cas ; mais l’exercice de l’art dentaire est absolument libre ; il en est de même de la médecine vétérinaire, bien qu’il existe des écoles de l’État qui délivrent des brevets; il en est de même aussi de la fabrication des produits chimiques, qui jouit de la même liberté que les autres industries. La législation relative aux professions médicales a été souvent critiquée ; plusieurs fois on a proposé de la réformer et, chose digne de remarque, les projets qui ont été mis en avant à ce sujet tendaient presque tous non pas à étendre la liberté, à faire disparaître les entraves en tout ou en partie, mais au contraire à renforcer la réglementation. La loi qui régit actuellement l’exercice de la médecine est celle du 19 ventôse an XI ; celle qui régit la pharmacie date du 21 germinal de la même année. Les médecins ne trouvent pas bonne la loi du 19 ventôse : l’Association générale des médecins de France vient d’élaborer le projet d’une nouvelle loi destinée à la remplacer, et sur laquelle notre collègue M. le DrLunier a fait un rapport qui sera soumis le 21 avril prochain à l’assemblée générale. Quant aux pharmaciens, ils trouvent fort mauvaise la loi du 21 germinal, qui pourtant leur confère le monopole exclusif de toutes les « compositions et préparations entrantes au corps humain en forme de médicaments », comme disait l’édit royal de 1777, dont la loi de l’an XI reproduit à peu près toutes les dispositions. Mais les pharmaciens estiment que ce monopole n’est pas assez bien protégé contre toute usurpation, contre toute concurrence, et qu’en même temps la loi les soumet à une surveillance gênante, à des obligations coûteuses et désagréables, et leur impose une lourde responsabilité. À certaines époques, leurs plaintes ont été si vives que le gouvernement s’en est ému.
Des modifications assez notables avaient déjà été introduites dans la loi de germinal an XI par une ordonnance royale de septembre 1840 et par un décret du mois d’août 1854, lorsqu’en 1863 le gouvernement impérial se mit en devoir de réformer de fond en comble la législation existante. Un projet de loi préparé par le comité consultatif d’hygiène publique fut soumis une première fois au Conseil d’État, puis renvoyé à une commission spéciale nommée par le ministre de l’instruction publique, et enfin renvoyée au Conseil d’État. Tout ce travail n’aboutit pourtant pas à autre chose qu’à provoquer l’éclosion d’une multitude d’écrits : articles de journaux, mémoires, brochures, volumes. Les auteurs de ces écrits étaient tous, on le devine, des pharmaciens, jaloux de faire entendre leurs doléances et prévaloir leurs idées. Seule, la brochure de M. Arthur Mangin, qui fut un peu chimiste autrefois, mais qui n’est ni médecin ni pharmacien, vint jeter une note discordante dans ce concert de plaintes et de vœux où il n’était guère question que des souffrances de la pharmacie, des intérêts de la pharmacie, de la dignité et du relief de la pharmacie. Quelques-uns revendiquaient bien aussi la « liberté de la pharmacie », mais c’est la liberté du pharmacien qu’ils auraient dû dire, car ce qu’ils réclamaient, c’était, pour le pharmacien une fois muni de son diplôme, le droit absolu et exclusif — bien entendu — d’exercer sa profession à sa guise, de préparer, annoncer et débiter toute espèce de remèdes, d’en faire connaître ou d’en tenir secrète la composition, de les délivrer soit sur ordonnance de médecin, soit de sa propre autorité. M. Mangin osa, dans sa brochure, réclamer, au nom des principes économiques et de l’intérêt public, la liberté de la Pharmacie. On trouvera exposé, dans la brochure qu’il a offerte à ses confrères, le développement de cette thèse, qu’il maintient, quoique téméraire, en ajoutant que, dans sa conviction les arguments qu’il a fait valoir en faveur de la liberté de la pharmacie sont également applicables aux autres professions médicales.
Toutefois, M. Mangin veut être opportuniste et possibiliste. Il n’insiste pas sur la liberté absolue de l’exercice de la médecine : en premier lieu parce qu’une tentative de réforme dans un sens aussi radical n’aurait aucune chance de succès; en second lieu parce qu’au demeurant, le régime actuel de la médecine ne soulève point de plaintes graves de la part des seuls intéressés dont le législateur ait à s’occuper, c’est-à-dire de la part du public ; en troisième lieu, parce que l’exercice de la médecine et de la chirurgie exige réellement une somme considérable de connaissances théoriques et pratiques, qui ne peuvent s’acquérir que par des études assez prolongées, et dont l’importance peut être considérée comme justifiant jusqu’à un certain point l’obligation du diplôme. Cependant, l’orateur estime que d’ores et déjà certaines réformes pourraient être apportées à la loi de ventôse an XI, mais non pas du tout celles que l’Association générale des médecins de France indique dans sa proposition de loi. Ainsi, cette association demande la suppression des officiers de santé. M. Mangin, souhaite, au contraire, le maintien de cette corporation modeste, qui rend de très grands services, surtout dans les campagnes. Il voudrait même qu’on fit disparaître l’article absurde de la loi de ventôse qui interdit à un officier de santé d’exercer dans un autre département que celui où il a conquis son diplôme, comme si un homme que l’on a jugé capable de guérir des malades dans le département de Seine-et-Oise n’était pas également apte à les bien traiter au-delà des limites de ce département. M. Mangin croit aussi que les conditions requises pour l’obtention du diplôme de docteur pourraient être simplifiées et rendues moins coûteuses ; enfin, il ne verrait même aucun danger à ce que les diplômes de docteur et d’officier de santé pussent être délivrés par des Facultés autres que celles de l’État. La liberté de l’enseignement médical et de l’exercice même de la médecine a existé pendant des siècles dans les pays les plus civilisés, et sous ce régime les sciences médicales n’ont pas laissé de faire des progrès d’une certaine valeur. Cette liberté existe, de nos jours, en Angleterre, et aux États-Unis, en Belgique même, et nous n’entendons point dire que dans ces pays, qui peuvent avoir autant que nous la prétention de marcher à la tête de la civilisation, les malades soient plus assassinés qu’en France par les médecins.
Quant à la pharmacie, elle est, au moins en Angleterre et aux États-Unis, absolument libre, sans que le public ait aucunement à en souffrir. Au contraire, il a l’avantage de pouvoir se procurer à bon marché les médicaments dont il a besoin, et que, chez nous, les pharmaciens, grâce au monopole dont ils jouissent, vendent à des prix excessifs et absolument arbitraires. À les entendre, ce monopole est indispensable et ne saurait être trop rigoureusement maintenu. Il faut voir avec quelle âpreté, avec quelle férocité ils pourchassent, dénoncent, trainent devant les tribunaux tout herboriste ou épicier qui, en s’avisant de vendre des fleurs de tilleul ou de mauve, de la pommade camphrée ou de l’eau sédative, empiète sur leur privilège. Ils n’estiment aucun forfait plus dangereux et plus condamnable que celui de l’exercice illégal de pharmacie. Eux, cependant, ne se font point scrupule de se livrer journellement à l’exercice illégal de la médecine, de faire payer en bloc au client le conseil qu’ils lui donnent et le médicament qu’ils lui vendent : sorte de cumul contre lequel ils protestent avec fureur, lorsque c’est le médecin qui se le permet.
Plusieurs propositions de loi ont été soumises à la Chambre actuelle par des députés pharmaciens qui, comme leurs devanciers d’il y a vingt ans, se plaignent de n’être pas suffisamment protégés. Ces propositions ont été renvoyées à une commission qui a chargé l’honorable M. Naquet, maintenant sénateur, de les fondre en un seul projet. Ce projet risque fort d’avoir le même sort que celui de 1863, qui ne fut jamais discuté par les Chambres d’alors, et ce ne sera pas grand dommage, bien que parmi plusieurs dispositions peu libérales, il en contienne une qui autorise la vente par les épiciers (il supprime le brevet d’herboriste) d’un certain nombre de drogues simples, réputées inoffensives, et dont la nomenclature serait annexée au Codex. M. Mangin juge cette disposition tout à fait insuffisante et se prononce pour la liberté illimitée de la vente des médicaments quels qu’ils soient, sous la responsabilité néanmoins du vendeur. Toute personne voulant exercer ce genre de commerce pourrait être astreinte à une déclaration préalable. Il lui serait interdit de prendre aucun titre qu’elle n’aurait pas régulièrement acquis ; elle serait tenue d’apposer sur les boîtes, paquets ou flacons contenant les médicaments vendus une étiquette indiquant, avec les noms, titres et adresses du débitant, la nature de la substance vendue ; elle serait passible, enfin, des peines qui frappent toute vente déloyale, toute falsification, comme de celles qui punissent l’homicide par imprudence. La liberté ainsi entendue replacerait la pharmacie sous l’empire salutaire du droit commun, dont elle est affranchie par un privilège que rien ne justifie, car la garantie qu’il offre à la sécurité du public est purement illusoire.
En fait, ce n’est presque jamais, à Paris et dans les grandes villes, le pharmacien diplômé qui débite les médicaments, qui exécute les ordonnances des médecins : c’est son « élève », un jeune homme qui n’a pas encore de diplôme, et qui n’en aura peut-être jamais. L’utilité de ce diplôme ou plutôt des savantes études qu’il atteste, pouvait se soutenir lorsque le pharmacien préparait lui-même dans son laboratoire les substances médicamenteuses destinées aux malades. Mais aujourd’hui la grande industrie s’est emparée de cette fabrication, et le pharmacien n’est plus, en réalité qu’un revendeur qui débite en détail ce qu’il a acheté en gros. Seulement, cette vente au détail se fait à des prix fictifs et exorbitants. Exemple : 40 grammes de sulfate de magnésie (purgatif des plus usités) ne se vendent pas moins de 40 centimes chez les pharmaciens « raisonnables ». C’est le prix que coûte, chez le fabricant droguiste, un kilogramme du même sel. Le monopole attribué au pharmacien n’empêche point les gens mal intentionnés de se procurer des poisons et d’autres substances dangereuses. On trouve tant qu’on le veut, chez le droguiste, chez le marchand de couleurs, chez l’épicier même, de quoi empoisonner les gens ou leur brûler le visage, et la police n’y peut absolument rien.En revanche, la vente des médicaments même anodins étant interdite à toute autre personne qu’aux pharmaciens, et aucun de ceux-ci ne se souciant d’établir dans un village une officine où il ne ferait point d’affaires, il est le plus souvent impossible aux habitants des campagnes de se procurer à temps et à des prix accessibles les médicaments dont ils auraient besoin. Le monopole présente donc de graves inconvénients sans aucune compensation réelle ; la liberté aurait d’immenses avantages et n’offrirait, quoi qu’on en dise, aucun danger.
M. E. Worms est d’avis que M. Mangin a trop limité le débat, en parlant surtout de la liberté de la pharmacie ou, d’une manière générale, de la libre vente des drogues et médicaments.
Prenons, dit l’orateur, la question vraiment au point de vue économique.
Il faut posséder une certaine dose de science pour exercer la profession médicale. Quel est le produit de l’exercice de cette profession ? C’est une consultation, une ordonnance, un conseil, quelque chose d’immatériel. Or, les produits immatériels n’ont rien à voir avec l’économie politique. (Vives protestations.)
M. Worms s’efforce d’expliquer sa pensée et d’atténuer ce que l’expression en a pu avoir d’un peu absolu. Il conclut ensuite en disant que, tout en se piquant, comme ses confrères de la Société d’économie politique, d’aimer et de soutenir la liberté, il voudrait que l’on continuât à imposer des examens et des titres de capacité à ceux qui veulent exercer une des professions dites médicales.
M. Villain, au contraire de M. Worms, pense que la question intéresse beaucoup les économistes, car il s’agit, en somme, de la liberté du travail. Or, pour les personnes qui se placent sur le même terrain que M. Mangin, la question, on l’a vu, est résolue, et dans le sens de la liberté.
Ce qui n’empêche pas de l’étudier et d’examiner à quel point de vue on peut soulever ici celle des monopoles.
Il y a, dit M. Villain, trois sortes de monopoles :
1° Les monopoles de droit, tel que celui dont jouissent les avoués, les notaires, etc. ;
2° Les monopoles de fait, tel que celui des agréés ;
3° Les monopoles dont s’occupe en ce moment la Société, celui des médecins, des officiers de santé, des pharmaciens, etc., et dont sont investies toutes les personnes, en nombre quelconque, qui ont subi certaines épreuves et conquis certains grades constatés par les diplômes.
Au point de vue économique, M. Villain ne veut pas se prononcer sur cette dernière classe de monopoles. Mais il conclut, en définitive, au maintien de l’organisation actuelle.
M. Brants, répondant à certaines allusions faites par M. A. Mangin à ce qui se passe en Belgique, son pays, dit que la liberté de la profession médicale n’existe pas chez les Belges. Bien plus, on y a supprimé la classe des officiers de santé, et ceux qui ont voulu continuer à exercer ont dû subir les épreuves nécessaires pour obtenir le grade de docteur.
M. Boucherot dit que jusqu’ici l’on n’a guère considéré la question qu’au point de vue économique, et qu’il serait peut-être temps d’entendre les malades. Or, il voudrait précisément parler au nom des malades.
Eh bien, les médecins ont fait, quoi qu’on dise, d’assez longues études avant d’obtenir leur diplôme ; ces études offrent toujours une garantie, souvent sérieuse, et, l’on aura beau critiquer plus ou moins spirituellement, M. Boucherot ne peut admettre que, après cette longue préparation, ils n’en sachent pas plus que les gens du monde, que les premiers venus qui n’ont rien étudié du tout.
Et puis, les pharmaciens n’exercent-ils pas un certain contrôle sur les ordonnances des médecins ? Ne leur est-il pas enjoint soit de refuser d’exécuter une ordonnance qui paraît comporter quelque danger pour le malade, soit d’en référer à l’auteur d’icelle pour lui demander de la revoir et de la confirmer au besoin ?
M. Philippe admet assez volontiers la partie du plaidoyer de M. Mangin où l’orateur a démontré la nécessité de modifier la pharmacie dans son organisation actuelle ; mais il ne saurait admettre que M. Mangin ait établi, par des arguments solides, que la pharmacie doive devenir un commerce complètement libre.
On dit bien, pour le médecin comme pour le pharmacien, que c’est au malade à se débrouiller, à contrôler lui-même le savoir et la capacité de l’un comme de l’autre ; mais ce n’est pas sérieux : il ne faut pas, et dans la pratique il ne sera pas possible que les clients, les malades aillent vérifier les diplômes, les titres, les garanties de ceux auxquels ils auront recours pour se faire soigner ou pour obtenir, tout préparés, les médicaments nécessaires au traitement.
M. E. Villey, professeur à la Faculté de droit de Caen, voudrait examiner la question vraiment au point de vue de l’économie politique.
Cette question, en effet, dit-il, est une de celles qui met en jeu un problème que l’on retrouve au fond de presque toutes les questions économiques : les limites de l’intervention de l’État. Elle se subdivise en deux : une question de droit, de principe, et une question d’utilité, d’application.
1° En droit, l’État a-t-il qualité pour intervenir dans l’exercice des professions de médecin et de pharmacien ? Sans aucun doute, dit M. Villey ; car, à moins de contester l’État dans son essence même, il faut admettre qu’il a droit, en principe, d’intervenir à l’effet d’assurer la sécurité publique : c’est là incontestablement une des fonctions essentielles de l’État.
2° En fait, y a-t-il opportunité, utilité à ce que l’État intervienne dans l’exercice des professions de médecin et de pharmacien, pour le réglementer et exiger certaines garanties légales de ceux qui s’y livrent ? Certainement, affirme l’orateur : parce que le consommateur est incapable ici de juger a priori de la valeur des services et parce que la répression est impuissante et illusoire.
Le consommateur est incapable de juger de la valeur des services, non seulement à raison du défaut de connaissances techniques personnelles, mais encore, fût-il le plus instruit du monde, à raison de la nature même des choses. Voici un médecin qui vient s’établir à la ville ou à la campagne. Comment le public pourra-t-il le juger, si l’État n’a exigé de lui certaines garanties de capacité ? À l’œuvre, évidemment ! On ne pourra le juger que sur l’opinion publique, laquelle ne peut se former qu’après expérience ; mais l’expérience peut être mortelle !
De plus, la répression est impossible, ou à peu près. Dunoyer a dit que l’intervention de l’État avait pour effet d’endormir le public et de supprimer la responsabilité chez le médecin. C’est une erreur. En droit, la responsabilité pénale existe aussi bien vis-à-vis du docteur-médecin que vis-à-vis du premier venu qui exercerait l’art de guérir. En fait, cette responsabilité est illusoire pour l’un comme pour l’autre ; car le cours de la maladie ne sera pas suivi par témoins-jurés, il sera toujours possible de rejeter le dénouement fatal sur le hasard, une complication imprévue, et les juges sont évidemment incompétents pour trancher pareille question.
Les mêmes raisons s’appliquent à la pharmacie comme à la médecine. Il ne s’agit pas de savoir si les pharmaciens contestent à bon droit à d’autres commerçants le pouvoir de vendre des produits inoffensifs, ce qui serait une exagération du principe ; ni, en sens inverse, si le public peut toujours se procurer chez l’herboriste ou le droguiste les substances les plus nuisibles, ce qui accuserait une application insuffisante des garanties légales. Il s’agit de savoir, en principe, si l’exercice de la pharmacie doit être laissé libre, c’est-à-dire s’il peut être permis au premier venu de débiter des poisons à tout venant, sans autre garantie. Nous ne saurions le croire : la sécurité de tous est ici en jeu ; l’État a droit d’exiger des garanties au même titre qu’il en prend pour la fabrication et la vente de la poudre, de la dynamite et de toutes substances dangereuses. L’État est là dans son domaine et dans son rôle. Et, de ce que les garanties prises sont parfois démontrées insuffisantes, il ne semble pas à M. Villey qu’on soit en droit d’en conclure logiquement que toute garantie doive être supprimée.
M. Yves Guyot, conseiller municipal, invoque, comme fort intéressant dans la discussion engagée, l’avis d’un savant anglais, M. Huxley, qui a précisément traité la question, il y a quelques semaines, dans un article publié par la Nineteenth Century.
M. Huxley dit que, en ce qui a trait au médecin, c’est au consommateur, au malade qui recourt aux services de l’homme de l’art, de juger la valeur du produit qu’on lui livre.
En outre, si l’on voulait pousser la chose à fond, faire exécuter strictement et sérieusement les lois contre l’exercice illégal de la médecine par les gens sans diplômes, il faudrait instruire contre toutes les mères, les vieilles tantes, les grands-mères, tout le monde enfin, car chacun se mêle de donner des conseils sur la santé ou la maladie d’autrui.
Mais, d’autre part, l’État a besoin de médecins, de pharmaciens pour sa marine, pour ses armées, il lui faut des experts capables, pour les tribunaux : là, il faut demander des diplômes, il peut légitimement exiger des hommes dont le concours lui est nécessaire des garanties de capacité sérieuses et positives.
Pour la pharmacie, considérée comme industrie ou profession, partie savante, partie commerciale, M. Y. Guyot se rallierait volontiers à l’avis de M. Mangin, qui citait une foule de pharmacies tenues, en réalité, et dans la pratique, par des élèves sans aucune espèce de diplôme.
À ce propos, l’orateur rappelle qu’il a été fort lié, jadis, avec un de nos anciens confrères de la Société, M. Menier ; eh bien, le père de M. Menier avait exercé la pharmacie pendant la plus grande partie de sa vie ; il avait dirigé un établissement considérable, et c’est seulement à cinquante ans qu’il s’était décidé à se faire recevoir pharmacien, pour régulariser sa situation. Là, comme dans tant d’autres cas, ce n’est pas le diplôme qui fait l’homme et qui constitue la véritable valeur professionnelle du praticien.
M. Cheysson ne pense pas que la thèse de la liberté de la médecine ait actuellement quelque chance de succès, puisqu’elle éveille à peine un timide écho sur sa véritable terre d’élection, au sein de la Société d’économie politique. La seule question vraiment pratique est celle des deux ordres de médecins, et la suppression de l’officiat de santé.
M. Cheysson trace rapidement l’histoire de l’organisation de la médecine en France. Après la chute des anciennes universités, et malgré le décret du 14 frimaire an III, qui créait trois écoles de santé à Paris, Montpellier et Strasbourg, la médecine est restée en fait à peu près absolument libre jusqu’à la loi du 19 ventôse an XI, qui est encore en vigueur.
Cette loi reconnaît deux ordres de médecins : les docteurs et les officiers de santé, ces derniers astreints à des études moins longues et moins élevées, mais, en revanche, n’ayant le droit d’exercer que dans l’étendue de leur département.
Quoique constituant une sérieuse amélioration par rapport à l’anarchie antérieure, la nouvelle organisation n’a pas tardé à être de la part des docteurs l’objet des attaques les plus vives dirigées contre les officiers de santé. En 1845, un Congrès du corps médical, délégué par plus de 7000 médecins, s’est prononcé avec force dans ce sens. Un projet de loi, établi sur ces conclusions, a été déposé par M. de Salvandy en 1847, voté par la Chambre des pairs et présenté en janvier 1848 à la Chambre des députés, à laquelle la Révolution de 1848 n’a laissé le temps ni de le voter, ni de le discuter. Depuis lors, l’agitation s’est continuée dans le corps médical, et le Parlement est actuellement saisi d’une proposition de réforme, qui conclut, comme toutes les autres, à supprimer la concurrence faite aux docteurs par les officiers de santé et les médecins étrangers.
Ainsi que vient de le dire M. Brants, la Belgique nous a précédés dans cette voie et ne reconnaît plus aujourd’hui qu’un seul ordre de médecins.
C’est évidemment de ce côté que se dirigera la réforme, le jour où elle se fera, et non pas du côté de la liberté réclamée par M. Arthur Mangin. Est-il bon d’imiter la Belgique, et de céder aux instances plus ou moins désintéressées du corps médical ? C’est là une question qui mériterait d’être traitée à fond par la Société.
Aujourd’hui, l’on compte 11 643 docteurs et 3 203 officiers de santé, soit environ 1 officier de santé par 3 docteurs. Près de 30 000 communes (29 795) n’ont aucun médecin, et près de 2 000 communes (1914) n’ont que des officiers de santé. Ne porterait-on pas un sérieux préjudice à ces 2 000 communes, et aux 743 autres où les officiers de santé exercent concurremment avec les médecins, si l’on supprimait l’officiat ?
Il est vrai que, pour nier l’influence des médecins sur la santé publique, certains statisticiens sceptiques se sont amusés à rapprocher par département le nombre des médecins et la mortalité. Ils ont fait remarquer, par exemple, que la Seine comptait à elle seule le sixième du nombre total des médecins, et que, malgré la proportion insuffisante d’enfants et de vieillards, qui augmente fictivement la vie moyenne, la mortalité de la capitale était de 11% supérieure au taux général. Dans l’Hérault, les Alpes-Maritimes, le Gard, les Basses-Alpes, Vaucluse, Seine-et-Oise, les médecins abondent, et l’on meurt plus qu’ailleurs, tandis que dans l’Allier, les Côtes-du-Nord, l’Indre, la Haute-Loire, la Mayenne, le Morbihan, la Nièvre, le Rhône, la Savoie et la Vendée, l’on a peu de médecins et l’on constate une faible mortalité[1].
M. Cheysson ne s’approprie pas les conclusions irrévérencieuses qu’on a cru devoir tirer de ces chiffres. Il sait combien la question est compliquée et qu’on peut expliquer ces chiffres de la façon la plus honorable, en disant, par exemple, que les médecins affluent là où les malades sont les plus nombreux ; que, sans leur concours, la mortalité serait bien autre… Il compte dans les rangs du corps médical des amis éminents, et il tient à les ménager à la fois par un sentiment de justice et de prudence. Il proclame donc qu’il considérerait comme un véritable malheur pour les campagnes la privation des soins médicaux, et que si elles ne peuvent avoir des docteurs, du moins vaut-il mieux encore pour elles leur laisser les officiers de santé.
Ce corps diminue rapidement, puisque, de 1876 à 1881, il a perdu 430 membres ou 12% de son effectif, tandis qu’à Paris, le corps médical en gagnait 576. Un décret du 1er août 1883 vient de porter aux officiers de santé un nouveau coup, en élevant la difficulté des épreuves et des examens. Avec un pas de plus l’étudiant sera docteur. Pourquoi dès lors se résignerait-il à un rang subalterne et au séjour du village ?
Les médecins désertent les campagnes pour les villes. Si l’on complique les formalités et les études, on va accélérer encore ce mouvement. Les citadins finiront par avoir peut-être trop de médecins, mais les paysans n’en auront plus assez.
M. Cheysson se résume en disant que, à défaut de la liberté dont personne ne voudrait, ni docteurs, ni malades, il serait au moins désirable de maintenir le statu quo, c’est-à-dire de laisser mourir de sa belle mort, sans hâter violemment sa fin, la classe modeste, mais utile, des officiers de santé.
Après cette communication de M. Cheysson, M. Léon Say, président, croit nécessaire de formuler quelques réserves au sujet de cette application spéciale de la statistique,
Au lieu de conclure des chiffres cités qu’il y a beaucoup de malades ici ou là, parce qu’il s’y trouve beaucoup de médecins, il serait plus rationnel de dire que, dans les localités ou les départements où il y a nombre de malades, un état sanitaire défavorable, cet état appelle nécessairement une plus grande quantité d’hommes de l’art.
Du reste, M. Cheysson lui-même est un statisticien trop judicieux et trop exercé pour se méprendre sur la portée de son intéressante communication, dont il est le premier à reconnaître le côté un peu paradoxal. On fait remarquer, du reste, à propos de ces données statistiques, qu’il y a en France, jusqu’à 25 000 communes, comptant moins de 1 000 habitants, ce qui explique la proportion relativement surprenante entre le nombre de médecins et celui des communes.
M. Léon Say donne ensuite la parole à M. A. Mangin, à qui il appartient de résumer la discussion et de clore le débat.
M. Arthur Mangin, s’emparant des chiffres intéressants donnés par M. Cheysson, en conclut qu’à tout prendre, la médecine, et encore moins la pharmacie, ne valent pas toute la peine que se donnent les gouvernements et les législateurs pour les réglementer et les protéger, sous prétexte de défendre le public contre des meurtriers imaginaires. Les sciences naturelles ont fait, sans doute, de grands progrès depuis deux siècles ; la médecine, en tant qu’art de guérir, n’en a fait presque aucun. Si la peste a disparu, la médecine n’y est pour rien ; si le choléra disparaît à son tour, comme il faut l’espérer, ce n’est pas elle non plus qui l’aura tué. Elle ne guérit ni la phtisie, ni la fièvre typhoïde, ni la diphtérie, ni l’épilepsie, ni la goutte, ni les rhumatismes ; elle ne guérit pas même la migraine ni le vulgaire rhume de cerveau. Les trois quarts des maladies se guérissent avec n’importe quel traitement, ou sans aucun traitement ; les autres tuent le malade, ou durent autant que lui, quoi que fassent ou ne fassent point les médecins. Quant aux remèdes, moins on en prend, mieux cela vaut, et si les gens étaient sages, il ne leur faudrait pas bien longtemps pour réduire les apothicaires par la famine. Les services que rendent ces marchands de drogues à petites doses et à hauts prix sont des plus insignifiantset c’est une grave erreur de croire qu’il soit nécessaire de passer quatre ou cinq ans à étudier la physique, la chimie, la botanique, la zoologie et la physiologie pour être digne d’entrer dans leur confrérie. Un garçon épicier intelligent, après avoir passé deux ans dans une officine, en saurait bien assez pour reconnaître, peser, triturer, mélanger, empaqueter toutes les drogues de ses bocaux. C’est une erreur non moins grosse de croire que l’État ait besoin d’intervenir pour obliger les gens à apprendre leur métier. Il n’y a point de diplômes ni d’écoles spéciales pour les dentistes. Cependant ces praticiens trouvent moyen d’apprendre ce qu’ils ont besoin de savoir et acquièrent une grande habileté dans leur métier. Les dentistes américains surtout sont célèbres, et c’est à l’un d’eux qu’on doit la découverte des propriétés anesthésiques de l’éther. Enfin, M. Mangin cite une profession autrement difficile que celle de pharmacien : celle d’architecte, que le premier venu peut exercer. On ne voit pas, cependant, que personne s’avise de vouloir construire des maisons sans s’être donné d’abord la peine d’apprendre ce qu’il faut savoir pour cela— et il faut savoir beaucoup de choses ! Il n’y a non plus ni diplômes obligatoires ni écoles spéciales pour la chimie industrielle, qui a fait de bien autres progrès que la médecine et que la chimie médicale. L’intervention et la protection de l’État ne servent ni les vrais intérêts d’une profession quelconque, ni ceux du public. C’est là une règle générale. On ne voit pas pourquoi la médecine et la pharmacie y feraient exception.
La séance est levée à onze heures cinquante.
Laisser un commentaire