De la formule phalanstérienne : Association du capital, du travail et du talent, par Joseph Garnier (Journal des économistes, mars 1844)
DE LA FORMULE PHALANSTÉRIENNE :
ASSOCIATION DU CAPITAL, DU TRAVAIL ET DU TALENT.
À les entendre, les disciples de Fourier, dont nous savons apprécier autant que qui que ce soit la bonne volonté et le talent, auraient exclusivement, non seulement le secret d’une science sociale, mais encore le monopole de tout bon vouloir en faveur des classes pauvres et laborieuses. Ces messieurs oublient, sur ce dernier point, que la Révolution française a été faite avant eux, et ils sont au moins singuliers, quand ils se flattent d’avoir enfin poussé la presse dans la voie que nous appelons, avec tout le monde, la voie du progrès, et qu’ils appellent eux, avec un peu plus d’emphase, la voie sociale.
Nous n’aborderons pas aujourd’hui la mécanique passionnelle, sur laquelle Fourier a tant compté pour rendre le travail attrayant, et que la Démocratie pacifique laisse en repos, pour cause peut-être ; ni l’économie des ressorts, qui a pour but de transformer le commerce individuel en un commerce corporatif des phalanges ou communes, et sur lequel l’école compte aussi pour supprimer les inconvénients de la concurrence ; ni la fameuse théorie de l’équilibre des populations par la gastronomie, la vigueur des femmes, l’exercice intégral, et les mœurs phanérogames, relégués aussi dans l’arsenal de réserve. Nous nous bornerons à analyser la formule de répartition.
La répartition est la pierre d’achoppement de tous les projets économiques, des gouvernements qui réfléchissent, et des publicistes qui étudient. Voyons comment les détenteurs exclusifs de la science sociale l’ont abordée, et comment messieurs du phalanstère se sont tirés des difficultés que le problème présente.
Procédons par ordre. On a établi par des analyses rigoureuses, depuis Adam Smith, que la production résulte de l’action de trois instruments : la terre, le capital, et le travail ; le travail, ou l’homme qui est à la fois le but et le moyen de la richesse. Les phalanstériens suppriment la notion spéciale de terre, et la comprennent dans le capital ; parce que, dans leur système, la terre n’est plus un composé de monopoles individuels, mais un monopole corporatif, et dont les différentes parcelles sont représentées, entre les mains des propriétaires, par des actions. Nous accepterons, si l’on veut, cette combinaison, et nous ferons dire au mot capital non seulement les outils, les machines, les semences, les monnaies, et tout le travail accumulé, mais encore ce capital sui generis, que l’on a l’habitude de désigner par les mots de terre ou de sol.
Mais notre concession n’ira pas plus loin, et ici nous croyons que notre objection est capitale. Si l’école sociétaire n’y répondait pas victorieusement, sa formule ne serait plus qu’une collection de trois mots, véritables grelots que l’on agiterait pour produire un vain bruit à l’oreille de ceux qui ne se donnent pas la peine d’examiner.
Fourier a dit : « Les produits constituant la richesse sont obtenus par le concours du capital, du travail et du talent. » Je vous donne le moyen d’associer les détenteurs de ces trois éléments. La production obtenue, vous la partagerez au prorata du travail, du talent et du capital qui auront été employés. Rien n’est plus simple.
Rien n’est plus simple. C’est aussi l’opinion de l’école sociétaire. Eh bien ! à quels signes reconnaissez-vous le travail, à quels signes reconnaissez-vous le talent ? Où finit l’un, où commence l’autre ? Quel est votre étalon, votre mètre, votre criterium ?… Si vous nous le montrez, nous nous inclinons. Si vous ne l’avez pas, inclinez-vous à votre tour.
Jusqu’à présent cette mesure n’a été décrite ni par le maître, ni par l’apôtre, ni par les disciples. C’est que le travail le plus brut, le plus matériel, est allié avec du talent ; tout comme le talent le plus exquis, le plus subtil, le plus éthéré, le plus aromal (en langue sociale), ne se manifeste que par du travail, comme vous l’entendez. Et puis, ne voyez-vous pas encore que si, par la pensée, vous classez le travail en travail purement manuel, et en travail strictement intellectuel, ce travail manuel se perfectionne par l’usage, et s’imprègne de talent ? Première difficulté. Le travail intellectuel est susceptible d’accumulation, et passe à l’état de capital, pour former ce que l’on a si bien nommé le capital moral ; autre difficulté.
Les saints-simoniens disaient : « À chacun selon sa capacité ; à chaque capacité selon ses œuvres. » Ils n’avaient pas non plus de capacimètre, et ils avaient obvié à l’inconvénient par la loi vivante, composée d’un couple (le prêtre et sa femme), qui étaient généralement les plus beaux, et qu’ils admettaient, par hypothèse, les plus aimants, et les plus capables de répartir les produits. Restait à démontrer la légitimité de cette loi.
Les phalanstériens ont tourné la difficulté d’une autre façon. Les membres des divers groupes de travailleurs déterminent, aux voix, ce qui est capital, ce qui est travail, ce qui est talent. Nous accepterons le procédé du vote, ce qui ne nous empêchera pas d’y trouver trois inconvénients. Le premier, que les séances de travail étant de deux heures au plus, et le même travailleur plus ou moins dominé par la papillonne (l’inconstance, en harmonie), fréquentant une série de groupes par jour et par semaine, capitaliste au n° 1, travailleur au n° 2, artiste au n° 3, de nouveau capitaliste au n° 4, encore simple travailleur au n° 5, virtuose au n° 6, savant au n° 7, etc., etc., il lui sera matériellement impossible de voter pour la répartition dans chaque groupe, à moins que l’homme ne puisse arriver à faire l’impossible, en harmonie. Le second inconvénient, qu’à moins que la mémoire ne s’agrandisse infiniment, il faudra des comptes-courants et une comptabilité vraiment fantastiques. Le troisième enfin, que chaque membre de groupe devra avoir la science infuse, pour voter avec intelligence sur chaque espèce de travail et de talent. Nous accordons que tous les hommes seront, avec l’usage des douze passions, de petits anges, qui ne voteront jamais contrairement à l’intérêt du voisin.
Mais admettons comme éléments de production le capital, le travail et le talent ; admettons encore le procédé de répartition que nous venons d’expliquer, par quelle raison Fourier et ses disciples donnent-ils cinq huitièmes au travail, quatre huitièmes au talent, et trois huitièmes au capital ? Ne parlons pas du capital, supposons qu’il n’ait que ce qu’il mérite ; accordons même que le talent, vu son essence, trouve en lui-même un commencement de rétribution : en vertu de quelle loi mettez-vous entre lui et le travail le rapport quatre est à cinq ? Pourquoi pas trois est à quatre, ou sept est à huit, ou tout autre ?
La formule du capital, du travail et du talent ne serait-elle pas fausse, et dès lors le système de répartition qui s’appuie sur cette formule, peut-il être scientifique, c’est-à-dire naturel et vrai ?
JOSEPH GARNIER.
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