De la colonisation chez les peuples modernes (Première édition, 1874) — Deuxième partie

DEUXIÈME PARTIE  : DOCTRINES 

LIVRE PREMIER — DE L’INFLUENCE DES COLONIES SUR LES MÉTROPOLES

CHAPITRE PREMIER

De l’émigration humaine

Dans la première partie de cet ouvrage nous nous sommes efforcé d’exposer avec exactitude et en détail la politique coloniale des principaux peuples d’Europe, depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours. Nous avons mis les diverses nations en regard les unes des autres : nous avons signalé les différents systèmes et noté leurs modifications successives. Nous procédions ainsi par la voie expérimentale, recueillant les faits, comparant les méthodes et cherchant à relier par une analyse rigoureuse les effets à leur cause. C’était une étude toute concrète et historique, ce ne pouvait être cependant un pur statement of facts : il était inévitable, il était même utile d’y mêler des réflexions, des éloges ou des blâmes, et de soumettre à notre jugement les faits que nous constations. Néanmoins, cet examen était trop complexe et trop morcelé pour qu’il s’en dégageât avec netteté des vues d’ensemble, des principes clairs et précis : le côté critique ou négatif y devait dominer ; les notions générales devaient disparaître parfois sous les aperçus de détail. Il est donc nécessaire que nous abordions la question sous une autre face, que nous en traitions le côté dogmatique ou positif, qu’après avoir étudié les faits, nous arrivions à la doctrine, et que, à cet examen empirique des données de l’histoire, nous fassions succéder, à la fois comme résumé et comme conclusion, l’exposé des principes de la science. 

En recueillant ainsi dans quelques chapitres les observations éparses dans les deux premiers livres de cet ouvrage, en donnant un corps à ces remarques isolées et sans lien, nous nous exposons sans doute à quelques répétitions : mais c’est une condition naturelle de toute étude scientifique, qui s’appuie sur l’expérience, d’être contrainte de se retourner à la fin de son parcours, pour embrasser dans une vue d’ensemble la masse des faits disséminés qu’elle aura soumis le long du chemin à un examen spécial et exclusif. De même qu’il était nécessaire dans la première partie de cet ouvrage de discuter les faits en les exposant, de les rapprocher, de les contrôler pour en induire les vrais principes : de même il est utile à la fin de ce travail de réunir en un corps de doctrines ces principes isolés, encore à demi confondus dans les faits contingents et les circonstances variables où nous les avons jusqu’ici rencontrés. 

Considérant à ce point de vue la colonisation moderne, la première question qui s’impose à nous, question qui domine toute la matière, c’est la suivante : Est-il bon qu’une nation ait des colonies ? Y trouve-t-elle un élément véritable de développement et de prospérité ? ou bien, au contraire, ce sang dont elle se prive n’a-t-il pas pour conséquence de l’affaiblir ? ces capitaux qu’elle envoie sous d’autres climats, ne sont-ils pas perdus pour elle et m’amènent-ils point son appauvrissement ? Il n’est pas besoin de s’arrêter sur l’importance d’une pareille question : chacun la voit et la sent. Ce qu’il est bon de remarquer, c’est que les avis diffèrent notablement sur la réponse : nous devrons entrer, pour parvenir à la vérité, dans des discussions délicates et compliquées. Cette question préjudicielle une fois tranchée, se présente un autre ordre de recherches, où les solutions, bien simplifiées par l’expérience et déjà indiquées dans la première partie de notre travail, ne demanderont pas de longs développements : cet ordre de recherches comprend dans toute son étendue le régime administratif, politique et économique des colonies. Nous diviserons donc en deux livres cette seconde partie : dans le premier nous examinerons la colonisation au point de vue de la métropole, recherchant l’influence qu’elle exerce sur le corps social métropolitain ; dans le second nous étudierons la colonisation au point de vue du développement propre des colonies. Il y a sans doute entre ces deux études une grande connexité, mais nous sommes porté à les distinguer par un intérêt de clarté et de précision.

L’émigration est le fait générateur de la colonisation ; de tous les phénomènes sociaux, l’émigration est l’un des plus conformes à l’ordre de la nature, l’un des plus permanents, à toutes les époques de l’histoire : « Il est aussi naturel aux hommes, dit Burke, d’affluer vers les contrées riches et propres à l’industrie, quand, par une cause quelconque, la population y est faible, qu’il est naturel à l’air comprimé de se précipiter dans les couches d’air raréfié. » Que ce soit là un instinct inhérent aux sociétés humaines, c’est ce qu’il est superflu de démontrer ; mais les conséquences de cet instinct méritent de fixer notre attention. Que les contrées nouvelles et peu peuplées retirent des avantages considérables du courant d’émigration qui s’y porte, c’est ce que personne n’a songé à contester ; mais que la mère patrie, d’où l’émigration provient, en retire également un avantage, c’est ce qui, de tout temps, a prêté à discussion. Ces forces humaines, qui quittent le vieux monde pour aller dans des contrées lointaines se livrer au défrichement de sols nouveaux et à l’exploitation de richesses jusque-là délaissées, ne sont-elles pas perdues pour la terre où les avait placées la nature, et leur éloignement n’enlève-t-il pas à la société qu’elles abandonnent une partie de sa vigueur et de sa vitalité ? ou bien, au contraire, est-ce que ces existences humaines, qui ne trouvaient pas dans le vieux monde l’emploi de leurs aptitudes naturelles, qui surchargeaient inutilement le marché du travail, qui subsistaient parfois aux dépens de la société, où les avait jetées le hasard de la naissance, ne délivrent pas par leur départ la métropole d’un poids accablant, n’allègent pas la marche de l’industrie et ne facilitent pas des progrès futurs ? Voilà les conclusions opposées, qui, de tout temps, ont partagé dans des proportions diverses les publicistes et les hommes d’État. Les raisons sont fortes en faveur de l’une et de l’autre ; on ne saurait se déterminer entre elles sans une observation attentive et délicate, car plusieurs des questions les plus compliquées de la science économique entrent comme éléments dans ce problème.

Si nous remontons l’histoire nous trouvons dans les livres et dans les faits les traces des deux doctrines opposées ; voici comment s’exprime lord Bacon dans une lettre adressée à Jacques Ier en 1606 : « Un effet de la paix dans les royaumes fertiles, où le peuple, n’éprouvant aucun arrêt ou aucune diminution par suite de guerres, ne cesse de s’accroître et de se multiplier, doit être en fin de compte une exubérance et un superflu de population, si bien que le territoire puisse à peine nourrir les habitants ; il en résulte souvent un état général de misère et d’indigence dans toutes les classes de la société, de manière que la paix extérieure se change en troubles et séditions au dedans. Mais la divine providence offre à propos à Votre Majesté un préservatif contre ces calamités en lui donnant l’occasion de coloniser l’Irlande, où un grand nombre de familles peuvent trouver à se sustenter et à vivre dans l’aisance, ce qui déchargera d’autant l’Angleterre et l’Écosse et détournera beaucoup d’éléments de trouble et de sédition ; c’est une situation analogue à celle d’un propriétaire qui serait incommodé par l’abondance des eaux dans le lieu où il aurait sa demeure et qui s’aviserait un jour d’employer ce superflu d’eaux en étangs, ruisseaux et canaux pour l’utilité et pour le plaisir des yeux. C’est ainsi que Votre Majesté trouvera un double avantage dans cette colonisation, en libérant certaines provinces d’un excès de population, qu’elle emploiera utilement dans d’autres. » C’est là, en termes parfaitement clairs, la théorie de l’émigration systématique. Il ne paraît pas cependant qu’elle fût généralement en faveur. Nous trouvons, en effet, dans le passé un bien plus grand nombre de règlements pour arrêter l’émigration que pour la favoriser. Nous avons vu quelles entraves l’Espagne mettait au départ des émigrants et avec quelle lenteur se peuplèrent ses colonies d’Amérique. L’Angleterre présente un grand nombre de mesures contre l’émigration et c’est à peine si l’on trouve avant le commencement du XIXe siècle une tentative sur une grande échelle d’émigration encouragée et provoquée par l’autorité. En 1709, une calamité physique, le terrible hiver dont la renommée dure encore, et dont les effets funestes furent accrus par les calamités et une guerre opiniâtre, détermina le gouvernement de la reine Anne à promettre le passage gratuit en Amérique à tous les indigents qui se présenteraient ; on en vit accourir près de 30 000. Mais ce fut là un fait exceptionnel. Le Parlement ne tarda pas à prendre des mesures sévères pour prohiber l’émigration des ouvriers, ainsi que l’exportation des métiers et des machines à destination des colonies. Les actes parlementaires portant ces défenses furent répétés à diverses époques : 1719, 1750, 1782. On invoquait pour les justifier les dommages portés à l’Espagne par l’expulsion des Maures et plus récemment le préjudice causé à la France par l’éloignement des protestants que l’édit de Nantes avait bannis. Ce n’est guère que dans notre siècle que l’émigration fut regardée par le peuple et par le gouvernement anglais comme un fait utile, digne d’être encouragé par des primes et de recevoir des subventions, soit des communes, soit de l’État. L’Allemagne présente dans sa législation les mêmes variations que l’Angleterre. L’émigration y fut d’abord libre et s’y fit sur une grande échelle ; en 1766 l’on comptait plus de 200 000 Allemands dans les colonies anglaises de l’Amérique ; et, dans la seule année 1784, 17 000 Allemands arrivèrent aux États-Unis. Mais les gouvernements intervinrent ; des peines très sévères furent portées par plusieurs États ; des amendes, des confiscations, la prison même arrêtèrent une partie des malheureux qui voulaient quitter leur patrie ; la majeure partie des hommes d’État et des publicistes de l’Allemagne avaient pour doctrine la fameuse phrase de Jean-Baptiste Say, répétée par Roscher, que le départ de 100 000 émigrants par an, avec des millions de florins par dizaines, équivaut à la perte d’une armée de 100 000 hommes qui, tous les ans, seraient engloutis, en passant la frontière, avec armes et bagages. Cette contradiction dans les doctrines des publicistes et dans les lois des États nous impose l’obligation d’examiner dans ses traits principaux cette grande question de l’émigration, qui n’est autre chose qu’une des faces du problème ardu de la population.

C’est un fait prouvé par l’expérience que dans toute société civilisée il y a annuellement un excédent des naissances sur les décès : c’est là un phénomène naturel que l’on peut regarder comme universel et qui ne cesse de se produire que sous l’influence de grandes perturbations sociales ou économiques. Mais cet excédent continu du nombre des naissances sur le nombre des décès doit-il être considéré comme un bien ou comme un mal ? Deux avis opposés se sont produits : les uns, et ce sont principalement les économistes de l’école anglaise, se sont alarmés à l’aspect de ce mouvement continu, d’où résultait un accroissement ininterrompu de la population : ils ont craint que les maux les plus effroyables ne provinssent à la longue de cette augmentation constante du nombre des vivants : ils ont signalé la baisse des salaires, la misère générale, comme les suites nécessaires de cette progression alarmante. De cette école, nous avons déjà cité un des plus vieux représentants, Bacon ; quant à son principal interprète, celui qui lui a donné son nom et dans lequel la doctrine a paru s’incarner, il est à peine besoin de le dire, c’est Malthus. Un grand nombre d’esprits se sont rangés à cette opinion et envisagent avec une vive inquiétude tout excédent sensible du nombre des naissances sur le nombre des décès. Mais, si générale que soit devenue cette conception du problème de la population, elle trouve encore un grand nombre d’adversaires : il est beaucoup de gens, et c’est là l’opinion des hommes d’État en général et du vulgaire, qui regardent tout accroissement de la population comme une force pour un pays : l’excédent notable des naissances sur les décès est à leurs yeux à la fois un signe de prospérité présente et un gage de prospérité future : ce sont de nouvelles intelligences, de nouveaux bras qui viendront accroître un jour le travail national et lui donner plus d’expansion, De ces deux opinions quelle est la bonne ? Il est difficile de le dire : l’une et l’autre, selon nous, sont exagérées : il y a là une question de mesure et de répartition : l’excédent des naissances sur les décès, quand il n’est pas excessivement considérable, quand il ne se présente pas uniquement dans les classes pauvres, qu’il se répartit également, au contraire, sur toutes les catégories de la société, est, selon nous, un fait qui n’a rien d’alarmant et dont l’on doit même se féliciter. Ce qu’il importe, c’est que la population n’augmente pas dans une proportion supérieure ni même égale à l’augmentation des capitaux ; mais il est bon qu’elle s’accroisse légèrement en-deçà de cette limite extrême. La civilisation n’a pas à s’effrayer de cet accroissement que nous appellerons normal : elle y trouve des ressources considérables : elle ne peut, en effet, se passer de bras et d’intelligences : et, plus elle progresse, plus elle a besoin d’intelligences et de bras : or, une progression légère et régulière dans la population d’un pays vient satisfaire à ces exigences toujours croissantes d’une civilisation avancée, en lui fournissant sans cesse plus de capacités et de forces humaines. Un pays où la population est complètement stationnaire, où même, il s’en trouve quelques exemples, la population diminue, n’est pas, à notre avis, dans un état sain et normal : au point de vue moral, au point de vue politique et même au point de vue économique, il est dans une situation morbide et douloureuse. La limite extrême de l’accroissement de la population, ce doit donc être l’accroissement des capitaux : il est souverainement dangereux et nuisible que le mouvement ascendant de la population soit plus rapide que celui de la capitalisation : il est bon, il est utile, au contraire, que le nombre des habitants d’un pays s’augmente légèrement, pourvu que ce soit dans une proportion inférieure à l’accumulation de l’épargne nationale. Conformément à cette règle, nous blâmerons sévèrement l’Irlande, où le mouvement ascendant de la population a été longtemps, et peut-être est encore désordonné et sans proportion aucune avec l’accroissement des capitaux : nous blâmerons, d’un autre côté, quoique avec beaucoup moins de sévérité, certains départements de la Normandie, où, malgré l’énorme accumulation de l’épargne, le chiffre annuel des naissances est inférieur au chiffre annuel des décès [1], quoique pourtant la vie y soit fort longue et plus étendue en général que dans tous les autres départements de France. Dans l’un et l’autre cas nous voyons le symptôme d’un état moral peu satisfaisant : d’un côté, c’est une déplorable prédominance des instincts animaux : de l’autre côté, c’est la prépondérance trop exclusive, et partant regrettable, de l’esprit de calcul qui finit par refouler et annihiler presque l’esprit de famille. 

Ces principes une fois établis, nous pouvons aborder avec facilité le problème de l’émigration. Les uns craignent qu’une émigration notable et permanente ne vienne enlever aux contrées civilisées, où la population s’accroît lentement, une partie de leur vigueur et de leur vitalité, les autres espèrent qu’une émigration bien dirigée dégagera les pays, où le mouvement de la population est trop rapide, du superflu de bras sans emploi et d’existences parasites. Les premiers appréhendent que l’émigration ne détruise l’équilibre là où l’équilibre existe. Les autres comptent sur elle pour le rétablir là où cet équilibre se trouve détruit. Ces deux opinions ne sont pas complètement opposées, elles sont même aisément conciliables, elles se résument l’une et l’autre dans cette pensée que l’émigration a une influence profonde et décisive sur le mouvement de la population, qu’elle peut agir comme régulateur et que, en l’autorisant, en la favorisant ou en la prohibant à propos, on peut maintenir dans les vieilles contrées entre le capital et la population la proportion que l’on considère comme la plus favorable aux progrès de la société. Cette pensée, nous n’hésitons pas à le dire, est très exagérée ; l’émigration n’a pas l’importance qu’on lui prête : son action est loin d’être aussi profonde et aussi radicale : elle n’influe que d’une manière très passagère et très superficielle sur le mouvement de la population : elle ne peut le régler ni le restreindre d’une manière permanente, à moins qu’elle ne soit accompagnée ou suivie de modifications considérables dans le régime économique ou dans l’état moral des sociétés où elle a lieu. 

C’est une remarque très sensée de Mac-Culloch que tous les grands empires ont été fondés par l’émigration volontaire sans qu’il en soit jamais résulté de diminution sensible de la population ou d’augmentation notable des salaires dans les pays d’où elle provenait. (Mac-Culloch, édition d’Adam Smith, page 456.) Dans les trois derniers siècles l’Espagne et le Portugal sont avec l’Angleterre les contrées où l’émigration a eu lieu sur la plus grande échelle. Quelques publicistes ont pensé que son action, sur les deux premières nations du moins, a été désastreuse. Voyant ces deux peuples, si grands et si prépondérants au XVIe siècle, rapidement décliner, la population rétrograder, la richesse diminuer, l’énergie et l’activité sociale se restreindre, on a cru à un épuisement intérieur qui aurait eu sa cause dans une émigration trop considérable. C’est là un aperçu superficiel dont l’inexactitude est démontrée par un examen attentif des faits. Si l’on y regarde de près, l’on s’aperçoit que la plus grande proportion des émigrants d’Espagne a appartenu, dès l’origine, aux provinces qui, aujourd’hui encore, sont les plus peuplées, les plus industrielles, les plus florissantes de la monarchie, la Biscaye, la Galice, la Catalogne, les Canaries. Quel qu’ait été l’état des choses dans le reste de la monarchie, il est un fait prouvé, c’est que dans les provinces que nous venons de citer, la population et la richesse, si grande qu’ait pu être l’émigration, n’ont subi aucun temps d’arrêt, elles n’ont fait que croître, lentement il est vrai, mais d’une manière continue. C’est donc avec raison que Merivale a écrit : « L’émigration dans ces contrées, comme chez nous-mêmes, n’a été, en réalité, rien de plus que l’écoulement imperceptible d’une partie minime de la force et de la substance nationales ; dans l’histoire commerciale du pays, son effet peut passer pour absolument nul. » Il est remarquable, dit le même écrivain, que la province d’Ulster, qui est de toute l’Irlande la partie où l’émigration depuis plusieurs siècles a été la plus considérable, est néanmoins celle où l’accroissement de la population est le plus rapide. Il en est de même pour l’Allemagne où la Souabe et le Palatinat sont les contrées dans lesquelles l’émigration a eu de tout temps la plus grande importance : depuis la fin du règne de la reine Anne jusqu’à 1755, d’après les tables de Sadler, un courant régulier d’environ 8 000 émigrants se serait porté chaque année de ces provinces vers la Pennsylvanie sans compter un nombre plus considérable, sans doute, qui aurait afflué dans les autres États de l’Union : depuis lors l’émigration dans ces contrées a eu lieu sur une bien plus grande échelle, spécialement depuis la paix de 1815 ; et malgré tous ces départs, ce sont encore là les parties les plus peuplées de l’Allemagne. De même en France, les départements où l’émigration s’effectue avec le plus d’intensité, ceux de l’Est et du Midi, présentent néanmoins un accroissement de population notable et continu, tandis que d’autres départements où l’on citerait à peine quelques émigrants, comme ceux de Normandie, voient décliner le nombre de leurs habitants. Il est donc chimérique de craindre que l’émigration spontanée et volontaire puisse jamais diminuer la population d’un grand pays : les vides sont bientôt comblés. L’influence de l’émigration sur la santé du corps social, a-t-on dit avec esprit, est analogue à l’influence d’un saignement de nez sur la santé d’un homme : et comme un saignement de nez est également incapable d’affaiblir un corps vigoureux ou de prévenir une apoplexie, de même l’émigration n’est susceptible ni d’énerver un grand pays ni de le préserver d’un superflu de population. Le nombre des personnes qui émigrent, a-t-on dit encore, n’a pas plus d’effet pour régler l’accroissement des multitudes qui habitent un vaste pays, que l’eau qui entre dans les docks de Londres ou qui en sort n’a d’influence sur le niveau de l’Océan. Ces figures, un peu exagérées peut-être, rendent assez bien compte de l’action toute superficielle et passagère de l’émigration. La petite île de Skye, selon Merivale, avait, dans la première partie du XVIIIe siècle, 11 000 habitants : près des trois quarts, 8 000 environ, émigrèrent vers 1755 ; au bout d’une génération, non seulement le chiffre primitif d’habitants était regagné, il était même légèrement dépassé. De 1851 à 1861, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande fournit le nombre colossal de 2 249 350 émigrants : si l’on défalque le contingent provenant de l’étranger (194 522 émigrants étrangers embarqués dans les ports anglais), il reste encore plus de 2 000 000 de sujets anglais qui se sont expatriés de 1851 à 1861. Malgré cela, le nombre des habitants du Royaume-Uni s’est accru pendant la même période de 1 519 000 âmes. Il faut donc que l’excédent des naissances sur les décès, pour combler les lacunes causées par l’émigration et produire encore une si forte augmentation, se soit élevé en dix ans à 3 000 000 et demi d’âmes. Cela fait par année un accroissement naturel de 350 000 habitants ou 1,2% : proportion supérieure à ce qu’on a jamais rencontré dans aucun autre État d’Europe. Il semble même que plus l’émigration est grande, plus la population s’accroît et que, bien loin de servir de régulateur, l’émigration sur une grande échelle ne serve que de stimulant. En effet, dans la période de 1841 à 1851, où l’émigration avait été beaucoup moindre que de 1851 à 1861, l’accroissement du nombre des habitants des Trois-Royaumes fut aussi beaucoup plus lent. La population n’avait augmenté pendant la première période décennale que de 3,2% : dans la seconde période, au contraire, où l’émigration fut infiniment plus considérable, la population augmenta, nonobstant, de 5,5%. Roscher fait remarquer que sous l’influence de cette émigration extraordinaire le nombre des mariages contractés en Angleterre s’accrut d’une manière subite et considérable. Dans les années 1847-1849, l’on n’avait compté en moyenne que 138 000 mariages et 560 000 naissances : en 1852, il y eut 158 000 mariages et 624 000 naissances ; dans les six premiers mois de 1853, l’on compta 320 000 naissances. L’Irlande elle-même fournit aussi la preuve qu’une vaste émigration est un stimulant à l’accroissement de la population. Dans la période de 1851 à 1861 cette île vit partir 1 231 000 habitants ; néanmoins sa population n’avait été diminuée que de 788 000 âmes : la différence, qui est de 443 000 âmes, avait été couverte par un excédent des naissances sur les décès, excédent énorme qui équivaut à 7% de la population totale. En Allemagne, si grande que puisse être l’émigration, elle est loin d’atteindre au chiffre de l’excédent des naissances sur les décès : ce sont précisément les contrées où elle a le plus d’importance qui voient croître le plus vite le nombre de leurs habitants, et, quoiqu’elle ait atteint, en une seule année, le chiffre de 251 931 départs, elle ne peut compenser l’excédent annuel des naissances sur les décès, lequel est d’environ 400 000 âmes. 

Ainsi l’émigration, si formidables que soient les chiffres qu’elle ait fournis en quelques années, n’est pas à elle seule un remède, décisif du moins, à l’excès de population. À moins qu’elle ne soit suivie d’un accroissement de prévoyance de la part de ceux qui restent dans le pays, les vides sont bientôt remplis. Bien plus, tout tend à prouver, l’expérience et le raisonnement, qu’une émigration régulière et considérable, sur laquelle le peuple compte, doit augmenter la population, loin de la restreindre. De ce phénomène trop ignoré, nous avons déjà donné les preuves expérimentales, il reste à en chercher l’explication. Elle se tire aisément de la nature du cœur humain et des instincts sociaux. Roscher l’a exposé avec infiniment de netteté : « L’augmentation de la population, dit-il, étant donnée, la nature humaine a une tendance à s’étendre, autant que le permet la masse des subsistances (dans le sens le plus large du mot) comparée avec les besoins usuels dans le pays. Cette loi de la nature est, dans sa sphère, aussi incontestable que la loi de gravitation. Toute extension relative de la masse des subsistances, qu’elle provienne d’une production plus abondante, ou d’une restriction dans les besoins des travailleurs, entraîne après soi un accroissement de la population. Or, il est incontestable que la croyance universelle à une extension des subsistances doit avoir exactement le même effet que cette extension réalisée. Si, par exemple, pendant que l’émigration est en faveur, des millions d’Allemands s’imaginent que non seulement les émigrants sont dans une position plus satisfaisante qu’auparavant, mais qu’encore ceux qui sont restés dans le pays vont se trouver également dans une position meilleure, ce simple espoir suffit pour faire conclure un grand nombre de mariages et produire un grand nombre de naissances, qui sans lui n’auraient pas eu lieu. » Cela équivaut à dire que la tendance à l’augmentation de la population a pour mesure, non seulement les ressources réelles des travailleurs, mais l’opinion qu’ils ont de leurs ressources : il suffit ainsi que la grande majorité de la nation ait l’opinion, même erronée, que ses ressources vont s’accroître par suite d’un certain événement, pour qu’il résulte de cette espérance illusoire les mêmes conséquences que si ces ressources s’étaient réellement accrues. 

L’émigration, en elle-même, si étendue qu’on la puisse faire, si elle n’est suivie de réformes économiques qui changent l’état du pays, ou de réformes morales et intellectuelles, qui modifient les idées et les habitudes des hommes, n’a donc pas une action profonde et permanente sur l’accroissement de la population. C’est en vain que quelques novateurs ingénieux ont inventé des systèmes spéciaux pour empêcher, par une émigration bien organisée, l’augmentation désordonnée du nombre des habitants d’un grand pays. La fameuse école de colonisation systématique, dont nous avons exposé plus haut les théories les plus importantes, a porté aussi ses vues sur ce grand phénomène de l’émigration, et elle a formé de curieux projets pour métamorphoser en quelques années l’état de la métropole en même temps que l’état des colonies. Dans les vues de cette école sur l’émigration on retrouve cet esprit inventif mêlé de chimères que nous avons eu l’occasion de constater dans les principes généraux de cette secte. Wakefield a prétendu qu’un grand effet pouvait être produit avec une difficulté relativement minime, au moyen d’une émigration choisie, c’est-à-dire en faisant émigrer, chaque année, un nombre modéré de jeunes gens des deux sexes arrivant juste à l’âge du mariage : de cette façon l’on arrêterait, disait-il, les progrès de la population et l’on dégagerait le marché du travail. Wakefield estimait que l’éloignement de 75 000 personnes par an, si elles étaient choisies à un âge convenable et en nombre égal de chaque sexe, suffirait pour dépeupler l’Angleterre en quelques générations. Cette théorie est tout aussi superficielle que celle du sufficient price pour les terres des colonies, laquelle nous avons étudiée dans la première partie de cet ouvrage : elle repose sur une erreur du même genre. Le défaut de ce raisonnement, c’est de supposer que la proportion des naissances à la population en âge d’avoir des enfants est invariable. Il est, au contraire, incontestable que si un certain nombre de couples, en âge de mariage, était éloigné chaque année, la proportion des naissances à la population en âge d’avoir des enfants ne tarderait pas à changer : les mariages entre les jeunes gens qui resteraient, deviendraient plus fréquents : le nombre des enfants par chaque union augmenterait, du moins si rien n’était changé au capital national ; et cette émigration d’élite n’amènerait nullement le résultat annoncé. 

Mais si l’émigration, quelque ingénieusement ordonnée qu’elle puisse être, n’a pas une action profonde et durable sur le mouvement de la population, n’est-il pas possible, en se servant d’elle avec habileté et mesure, d’amener une amélioration dans le sort des travailleurs, une hausse dans le taux des salaires et d’atténuer, grâce à elle, le coup des crises industrielles ? Nous ne croyons pas non plus que, sous ce rapport, l’émigration puisse avoir une influence décisive et bienfaisante. La demande du travail dans tout pays de grande industrie est excessivement variable : une foule de circonstances politiques, économiques, financières, la modifient dans des proportions considérables : pour ne pas parler des grandes crises commerciales, les progrès dans la fabrication, l’introduction de machines, ou bien encore des changements de mode, une interruption subite dans les relations avec un pays lointain, viennent parfois troubler profondément la production et jeter quelquefois sur le pavé un grand nombre d’ouvriers. C’est là une des tristes nécessités inhérentes à l’industrie et qu’il est impossible d’éviter : c’est là un mal périodique, qu’on ne peut espérer de voir disparaître ; tout ce que l’on peut faire, c’est d’en atténuer le choc par des institutions de prévoyance et surtout par de fortes mœurs industrielles qui ne peuvent résulter que d’une éducation saine et d’une substantielle instruction. Mais l’émigration peut-elle servir comme palliatif ou dérivatif ? Nous ne croyons pas que ce soit là son rôle. On en a fait bien des fois l’expérience dans de semblables circonstances ; nous ne pensons pas qu’elle ait réussi. De 1827 à 1833, l’introduction des machines à filer mues par la vapeur produisit en Angleterre une crise intense ; une notable partie de la population ouvrière se trouva sans emploi. On eut recours à l’émigration sur une large échelle. Le Parlement décréta, en 1827, qu’il fallait envoyer aux colonies 95 000 individus qu’il trouvait avantageusement remplacés par des engins mécaniques. On constitua un comité qui fit dans le pays une grande propagande ; on accorda de larges subsides au transport des émigrants ; leur nombre haussa dans une proportion énorme. Dans la période quinquennale précédente, il n’avait été annuellement que de 24 000 en moyenne ; il monta subitement à 76 000 ; il atteignit même, en 1832, le chiffre de 103 140, pour retomber immédiatement à moitié dans la période qui suivit. Qu’arriva-t-il ? C’est que l’industrie prit en peu de temps une extension très grande par les progrès de la mécanique qui développaient la production et multipliaient la consommation grâce au bon marché. L’on eut alors besoin d’un plus grand nombre d’ouvriers et l’on regretta le départ de ces 95 000 travailleurs, qui, après quelques mois de souffrance, se seraient trouvés dans une situation meilleure que jamais, au lieu que l’immense majorité végéta et tomba dans la misère aux colonies. Quelques années plus tard, vers 1840, le métier automate ou renvideur, selfacting, devint d’un usage général ; selon le cours naturel des choses, un grand nombre d’ouvriers se trouvèrent immédiatement sans emploi ; le Parlement se garda bien de l’erreur où il était tombé dix ans auparavant ; il n’intervint pas ; mais des sociétés charitables privées s’étaient formées pour faire émigrer les travailleurs sans emploi ; de plus, le bureau de l’émigration pour l’Australie, fondé en 1836, venait de se réorganiser sur de plus larges bases en 1839 : il en résulta un appel pressant aux ouvriers sans travail. Ceux-ci y répondirent par une émigration deux fois plus nombreuse que dans la période quinquennale précédente. Qu’arriva-t-il ? Après quelques mois de souffrance l’industrie prenait un immense essor et regrettait la perte de ces milliers de bras qui venaient de lui être dérobés. L’histoire sociale et industrielle de l’Allemagne présente des faits identiques : toutes les fois qu’une crise momentanée est venue frapper l’industrie, la philanthropie publique ou privée a cru devoir recourir à un développement de l’émigration ; c’est là une erreur funeste. L’expatriation, fait définitif, est un mauvais remède contre un mal passager. La crise, bien loin d’être atténuée, se trouve prolongée par une telle conduite et la reprise est rendue plus difficile. On s’est persuadé qu’il est utile et juste d’opérer une hausse artificielle des salaires par la soustraction soudaine d’une partie des ouvriers. C’est, à nos yeux, un expédient déplorable et qui va contre son but. Quoi que l’on fasse, la hausse des salaires n’est normale, bienfaisante et durable que si elle est accompagnée d’une plus grande productivité dans le travail de l’ouvrier. Quand elle est due à d’autres circonstances, comme des grèves ou une émigration considérable, c’est une hausse qui ne peut durer et qui est nuisible. Elle frappe au cœur l’industrie nationale, elle la met dans des conditions défavorables relativement à l’industrie étrangère, elle amène inévitablement des perturbations économiques et sociales. Supposons, en effet, qu’au même instant une machine nouvelle soit introduite en France et en Angleterre dans une vaste industrie dont elle change les conditions. Supposons également que les ouvriers français supportent courageusement le chômage de quelques mois, qui leur sera nécessairement imposé ; que les ouvriers anglais, au contraire, émigrent par centaines de mille, ce que les progrès de la navigation rendent aujourd’hui possible, n’est-il pas vrai qu’au moment de la reprise, quand la production tendra à s’étendre dans des proportions indéfinies, ainsi qu’il est d’usage après de grands progrès mécaniques, n’est-il pas vrai qu’alors l’Angleterre, à qui l’on aura soustrait un très grand nombre de ses ouvriers et qui se verra forcée de payer ceux qui restent à des prix très élevés, se trouvera, relativement à la France, dans des conditions très défavorables ? N’est-il pas vrai que cette difficulté à étendre sa production, cette plus grande rareté et cette plus grande cherté de la main-d’œuvre entravera le développement de l’industrie ? N’est-il pas possible, probable même, que de cet état de choses résultera à court délai une crise nouvelle ? N’arrivera-t-il pas alors que ces ouvriers, dont le nombre a été restreint, dont le salaire a été momentanément élevé, auront à traverser de nouvelles épreuves et se trouveront dans une position plus difficile que si le nombre des travailleurs n’avait pas été diminué par l’émigration ? Voilà ce que l’école d’émigration systématique ne comprend pas ; voilà cependant ce qu’il importe de répéter ; en dépit de Ricardo, de Wakefield et de bien d’autres, toute hausse du salaire, qui n’est pas justifiée par une productivité plus grande du travail de l’ouvrier, toute hausse qui provient de moyens artificiels, des coalitions, d’une émigration sur une vaste échelle, cette hausse-là n’est pas durable, elle n’est pas bienfaisante ; elle peut, elle doit amener des crises industrielles. 

Mais que deviennent les ouvriers qui partent ? Quoi, s’écrie Roscher avec une inquiétude bien justifiée, ces tisserands de Silésie, qui ne peuvent, même dans leur pays, couper du bois ou casser des pierres, on en veut faire des colons ; on croit qu’ils ont l’étoffe de pionniers et de squatters ? C’est à la misère et à la mort peut-être qu’on les envoie à grands frais par-delà les mers. Il ne faut pas s’y tromper, ces pauvres artisans, dénués de tout, entirely destitute, font fort mauvaise et triste figure dans ces rudes sociétés que l’on appelle des colonies ; ils y sont fort mal reçus, ils ne trouvent pas à s’y placer, parfois même on les renvoie dans leur patrie sans daigner seulement les laisser débarquer. « Il y a, dit Merivale, une jalouse surveillance de la part de la population des colonies, contre l’introduction d’émigrants qui tombent à leur charge, c’est-à-dire précisément de la classe que nous sommes le plus portés, dans cette contrée, à leur envoyer, et qui, eux-mêmes, sont le plus portés à s’y rendre. Les gens qui veulent émigrer sont, en général, les paresseux, les hommes d’un caractère capricieux et mécontent, ceux qui ne sont qu’irrégulièrement employés, ceux qui ont l’espérance prompte et croient toujours améliorer leur position par le changement, ou bien encore la classe la plus infortunée des hommes de peine, ceux dont les familles sont sans ressource et enfin ceux qui, ayant été élevés pour un métier spécial, voient tout à coup le travail manquer dans cette partie. Nous savons avec quelle jalousie l’émigration sans choix (indiscriminate emigration) est regardée au Canada, où pendant longtemps la législature crut devoir la soumettre à une taxe. Ceux qui ont l’habitude de représenter les colonies comme le refuge certain des gens sans emploi et sans ressources, abandonneraient bientôt cette idée, s’ils lisaient le rapport du comité de l’émigration à Sydney, fait le 12 novembre 1839, au moment même où la demande de la main-d’œuvre était infiniment plus vive que jamais dans la Nouvelle-Galles. » Quoi d’étonnant que les colonies ne veuillent pas de ces malheureux ; ce ne sont pas des recrues, ce sont des charges : ils n’accroissent pas la production, ils prélèvent seulement leur part sur la consommation. Le seul effet de cette émigration, c’est d’introduire le paupérisme dans les colonies où il devrait être inconnu ; c’est d’inoculer au nouveau monde ce vice tenace, presque ineffaçable, des vieilles sociétés. 

Les seuls émigrants dont les colonies retirent quelque avantage, ce sont les jeunes gens vigoureux, pleins de courage et de patience ; les enquêtes anglaises ont prouvé qu’au-dessous de seize ans et au-dessus de quarante, l’émigration était plutôt une charge qu’une ressource pour une colonie. Lord John Russell, au Parlement, en 1840, dans la discussion d’un plan sur l’émigration gratuite, s’exprimait dans les termes qui suivent. « Le but que se sont proposé les auteurs de ce plan, c’est de délivrer la Grande-Bretagne des malheureux dont le travail est le moins profitable et qui pèsent le plus sur elle. Mais le but que se proposent les colonies est naturellement tout autre : c’est d’obtenir non pas la pire, mais la meilleure classe de travailleurs. Elles ne veulent ni les vieux, ni les très jeunes, mais bien ceux qui, étant capables de bien travailler, sont sûrs de ne pas manquer d’emploi dans leur pays. Or, d’après les documents présentés à la Chambre, il n’y a pas la moindre apparence qu’il se trouve chez les travailleurs actifs et capables la moindre disposition à émigrer. Sans doute les ouvriers chargés de famille et qui sont arrivés à un âge où l’on ne peut attendre d’eux un travail bien effectif, et tous ceux qui, pour des raisons diverses, ont peine à se sustenter dans le pays, ne demandent pas mieux que d’émigrer : mais c’est précisément la catégorie dont les colons ne veulent pas, précisément celle dont ils se plaignent et qu’ils repoussent de leurs rivages. Si vous dites : nous ne voulons prélever que les jeunes couples qui sont parfaitement capables de travailler et de trouver leur subsistance dans cette contrée, alors je puis vous répondre, et je suis heureux qu’il en soit ainsi, que cette catégorie d’ouvriers jeunes et actifs, laquelle est parfaitement sûre de ne jamais manquer d’ouvrage dans sa patrie, n’a aucune raison de mettre les mers entre elle et ses parents et que, dans presque toutes les circonstances, elle a refusé l’offre qui lui était faite d’un passage gratuit pour une terre inculte et éloignée. » Tel est l’état des choses : si l’on fait émigrer aux colonies les ouvriers jeunes et actifs que les colons désirent, on enrichit, il est vrai, la colonie, mais on appauvrit d’autant la métropole ; si, au contraire, l’on fait émigrer des malheureux sans ressources et incapables de travailler, l’on surcharge la colonie sans être parfaitement sûr de dégager d’autant la métropole. Voilà pourquoi toute émigration systématique, comme régulateur de la population ou comme remède permanent contre le paupérisme, doit nécessairement manquer son but. 

Est-ce à dire cependant que dans certaines circonstances l’émigration, même officielle et subventionnée, même exécutée sur une grande échelle, ne puisse être bonne ? Ce serait là une exagération ; mais elle n’a jamais par elle-même d’action décisive : elle doit être accompagnée de réformes économiques radicales ; elle n’est, prise en soi, qu’une mesure préparatoire et préliminaire ; elle dégage le terrain, elle rend possible des améliorations d’un autre ordre ; toute son action se borne à un rôle presque négatif. Quand il existe dans un pays un état social traditionnel, contraire à l’ordre économique, quand de cette fausse organisation invétérée il résulte un paupérisme considérable, quand enfin le grand nombre des intéressés à l’ancien état de choses, les catastrophes affreuses qui résulteraient pour eux d’un changement soudain, empêchent les réformes nécessaires, alors il est bon parfois de recourir à l’émigration ; et plus cette émigration sera subite, plus elle se fera sur une vaste échelle, plus aussi elle aura d’influence bienfaisante : c’est là un remède in extremis, qui doit être appliqué avec vigueur. Tel était et tel est encore l’état de l’Irlande. Quelques réformes politiques que l’on veuille consentir, le mal de l’Irlande est dans le mode d’exploitation agricole : l’immense majorité de la population, depuis des siècles, n’a de ressource que le travail des champs et la location à une rente relativement élevée de quelques arpents que l’on cultive en pommes de terre ; de cette culture morcelée, naine, sans capital, il ne peut sortir qu’une production de peu de valeur, variant continuellement dans son rendement et ramenant à peu d’années d’intervalle de véritables famines. Toutes les améliorations de détail, toutes les modifications partielles sont sans résultat contre un ordre de choses aussi foncièrement vicieux. Que l’on supprime, ainsi que le demandaient les libéraux d’Angleterre, la tenance at will, on n’aura apporté qu’un soulagement momentané à la classe agricole, et, d’un autre côté, l’on aura consacré et prolongé peut-être l’existence d’un mode de tenure essentiellement défectueux et contraire aux intérêts bien entendus de tous. Le seul procédé qui ait de l’efficacité, c’est la reconstitution de la propriété, soit grande, soit moyenne, unissant dans l’exploitation des terres les capitaux à la main-d’œuvre, variant les cultures, les rendant progressives, d’uniformes et de stationnaires qu’elles se trouvaient être. Mais une réforme agricole aussi complète ne se peut opérer sans amener une crise intense et longue ; tout au contraire des crises commerciales, qui de leur nature sont passagères et n’atteignent, du moins avec violence, que la moindre partie de la population, les crises agricoles, quand elles ont leur origine dans une transformation totale du mode d’exploitation des terres, pèsent pendant de longues années sur l’immense majorité des habitants d’un pays. Cette opération si utile et si malheureusement considérée comme odieuse, le clearing of estates entraînerait avec soi la misère et la mort peut-être d’une notable partie de la population de l’Irlande : ce serait le sacrifice de presque toute une génération pour le salut des générations à venir ; dans de telles circonstances cette réforme si urgente serait indéfiniment éloignée, rendue à la fois impraticable par l’esprit de charité et par la prudence politique. C’est alors que l’émigration vient à propos, mais que de difficultés dans sa conduite ! Il ne s’agit pas, en effet, de mener en Amérique ou en Australie deux ou trois cent mille paysans par année ; si l’on s’arrête là, on n’a rien fait de durable. Merivale l’a parfaitement prouvé, les vides ne tarderont pas à se remplir, il faudra sans cesse recommencer. Ce qu’il faut, c’est que l’émigration soit le point de départ d’une réforme économique radicale dans le régime des terres et ne constitue que l’opération initiale, le clearing of estates ; pour arriver à ce résultat, il faudrait, non pas que l’émigration se répandît sur toute la surface de l’Irlande, mais qu’elle se fît graduellement, par district, emportant en peu de temps la plus grande partie des tenanciers d’un territoire déterminé, de façon que l’on pût immédiatement y supprimer sans trop de malaise le mode de petite tenure et y organiser une exploitation mieux entendue. Se bornant ainsi chaque année à un district et le mettant à net, on pourrait en une génération modifier radicalement la constitution économique et sociale de l’île et la rendre à une vie nouvelle. On a proposé avec raison de faire des prêts aux propriétaires qui voudraient faire émigrer leurs tenanciers pour changer le mode d’exploitation de leurs terres. Mais tant que l’on continuera à faire émigrer quelques centaines de mille hommes, pris dans la population entière de l’Irlande, l’on n’arrivera à aucun résultat permanent. Déjà l’on a vu, quoique sur une plus petite échelle, s’opérer, grâce à une émigration bien entendue, cette transformation des cultures dans différents pays et à diverses époques. Si l’on se reporte à nos observations sur la colonisation anglaise au XVIe et au commencement du XVIIe siècle, l’on verra que le changement qui s’opéra alors dans l’exploitation des terres en Angleterre et la substitution du pâturage au labourage furent les raisons principales qui déterminèrent l’émigration britannique soit vers l’Amérique, soit vers l’île de l’Irlande, alors insuffisamment peuplée. Ce fut la même raison qui, en Écosse, au commencement de ce siècle, occasionna le courant abondant d’émigrants qui se rendit au Canada, au cap de Bonne-Espérance, aux États-Unis, plus récemment en Australie. On vit ainsi un spéculateur anglais acheter l’île de Lewis tout entière, la plus grande des Hébrides, ayant 150 000 hectares, pour y introduire un système de culture qui supposait l’émigration d’une partie des habitants (Léonce de Lavergne, Économie rurale de l’Angleterre, p. 363). En Allemagne aussi s’est produit sur certains points le même phénomène : on a vu des villages entiers disparaître, les habitants ayant émigré après avoir vendu leurs terres à un capitaliste, qui y organisa une grande exploitation agricole (Jules Duval, Histoire de l’émigration, p. 89 et passim). Si tristes que paraissent au premier abord de tels changements, si pénibles que puissent être leurs conséquences immédiates, il ne faut pas les condamner : ils sont nécessaires et légitimes, ils enrichissent la société en lui procurant un accroissement de valeur et de revenu pour un moindre travail, ils produisent une utilité permanente, achetée, il est vrai, par des souffrances passagères intenses. C’est dans ces occasions qu’une émigration intelligente et bien conduite rend des services. Il est à remarquer d’ailleurs que l’émigration de familles d’agriculteurs est pour les colonies bien plus avantageuse que celle de familles d’artisans ; les premiers trouvent bien plus facilement de l’emploi et arrivent plus vite à l’aisance. Ils ont en effet toujours sous la main, et en abondance, l’instrument de production qui leur est propre, la terre : tandis qu’un tisserand ou tout autre ouvrier des manufactures n’a rien aux colonies à tisser ou à manufacturer. Il ne faudrait pas croire que l’émigration, même sur une vaste échelle, de familles de paysans eut pour effet permanent de restreindre considérablement la population du pays. La plus-value qu’acquiert le sol par un meilleur régime d’exploitation, la création plus prompte et le meilleur emploi des capitaux, développent la prospérité générale et impriment à l’industrie un plus grand essor ; la population finit par remonter presque au même niveau, mais il y a cependant une différence importante entre l’état de choses qui précédait l’émigration et l’état de choses qui le suit, c’est que la population est autrement répartie : au lieu de peser sur le sol en le morcelant et d’épuiser ses forces en un travail peu productif, la population se consacre à des œuvres plus variées, plus rémunératrices, répondant mieux à la diversité des besoins humains. La société, en un mot, se trouve mieux organisée et produit, à égalité de bras, une bien plus grande masse de valeurs. 

Au point de vue du paupérisme, l’émigration, bien dirigée et accompagnée de réformes économiques dans les institutions de prévoyance, s’est montrée parfois d’une grande efficacité. Lors de la réforme de la loi des pauvres en Angleterre, les communes se taxèrent pour faire émigrer une partie de leurs indigents. Un économiste, qui n’est certes pas trop favorable à l’émigration, Merivale, n’hésite pas à constater que d’excellents effets ont été obtenus. Ce qu’il faut observer, c’est que cette émigration, qui rendit de grands services, fut cependant minime. Les rapports des Poor-Law commissionners montrent que 5 000 personnes en l’année 1835-36 furent émigrées par leurs soins. Dans l’année 1836-37 l’on n’en compta plus que 1 200 et l’année suivante que 800. Au 31 décembre 1861, l’on avait ainsi fait émigrer 25 941 personnes avec une dépense de 140 841 livres. C’était bien peu en plus de vingt-cinq années. Et cependant ce courant si faible eut une influence sensible et durable. « Les conséquences heureuses de l’émigration sous ce rapport, dans différentes localités, quand elle est accompagnée de bons règlements, sont attestées par les faits, dit Merivale ; il est remarquable combien une émigration, même légère avec de bons règlements, a pu produire en peu d’années une révolution matérielle sur le prix des gages et une amélioration de la condition des pauvres dans quelques localités. » (Merivale, On colonies, t. II, p. 148.) Dans ces circonstances, comme la hausse des salaires correspondait à une amélioration de l’état moral des populations, à un accroissement chez elles du sentiment de leur propre dignité, et aussi presque toujours à un développement de leur instruction, c’était une hausse bienfaisante, normale, permanente, qui était amplement justifiée par la plus grande productivité de la main-d’œuvre. La même influence d’une émigration bien ordonnée et faite même sur une faible échelle, a été signalée dans diverses contrées de l’Allemagne, spécialement dans le grand duché de Bade. (Jules Duval, Histoire de l’émigration, p. 67.) Mais il ne faut pas perdre de vue que là, comme en Angleterre, cette émigration officielle n’avait été que transitoire et qu’elle se trouvait accompagnée de réformes radicales dans les services de bienfaisance. C’est seulement dans de telles circonstances que l’émigration est utile. Par elle-même, elle n’a pas d’influence permanente, elle est également impuissante contre l’excès de population et contre le paupérisme. Mais, dans une situation donnée, quand il s’agit de tenter une réorganisation soit du mode de culture, soit des lois sur les pauvres, c’est alors qu’elle peut être d’un grand secours comme moyen préparatoire pour faciliter la voie ou encore comme palliatif pour atténuer les douleurs de la transition. 

Ainsi réduite à sa juste mesure, l’influence de l’émigration est bien moindre qu’on ne l’a cru : il est donc chimérique de vouloir l’organiser sur une grande échelle d’une manière régulière et de chercher à en faire un des ressorts permanents de l’ordre social. Il est inutile également de lui accorder une subvention annuelle de l’État et de la ranger au budget des dépenses d’intérêt public. À part des circonstances tout à fait exceptionnelles où l’État peut intervenir et encore d’une manière seulement temporaire, ce qu’il importe c’est de lui laisser toute liberté, de ne pas mettre d’entraves artificielles à son naturel développement. On a essayé en Allemagne, et spécialement en Bavière, en Autriche et dans le Mecklembourg, de l’étouffer par des règlements, quelquefois même des amendes, des confiscations et des peines corporelles : soucis inutiles ; le vrai moyen d’arrêter une émigration trop nombreuse, c’est d’opérer à l’intérieur les réformes sociales indispensables, de supprimer toutes les iniquités légales, quant au droit de mariage et à la constitution de la famille, d’effacer toutes les servitudes abusives qui pèsent dans certains pays sur la propriété ou les barrières féodales qui transforment les métiers en corporations closes : voilà le seul moyen de retenir dans leur patrie les gens de toute classe et de toute aptitude. Si la liberté et l’égalité règlent les relations sociales, industrielles et commerciales, si le gouvernement n’intervient pas pour solliciter à l’émigration certaines classes de citoyens, on peut être sûr que l’émigration se renfermera dans les limites les plus convenables, que, au lieu de détourner des centaines de mille hommes, comme elle l’a fait pendant quelques années, elle n’entraînera plus qu’un courant faible, mais régulier, qui suffira au développement rapide des colonies. Il est en effet des natures et des situations pour lesquelles l’émigration est d’un grand secours ; ce sont les caractères exceptionnels, faits de hardiesse et de patience, que les formes trop douces et trop lentes de nos vieilles sociétés semblent enchaîner au lieu de les soutenir ; ce sont, en outre, les déclassés qui cherchent l’oubli, et qui ont parfois de précieuses ressources dans une intelligence et une énergie que les circonstances auront mal servies dans le vieux monde, tous ces hommes sur lesquels pèsent les conventions ou les susceptibilités, légitimes dans leur principe, mais exagérées peut-être, de nos sociétés raffinées, sont les vraies recrues que la nature des choses destine aux colonies : ils sont presque assurés d’y prospérer ; ils ne soustraient à la métropole qu’une bien faible partie de sa force ; leur départ est plutôt pour elle une garantie de sécurité et de repos ; car ces éléments turbulents et mécontents, humiliés et inquiets, sont un ferment de trouble et de discordes. Dans les sociétés jeunes ils sont, au contraire, une semence précieuse : comme l’a remarqué Roscher, il n’est guère de vice du vieux monde qui ne puisse dans une terre neuve et peu peuplée s’amender et tourner à bien. L’isolement, la vie de famille, la propriété, les progrès continus vers l’aisance et, après quelques années de stage, les droits municipaux, les fonctions locales exercent une action puissante sur les caractères les plus rebelles. Ce sont donc ces éléments indisciplinés qu’il est désirable de voir traverser les mers et porter à des sociétés naissantes des facultés précieuses pour elles et qui auraient été plutôt dangereuses pour la métropole. On conçoit que, ainsi constituée, l’émigration ne portera plus annuellement sur des centaines de mille âmes, mais seulement sur des dizaines de mille, et l’on devra s’en féliciter. C’est un spectacle toujours cruel et qui éveille l’idée d’une injustice sociale que les expatriations par grandes masses : on ne peut les excuser que dans des circonstances spéciales et passagères, mais d’une manière régulière et permanente elles sont un symptôme morbide qui accuse une organisation funeste. Quand, au contraire, elle n’entraîne que ces individus isolés et d’un caractère spécial, l’émigration est saine et normale. Au point de vue des colonies, de leur croissance régulière, de la stabilité de leur avenir, cette dernière émigration nous paraît aussi préférable à l’autre. Il n’est pas bon, à notre avis, que l’on voie se précipiter soudainement sur une société jeune des bandes d’affamés, de prolétaires déguenillés et sans ressources : il n’est pas bon que dans ces établissements, nés d’hier, en quelques années la population s’enfle au niveau de celle des vieux États européens. Quelque brillante que puisse paraître aux esprits superficiels la situation de ces sociétés lointaines, qui n’ont eu, pour ainsi dire, ni enfance, ni jeunesse, nous la trouvons périlleuse : il nous paraît que l’avenir y est compromis, que la civilisation éclose en un instant y manque de consistance et de garanties ; il nous semble surtout que tous les vices du vieux monde ont été inoculés à ces colonies en proportion trop grande pour qu’ils puissent s’amender ou disparaître. Le plus grand exemple de cette prospérité rapide par une émigration désordonnée, c’est l’Australie : eh bien, nous devons l’avouer, si séduisant que soit le mirage des richesses de cette prétendue terre promise, nous ne trouvons pas son développement normal, ni son avenir assuré. Si nous avions à faire un vœu pour notre colonie d’Algérie, nous lui souhaiterions une immigration régulière de 20 000 âmes, immigration lentement croissante, mais nous serions effrayéd’ y voir arriver en une année soixante, quatre-vingts ou cent mille individus, et, si elle grandissait soudainement par des arrivages aussi nombreux, nous douterions de sa prospérité à venir et de la solidité des bases de sa grandeur, de sa richesse et de sa civilisation. Ainsi, au point de vue colonial comme au point de vue métropolitain, au point de vue économique comme au point de vue social, ces émigrations par masses énormes nous paraissent plus à craindre qu’à encourager. 

L’abstention en matière d’émigration, tel est à nos yeux le devoir et l’intérêt de la métropole. Il y a toutefois des bornes à cet intérêt et à ce devoir. Nous avons noté deux cas, celui d’une réorganisation nécessaire dans le mode d’exploitation du sol, celui de réformes dans la législation des pauvres et les moyens d’assistance publique, où une intervention habile et prudente de l’État et des communes peut être justifiée. En outre et toujours, le gouvernement a l’obligation de surveiller les agents que certaines contrées entretiennent en Europe pour y provoquer l’émigration. Rien n’est trompeur souvent et perfide même comme les promesses et les déclarations de ces agents. On a vu de malheureux paysans tyroliens séduits par des prospectus fallacieux aller chercher la misère et la mort dans les provinces brûlantes, désertes et malsaines du Pérou : on a vu aussi de pauvres laboureurs français, trompés par de belles paroles, se transporter au Paraguay pour y être en butte aux souffrances de la faim, aux injustices légales et à une quasi servitude. L’obligation de tout gouvernement honnête est donc de surveiller ces recruteurs de mauvaise foi, d’arrêter toute propagande qui repose sur des promesses fallacieuses, d’avertir et d’éclairer les populations que l’on cherche à séduire par des mensonges, mais sans entraver toutefois la liberté d’action des émigrants, car la volonté individuelle échappe à toute tutelle administrative et l’individu seul a le droit de juger en premier et dernier ressort ce qui est de son intérêt. La surveillance de l’État peut et doit aussi se porter sur les moyens d’émigration, c’est-à-dire sur les vaisseaux qui servent aux émigrants et les conditions de passage qui leur sont faites. Ce ne sont pas là de vraies dérogations au principe de l’abstention, en voici, au contraire, une véritable : dans le cas de fondation d’une colonie nouvelle nous ne désapprouvons pas que l’État offre dans les premières années à ceux qui consentent à y émigrer des avantages spéciaux pour amorcer le courant d’émigration qui, malgré toutes les richesses naturelles de la colonie, pourrait bien ne jamais prendre de lui-même. Le passage gratuit ne nous semble pas excessif dans ce cas exceptionnel. Nous nous rangeons sur ce point à l’avis que M. Gladstone, secrétaire d’État des colonies dans le second ministère Peel, émettait dans un manifeste que nous avons cité plus haut. Mais c’est une bien grande responsabilité que l’État endosse par cette initiative ou ces encouragements ; il ne saurait agir alors avec trop de prudence et de mesure : les malheureuses tentatives du Mississippi, de la Guyane, tant sous Choiseul que sous la Restauration, doivent prouver combien de réflexion il faut apporter à de pareilles entreprises. 

Nous en avons fini avec l’émigration humaine : nous avons montré qu’on avait exagéré son influence sur la métropole, en faisant d’elle le régulateur de la population et le remède assuré du paupérisme. Grâce au ciel les colonies offrent à la mère patrie des avantages bien plus considérables. Mais l’émigration naturelle et spontanée n’en est pas moins une chose bonne, juste et sacrée, qui peut beaucoup pour le bonheur des émigrants bien doués et qui dégage la mère patrie d’éléments perturbateurs : bien plus, dans des circonstances très exceptionnelles, l’émigration officielle et par grandes masses peut, elle aussi, rendre des services considérables à la métropole en facilitant des réformes radicales dans sa constitution économique ou sociale.

CHAPITRE II

De l’émigration des capitaux

De l’émigration des personnes nous passons à l’émigration des capitaux : il est évident à première vue que ce sont là des phénomènes connexes et que le premier ne se peut produire sans amener à sa suite le second. Mais les effets de chacun d’eux sont distincts et méritent une étude spéciale. Nous allons rencontrer, dans l’examen de cette question nouvelle, l’influence de l’expatriation des capitaux sur l’état social et économique de la mère patrie, des difficultés nombreuses qui nous contraindront à des observations minutieuses et délicates.

La colonisation ne se peut opérer sans qu’un nombre notable de personnes abandonnent une société déjà formée pour une terre nouvelle ; cet abandon ne se peut faire sans qu’une certaine somme de capitaux soit soustraite à la métropole pour être transportée aux colonies. Sur les résultats de cet amoindrissement du capital de la mère patrie les avis des économistes diffèrent ; les uns y voient un phénomène heureux, qui dégage le marché métropolitain de capitaux disponibles et sans emploi, et qui, en prévenant une baisse exagérée des profits, empêche l’industrie de languir et d’arriver à l’état stationnaire. Cet état stationnaire, c’est-à-dire la situation où le taux des profits étant tombé à un chiffre très minime le penchant à la capitalisation tend à disparaître, cet état qui ne s’est encore jamais réalisé et paraît appartenir au monde des rêves, ne laisse pas que de remplir d’une vive terreur un certain nombre de publicistes, tandis que d’autres, au contraire, Stuart Mill en tête, le regardent d’un œil favorable et invoquent son avènement comme une sorte de millenium, où la société doit trouver le repos définitif. Tandis que quelques économistes se félicitent du drainage des capitaux surabondants, dont ils croient constater l’existence dans chaque contrée d’une civilisation de vieille date, quelques autres s’effraient de voir diminuer la masse des capitaux de la mère patrie, de voir retarder par leur expatriation la baisse des profits et la hausse des salaires. C’est ainsi que, suivant les points de vue, l’on vante comme un bonheur ou l’on blâme comme un fléau l’émigration des capitaux nationaux pour les colonies, soit naissantes, soit adolescentes, soit même adultes. 

Ramenons la question à ses véritables proportions ; elles sont modestes. S’il est incontestable que tout émigrant emporte un pécule, il ne l’est pas moins que ce pécule est très minime. Voilà, sans doute, ce que n’ont pas assez remarqué les écrivains qui ont pris ombrage à l’exportation de ces sommes presque insignifiantes, et auxquelles il est à peu près impossible de supposer de l’influence sur le marché général des capitaux d’une grande nation. « Les statisticiens se demandent, dit Roscher, quel capital revient en moyenne dans la patrie à chaque individu de la nation ; s’il est inférieur à la somme que les émigrants emportent d’ordinaire, il est clair que toute émigration considérable rendra de plus en plus désavantageux le rapport des consommateurs aux capitaux, rapport qui a tant d’influence sur le bonheur d’un peuple. Sans doute la partie de la population qui émigre pourrait se trouver bien de cette situation, mais celle qui reste deviendrait plus pauvre de jour en jour en capitaux et en hommes capables de travailler et verrait s’augmenter chaque jour la proportion des misérables qu’elle compte dans son sein. » Ainsi, l’horrible contraste de richesses colossales et de misères vagabondes ne pourrait que grandir, surtout par la fondation de colonies agricoles où se rend presque exclusivement la classe moyenne, les riches en général ne voulant pas et les pauvres ne pouvant pas y aller. Il s’en faut que cette situation déplorable ait jamais été sur le point de se réaliser ; bien loin d’emporter plus que leur quote-part dans le capital national, les émigrants n’emportent que des sommes fort inférieures à celle qui leur reviendrait, si, ainsi que le suppose Roscher, l’on répartissait par tête l’ensemble des ressources de la nation. Il en est pour les fortunes comme pour les capacités physiques ou intellectuelles, tous ceux qui sont dans une condition même médiocre n’ont aucun penchant à l’émigration ; ce sont ceux qui se trouvent dans une situation évidemment mauvaise qui sont portés à s’expatrier ; les exceptions, qui existent sans aucun doute, ne valent pas la peine d’être signalées. Les rapports officiels du gouvernement prussien établissent que les émigrants emportaient, en moyenne, par tête :

1848-49 1851-52 1852-53 

195 thalers. 201 thalers. 210 thalers.

Mais l’on n’avait compté, nous dit Roscher, que ceux qui avaient déclaré posséder quelque argent. Avec la même restriction le comité d’émigration de Francfort calculait 374 florins par tête ; en Bavière, de 1835 à 1844, les émigrants emportaient avec eux en moyenne 298 florins, de 1844 à 1851, 424 florins ; depuis lors il paraît que la moyenne a baissé. C’est donc entre 700 et 900 francs par tête que flotte le pécule des émigrants. Assurément, il n’y a rien là d’alarmant. En calculant au plus bas chiffre la richesse nationale de l’Allemagne, il est impossible de ne pas admettre qu’elle donnerait, répartie également, une quote-part de 3 000 francs environ par tête. Il s’en faut donc que la proportion de la population au capital existant devienne, par l’expatriation des pécules d’émigrants, plus désavantageuse. Il faut d’ailleurs tenir compte de cette circonstance, que la majeure partie de ces pécules a été amassée pfennig par pfennig en vue de l’émigration, c’est-à-dire que la pensée de l’émigration a été leur cause première et leur raison d’existence, si bien que sans elle tous ces petits capitaux n’auraient sans doute pas été créés, pour la majorité du moins. Enfin il faut se rappeler que cette expatriation annuelle des pécules d’émigrants ne constitue qu’une faible partie de l’augmentation annuelle du capital national par la voie de l’épargne. Nous ne savons au juste ce qu’est en moyenne l’épargne allemande, mais des calculs dignes de foi estiment à 1 300 millions par an l’épargne française. Il est probable, vu la grande étendue et la plus grande population de l’Allemagne, que l’épargne y est à peu près aussi considérable ; mais en supposant même qu’elle n’atteignît qu’un milliard, il s’en faudrait que le total des pécules d’émigrants, si considérables qu’on veuille les supposer et au temps de l’émigration la plus intense, approchât de cette somme. La plus forte émigration allemande, celle de 1854, portait sur un nombre de 251 931 individus ; dans ces dernières années, elle ne montait pas à plus de cinquante ou soixante mille. Mais, même en adoptant ce chiffre exceptionnellement élevé, même en supposant à chaque émigrant le maximum des pécules moyens des dernières années, soit 424 florins, nous n’arriverions pour toutes les sommes emportées par les émigrants dans cette année exceptionnelle qu’au chiffre de 227 millions et demi de francs, ce qui n’est pas le quart de l’épargne annuelle. Il n’est pas douteux que ce ne soit là un chiffre beaucoup trop élevé ; d’abord, ainsi que Roscher nous l’a appris, le pécule moyen n’avait été calculé dans les documents officiels que pour les émigrants qui avaient déclaré posséder quelque chose, de façon qu’il se trouve plus considérable qu’en réalité ; ensuite ces pécules proviennent souvent non pas d’épargnes faites par les émigrants ni de biens patrimoniaux, mais d’avances que des parents ou des amis des colonies leur font tenir pour faciliter leur passage. Il est donc probable que cette émigration exceptionnelle de 1854 n’aura pas enlevé à l’Allemagne plus d’une centaine de millions de francs au maximum, et il est à supposer que dans les années ordinaires l’émigration allemande n’emporte pas plus de 30 ou 40 millions. Or, qu’est-ce que cette somme minime relativement à l’importance de la capitalisation annuelle de l’Allemagne et quelle influence peut-on lui accorder soit sur le taux des profits, soit sur le taux des salaires, soit encore sur le prix des marchandises ? En Angleterre, d’après Merivale, les émigrants pour le Canada emportaient en 1834 environ un million sterling : vers 1840 l’on estimait à 300 000 ou 400 000 livres sterling le capital qui s’expatriait annuellement pour l’Australie. Le comité d’émigration de 1827 évaluait la dépense pour le transport et l’établissement d’une famille pauvre sur une ferme aux colonies à 60 livres sterling ; mais il faut remarquer qu’il s’en faut de beaucoup que tous les émigrants aillent s’établir de prime abord comme fermiers : la grande majorité fait un stage comme salariés et amasse pendant ce stage le petit capital nécessaire pour créer une ferme ; il ne faut donc pas croire que chaque famille d’émigrants enlève 60 livres au capital national, il faut rabattre ce chiffre de moitié. D’après ces données l’on voit combien il est exagéré d’attribuer à l’exportation des pécules d’émigrants une influence perceptible sur le marché des capitaux, des salaires ou des marchandises. C’est ici que trouvent encore leur place les comparaisons que nous avons citées dans le chapitre précédent. Cette exportation des capitaux par la voie de l’émigration aux colonies ne fait pas subir à la société une perte plus appréciable que celle qu’éprouve le corps humain par suite d’un saignement de nez, ou la masse de l’Océan par l’écoulement de l’eau que la marée montante pousse dans les docks de Londres. 

Quelques économistes, cependant, ont insisté sur cette question : ils ont fait remarquer qu’il y a des colonies où le capital se porte en très grandes masses relativement à l’émigration des personnes, ce sont les colonies qui ont un monopole pour la production de denrées d’exportation comme presque toutes les colonies tropicales. On calculait, au commencement de ce siècle, qu’il y avait aux Indes occidentales près de 2 milliards de capital anglais. On peut donc se demander si l’exportation des capitaux vers ces colonies ne porte pas un certain détriment à la métropole, si la situation relative des salaires et des profits n’en est pas modifiée. Un économiste, doué d’infiniment de perspicacité, Torrens, dans son livre sur la colonisation de l’Australie du Sud, a traité cette question ex professo avec grands développements. Cette discussion est curieuse et instructive, nous nous y arrêterons quelques instants. 

Voici d’abord une observation préliminaire qu’il ne faut pas perdre de vue ; un rentier, soit qu’il émigre lui-même, soit qu’il confie ses fonds à un tiers, convertit des valeurs mobilières en argent pour l’envoyer aux colonies. Bien que ce rentier n’employât pas lui-même son capital d’une façon productive, il est parfaitement certain qu’en fait ce capital était employé productivement par quelqu’un auquel il avait été prêté et des mains duquel on le retire, si bien qu’on ne peut nier que la masse des capitaux productifs de la métropole ne soit diminuée. Cette diminution est-elle toujours un mal ? C’est ce qui paraît résulter des principes ordinaires et généraux de la science économique : et cependant, à y regarder de près, dit Torrens, et Merivale est de son avis, et nous-mêmes nous nous y rangeons, il se peut, que dans certaines circonstances, cette expatriation d’une partie du capital national soit un bien. Voici la démonstration que le colonel Torrens donne de cette thèse qui paraît d’abord paradoxale : « Dans une contrée manufacturière et commerçante, important des matières premières, le champ d’emploi (the field of employment) et la demande du travail ne peuvent pas être déterminés uniquement par l’abondance des capitaux. Dans un pays placé en de semblables conditions, le champ d’emploi et les salaires du travail dépendront non pas tant de la somme du capital commercial ou manufacturier que de l’étendue du marché étranger. Si le marché étranger ne s’étend pas, aucune extension du capital manufacturier ne peut amener d’accroissement avantageux de la production ou de hausse permanente des salaires. Bien plus, un accroissement du capital manufacturier, non accompagné par une extension proportionnelle du marché étranger, loin d’être bienfaisant, aurait une tendance à abaisser les profits de l’entrepreneur et les salaires de l’ouvrier. » (Torrens, Colonization of South Australia, p. 232.) « C’est un fait établi par l’expérience et universellement admis, continue le même auteur, que, dans une contrée industrielle, des épargnes peuvent être faites sur les revenus et que le capital social peut ainsi s’accroître : d’un autre côté c’est un fait également établi par l’expérience et admis aussi universellement que, dans les différents états de civilisation, le capital peut s’accroître dans des proportions diverses. Si donc, en Angleterre, le capital employé à fournir les cotons manufacturés pour le marché étranger, augmente plus rapidement que le capital employé dans les contrées étrangères à produire les matières premières qui entrent dans la fabrication des articles de coton, dans ce cas, l’expérience ne l’a que trop prouvé, la valeur des articles de coton sortant de nos usines baissera par rapport au coût de production : et dans l’industrie cotonnière, les salaires ou les profits ou tous deux subiront une baisse. Maintenant, des causes analogues à celles qui produisent ces effets dans l’industrie cotonnière peuvent, dans le même temps, exercer une influence analogue sur l’industrie des soies, l’industrie des laines, en un mot sur toutes les autres branches de l’industrie qui travaillent en vue du marché étranger. Ainsi, si le capital employé à préparer les articles de coton pour le marché étranger augmente plus vite que le capital employé dans les contrées étrangères à produire les matières premières des articles de coton, d’un autre côté, il se peut que, au même moment, le capital employé à préparer les articles de laine augmente plus vite que le capital employé à l’étranger pour fournir la matière première de cette fabrication, et le même phénomène peut se produire dans toutes les autres industries. En somme, le capital manufacturier peut augmenter plus vite que le capital étranger qui produit les matières premières des différentes fabrications ; et, ainsi, dans toutes les branches de l’industrie qui fournissent des articles au marché étranger, il peut y avoir une concurrence simultanée dans le pays (a contemporaneous home competition), qui occasionne une baisse générale des prix, des profits et des salaires et, en fin de compte, des chômages et la détresse. » (Torrens, Colonization of South Australia, p. 242-43.) Toute cette discussion se ramène à un seul point : peut-il y avoir dans une contrée un excès général de production, a general glut of commodities ? Si cet excès général de production est possible, il en résulte qu’il peut se produire, dans un pays déterminé, une surabondance de capitaux, a redundancy of capital. Torrens soutient l’affirmative et Merivale l’adopte aussi. Un grand nombre d’autorités sont d’un avis contraire. Les produits s’achètent, dit-on, avec des produits, comme Say l’a admirablement démontré : quand toutes les productions se développent d’une manière régulière et dans des proportions analogues, il ne peut y avoir d’excès, si rapide que soit leur développement : par conséquent, cette supposition d’un encombrement général, d’une pléthore universelle, est une véritable chimère. 

Nous sommes parfaitement de cet avis, mais nous croyons que la question mérite d’être étudiée de plus près. Sous le régime des relations internationales fondées sur le principe plus ou moins complètement appliqué de la liberté du commerce, il n’est guère de nation qui n’ait spécialisé sa production : la division du travail s’est introduite parmi les peuples comme parmi les hommes ; il en résulte que chaque contrée est spécialement adonnée à certaines branches d’industrie ; il y a des pays qui sont spécialement manufacturiers, d’autres spécialement agricoles, d’autres spécialement commerçants ; dans l’industrie même, il y a des pays qui fabriquent de préférence les articles communs d’un usage général, d’autres qui se distinguent surtout par la fabrication des articles de luxe ; ainsi chaque nation s’est plus ou moins spécialisée : quand donc l’on parle d’un excès de production dans un pays, il ne s’agit pas d’un excès de production universelle, mais d’un excès de certaines productions particulières. Sans doute la production, en général, la production du monde entier ne sera jamais trop grande, au contraire, elle demeurera toujours trop faible relativement à la variété et à l’intensité des besoins humains. Mais il est possible que la production des articles de laine, de coton, de lin, de soie et de toutes les industries qui emploient la plus grande partie des capitaux et des ouvriers d’un pays déterminé, devienne excessive, non pas certes relativement aux besoins auxquels ces industries doivent pourvoir, mais relativement aux équivalents et contre-valeurs que les hommes peuvent fournir en échange de ces produits. Quand, dans une contrée comme l’Angleterre, dont l’industrie travaille en grande partie pour le commerce étranger, la somme des capitaux s’accroît beaucoup plus rapidement que dans les pays avec lesquels l’Angleterre trafique, nous croyons que si une partie de ces capitaux anglais n’émigre pas, il y aura en Angleterre une sorte d’excès de production, c’est-à-dire que les articles anglais produits en nombre beaucoup plus grand qu’auparavant, alors que la contre-partie qui leur est destinée en articles étrangers est restée à peu près stationnaire, baisseront de prix par rapport à ces derniers. Telle est l’opinion de Torrens et de Merivale et telle est aussi la nôtre. Cet état de choses aurait pour effet inévitable une baisse des profits ; or, la baisse des profits, quand elle est exagérée, malgré l’opinion de Ricardo et de quelques autres économistes, est, à nos yeux, un mal réel, un symptôme redoutable : c’est, en effet, la mort de l’esprit d’entreprise, c’est la langueur de l’industrie, c’est un pas vers cet état stationnaire, que Stuart Mill vante, il est vrai, mais qui ne laisse pas que de nous effrayer. Au contraire, si une partie de ces capitaux accumulés en Angleterre émigre dans des colonies nouvelles, ils y développent une production abondante, ils rapportent à leurs propriétaires des intérêts plus élevés, ils créent, au-delà des mers, de nouveaux articles d’échange qui vont se troquer contre les articles de la mère patrie, ils donnent naissance à des matières premières qui alimentent à meilleur prix les usines de la métropole, ils constituent en même temps une demande toujours croissante pour les produits manufacturés métropolitains. Nous ne craignons pas de le dire : les capitaux anglais qui se sont transportés aux colonies, qui ont mis au jour le coton de l’Union américaine, le sucre des Indes occidentales, la laine de l’Australie, les bois de construction du Canada, ces capitaux-là, en s’expatriant, en créant au loin de nouvelles matières premières et de nouveaux objets d’échange, en ouvrant de nouveaux marchés, ont infiniment plus contribué au développement de l’industrie britannique, à la hausse permanente et normale des salaires britanniques, que s’ils étaient restés en Angleterre, où leur effet inévitable eût été d’amener une baisse des profits qui aurait plongé dans la stagnation l’industrie nationale. Il est donc utile que dans une contrée où la capitalisation est plus rapide que partout ailleurs, une partie de l’épargne annuelle soit transportée dans des terres nouvelles où elle rend des services plus intenses et où elle crée une nouvelle demande pour les produits manufacturés de la métropole en lui offrant comme contre-partie les produits bruts qui pourraient lui manquer. C’est le moyen le plus régulier pour rétablir un équilibre qui pourrait se détruire, c’est l’aiguillon le plus vif pour la production métropolitaine. 

Ainsi l’on doit se féliciter de cette expatriation des capitaux vers les colonies bien organisées et en voie de prospérité ; ces capitaux-là ne sont pas perdus, ils sont plutôt multipliés : chacun gagne à leur emploi plus productif sur des sols nouveaux : la colonie, la métropole, le monde entier en retirent un incontestable avantage. C’est donc une politique à courte vue que celle qui blâme la création et l’entretien de colonies, parce qu’elles coûtent soit au gouvernement, soit aux particuliers, mais en définitive à la nation, quelques millions de frais d’établissement. La merveille des créations coloniales, les États-Unis eux-mêmes ont absorbé dans l’origine une masse importante de capitaux anglais, et il sembla pendant quelque temps que les résultats obtenus ne valaient pas les sommes dépensées. Tous les propriétaires, toutes les compagnies qui fondèrent les États primitifs épuisèrent leurs ressources, tombèrent en faillite, allèrent en prison pour dettes ; et il se trouva sans doute alors dans la métropole des hommes politiques pour blâmer ce qu’ils regardaient comme un gaspillage de capitaux. Et, cependant, qui oserait dire que la somme entière des capitaux qui furent consacrés à la fondation des États-Unis soit équivalente aux avantages annuels que l’Angleterre retire actuellement de ses relations commerciales avec l’Union américaine ? 

Il n’y a donc nul sujet de s’inquiéter des sommes qu’emportent avec eux les émigrants ou de celles que des rentiers résidant dans la métropole envoient aux colonies : cette émigration est aussi heureuse que naturelle. Il y a même une supériorité immense en faveur de l’émigration des capitaux sur l’émigration des personnes. C’est qu’il est difficile de trouver des hommes qui aient les qualités nécessaires au colon et que beaucoup d’émigrants, faute de ces aptitudes particulières, tombent dans la misère et deviennent une surcharge pour les colonies où ils se trouvent : tous les capitaux, au contraire, indistinctement, sont bons et productifs, et dans les contrées neuves spécialement on en fait un usage infiniment plus utile que dans les contrées vieilles.

CHAPITRE III

Du commerce colonial et de son utilité pour la métropole

La grande utilité des colonies, les chapitres qui précèdent nous l’ont prouvé, ce n’est pas de servir de déversoir au superflu de la population de la métropole, c’est de donner à son commerce un grand essor, d’activer et d’entretenir son industrie et de fournir aux habitants de la mère patrie, industriels, ouvriers, consommateurs, un accroissement de profits, de salaires ou de jouissances. Mais, d’après l’ordre naturel des choses, ces avantages, résultant de la création et de la prospérité des colonies, ne se bornent pas aux seules métropoles, ils s’étendent à toutes les contrées de l’ancien monde et il n’est pour ainsi dire pas de nation qui ne retire un bénéfice réel de cette augmentation du champ productif de l’humanité. Aussi Adam Smith a-t-il cru devoir distinguer les avantages généraux que l’Europe, considérée comme un seul vaste pays, a retirés de la colonisation et les avantages spéciaux que chaque mère patrie a retirés de ses colonies particulières. Se prononçant sur l’utilité universelle de la colonisation, l’auteur de la Richesse des Nations s’est exprimé en ces termes : « Les avantages généraux que l’Europe, considérée comme un seul grand pays, a retirés de la découverte de l’Amérique et de sa formation en colonies consistent, en premier lieu, dans une augmentation de jouissances ; en second lieu, dans un accroissement d’industrie. » La colonisation a eu pour effet d’ouvrir de nouvelles sources de production, où les articles de nécessité, de convenance ou de luxe peuvent être obtenus avec plus d’abondance, plus de variété et à meilleur prix que partout ailleurs, grâce aux facultés spéciales et aux ressources inépuisables de sols placés dans d’autres climats et vierges de culture. C’est ainsi que des produits inconnus sont arrivés aux consommateurs d’Europe pour multiplier leurs jouissances : que d’objets utiles et agréables, pour la satisfaction des besoins matériels et intellectuels, ont été subitement mis au jour ! Il en est résulté plus de bien-être et d’élégance dans nos habitudes et nos mœurs, un raffinement plus grand dans notre civilisation et, d’une manière générale, une élévation du standard of life, ou du niveau de notre existence. C’est là le premier et incontestable résultat de la colonisation ; voici le second : c’est d’ouvrir de nouveaux marchés pour le débit des produits manufacturés d’Europe, marchés plus profitables et d’une plus grande extensibilité que ceux auxquels on était borné auparavant, parce que les sociétés nouvelles ont une force de croissance et des facilités pour la création et l’accumulation des richesses infiniment plus grandes que les vieilles sociétés. Ainsi l’échange se trouve activé et étendu, la division du travail augmente ; l’industrie ayant devant elle de plus vastes débouchés peut et doit produire davantage, et cette production sur une plus grande échelle appelle des perfectionnements nouveaux et de nouveaux progrès. 

De ces deux avantages l’on a pu se demander quel était le plus grand, et l’on a généralement conclu que c’était le premier. « Nos meilleurs clients, dit Merivale, ne sont pas ceux qui prennent le plus de nos produits, mais ceux qui donnent la plus grande quantité de valeurs en échange : sous un système de liberté entière, le plus grand bénéfice des colonies, c’est-à-dire la jouissance des articles qu’elles produisent, serait acquis, non pas toujours à la mère patrie, mais à la contrée qui pourrait leur fournir des produits au meilleur compte en échange de leurs articles. Une contrée qui ne produirait que des objets dont ses colonies n’auraient pas besoin, ne trouverait en elles aucun marché et ne pourrait faire aucun commerce direct avec elles ; c’est ce qui arriverait à la Russie, si elle colonisait ! » Ces observations, justes dans une certaine limite, pourraient cependant induire en erreur. L’on n’a que faire de distinguer ici la consommation de la production ; car l’on ne peut consommer des articles des colonies qu’à la condition de leur fournir une contre-valeur en échange : ainsi l’acquisition des denrées spéciales qu’elles produisent est subordonnée à un développement de l’industrie métropolitaine ; si bien que les deux avantages principaux, que nous avons notés comme les résultats importants de la colonisation pour la métropole, l’augmentation des jouissances et l’accroissement de l’industrie, ne sont pas deux faits indépendants et isolés, ils sont connexes et corrélatifs. Toute denrée coloniale de production soit nouvelle, soit plus grande, soit à meilleur compte, est un équivalent nouveau pour l’industrie européenne ; cet équivalent agit comme un stimulant qui provoque la création d’une valeur en échange ; c’est comme un besoin nouvellement découvert et dont on entrevoit la satisfaction possible, moyennant un surcroît de travail et d’habileté. Il se produit un effort pour cette satisfaction désirée, l’industrie en reçoit une impulsion nouvelle. Avec cette perspicacité profonde et exacte, qui est le trait saillant de son talent, Adam Smith a démontré que la création aux tropiques de denrées spéciales, d’équivalents nouveaux, a influé sur le monde entier et non seulement sur les nations qui étaient en relations directes avec les colonies. « Ce qui est moins évident, dit-il, c’est que ces grands événements (la découverte et la colonisation des deux Indes) aient dû pareillement contribuer à encourager l’industrie de pays qui, peut-être, n’ont jamais envoyé en Amérique un seul article de leurs produits, tels que la Hongrie et la Pologne : c’est cependant ce dont il n’est pas possible de douter. On consomme en Hongrie et en Pologne une certaine partie du produit de l’Amérique, et il y a dans ces pays une demande quelconque pour le sucre, le chocolat et le tabac de cette nouvelle partie du monde. Or ces marchandises, il faut les acheter ou avec quelque chose qui soit le produit de l’industrie de la Hongrie ou de la Pologne, ou avec quelque chose qui ait été acheté avec une partie de ce produit. Ces marchandises américaines sont de nouvelles valeurs, de nouveaux équivalents, survenus en Hongrie et en Pologne pour y être échangés contre l’excédent de produit de ces pays. Transportées dans ces contrées, elles y créent un nouveau marché, un marché plus étendu pour cet excédent de produit. Elles en font hausser la valeur et contribuent par là à en encourager l’augmentation. Quand même aucune partie de ce produit ne serait jamais portée en Amérique, il peut en être porté à d’autres mations qui l’achètent avec une partie de la portion qu’elles ont dans l’excédent de produit de l’Amérique, et ainsi ces nations trouveront un débit au moyen de la circulation du commerce nouveau que l’excédent de produit de l’Amérique a primitivement mis en activité. Ces grands événements peuvent même avoir contribué à augmenter les jouissances et à accroître l’industrie de pays qui, non seulement, n’ont jamais envoyé aucune marchandise en Amérique, mais même n’en ont jamais reçu aucune de cette contrée. Ces contrées-là même peuvent avoir reçu en plus grande abondance les marchandises de quelque nation dont l’excédent de produit aura été augmenté par le commerce de l’Amérique. Il leur a été présenté un plus grand nombre de nouveaux équivalents, d’une espèce ou d’une autre, pour être échangés contre l’excédent de produit de leur industrie. Il a été créé un marché plus étendu pour ce produit surabondant, de manière à en faire hausser la valeur, et par là à en encourager l’augmentation. Cette masse de marchandises qui est jetée annuellement dans la sphère immense du commerce de l’Europe, et qui, par l’effet de ses diverses révolutions, est distribuée annuellement entre toutes les diverses nations comprises dans cette sphère, a dû être augmentée de tout l’excédent de produit de l’Amérique. Il y a donc lieu de croire que chacune de ces nations a recueilli une plus grande part dans cette masse ainsi grossie, que ses jouissances ont augmenté et que son industrie a acquis de nouvelles forces. » Si ingénieuse et si exacte que soit cette analyse, elle n’est pas encore complète. Le seul mérite des colonies n’a pas été de fournir des denrées agréables et d’un goût universel, équivalents nouveaux qui provoquaient une extension de l’industrie du vieux monde. Les colonies ont aussi offert à nos sociétés des matières premières dont le bas prix a singulièrement stimulé la production intérieure des contrées d’Europe. Le coton de l’Amérique centrale, la laine de Buenos-Aires ou du Cap, les peaux de l’Amérique du Sud ont notablement abaissé, en Europe, le prix de revient d’une foule d’articles d’une universelle utilité : il en est résulté un accroissement immense dans la demande de ces articles ; et cette forte demande en a multiplié la production dans une proportion inouïe. L’on sait les avantages que l’on attribue à l’invention de machines nouvelles ; il en résulte, dit-on, par le bas prix des produits qu’elle crée, une extension immense de la fabrication, une élévation des salaires en même temps qu’un accroissement des jouissances, une multiplication des échanges qui profite à la société tout entière. Eh bien, à notre gré, les mêmes résultats doivent se produire quand, sans progrès nouveau dans la machinerie, les matières premières deviennent beaucoup moins chères : les produits, en effet, baissent de prix dans une large mesure, la consommation est sollicitée à s’étendre, la demande s’élargit et les phénomènes que nous avons notés dans le cas d’invention de machines nouvelles, doivent se manifester aussi dans le cas qui nous occupe. Ainsi ce n’est pas seulement en tant qu’équivalents qui provoquent la création de valeurs en échange que les produits de l’Amérique ont influé sur l’industrie du vieux monde ; c’est aussi en tant que matières premières à bon marché entrant dans la fabrication d’articles d’utilité universelle : ç’a été là un stimulant des plus vifs à la fabrication ; et, de même que le commerce extérieur s’est multiplié et que la production en vue de l’exportation s’est accrue pour se procurer les denrées spéciales aux colonies, de même le commerce intérieur s’est étendu, la production en vue de la consommation locale s’est multipliée par suite du bas prix des matières premières que l’Amérique nous a fournies et de la baisse de prix des articles où elles entrent comme éléments. On peut dire que dans toute l’histoire du monde on ne rencontre aucun fait qui ait eu une influence aussi bienfaisante sur l’industrie que la découverte et la colonisation des deux Indes. L’influence de ces grands événements a été profonde et radicale sur la société tout entière, ils en ont altéré singulièrement les conditions et les relations existantes : en fournissant à bon marché des denrées spéciales, précieuses entre toutes, au point de vue de l’utilité et de l’agrément, en sollicitant par une rémunération meilleure la création de capitaux nouveaux, en facilitant leur accumulation par un emploi plus productif, en rendant la main-d’œuvre plus utile et plus demandée, ils ont, plus que tous les autres événements, contribué à fonder cette société industrielle et démocratique dans laquelle nous vivons. Ces résultats de la colonisation dans le passé, il les faut attendre encore de la colonisation dans le présent et dans l’avenir : l’Australie, dans notre siècle, a exercé sur l’Europe, à tous les points de vue, une influence analogue à celle qu’exerça l’Amérique ; et les colonies qui se fondent ou qui se fonderont auront incontestablement pour l’Europe ces deux mêmes avantages : augmentation de jouissances, accroissement d’industrie. 

Les avantages dont nous avons parlé jusqu’ici sont généraux et communs, non seulement aux mères patries, mais à toutes les contrées civilisées, même dénuées de colonies. Mais n’y a-t-il pas, pour les métropoles, des avantages particuliers résultant du caractère spécial de leurs relations avec les colonies qu’elles ont fondées et entretenues ? Dans une certaine mesure il est vrai que les métropoles retirent une utilité particulière de leurs colonies : d’abord ce sont des capitaux métropolitains qui s’y portent ; dans ce champ plus productif ils prélèvent un intérêt plus élevé ; le sort de leurs propriétaires, dont un bon nombre, sans doute, est resté dans la mère patrie, se trouve amélioré. En outre, la communauté de langues, d’habitudes, de traditions, donne, même dans le commerce colonial libre, une grande supériorité à la métropole sur toutes les mations étrangères. Les colons conservent longtemps les mœurs et les goûts de la mère patrie, ils se fournissent chez elle de préférence, leurs relations avec elle ont un caractère d’intimité qu’elles ont rarement avec d’autres nations. Même lorsque le lien colonial se trouve rompu, la ténacité des mœurs et des goûts nationaux persiste : on n’efface pas par une révolution les traces d’une éducation commune et de traditions séculaires. Même de nos jours l’exportation de la Hollande pour le Cap est très considérable : on a fait la remarque que les vins d’Espagne et du Portugal sont encore d’un usage général dans l’Amérique du Sud, quoique sous ce climat brûlant les vins légers de France dussent être préférables. Quelle que soit l’organisation politique et la législation économique, deux peuples qui sont unis par la langue et par la race garderont toujours dans leur manière d’être, leurs goûts et leurs habitudes, des analogies ineffaçables et que l’on peut ranger parmi les liens les plus forts au point de vue des relations commerciales. 

Ces avantages tout naturels n’ont pas suffi aux métropoles : elles ont cherché à s’en assurer d’artificiels au moyen de lois et de règlements ; elles ont eu la prétention de monopoliser le commerce de leurs colonies, mais comme, à l’honneur du genre humain, si égoïste que soit un peuple, il ne commet guère d’injustice sans la pallier par une compensation au moins apparente, en échange des privilèges que les mères patries prenaient de vive force dans leurs rapports avec leurs colonies, elles ont consenti, au profit de celles-ci, à se charger également de chaînes et à s’imposer de réels et importants sacrifices. Ce système de restrictions réciproques qui porte le nom de pacte colonial, et que nous avons retrouvé à chaque page de l’histoire de la colonisation, il importe d’en prendre ici une vue d’ensemble et d’examiner brièvement sa valeur. 

Les différentes restrictions usitées dans le système colonial peuvent se ramener à cinq classes : 1° Restrictions sur l’exportation des produits des colonies autre part que pour la mère patrie ; 2° Restrictions sur l’importation des articles étrangers dans la colonie ; 3° Restrictions sur l’importation des produits coloniaux soit de contrées soit de colonies étrangères dans la métropole ; 4° Restrictions sur le transport des marchandises à destination ou en provenance des colonies autrement que sur des vaisseaux de la métropole ; 5° Restrictions sur la manufacture par les colons de leurs propres matières premières. 

1° Restrictions sur l’exportation des produits des colonies pour des contrées autres que la mère patrie. Nous avons retrouvé presque partout et dès l’origine cette première dérogation à la liberté du trafic. Elle s’expliquait et se justifiait aux yeux des hommes d’État par les sacrifices que la métropole avait dû faire pour la fondation de ses colonies ou tout au moins pour leur défense : c’était une compensation. Mais, comme il arrive toujours, cette mesure artificielle et violente allait contre le but qu’elle se proposait. Il est incontestable que la métropole retirait de ces restrictions un avantage relatif : les denrées coloniales que l’on bornait au marché métropolitain ou qui ne pouvaient être transportées aux autres nations qu’après avoir touché le sol de la mère patrie, devaient assurément revenir moins cher dans la métropole que partout ailleurs. Cette première dérogation au cours naturel du trafic avait donc pour effet de diminuer à la fois les jouissances et l’industrie des pays qui étaient exclus de ce commerce, ce qui donnait un avantage relatif manifeste aux contrées qui en étaient seules en possession. Mais, ainsi que Smith l’a parfaitement démontré, ce n’était là qu’un avantage relatif, lequel en réalité était fort coûteux pour le pays qui en jouissait. « Si la France et tous les autres pays d’Europe, écrit l’auteur de la Richesse des Nations, eussent eu dans tous les temps la faculté de commercer librement au Maryland et à la Virginie, le tabac de ces colonies aurait pu dans la même période se trouver revenir à meilleur compte qu’il ne revient actuellement, non seulement pour tous ces pays, mais aussi pour l’Angleterre elle-même. Au moyen d’un marché qui eût été si fort étendu au-delà de celui dont il a joui jusqu’ici, le produit du tabac aurait pu tellement s’accroître, et probablement même se serait tellement accru pendant cette période, qu’il aurait réduit les profits d’une plantation de tabac à leur niveau naturel avec ceux d’une terre à blé, au-dessus desquels ils sont encore, à ce que l’on croit ; durant cette période le prix du tabac aurait pu tomber et vraisemblablement serait tombé un peu plus bas qu’il n’est à présent. Une pareille quantité de marchandises, soit d’Angleterre, soit des autres pays, aurait acheté dans le Maryland et dans la Virginie plus de tabac qu’elle ne peut en acheter aujourd’hui, et ainsi elle y aurait été vendue à un prix d’autant meilleur. Par conséquent, si l’abondance et le bon marché de cette plante ajoutent quelque chose aux jouissances et à l’industrie de l’Angleterre ou de tout autre pays, ce sont deux effets qu’ils auraient vraisemblablement produits à un degré plus considérable qu’ils ne font aujourd’hui, si la liberté du commerce eût eu lieu. À la vérité, dans cette supposition, l’Angleterre n’aurait pas eu d’avantages sur les autres pays : elle aurait bien acheté le tabac des colonies un peu meilleur marché qu’elle ne l’achète et, par conséquent, aurait vendu quelques-unes de ses marchandises un peu plus cher qu’elle ne le fait à présent : mais elle n’aurait pas pu pour cela acheter l’un meilleur marché, ni vendre les autres plus cher que ne l’eût fait tout autre pays. » Ce qui est vrai du tabac l’est du sucre et de toutes les autres denrées : la limitation de la vente de ces produits au seul marché métropolitain bornait leur production dans les colonies et en élevait par conséquent le prix ; ainsi, au lieu que les restrictions à la liberté du trafic rendissent les denrées coloniales moins chères, du moins pour la métropole, elles avaient pour effet de les renchérir, même pour cette dernière ; en même temps elles arrêtaient le développement de la culture aux colonies, ce qui rendait les colons moins riches, c’est-à-dire moins capables d’acheter les produits manufacturés de la métropole : cette dérogation au cours naturel du commerce avait donc pour effet de diminuer les jouissances et l’industrie, non seulement des nations étrangères et de la colonie, mais de la métropole elle-même. Adam Smith avait donc raison de s’étonner que les métropoles se fussent imposé de pareils sacrifices « en vue d’exécuter un projet de pure malice et de pure jalousie, celui d’exclure autant que possible toutes les autres nations de la participation à ce commerce ». Mais il est probable que l’erreur avait autant de part à ces restrictions que la « jalousie » et la « malice » ; on croyait se procurer ainsi les denrées coloniales à meilleur compte, tandis qu’on les faisait artificiellement enchérir. 

Cette première catégorie de restrictions a été la première atteinte dans la pratique : nous avons vu qu’on y a bien des fois dérogé en Angleterre et en France dans le courant du XVIIIe siècle ; aujourd’hui elles ont disparu presque complètement de la législation des nations civilisées. 

2° Les restrictions sur l’importation d’article de fabrication étrangère dans les colonies sont aussi vieilles que les précédentes et durèrent encore plus longtemps. Chaque métropole voulut donner à ses commerçants le privilège du marché colonial : on croyait ainsi assurer le développement de l’industrie métropolitaine ; ce fut encore là une erreur, selon nous. Il n’est que trop prouvé par les faits que ces prohibitions, en renchérissant aux colonies les articles de nécessité, quelquefois les ustensiles de fabrication, avaient pour effet de ralentir le progrès de ces jeunes sociétés, elles les maintenaient dans l’état d’enfance et entravaient leur essor : croissant moins vite, arrivant plus difficilement à la richesse, leur puissance d’acheter se trouvait réduite et les articles de fabrication métropolitaine dont les prix se trouvaient artificiellement élevés se vendaient moins, en fin de compte, qu’ils ne se seraient vendus sous un régime plus libéral. Ou bien ces prohibitions étaient sans effet, si la métropole, comme l’Angleterre, par exemple, avait une véritable supériorité dans la fabrication de la plupart des articles qui répondaient aux besoins des colons ; ou, si la métropole était sous ce rapport dans un état d’infériorité relativement aux nations voisines, en contraignant ses colonies à lui acheter les objets de première nécessité et les ustensiles de fabrication agricole, elle les condamnait à végéter, elle arrêtait leur progrès dans son germe, elle tuait la poule aux œufs d’or. Ce dont il faut surtout tenir compte, en pareille matière, c’est de la contrebande, qui, aux colonies, se faisait sur une très grande échelle. Jamais, et nulle part, malgré la surveillance la plus minutieuse et les grands frais qu’elle occasionna, l’on n’a pu arrêter le trafic interlope. Qu’en résulta-t-il ? C’est que la prohibition d’importer des marchandises étrangères aux colonies équivalait dans la plupart des cas à une prime donnée aux contrebandiers. Voici donc quels étaient les conséquences du système : les colons payaient plus cher les articles de nécessité et les ustensiles de production, ce qui arrêtait considérablement les progrès de la colonie ; les fabricants de la métropole ne profitaient qu’en très petite partie du privilège qu’on voulait leur assurer : c’étaient les contrebandiers qui en tiraient le profit le plus net et qui percevaient une sorte d’impôt sur les agriculteurs d’Amérique, la métropole se condamnait à d’énormes frais de surveillance ; d’un autre côté, par suite du marasme où un tel régime plongeait les colonies, les colons étaient moins en état d’acheter les marchandises de convenance, d’agrément ou de luxe pour la production desquelles la métropole avait des avantages qu’elle tenait de la nature ou de la communauté de goûts et de mœurs entre les colonies et la mère patrie ; en dernier lieu, il résultait de ces prohibitions et des souffrances qu’elles imposaient aux colons, une vive irritation qui, demeurant longtemps muette, finissait par éclater en troubles, en révoltes, et par amener la séparation. 

Cette seconde catégorie de restrictions ne put non plus résister indéfiniment aux lumières de la science et de l’expérience. Peu à peu, dans les colonies espagnoles, dans les colonies anglaises, dans les colonies françaises enfin, les liens primitifs, si étroitement noués, furent relâchés. Nous avons suivi ce progrès dans le courant de cet ouvrage et, après en avoir marqué les étapes, nous avons vu qu’il aboutit à la faculté pour les colonies de fixer elles-mêmes leurs droits de douane, sauf approbation de la métropole. Telle est du moins la législation anglaise et la législation française ; on ne peut nier qu’elle ne soit bienfaisante : toutes les autres nations tendent à l’adopter. 

3° Les restrictions sur l’importation des denrées coloniales soit de contrées, soit de colonies étrangères dans la métropole forment la troisième partie du système. C’était une compensation accordée aux colonies et qui complétait cet engagement synallagmatique connu sous le nom de pacte colonial. Cette classe de prohibitions, on l’a fait remarquer avec raison, était d’une application plus facile que la classe précédente : en effet, à la différence des articles manufacturés, les denrées coloniales sont des matières de beaucoup de poids relativement à leur valeur et dont l’introduction en fraude rencontre beaucoup d’obstacles dans leur mature même ; ces prohibitions sont donc efficaces, dans ce sens du moins qu’elles sont exécutées, d’autant plus que, à la différence des colonies où la population est disséminée et rare, ce qui rend la surveillance difficile, les métropoles sont, d’ordinaire, des terres très peuplées où la multitude d’agents gouvernementaux et les moyens d’information et de répression rendent la contrebande singulièrement difficile, impossible même dans le cas qui nous occupe. Les droits prohibitifs sur les matières coloniales de provenance étrangère ont trois effets singulièrement nuisibles à la métropole : elles élèvent, et parfois d’une manière considérable, les prix des denrées qui sont non seulement de convenance et de luxe, mais de nécessité comme le sucre ; elles restreignent la consommation parmi les classes peu aisées ; elles introduisent souvent des articles de qualité inférieure à la place de produits de bonne qualité. 

Sur l’élévation des prix qui frappe les denrées coloniales par suite de cette sorte de prohibitions, tout a été dit. On sait combien les sucres de Cuba et de Java sont inférieurs comme prix et supérieurs comme qualité aux sucres de la Jamaïque ou de la Guadeloupe. Il s’est produit dans la première partie de ce siècle ce fait étrange, qui semble contre nature, mais qu’expliquait complètement la législation coloniale du temps, c’est que les contrées d’Europe, qui n’ont pas de colonies, avaient les denrées coloniales à bien meilleur marché et de bien meilleure qualité que la France ou l’Angleterre qui possèdent de grandes colonies tropicales. 

Quand il s’agit de denrées d’un goût aussi général et d’une utilité aussi universelle que le sucre, il est impossible de calculer l’extension que la consommation pourrait prendre par suite d’un abaissement de droits. « Ceux qui n’ont pas vu de leurs propres yeux quelle immense quantité de sucre est consommée dans l’Amérique espagnole, même parmi les familles les plus pauvres, seraient étonnés, dit Humboldt, de trouver que la France ne réclame pas pour sa fourniture de sucre une quantité supérieure à trois ou quatre fois celle que consomme l’île de Cuba. » Quand Humboldt écrivait ces lignes Cuba n’avait que 340 000 habitants, la France en comptait 80 fois davantage. 

Il est incontestable que le privilège accordé aux colonies pour l’approvisionnement de la métropole en denrées coloniales tend à substituer des denrées de qualité médiocre ou inférieure aux denrées de première qualité. Ce résultat se manifeste par plusieurs raisons. D’abord les colonies privilégiées dont la culture est déjà ancienne et qui reposent sur le monopole n’ont pas toujours des produits aussi parfaits que d’autres contrées plus neuves et où la culture se perfectionne sous l’aiguillon de la concurrence. Le sucre de Cuba et de Java est même, comme qualité, supérieur à celui de la Jamaïque et de la Guadeloupe. Un des produits coloniaux que l’Angleterre a le plus favorisés, c’est le bois du Canada : il a été prouvé que ce bois était non seulement beaucoup plus cher mais qu’il était encore beaucoup moins durable que les bois de Norvège. Dans une enquête qui fut faite en 1831, sir Robert Seppings constatait que les frégates construites en bois canadien ne possédaient pas la moitié de la durée de celles qui étaient construites en bois de la Baltique. Quant aux denrées de consommation, il n’est pas contestable que les hauts droits qui pèsent sur elles ne constituent un stimulant à leur falsification : quoique l’on ne puisse espérer de venir jamais complètement à bout des fraudes du trafic de détail, il est cependant certain qu’on les réduirait considérablement, si l’on abaissait les droits excessifs sur les denrées coloniales, si l’on diminuait par conséquent l’intérêt qu’ont les marchands à les falsifier. De même que les prohibitions d’importer dans les colonies des marchandises étrangères constituent une sorte de prime pour les contrebandiers, de même les hauts droits sur les sucres ou les cafés étrangers constituent une sorte de prime au profit des détaillants qui les falsifient, et, quoique ce dernier abus soit beaucoup moins général que le premier et frappe moins les yeux, il n’en faut pas moins tenir compte, dans l’appréciation des inconvénients si multiples et si complexes du pacte colonial. 

Pour justifier la catégorie de restrictions qui nous occupe, on a invoqué l’importance du commerce colonial. On est tombé sur ce point dans des exagérations et des oublis qui dénotent une singulière légèreté d’esprit ; c’est ainsi que l’on a oublié, selon la juste remarque de Merivale, que, pour chaque client que l’Angleterre gagne au Canada, elle en perd un en Suède et en Russie, de même que pour chaque client qu’elle gagne à Demerara ou à la Jamaïque, elle en perd un à Cuba, à Java ou au Brésil. Les tableaux de douane ont aussi induit en erreur les partisans du pacte colonial. Il y a dans les statistiques commerciales des chiffres qui prêtent aux méprises et qui sont souvent interprétés à contre-sens. « Plusieurs de nos colonies, dit Merivale, sont des entrepôts importants pour notre commerce étranger ; on y transporte un grand nombre d’articles anglais pour y être réembarqués à d’autres destinations, et cela de deux façons, par le commerce autorisé et par la contrebande. Tous ces articles paraissent dans les tableaux statistiques des colonies d’un côté à l’exportation et de l’autre à l’importation, ce qui enfle démesurément la consommation apparente des colonies. Ainsi, en 1836, les importations d’Angleterre à la Jamaïque étaient, d’après les tableaux, de 2 108 606 livres sterling, et les exportations de l’île de 3 315 670 livres sterling ; c’était par an et par habitant plus de trois livres de consommation de produits anglais, soit dix fois plus que pour les États-Unis et le Brésil, qui sont deux de nos plus importants marchés étrangers. Mais, en examinant les tableaux de plus près, on trouve qu’une très grande proportion des articles manufacturés ainsi portés à la Jamaïque sont réexportés pour l’Amérique du Sud. L’autre déduction nécessaire de l’apparente consommation de marchandises anglaises aux colonies provient de la contrebande. Que d’articles sont transportés de la Jamaïque à Saint-Thomas et aux autres entrepôts de la contrebande dans le golfe du Mexique. La grande exportation du Canada dans le nord de l’Amérique ne paraît pas sur les tables statistiques. D’après les Américains, cette exportation serait très considérable. » Ce ne sont pas là les seules raisons qui rendent les tableaux des douanes difficiles à consulter en pareille matière. Il y a encore une autre correction nécessaire aux calculs sur l’importation d’une métropole à ses colonies, de l’Angleterre, par exemple, à la Jamaïque. C’est que peu d’articles parviennent aux ports étrangers en provenance de l’Angleterre, s’ils ne sont pas des produits soit de l’Angleterre, soit de ses colonies ; tandis que dans le commerce colonial, du moins jusqu’à l’abolition de l’acte de navigation, l’Angleterre avait le transport des produits de toutes les nations ; et ces produits, confondus avec les articles anglais, figuraient, selon Merivale, sur les tableaux statistiques sous le titre commun d’importations de la Grande-Bretagne. C’était donc par des interprétations erronées que l’on soutenait l’utilité au point de vue métropolitain de la classe de restrictions qui nous occupe, c’est-à-dire du privilège accordé aux colonies pour la vente de leurs produits sur le marché de la mère patrie. Il est incontestable que ces restrictions avaient pour effet d’élever dans la métropole le prix des denrées coloniales, d’en réduire la consommation et parfois de substituer des produits de mauvaise qualité aux produits de qualité supérieure ; et il n’est pas le moins du monde prouvé que ces inconvénients considérables aient eu pour équivalent un avantage réel et sérieux. 

Mais ces restrictions, dit-on, à supposer qu’elles fussent un fardeau pour la métropole, étaient un acte de justice et une compensation due aux colonies pour les entraves qu’on avait mises à la liberté de leurs importations dans l’intérêt des fabricants métropolitains. S’il en était ainsi, il en faudrait conclure qu’on ne saurait s’arrêter trop tôt dans la voie du monopole, parce que chaque privilège, à moins d’injustice odieuse, en amène à sa suite un autre qui lui est contraire et lui sert de contre-partie : l’on forme ainsi peu à peu une longue série de privilèges multiples, destinés à se faire équilibre les uns aux autres et dont l’action combinée est singulièrement nuisible au progrès des sociétés. Mais, à notre avis, le monopole accordé aux colonies pour l’approvisionnement du marché métropolitain en denrées coloniales a eu des conséquences funestes pour les colonies elles-mêmes. S’il a favorisé leur prospérité momentanée et leur essor passager à certaines périodes de leur histoire, il a nui à leur développement normal, à la constitution régulière de la société coloniale, à la saine organisation économique. C’est grâce à ce monopole que les colonies des tropiques se sont tournées tout entières vers la production de denrées d’exportation : elles ont négligé les cultures vivrières ; elles ont consacré toutes leurs ressources à la canne à sucre ; elles ont épuisé leur sol par une production hâtive et sans merci ; elles ont fondé l’esclavage et multiplié à l’infini le nombre des esclaves ; elles sont devenues des fabriques : tout a été artificiel dans leur opulence ; elles ont bientôt passé par des crises intenses et ont fini par tomber dans le marasme ; aujourd’hui, sous l’influence de réformes nécessaires, elles luttent péniblement contre des maux qui n’ont jamais frappé les contrées européennes avec cette intensité et cette permanence. De cet abîme de difficultés où ces colonies se trouvent actuellement, il n’est pas contestable qu’une des causes principales ne soit la direction tout artificielle qui a été imprimée, dès l’origine, à leur production par un monopole qu’elles regardaient comme un précieux et durable avantage. 

4° Une quatrième catégorie de restrictions qui, plus que toutes les autres, a trouvé faveur auprès du public et a même été vue d’assez bon œil par certains économistes, c’est celle qui prohibe le transport des marchandises, en destination ou en provenance des colonies, autrement que sur des vaisseaux de la métropole. Ce fut là, on le sait, un des points favoris de la politique anglaise pendant deux siècles. Nous avons fait l’histoire des lois de la navigation dans la première partie de cette ouvrage : on sait que dans l’origine elles eurent un but tout politique, celui d’élever la marine anglaise au-dessus de la marine hollandaise qui, au commencement du XVIIe siècle, avait sur toutes les autres marines d’Europe une incontestable supériorité. Aussi l’application de l’acte de navigation était-elle tantôt rigoureuse, tantôt très douce, selon les circonstances politiques. Les restrictions sur les pavillons étrangers étaient renforcées toutes les fois que l’on appréhendait une guerre, et elles ne manquaient pas d’être considérablement atténuées dans la pratique en temps de paix, quand les intérêts particuliers des marchands prévalaient sur les considérations de défense ou de suprématie maritime nationale. Mais dans le courant du XVIIIe siècle, qui fut par excellence l’époque du système mercantile, les intentions politiques qui avaient inspiré l’acte de navigation subirent l’alliage d’idées économiques erronées qui rendirent les règlements beaucoup plus sévères et plus tenaces. Il ne s’agit plus seulement de défense nationale, mais encore d’augmenter la richesse du pays, par des mesures qui lui donneraient la direction la plus favorable à son développement et en feraient couler une certaine portion dans certains canaux. 

On sait que politiquement le système des restrictions sur les transports maritimes a trouvé grâce auprès d’Adam Smith. L’événement, en effet, semble avoir prouvé son efficacité. Mais il est si difficile dans l’entrecroisement des causes qui influent sur la situation politique d’un pays de discerner la part exacte qui revient à chacune d’elles, qu’on peut se demander si l’acte de navigation est en effet la seule cause, ou la cause principale, ou même une des causes de la puissance maritime de l’Angleterre. L’enquête parlementaire qui précéda l’abolition des lois de navigation tend à nier que ces lois aient eu une influence décisive ou même considérable sur l’essor de la marine anglaise. On fait valoir avec raison, pour soutenir cette opinion, que le monopole des Hollandais n’était pas le résultat d’avantages naturels ; que ce petit peuple habite une contrée pauvre en bois de construction comme en métaux ; qu’il devait uniquement sa prospérité d’abord à un grand capital moral, l’énergie, l’esprit industrieux, l’habitude des affaires et la liberté des institutions, et ensuite à une très grande accumulation de capitaux matériels, à la concentration du commerce dans les mains de quelques grandes maisons, ce qui lui permettait de se contenter d’un fret moins considérable que ne le pouvaient faire les petits capitalistes des pays voisins. On ajoute que, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, les guerres fréquentes que la Hollande eut à soutenir contre la France et l’Angleterre entamèrent singulièrement sa prospérité économique et politique ; que l’énormité de sa dette publique, les taxes exorbitantes qui vinrent peser sur l’industrie néerlandaise, élevèrent en Hollande le prix de la construction et de l’équipement des vaisseaux et par suite le fret : on termine par la remarque que si l’Angleterre a développé, à partir de l’acte de navigation, ses transports maritimes avec l’Amérique, d’un autre côté sa navigation avec l’Europe, avec les pays méditerranéens spécialement et les pays de la Baltique diminua considérablement : l’on conclut de cet ensemble de raisonnements et de faits qu’il est erroné d’attribuer aux actes de navigation une grande part dans la prospérité de la marine britannique. 

Quittant le terrain des considérations politiques pour celui des recherches économiques, nous devons nous demander quel effet de pareilles restrictions produisent, soit à l’origine, soit dans le cours de leur application, sur le commerce et l’industrie d’un grand pays. Nous avons déjà noté dans une autre partie de cet ouvrage les plaintes que les commerçants et les publicistes anglais élevèrent contre l’acte de navigation, à l’époque de son établissement : nous avons vu que plusieurs colonies britanniques refusèrent pendant de longues années de s’y soumettre. Il est incontestable, en effet, que les producteurs métropolitains et coloniaux souffrent également d’un pareil régime ; et nous ne croyons pas que ces souffrances soient compensées par les avantages qui peuvent échoir aux armateurs. Supposons qu’une marine étrangère soit moins chère que la marine nationale, la prohibition de se servir des vaisseaux étrangers fait supporter, par les commerçants de la métropole et des colonies, toute la différence entre le fret par vaisseaux étrangers et le fret par vaisseaux nationaux. Or, cette différence, qui est tout entière à la charge des producteurs, ne constitue pas un profit net pour les armateurs privilégiés : une partie de cette différence, en effet, représente l’infériorité naturelle de la navigation nationale par rapport à la navigation étrangère ; les armateurs privilégiés ne perçoivent donc, comme profit net, qu’une partie de cette différence, laquelle, au contraire, constitue dans son intégralité une perte sèche pour les producteurs de la métropole et des colonies : les uns perdent beaucoup plus que ne gagnent les autres ; il y a, en définitive, perte pour la nation dans son ensemble. Toute restriction sur l’usage de la marine étrangère pour le transport des marchandises nationales a, de toute nécessité, l’un de ces deux effets : ou de détourner une partie du capital des autres branches d’industrie pour l’employer d’une manière moins profitable à la construction de vaisseaux, ou d’amener une réduction dans les exportations du pays sur lequel pèsent ces règlements. Selon nous, l’un et l’autre de ces deux effets doit se produire à la fois dans une mesure qu’il n’est pas possible de déterminer : d’un côté, une certaine quantité de capitaux abandonne l’industrie pour se porter vers le commerce maritime où l’appellent les faveurs légales : d’un autre côté, la production des articles d’exportation doit diminuer par suite de l’élévation du fret qui, en faisant hausser le prix de revient des marchandises aux lieux de destination, en diminue nécessairement la demande, et aussi par la plus grande rareté des capitaux destinés à l’industrie, puisqu’une partie de ces capitaux se trouve appelée par les règlements à la construction, à l’équipement et à l’entretien des vaisseaux. La question si agitée par Adam Smith, Mac Culloch, Merivale et d’autres encore, la question de savoir si l’acte de navigation, en détournant de l’industrie une partie des capitaux anglais pour les consacrer au commerce maritime, ne produisit pas, d’une manière permanente, une hausse des profits en Angleterre, cette question nous paraît facile à trancher d’après les observations que nous venons de faire. Il est incontestable qu’au moment de l’établissement de l’acte de navigation il dut se produire dans toutes les branches de l’industrie anglaise une hausse générale de l’intérêt des capitaux ; la raison en est bien simple : une partie des capitaux se portant subitement vers le commerce maritime auquel ils ne s’étaient que peu livrés jusque-là, les capitaux destinés à l’industrie devinrent moins nombreux, et leur demande restant, du moins au premier moment, à peu près égale à ce qu’elle était auparavant, on fut amené à leur accorder une rémunération plus considérable : c’est ainsi que toute création d’industrie nouvelle a pour effet d’amener, au moins d’une façon momentanée, une hausse de l’intérêt du capital, parce que, en soustrayant aux autres industries une partie des capitaux qu’elles employaient, elle modifie le rapport de la demande à l’offre des capitaux. Mais on ne peut nier que, dans le cas des actes de navigation, un pareil effet ne fût passager et sans durée, et voici les raisons qui empêchèrent que l’augmentation de l’intérêt du capital, produite par l’établissement de ces actes, pût se maintenir pendant de longues années : il est évident que le premier effet de la prohibition de se servir pour les transports d’une marine étrangère moins coûteuse, fut de faire hausser le fret ; on ne peut nier que cette hausse du fret n’augmentât le prix des marchandises aux lieux de destination ; il est évident que cette hausse des marchandises aux lieux de destination dut, dans une certaine proportion, en diminuer la demande ; enfin cette diminution de la demande dut avoir pour conséquence une diminution équivalente de la production dans la contrée manufacturière. Il est donc inexact que les actes de navigation aient eu pour conséquence permanente de faire hausser les profits en Angleterre : ils purent, il est vrai, avoir pour conséquence passagère d’élever l’intérêt du capital, ce qu’il faut bien distinguer, d’ailleurs, de l’élévation des profits de l’entrepreneur ; mais cette hausse même de l’intérêt ne fut qu’éphémère : l’effet permanent de l’acte de navigation fut de rendre les marchandises anglaises plus chères aux colonies qu’elles ne l’étaient auparavant et les marchandises coloniales plus chères en Angleterre : cette cherté produite par l’élévation du prix des transports dut amener une réduction de la demande et, à la longue, une réduction dans la production des articles destinés à l’exportation, tant en Angleterre qu’aux colonies. L’acte de navigation agit donc, au point de vue économique, sur la métropole et sur les colonies, « comme un poids mort qui pèse sur l’un des ressorts principaux de l’activité humaine », pour nous servir d’une expression d’Adam Smith dans une autre circonstance. En renchérissant la consommation aux lieux de destination, il décourageait la production aux lieux de provenance et constituait, par conséquent, un obstacle aux progrès et à la prospérité des colonies et de la métropole. Cet effet ne cessa qu’au moment où la marine privilégiée parvint, à force de temps et d’efforts, à égaler la marine proscrite, c’est-à-dire au moment même où l’acte de navigation perdit toute son efficacité : ce moment, il est impossible de le déterminer dans l’histoire. 

Une des meilleures preuves du tort que les restrictions sur le commerce de transport font tant à la métropole qu’aux colonies, ce sont les circuits auxquels se livrent les marchandises pour échapper aux droits différentiels : ces circuits sont aussi grands que ceux qui proviennent de la guerre quand les relations directes entre le pays de provenance et le pays de destination sont interrompues. Say nous apprend (Cours complet, t. III, p. 361) que dans les guerres de l’empire l’on vit des marchandises d’Amérique arriver à Paris par la voie de Salonique, en Turquie : et Tooke, dans son histoire des prix, parle de pièces de soie qui, pour arriver de Bergame en Angleterre, pendant les mêmes guerres, prirent, l’une la voie de Smyrne, l’autre la voie d’Archangel, mettant la première une année, la seconde deux ans à faire ce voyage. Des effets analogues sont produits, d’après Merivale, par les restrictions sur le commerce de transport : il en résulte un singulier gaspillage de capital et de travail. « Il n’est pas rare, dit cet économiste, de voir la farine des États-Unis en destination des Antilles, au lieu de s’embarquer à New York, prendre la direction de Montréal ou de Québec pour être transportée de l’une de ces villes sous pavillon anglais. On élève ainsi le prix de cet article de nécessité ; et, pour mettre quelques centaines de livres dans la poche des armateurs, on fait dépenser plusieurs milliers de livres aux colonies. Il y a des exemples de blé transporté d’Archangel à Québec, puis débarqué et réembarqué pour la Jamaïque. On a vu des vaisseaux charger des bois de construction du Nord, les porter au Canada et de là en Angleterre comme bois du Canada, la différence des droits suffisant pour indemniser des dépenses énormes du circuit. Tout cela prouve l’énorme addition faite au prix naturel de chaque article par le monopole, spécialement par celui du transport et la manière très improfitable dont cette différence est gaspillée. » C’est là le meilleur jugement que l’on puisse porter sur cette quatrième catégorie de restrictions. Elles imposent aux producteurs métropolitains et coloniaux, aux consommateurs coloniaux et métropolitains des charges excessivement lourdes dont une minime partie seulement devient pour les privilégiés un bénéfice net, et dont la plus grande partie par conséquent est une perte sèche pour la nation prise dans son ensemble. 

5° La cinquième catégorie de restrictions consiste dans l’interdiction faite aux colons de manufacturer leurs propres produits bruts. C’était une des parties essentielles du pacte colonial, et malheureusement sur plusieurs points et en plusieurs contrées elle a survécu au pacte lui-même. On connaît le mot de lord Chatam, mot étrange dans la bouche d’un homme dont l’esprit était doué de tant de lumières et le cœur si sensible à l’équité. « Les colonies anglaises du Nord-Amérique, disait-il en plein parlement, n’ont aucun droit à manufacturer même un clou ou un fer à cheval. » Ainsi s’exprimait un défenseur avoué des colonies. Nous nous sommes élevé dans la première partie de cet ouvrage contre cette restriction aussi insensée qu’impraticable. Nous avons montré qu’empêcher les colons de fabriquer les objets grossiers et usuels, c’était vouloir entraver les progrès de la culture ; il est presque impossible à une société de prospérer par l’agriculture, si elle n’y joint un certain degré d’industrie locale élémentaire. Il y a une foule de travaux qui, par la présence de matériaux en abondance et à bon marché, ne peuvent être exécutés que sur place ; et les interdire, c’est nuire au développement de la richesse, c’est arrêter l’essor de la contrée. Si l’on eût voulu prendre à la lettre le mot de lord Chatam et le faire appliquer en fait, il n’y a pas de doute qu’on eût arrêté le défrichement. Ce n’est pas seulement, en effet, par leurs résultats matériels, c’est plus encore par leur influence morale que de telles mesures pèsent sur les colons. Leur application nécessite des procédés inquisitoriaux, qui sont spécialement odieux aux caractères fiers et indépendants dont ces jeunes sociétés sont en général composées. On se rappelle les difficultés que les règlements de la métropole apportaient à la libre circulation des marchandises et des hommes dans les colonies anglaises du continent américain ; pour empêcher le transport des chapeaux d’une province dans une autre on gênait la viabilité par terre et par eau. De tels règlements sont aussi vexatoires qu’injustes. La métropole n’a que faire dans l’intérêt de ses fabricants de défendre aux colonies de s’adonner à l’industrie. L’intérêt même des colons les porte à se consacrer de préférence à l’agriculture, à la pêche ou au commerce. Tant que les terres sont en abondance, la rémunération des capitaux élevée, la main-d’œuvre rare et chère, il est évident que la grande industrie n’a aucune raison de s’établir, ni aucune chance de prospérer. Ce n’est que l’industrie domestique qui se pratique dans l’intérieur des familles, qui porte sur une fabrication rudimentaire, c’est ce premier degré d’industrie seulement qui peut et doit prendre naissance dans une société jeune, parce que, non seulement il est compatible avec le développement agricole du pays, mais même il lui est essentiel. Pour prohiber cette industrie rudimentaire les règlements sont aussi impuissants que vexatoires ; pour interdire la grande industrie dont la nature des choses détourne les colons, ils sont complètement inutiles et sans raison d’être. 

Les prohibitions redoutables sont celles qui portent sur des produits bruts d’un gros volume et d’une facile préparation sur les lieux, comme le raffinage du sucre ; par différentes raisons, en partie pour favoriser les raffineurs nationaux, en partie pour étendre leur marine, les métropoles ont établi ces restrictions, les ont conservées avec ténacité et quelques-unes les conservent encore. On ne comprend guère l’importance que plusieurs grandes nations d’Europe ont attachée au monopole du raffinage du sucre et les charges dont elles se sont grevées pour favoriser artificiellement une industrie si secondaire. Le Trésor a considérablement souffert pendant des années de l’usage d’encourager par des drawbacks exorbitants l’exportation du sucre raffiné. Ces drawbacks étaient, d’ordinaire, plus élevés que le montant des droits qu’avait eus à payer le raffineur pour l’usage des produits bruts. En France, en 1832, sur 40 millions prélevés sur les sucres coloniaux, 19 avaient été restitués par drawback. Une telle législation était singulièrement dispendieuse pour les métropoles et vraiment calamiteuse pour les colonies. Sauf quelques raffineurs métropolitains, que l’on pourrait compter, tout le monde en souffrait dans une proportion plus ou moins grande. Le Trésor y perdait tout le premier, non seulement par l’élévation des drawbacks, qui, par une inexplicable contradiction dans les mots, étaient plus hauts que les droits perçus à l’entrée, et contenaient ainsi, outre une restitution de droit, une véritable prime à l’exportation ; mais encore le Trésor y perdait par la réduction de la consommation ; cette réduction de la consommation est inévitable, sous un pareil régime ; le prix du sucre, en effet, est notablement surélevé par une mesure qui ordonne le transport d’une matière brute de gros volume à une distance de 2 000 lieues ; il se produit une augmentation de fret qui fait hausser la valeur du produit et en diminue par conséquent la demande au lieu de consommation. Le renchérissement du sucre ne résulte pas seulement, en pareil cas, de la différence entre le prix de transport de la matière brute et le prix de transport de la matière raffinée ; il a encore une autre cause : quand le terrage et le raffinage peuvent se faire sur les lieux, les producteurs coloniaux tirent un très grand profit des déchets, lesquels sont beaucoup moins bien utilisés dans la métropole. C’est encore là une cause de hausse dans les prix ; en voici une autre : Si le raffinage et le terrage étaient permis, sous l’influence d’une consommation plus grande, c’est-à-dire d’une demande plus étendue, par suite du bon marché, les producteurs coloniaux augmenteraient leur production, ils tireraient un meilleur parti de leurs terres et de leurs capitaux et, produisant infiniment plus, ils pourraient dans une certaine mesure baisser les prix ; l’on sait, en effet, que pour ces produits, plus la production s’étend, plus les frais proportionnels diminuent et plus le prix de revient s’abaisse. Par tous ces motifs il est donc probable que, sans la prohibition du raffinage et du terrage, le prix du sucre tomberait notablement dans la métropole, ce qui en accroîtrait la consommation et enrichirait le Trésor. Les producteurs coloniaux souffrent encore sous le régime que nous critiquons, par d’autres raisons que celles que nous venons d’indiquer. La différence entre les types et entre les degrés d’élaboration des sucres est d’une très grande délicatesse et donne lieu à de nombreuses erreurs. Il est arrivé souvent, c’est un fait parfaitement constaté et connu de tous, que des sucres non raffinés avaient, grâce à la perfection de la distillation, le même aspect que des sucres raffinés ordinaires et par suite étaient refusés à la douane. Les règlements avaient donc pour effet de décourager tout progrès dans la distillation et, en général, dans la production des sucres. Est-il vrai, du moins, que les armateurs aient tiré un profit réel d’un pareil état de choses ? Nous ne le pensons pas. Nous avons déjà fait remarquer que la permission accordée aux colons de terrer et de raffiner eux-mêmes leurs produits aurait pour effet d’en diminuer le prix et par conséquent d’en augmenter la demande dans la métropole. Il en résulterait que les exportations des colonies seraient plus considérables qu’auparavant, d’un autre côté les importations seraient aussi supérieures à ce qu’elles étaient. Produisant davantage et tirant un meilleur parti de leurs produits, les colons achèteraient aussi davantage. Le mouvement des échanges entre la métropole et les colonies serait ainsi plus étendu qu’auparavant, au grand profit des colons et des fabricants métropolitains ; le progrès des colonies serait plus rapide et plus assuré ; il est donc probable que les armateurs n’auraient, en définitive, aucune raison de se plaindre, et qu’ils trouveraient dans l’accroissement des échanges une compensation pour la différence entre le fret des produits bruts et le fret des produits élaborés. Ainsi les restrictions que les lois apportent au terrage et au raffinage des sucres coloniaux frappent gravement les intérêts les plus sérieux et les plus nombreux, compromettent la prospérité des colonies et entravent leurs progrès, sans satisfaire aucun intérêt légitime et considérable. Le Trésor, les consommateurs métropolitains, les producteurs coloniaux, les fabricants métropolitains qui travaillent pour les colonies, tous souffrent notablement de l’existence de ces lois restrictives ; et il y a toute probabilité que les armateurs n’y gagnent rien.

Nous avons examiné minutieusement les cinq catégories de restrictions, dont l’ensemble a constitué le vieux système colonial adopté par toutes les nations d’Europe, pratiqué par elles pendant trois siècles et récemment réformé par toutes avec la même unanimité. Il en reste cependant des vestiges dont les colons se plaignent encore et dont la réforme est urgente. Nous avons vu que tous ces règlements étaient ou inutiles, ou contraires au but qu’ils se proposent, mais que tous avaient ce double caractère d’être injustes et d’être vexatoires. Entre la colonie et la métropole, peuplées par des citoyens de même race, de même langue, de mêmes droits, il ne saurait y avoir inégalité de législation commerciale, voilà ce que dit l’équité, et voici ce que dit l’expérience : c’est que toutes ces prohibitions entravent le progrès des colonies, arrêtent le mouvement des échanges, nuisent à la fois aux producteurs coloniaux, aux fabricants métropolitains, aux consommateurs de l’une et l’autre contrée et, en définitive, au Trésor public. 

Il n’est pas besoin de pacte colonial pour assurer les relations régulières de la métropole et des colonies. L’on n’a que faire dans ce cas de mesures artificielles. Les liens naturels du langage, de la race, la communauté d’éducation, d’idées, de mœurs, l’analogie des besoins et des goûts, ce sont là les meilleures garanties et, à vrai dire, les seules possibles, de relations commerciales durables et profitables à tous. Séparée de l’Angleterre, l’Amérique ne lui reste pas moins unie par l’échange continuel des produits. 

Est-ce à dire, cependant, qu’une colonie ne présente pas à la métropole plus d’avantages qu’une contrée étrangère florissante pourrait lui en offrir ? Une telle affirmation partirait d’une observation superficielle et dénoterait un point de vue trop étroit. Une grande contrée industrielle, où la population est dense et les capitaux nombreux, agit avec sagesse et prévoyance en prenant possession de contrées bien situées et sans maîtres, et en y envoyant une partie de ses enfants et de ses moyens de production. En effet, selon la remarque de Torrens, il n’est pas de commerce plus avantageux, plus sur, plus stable, plus capable de s’étendre, que celui qui se fait entre une contrée manufacturière, très peuplée et d’une haute culture, et un pays agricole fertile. Car les matières premières que la contrée manufacturière tire de la contrée agricole lui permettent de développer à l’infini sa production industrielle : en même temps, les objets manufacturés que reçoit la contrée agricole, les instruments et les outils qu’elle se procure dans la contrée manufacturière, lui permettent d’étendre de plus en plus la culture. Il en résulte que ces deux progrès, si les deux pays sont économes et laborieux, allant de pair, l’on n’entrevoit pas de limites à l’extension de ce commerce. En se privant d’une part de son capital pour fonder des colonies, la métropole ne fait donc que le placer à haut intérêt. Appliqué à un sol nouveau et fertile, il produit infiniment plus qu’il n’eût pu le faire dans la mère patrie ; et les bénéfices qui résultent de cet accroissement de productivité profitent à tous : bien loin d’être un capital perdu, c’est un capital très utilement employé et qui se multiplie avec une rapidité sans exemple dans le vieux monde. Voilà pourquoi les colons sont, en général, de si grands consommateurs des articles de la métropole : produisant beaucoup, vendant beaucoup, ils ont beaucoup de moyens d’acheter et ils ont de grands besoins qu’ils peuvent plus facilement contenter en s’adressant à la mère patrie qu’en travaillant eux-mêmes directement à les satisfaire.

Un autre avantage des colonies, c’est que les relations commerciales avec elles sont beaucoup plus sûres qu’avec les nations étrangères. Tant que le lien commercial subsiste, l’on n’a pas à craindre de leur part des modifications dans les tarifs de douanes, qui peuvent diminuer d’une année à l’autre le commerce entre deux pays indépendants et le réduire même à néant. On sait les périls nombreux d’un commerce à l’exportation surtout avec des pays lointains. Ces périls sont beaucoup moindres avec des colonies. La métropole n’a pas à redouter de se trouver en guerre avec elles : des contrées agricoles, comme le sont, en général, les colonies que l’on fonde de nos jours, sont exposées à moins de crises que des contrées plus développées et plus industrielles. Les goûts également sont plus stables et moins changeants dans ces sociétés jeunes et analogues à la mère patrie par leurs éléments constitutifs. Le commerce entre la métropole et les colonies a donc quelque chose de cette sécurité, de cette régularité et de cette permanence dont jouit le commerce intérieur : et cependant il offre cet avantage spécial de porter sur des articles très différents, produits sous des climats très divers, et en même temps d’être rapidement progressif par le développement prompt et ininterrompu des colonies, grâce aux privilèges naturels qui leur sont propres.

De tout ce qui précède l’on peut conclure que le mot suivant de Stuart Mill est d’une remarquable justesse : « On peut affirmer, dans l’état actuel du monde, que la fondation des colonies est la meilleure affaire dans laquelle on puisse engager les capitaux d’un vieil et riche pays. »

CHAPITRE IV

De l’entretien des colonies au point de vue financier

Les partisans de la colonisation ont quelquefois invoqué, pour justifier l’importance qu’ils attachent aux colonies, les revenus que la métropole en peut tirer. Plus souvent les détracteurs de la colonisation ont mis en relief les dépenses considérables que les colonies causent à la métropole afin de détourner leurs compatriotes d’en créer ou pour les engager à abandonner celles qui étaient déjà fondées. Il importe de se garder, à l’un et l’autre point de vue, de toute exagération : il serait, en effet, aussi déraisonnable de vouloir créer des colonies dans l’intention d’en tirer un revenu, que d’abandonner des colonies déjà adultes et en voie de progrès pour les frais qu’elles imposent momentanément à la métropole.

Il est excessivement rare qu’une colonie fournisse un revenu net à la mère patrie : dans l’état d’enfance, elle ne le peut pas, dans l’état adulte, elle ne le veut pas. Toute tentative pour en tirer des ressources aboutirait, lorsqu’elle est jeune et en voie de croissance, à arrêter son progrès, lorsqu’elle est grande et forte, à provoquer la séparation. Tant qu’une colonie doit être administrée par des fonctionnaires métropolitains et défendue par des soldats et marins tirés de la mère patrie, il est évident qu’il y aura, à la charge de la métropole, des dépenses considérables. Les fonctionnaires coloniaux doivent être hautement payés, d’abord à cause de l’éloignement, de la différence de climat, ensuite parce que le contrôle aux colonies est difficile et qu’il faut s’en rapporter aux employés. Pour les troupes, les frais de transport sont une première cause d’accroissement des dépenses, puis la mortalité souvent plus grande, la difficulté de donner à des soldats européens un régime conforme à leurs habitudes, font, selon Say, qu’un soldat coûte deux fois plus cher aux colonies que dans la métropole. Si les dépenses sont considérables, les ressources sont chétives ; les impôts dans toute colonie jeune doivent être excessivement modérés sous peine de nuire aux progrès de la culture. Nous traiterons plus loin dans un chapitre spécial cette question fiscale. Qu’il nous suffise de dire pour le moment que l’impôt foncier et, en général, tous les impôts directs sont presque impossibles à établir dans une colonie : tout au plus y peut-on introduire, comme aux États-Unis, des taxes locales modérées, dont le produit doit être réservé aux communes ou aux districts pour la viabilité. Les impôts indirects sont mieux vus et produisent davantage : en Australie, par exemple, les droits sur les boissons donnent un produit considérable. Mais la perception de ces impôts indirects est aux colonies d’une certaine difficulté à cause de l’étendue des terres et de la dispersion des colons. Tant que le peuplement n’a pas atteint un chiffre élevé et un certain degré de densité, les frais de perception de l’impôt pourraient presque équivaloir à leur revenu. La seule taxe qui soit à la fois d’une rentrée facile et parfaitement inoffensive dans ses résultats, c’est un droit léger à l’importation des marchandises par la voie de mer, ce que l’on a appelé l’octroi de mer : mais il faut que cet impôt soit excessivement modéré pour ne pas restreindre la demande des marchandises, ce qui nuirait à la fois aux consommateurs coloniaux et aux fabricants métropolitains. Quant au produit de la vente des terres aux colonies, il nous paraît incontestable qu’il doit être appliqué tout entier aux besoins de la colonie, spécialement à la viabilité, à l’arpentage, à tous les travaux préparatoires indispensables. Il ne faut donc pas se dissimuler que les dépenses dépasseront de beaucoup les ressources et que la métropole aura à supporter très généralement des frais assez considérables. Ces frais ne seront pas positivement des avances au point de vue du Trésor, car la colonie, devenue adulte, se refusera selon toute probabilité à les rembourser : il serait téméraire de vouloir tirer d’elle un revenu net sous prétexte des soins qu’on lui a donnés dans la première période de son existence : on risquerait de la blesser et de la pousser à des extrémités regrettables.

Il faut donc en prendre son parti : l’établissement d’une colonie coûte cher : nous avons vu la ruine de toutes les compagnies des Indes soit orientales, soit occidentales. Les seules colonies qui puissent donner un revenu à la métropole, sont celles qui ont des avantages naturels bien caractérisés pour la production de certaines denrées d’exportation ou d’objets précieux pour lesquels la demande est très grande. Ces denrées d’exportation, ces objets précieux, si la colonie a pour leur production des facilités exceptionnelles, sont une excellente matière imposable : on peut facilement les grever de taxes, dans une proportion même considérable, sans nuire d’une manière très sensible au développement de la colonie. C’est ainsi que le Mexique, par son abondance en métaux précieux et la facilité de l’exploitation des mines, supportait avec aisance les droits élevés qui portaient sur la production minière d’Amérique. Mais si l’on se reporte à la première partie de cet ouvrage, l’on verra qu’une portion notable du revenu du Mexique était employée en subsides aux colonies espagnoles moins fortunées et qu’il était loin de tomber tout entier dans les coffres du Trésor métropolitain. De nos jours l’on a cité comme un fait presque inouï que, dans certaines années du commencement du siècle, la Jamaïque ait pu payer tous ses frais d’administration. Nous ne connaissons que deux colonies qui aient fourni d’une manière régulière un revenu à leur mère patrie, c’est Cuba et Java. Si l’on se reporte au second livre de cet ouvrage, l’on verra que l’une et l’autre forment l’une des ressources principales de leurs métropoles et que dans des moments critiques les revenus de ces îles ont préservé soit l’Espagne, soit la Hollande de catastrophes financières. Mais ces îles, on ne le saurait nier, sont dans une position toute spéciale ; pour la production du sucre, elles ont un véritable monopole naturel ; la fertilité des terres y est si grande que le prix de revient du sucre y est infiniment plus bas que dans toutes les autres colonies européennes : on peut donc y mettre des impôts assez élevés sans exagérer les prix et sans nuire à la production. Si l’on voulait tirer également un revenu de la Guadeloupe ou de Bourbon, de la Jamaïque ou de la Guyane, l’on ruinerait bientôt ces colonies. D’un autre côté, ce qui fait que Cuba et Java se soumettaient à des impositions considérables, c’est leur constitution sociale : le nombre des Européens n’y est pas prédominant, le gros de la population est, soit esclave, soit dans une quasi servitude et prêt à se soulever si la crainte de la métropole ne le retenait dans l’obéissance ; voilà pourquoi les planteurs de Java et de Cuba ont payé pendant longtemps sans résistance des impôts considérables. Mais si l’on cherchait ainsi à tirer un revenu notable de colonies peuplées de blancs et où les races indigènes auraient disparu, ou bien seraient trop faibles pour donner des inquiétudes sérieuses aux colons, comme le Canada ou l’Australie, il n’y a aucun doute que de telles colonies n’en vinssent à se révolter et à se séparer de la métropole.

C’est donc une grande illusion que de fonder des colonies dans l’espérance d’en tirer un revenu : d’un autre côté les charges que les colonies imposent à la métropole ont été singulièrement exagérées par les adversaires de la colonisation. Des documents parlementaires de l’année 1835 portaient à 2 360 000 livres la dépense totale des colonies anglaises à la charge de la métropole. Quelques statisticiens joignaient à ces dépenses la perte annuelle occasionnée aux consommateurs métropolitains par les monopoles coloniaux pour la vente en Angleterre du sucre, du café, du cacao, etc., des bois de construction, perte annuelle estimée à 2 millions et demi de livres sterling. Allant plus loin encore on y ajoutait la somme payée par la mère patrie pour l’émancipation des esclaves aux colonies, somme équivalant à une dépense annuelle de 600 000 ou 700 000 livres sterling. Mais c’est aller trop loin, selon nous, que de supputer dans le nombre des charges normales et régulières que les colonies imposent à la métropole ces deux dépenses provenant de fautes et d’erreurs politiques et morales, dont la colonie et la métropole s’étaient rendues coupables et qui ne sont pas inhérentes à la fondation ou à l’entretien des colonies. On ne s’arrêtait cependant pas là : on ajoutait à toutes ces dépenses les frais des guerres dont les colonies avaient été l’origine. « La guerre de 1739, dit lord Sheffield, laquelle peut véritablement être appelée un conflit américain, nous fit contracter une dette de plus de 31 millions de livres : la guerre de 1755 nous en fit contracter une autre de 71 millions et demi de livres et la guerre de l’indépendance de l’Amérique ajouta aux deux guerres précédentes environ 100 millions de livres. Ainsi nous avons dépensé pour défendre et retenir nos colonies une somme plus forte que la valeur des marchandises que nous leur avons envoyées dans les meilleures années. » Mais c’est là de la rhétorique et non de l’argumentation, dit avec raison Merivale, « il est vraiment bizarre de compter parmi les dépenses d’entretien de nos colonies des sommes que nous avons gaspillées pour satisfaire notre propre entêtement, our own propugnacy. »

En écartant toutes ces exagérations, l’on voit que les dépenses que les colonies portent au budget de la métropole, quoique presque impossibles à éviter, sont beaucoup moindres que ne le feraient croire les calculs fantastiques des adversaires de la colonisation. Ce qu’il importe, c’est que l’emplacement pour la fondation de colonies soit bien choisi et le régime, auquel on les soumet, favorable à leur développement. Les charges qu’elles imposent à la mère patrie pendant la période de leur enfance ne doivent être qu’une raison de plus pour les politiques intelligents de hâter autant que possible leurs progrès en population, en culture et en richesses. D’ailleurs, si les frais de premier établissement que la métropole doit supporter en tout état de cause (nous avons vu l’échec complet du fameux self-supporting principle dans l’Australie du Sud), si ces frais de premier établissement ne sont presque jamais remboursés directement par les colonies parvenues à l’âge adulte, ils n’en constituent pas moins un placement avantageux qui rentre par voies détournées avec des intérêts considérables. Nous avons vu, en effet, quelle influence salutaire une colonie progressive exerce sur l’industrie de la métropole et en même temps sur les jouissances des consommateurs métropolitains. Cet accroissement du nombre des objets de consommation et d’échange qu’elle fournit à la mère patrie, ce débouché toujours grandissant qu’elle offre à ses produits, valent bien les dépenses minimes qui ont été nécessaires pour la mener à l’état adulte. Chaque jour les gouvernements emploient des sommes importantes à faire des canaux ou des routes pour l’usage desquels ils n’exigent aucune rémunération : ces dépenses ne rentrent donc jamais au Trésor d’une manière directe, mais elles n’en sont pas moins excessivement utiles à la nation par les débouchés qu’elles ouvrent à des provinces qui n’en avaient pas, par la plus-value qu’elles donnent à des terres dont la valeur était faible, par la masse des marchandises qu’elles introduisent dans la circulation générale. Mieux que tous les canaux et toutes les routes, la colonisation ouvre des débouchés et des marchés nouveaux ; elle met en culture des terres en friche, elle accroît la circulation des marchandises et l’activité de l’industrie ; elle entretient dans la nation l’esprit d’entreprise ; elle sert de déversoir à l’excès de population ; c’est donc là une dépense hautement productive, qu’il est aussi insensé de blâmer d’une manière générale, qu’il le serait de critiquer l’ouverture de canaux et de routes : ce sont également des dépenses d’administration intelligente et prévoyante ; il s’agit seulement de bien choisir l’emplacement de la colonisation et de la bien diriger, de même que pour la viabilité, il faut bien placer les canaux et les routes, et les bien construire.

LIVRE DEUXIÈME

DU MEILLEUR RÉGIME APPLICABLE AUX ÉTABLISSEMENTS COLONIAUX

CHAPITRE PREMIER

Des différentes sortes de colonies. — Des travaux préparatoires à la colonisation. — Du régime des terres et de la main-d’œuvre.

Après avoir considéré la colonisation au point de vue de la métropole et des avantages qu’elle lui procure, nous la devons examiner au point de vue des colonies et du régime qui leur convient.

La plupart des colonies européennes, l’histoire en fait foi, furent fondées presque au hasard, sans direction systématique et furent abandonnées à toutes les crises qui attendent les sociétés naissantes. Composées d’éléments aventuriers, laissées à leurs propres forces, elles luttèrent pendant de longues années contre les obstacles de toute sorte que leur opposait la nature, les circonstances économiques et aussi les conditions politiques auxquelles elles se trouvaient subordonnées. Si la plupart, à force de temps et de patience, parvinrent à traverser ces difficultés premières et à s’élever, après plusieurs siècles, à un degré plus ou moins élevé de richesse et de puissance, il n’en faut pas conclure que le régime d’abandon, le système d’abstention et le principe de laisser faire soient pour la métropole la règle de conduite la plus prudente et la plus sage. Tout concourt à prouver, au contraire, qu’une direction intelligente, un ensemble de préceptes puisés dans les règles de la science et dans les données de l’expérience, une tutelle habile, modérée, s’atténuant progressivement et cessant à propos, peut conduire avec succès les colonies à travers les obstacles qui entourent leur enfance, leur abréger la période initiale de lutte et d’inquiétude, et hâter leurs progrès en population, en richesse et, d’une manière générale, en civilisation. 

Toute contrée qui veut coloniser doit se poser, au préalable, la question suivante : quel est le genre de colonies qui est le plus approprié aux ressources, aux mœurs et au génie de la nation ? Le moindre examen de l’histoire coloniale suffit à prouver, en effet, que les colonies se divisent en classes nettement tranchées, essentiellement différentes et qui exigent des aptitudes très distinctes de la part des peuples qui veulent s’adonner à chacune d’elles. Quelles que soient les classifications variées qui ont été présentées par les historiens ou les économistes, les colonies se ramènent, selon nous, à trois types irréductibles et entre lesquels il ne peut y avoir aucune confusion. Ce sont les colonies de commerce, les colonies agricoles et ce que l’on a appelé les colonies de plantations, d’une manière plus exacte, les colonies ayant un monopole naturel pour la production de denrées d’exportation. Les colonies de commerce sont, à proprement parler, des comptoirs, des factoreries, établies dans une contrée riche et peuplée, mais primitive sous certains rapports et où le commerce se trouve encore à l’état d’enfance ou, tout au moins, n’a pas atteint cette liberté d’allures, cette sécurité, ce développement spontané et cette expansion cosmopolite, qu’il acquiert tôt ou tard dans les nations civilisées. De telles colonies ne peuvent être fondées avec succès que par un peuple très avancé au point de vue commercial, dont la marine marchande et militaire a une grande extension, qui se livre avec profit à l’industrie des transports et qui a acquis de vieille date, par l’habileté héréditaire et l’accumulation des capitaux, une certaine supériorité maritime sur les autres nations. Un tel peuple, d’ailleurs, n’a pas besoin, pour fonder de semblables colonies, les entretenir, les exploiter ou les défendre, d’avoir un territoire très étendu ou une population très nombreuse : il lui suffit d’être accoutumé à la mer, d’être riche et industrieux. Quant à ces colonies elles-mêmes, la première condition de prospérité est dans leur situation. L’essentiel, c’est qu’elles soient placées à l’entrecroisement des grandes routes commerciales, qu’elles aient un port sûr et qu’elles jouissent, au point de vue du trafic, d’un régime libéral. Il importe peu qu’elles aient des terres. Un îlot comme Saint-Thomas, une pointe de rocher comme Singapour ont, au point de vue commercial, une valeur plus grande que beaucoup d’autres ports entourés d’une grande contrée sujette. Roscher assigne à ces colonies de commerce trois destinées : ou bien le peuple, chez lequel elles se trouvent établies, rétrograde en force et en unité, comme l’Inde depuis le second quart du dernier siècle, alors ces colonies deviennent des forteresses et peu à peu le noyau d’un grand empire continental ; ou bien ce peuple fait des progrès, il ne peut souffrir cette sorte de petit État indépendant enclavé dans son territoire, il développe lui-même son commerce, y convie toutes les nations, l’entoure de toutes les garanties désirables, et alors ces colonies perdent toute raison d’être et disparaissent ; ou bien le peuple chez lequel elles se trouvent restant stationnaire, l’état des choses ne change pas. Ces colonies n’attirent pas une émigration considérable, elles n’emploient qu’un petit nombre d’hommes en comparaison des capitaux qu’elles occupent : ceux qui y viennent sont des commerçants qui conservent, d’ordinaire, l’esprit de retour, ne s’y marient pas, ou, du moins, n’y établissent pas leurs enfants. Il peut donc résulter de ces possessions un accroissement de richesse et d’influence pour la métropole, mais non pas directement une augmentation de puissance ou une extension de la race métropolitaine. Dans cette catégorie de colonies rentrent les établissements des Portugais en Afrique et en Asie, une partie de ceux des Hollandais dans la mer des Indes et tous ceux que les Anglais possèdent en Orient, y compris les deux belles créations de ce siècle, Singapour et Hongkong. Rien n’est simple comme cette colonisation : elle naît spontanément des relations commerciales et de la suprématie naturelle à certains peuples maritimes, elle se conserve tant que cette suprématie dure et que les conditions du commerce avec les peuples lointains ne se sont pas modifiées. 

Les deux autres catégories de colonies sont bien plus complexes et réclament une étude bien plus minutieuse. Les colonies agricoles ne peuvent s’établir, d’ordinaire, que dans des pays vacants ou peu habités : elles doivent être dans des conditions de climat à peu près analogues à celles de la nation colonisatrice ; la métropole doit être grande et peuplée de façon à fournir une abondante émigration, sans quoi les colonies à peine nées lui échappent et tombent aux mains d’autres peuples qui fournissent un courant d’émigration plus considérable, comme la Nouvelle-Suède et la Nouvelle-Amsterdam qui finirent par se fondre dans les colonies anglaises voisines. Il n’est pas besoin que la métropole soit riche et fasse de grands envois de capitaux. La croissance des colonies agricoles est fort lente : il faut plusieurs générations pour qu’elles parviennent à l’aisance, mais une fois ce premier stage passé, leur progrès est assuré et sans limite. Ayant en elles-mêmes le principe de leur développement, elles tendent à devenir un jour ou l’autre indépendantes de la mère patrie et à former des États libres et puissants. Elles ont, sans exception, un caractère démocratique fort accusé : l’on trouve chez elles, surtout pendant la première époque de leur histoire, une grande égalité de conditions : la forme républicaine est celle qui convient le mieux à leur situation économique et aux mœurs qui résultent de cette situation même. Comme exemples de ces colonies l’on doit surtout citer la Nouvelle-Angleterre et le Canada. Le dessein de la part de la mère patrie de maintenir éternellement dans la sujétion de pareilles sociétés est une chimère impraticable : tôt ou tard une séparation doit se produire : il n’y a qu’un moyen d’y échapper en apparence, c’est d’y consentir, en fait, par l’octroi d’une constitution libre, ne consacrant plus qu’un lien nominal et volontaire. 

La troisième catégorie de colonies comprend celles qui ont des facilités spéciales pour la production de denrées d’exportation et qui, dès l’abord, s’adonnent, si ce n’est exclusivement, du moins d’une manière particulière à la culture des produits destinés au commerce extérieur. Telles sont les terres des tropiques qui fournissent le sucre, le café, le cacao ; telle est encore l’Australie, qui a un véritable monopole naturel pour la production de la laine. De telles colonies diffèrent notablement des précédentes. Elles réclament de très grands capitaux et semblent avoir besoin pour prospérer d’une organisation artificielle du travail, soit l’esclavage, soit l’immigration avec engagement comme celle des coolies de l’Inde ou de la Chine, ou celle des indented servants au XVIe et au XVIIe siècle, soit encore la déportation des criminels, l’assignement des convicts, soit enfin ce régime tout spécial que Wakefield et ses disciples ont mis en faveur pour assurer aux capitalistes une main-d’œuvre abondante. Dans ces colonies la richesse se multiplie dans une proportion et avec une rapidité inouïes ; la population, au contraire, a un développement moins rapide que dans les colonies agricoles. La prospérité, beaucoup plus prompte et plus étendue, est, d’un autre côté, soumise à beaucoup plus de crises. L’état social de ces colonies, alors même que l’esclavage proprement dit y aurait été inconnu, laisse toujours singulièrement à désirer ; il n’y a pas d’égalité de conditions ; l’absence des titres n’empêche pas la distinction des classes ; il subsiste longtemps des différences d’origine qui ne s’effacent que bien lentement entre les divers rangs de la société. De telles colonies, en général, sont moins propres à fonder des États indépendants ; l’esprit démocratique en est absent. 

Telles sont les trois catégories principales que nous présente la colonisation moderne ; ces trois types bien tranchés ne s’offrent pas toujours à l’état pur ; quelquefois deux d’entre eux se combinent sur un même point ; il n’en est pas moins nécessaire de les distinguer parce que les conditions de leur développement ne sont nullement identiques. 

Rien n’est plus commun que de confondre ces trois modes de colonisation : cette confusion cependant conduit à de cruelles déceptions dans la pratique. Un peuple qui n’a qu’une marine faible se consumerait en vains efforts pour se créer dans les mers lointaines des colonies de commerce ; il ne retirerait pas l’intérêt de ses dépenses et de ses peines ; la fondation et l’entretien de pareils postes serait pour lui une charge plus qu’un profit. Un peuple d’une richesse médiocre et d’une population exubérante n’a que faire de chercher à créer des colonies de plantations, qui ne sont pas un grand débouché à l’émigration et qui réclament des capitaux considérables ; c’est là, cependant, une faute que les Allemands ont commise à plusieurs reprises, selon Roscher ; les gouvernements germaniques ont cherché à se créer des établissements sous les tropiques, oubliant que ce dont regorgeait l’Allemagne, c’étaient les bras et non les capitaux. Le grand électeur de Prusse qui voulait avoir des établissements en Guinée, et qui dépensait la valeur de deux marcs d’or en équipements et en salaires pour se procurer un marc en poudre d’or, faisait une erreur de ce genre. Le bruit a couru, en l’année 1868, que la Prusse voulait prendre une position près de la colonie anglaise de Natal et des colonies hollandaises de Transvaal et d’Orange ; ç’eût été de la part de cette puissance un mauvais calcul ; ce dont elle aurait besoin, en effet, ce serait d’une terre fertile, dans un climat tempéré, pour y diriger son émigration qui est considérable. Mais aller fonder une colonie maritime à l’extrémité du monde, quand on n’a qu’une marine secondaire, aller créer une colonie de plantations sous un ciel ardent, alors que la mère patrie est pauvre en capitaux, ce serait une tentative qui n’amènerait que des déceptions. On a prêté encore à la même puissance le dessein de s’annexer la Hollande, principalement en vue de faire des îles de la Sonde le déversoir de l’émigration allemande ; c’était encore là une erreur économique qui provenait de l’ignorance des différences essentielles qui séparent les trois catégories de colonies. Par leur climat, par leur position, par leur population indigène, par leurs produits, les îles de la Sonde sont des colonies de plantations et de commerce ; ce serait une chimère que de vouloir y diriger une émigration européenne considérable ; le climat y est un obstacle insurmontable, et en outre la population indigène, qui atteint une vingtaine de millions d’âmes et qui se laisse tranquillement exploiter par quelques milliers de Hollandais, ne permettrait pas qu’une race étrangère vînt en grandes masses lui ravir ses champs et occuper son sol. D’un autre côté c’était une erreur contraire que commettaient les Hollandais, quand, au lieu d’étendre leurs comptoirs et leurs factoreries, ils vinrent fonder dans les solitudes de l’Amérique du Nord la Nouvelle-Amsterdam (New York). Il était évident qu’un pareil établissement ne pouvait présenter aucun avantage pour le commerce ou pour la production de denrées d’exportation ; il ne pouvait se développer que par une émigration considérable que la Hollande était hors d’état de fournir. On voit par ces exemples combien il importe de distinguer les trois classes de colonies afin d’éviter les mécomptes et les échecs. 

Il ne suffit pas seulement de bien choisir l’emplacement des colonies que l’on veut fonder et de s’inspirer dans ce choix de l’étude sérieuse des ressources, des mœurs et du génie national du peuple qui a l’ambition de coloniser : il faut, avant tout établissement, faire des travaux préparatoires considérables, qui mettent la contrée que l’on veut occuper en état d’être habitée et cultivée avec profit. « Dans son essence, l’art de coloniser, a-t-on dit avec raison, consiste, pour une nation, à mettre à la portée des colons ou des émigrants la libre disposition des forces naturelles dont les principales sont le sol, les eaux, les forêts, les carrières, les mines. » (Jules Duval, Les colonies de la France, p. 453.) Mais il ne faudrait pas croire que, pour mettre ces forces de la nature à la portée des colons, il suffise de transporter des émigrants dans une contrée neuve et de leur accorder, même à titre perpétuel et irrévocable, l’usage gratuit du sol et de tous les autres agents productifs naturels. La colonisation est un fait social bien plus complexe et exige de l’État qui a la prétention de s’y livrer, des efforts autrement grands et persistants. De tous les éléments nécessaires à la prospérité des colonies nouvelles, il en est un qui tient le premier rang, c’est celui que les économistes anglais ont appelé la préparation, c’est-à-dire l’ensemble des travaux indispensables d’assainissement, de terrassement, de défrichement, d’arpentage, sans l’aide desquels les émigrants sont livrés à la presque certitude de périr de misère et de faim. Or, la préparation a presque toujours été négligée dans les colonies modernes, et voilà pourquoi leur naissance a été si pleine d’épreuves et leur croissance soumise à tant de crises et de lenteurs. « On dit que dix ou vingt mille émigrants, écrit Merivale, vinrent en Virginie dans les dernières années d’Elisabeth, et sous Jacques Ier, la Virginie avait besoin d’être colonisée à nouveau. » Nous avons exposé le double échec des deux grandes tentatives de colonisation à la Guyane, sous Choiseul et sous la Restauration. Choiseul avait envoyé douze ou quinze mille malheureux sur les rives désertes du Kourou ; la Restauration renouvela la tentative en la plaçant sur les rives de la Mana. Dans l’un et l’autre cas, aucun travail préparatoire n’avait été fait pour recevoir ces bandes d’émigrants : la terre était à l’état de nature, sans défrichements, sans terrassements et sans routes ; du jour au lendemain, tout était à improviser. D’une pareille imprévoyance, il ne pouvait résulter que d’horribles souffrances et, en définitive, la mort de l’immense majorité des immigrants. La colonie de la rivière du Cygne, en Australie, présente encore un exemple de cette légèreté en matière de colonisation, de cette ignorance des éléments les plus essentiels à la prospérité d’une société jeune. Il ne suffit pas de mettre des masses d’hommes en face de la nature brute et de les convier au travail, il faut que, préalablement, cette nature ait été assouplie, rendue hospitalière, circonscrite et adaptée à la réception d’une immigration nombreuse. Partout où l’on a cru pouvoir se passer de travaux préparatoires, on a vu se produire les plus grandes calamités. Les colonies françaises de l’isthme de Tehuantepec au Mexique, la colonie belge de Santo-Thomas au Guatémala, les colonies allemandes de Valdivia au Chili et des Amazones au Pérou, mille autres établissements analogues dans les différents États de l’Amérique du Sud n’ont amené que les plus déplorables résultats, parce que l’on s’était contenté de distribuer avec largesse des terres aux familles d’émigrants, sans avoir pris le soin de faire des routes et de préparer le pays à la réception d’une société nombreuse. Ces échecs initiaux, que le défaut de préparation rend inévitables, sont d’autant plus fâcheux aux colonies que, non seulement ils rendent leurs débuts singulièrement pénibles et lents, mais encore ils jettent sur elles un discrédit, qu’il est bien difficile d’effacer et qui détourne d’elles, pendant de longues années, le courant de l’émigration. L’expérience prouve donc, de la façon la plus irréfutable, qu’une colonie ne s’improvise pas et qu’elle ne peut prospérer sans cet élément préalable qu’on a appelé la préparation.

Comment pourvoir à cette tâche préliminaire ? Comment frayer la voie aux familles des colons ? Divers projets ont été présentés ou appliqués, offrant tous beaucoup d’analogies et ne différant guère que par les détails. On a proposé dans les enquêtes parlementaires anglaises d’employer les condamnés comme pionniers pour les colonies nouvelles. Dès que l’on aurait découvert un lieu propre à l’emplacement d’une colonie, on y déporterait des convicts en troupes (in gangs) ; l’on se servirait d’eux pour les travaux de défrichement et de viabilité, pour le creusement des ports, en un mot pour la préparation du sol. On aurait ainsi le double avantage de faire porter l’expérience du climat et des ressources du pays sur des criminels et non pas sur des émigrants libres, experimentum in anima vili, et, dans le cas où la contrée serait en effet propice, de la livrer à la colonisation toute préparée, dans les dispositions les meilleures pour attirer les émigrants et rémunérer leurs labeurs. Ce premier ouvrage terminé, on pourrait ramener le gros de la bande des convicts et ne laisser, en les consignant chez les colons, que ceux qui auraient donné des preuves de bonne conduite. Ce plan ne diffère que par une plus grande perfection de celui qui fut suivi en Australie et qui assura la prospérité des colonies de cette contrée. Nous avons parlé d’un autre projet qui fut formé par M. Gladstone, ministre des colonies dans le second cabinet Robert Peel. L’État, disait cet habile ministre dans une circulaire qui eut le plus grand retentissement, doit, à ses frais et sous sa direction propre, défricher les forêts, fixer les lieux convenables à la fondation des villes, y élever des églises, des écoles et des auberges. Ces premiers travaux faits, l’État doit diriger sur la colonie des émigrants en nombre considérable. Après trois ans de séjour chacun d’eux pourrait, sur sa demande, être ramené gratuitement en Angleterre. La marine de l’État serait employée à tous ces transports. Des règles générales arrivant à une application particulière, M. Gladstone se proposait d’envoyer au sud de l’Afrique, dans le voisinage de Natal, un corps de 560 pionniers avec un ingénieur général pour fixer l’emplacement de la capitale de la colonie que l’on voulait fonder, un corps de défricheurs pour rendre apte à la culture immédiate le territoire nécessaire à la réception des premiers colons. Il n’en coûterait que 100 000 livres sterling, pensait-on, pour l’implantation de 10 000 hommes ; aussitôt que ces frais seraient couverts par la vente des terres, l’on coloniserait un autre district. Le peu de durée du second cabinet Peel et les difficultés qu’il rencontra empêchèrent l’exécution de ce plan. À notre avis il y avait dans ce projet un peu d’exubérance et l’exagération d’une pensée juste. Sans doute, puisqu’il est prouvé que la colonisation ne s’improvise pas, puisqu’il faut que l’État fasse nécessairement des frais de premier établissement, nous approuvons qu’on emploie la marine, les condamnés et même les soldats à une œuvre aussi rémunératrice, aussi civilisatrice que la colonisation. Mais doit-on aller jusqu’à ces détails, élever des églises, des écoles, des auberges ? Il importe d’examiner quelle est la limite des travaux préparatoires essentiels, et dans quelle mesure il est utile et juste qu’on s’y adonne. 

Les travaux préparatoires indispensables se ramènent, selon nous, à ces trois services : la viabilité, l’arpentage et la délimitation géométrique des lots de terrain qui doivent être concédés ou mis en vente, enfin les travaux des ports. Quant au défrichement, il faut, en général, selon nous, le laisser au colon ; il est évident toutefois qu’un certain territoire, voisin du centre initial de colonisation, devra nécessairement être défriché par ces pionniers, convicts ou soldats que l’État chargera des travaux préparatoires : ce sera même là la première de toutes les mesures ; mais il ne nous paraît pas utile que l’État aille plus loin et pratique le défrichement en grand, ainsi que le proposait la circulaire Gladstone. La viabilité est, dès l’origine, indispensable et ne peut être retardée : sans elle les débuts de la colonisation sont singulièrement pénibles et lents ; la culture ne peut s’étendre faute de moyens de transports et de relations faciles ; le peuplement se trouve arrêté ; attendre pour faire des chemins qu’il y ait une population et des villages, c’est commettre une erreur capitale : ce sont précisément les chemins qui doivent attirer la population et donner naissance aux villages. Les routes ont une grande puissance d’attraction et, quand elles sont nombreuses et en bon état, elles créent la culture, elles font les villes. Un bon réseau de chemins est donc l’intérêt premier de toute colonie, la condition essentielle de son progrès et l’on ne saurait s’appliquer trop à rendre dès le début, et avant même l’arrivée des colons, ce service aussi parfait que possible. Quand l’administration algérienne consacrait toutes ses ressources à la construction de villages et qu’elle délaissait les chemins, elle faisait preuve d’une singulière inexpérience ; les villages naissent tout seuls et à leur temps ; les routes, au contraire, tiennent le premier rang dans les travaux de premier établissement. L’Union américaine, dans la colonisation du Far-West, ne s’occupe nullement de construire des villes ou des villages, elle se contente de faire un réseau de routes qui aboutissent aux voies navigables et elle laisse les populations s’agglomérer où il leur plaît sur ces routes et le long de ces chemins de communication. Les centres se créent ainsi spontanément par un mouvement tout naturel, selon les avantages de position des différentes localités. Après les routes le principal travail préparatoire, c’est l’arpentage et la délimitation géométrique des lots de terrain. C’est là un service de premier ordre, qui a été presque universellement négligé dans les colonies antérieures au XIXe siècle et qui, même de nos jours, est imparfaitement fait dans beaucoup d’établissements européens. En Australie ce service des surveys fut organisé sur une très grande échelle. Mais c’est surtout en Amérique qu’il est admirablement constitué et qu’il donne les résultats les meilleurs. Il importe que toutes les autres nations qui veulent coloniser empruntent sur ce point les procédés américains. Une des conditions essentielles de la prospérité des colonies, c’est en effet que la propriété y soit nettement délimitée et ne prête lieu à aucune contestation. L’histoire des colonies de l’Amérique nous a montré combien il fallait de temps pour arriver à cette parfaite sécurité de la propriété, si l’on ne prenait, dès l’origine, des mesures pour bien délimiter les lots que l’on concède ou que l’on vend. Voici un résumé du système américain d’allotissement des terres vacantes, que nous empruntons aux lettres de M. Michel Chevalier sur l’Amérique du Nord. On sait qu’une fois reconnue par l’Angleterre, l’Union américaine voulut se substituer à la couronne en tout ce qui concerne la disposition des terres non occupées ; les divers États qui avaient d’abord prétendu s’étendre à l’infini soit jusqu’au Pacifique, soit, tout au moins, jusqu’au Mississippi, cédèrent leurs droits à l’Union quant aux terres non occupées. L’exemple avait été donné dès 1780 par l’État de New York, la Géorgie fut la dernière à adhérer à ce système en 1802. Ces domaines de l’Union, agrandis successivement par l’acquisition de la Louisiane (1803), de la Floride (1810), du Nouveau-Mexique et de la Californie (1848), furent réservés pour la fondation de nouveaux États qui présentent tous les caractères de véritables colonies. L’Union américaine met en vente ces terres incultes, mais elle a soin de les allotir avec une précision géométrique ; elle emploie à cet effet toute une légion d’arpenteurs et de géomètres. L’unité territoriale est appelée township et divisée en 36 sections, lesquels se subdivisent en quarts, huitièmes et seizièmes ; voici quelles sont les contenances de chacune de ces subdivisions.

Milles Acres (40 ares 46 centiares) Hectares
côté  surface
District ou township  6 36 23 040 9 323
Divisé en 36 sections, chacune de 1 640 250
Divisées en quarts, chacun de 160 64
Divisés en demi-quarts, chacun de 80 32
Divisés en seizièmes de section 40 16

La vente se fait par section qu’un acquéreur peut acheter seul et jamais le morcellement ne descend au-dessous du seizième de section ou lot de 16 hectares. On conçoit les avantages de cet allotissement géométrique : la propriété se trouve ainsi nettement circonscrite et acquiert une grande sécurité : les procès sont évités : tout cultivateur se sent puissamment attiré vers ces contrées où la propriété naît entourée de tant de garanties. Les plans de chaque township sont livrés au public pour un prix des plus minimes, 25 cents, soit 1 fr. 30. Il serait fort à désirer que les diverses nations qui colonisent empruntassent aux États-Unis cet allotissement régulier et géométrique : ce serait un bien plus grand stimulant pour la colonisation qu’une foule de faveurs qui coûtent infiniment plus. 

Après la viabilité intérieure et le service de l’arpentage (survey), le troisième travail préparatoire, c’est le creusement des ports, l’établissement de phares et tous les autres ouvrages nécessaires pour rendre facile l’abord de la côte, pour diminuer les dangers de la navigation et les frais d’assurance maritime, pour encourager ainsi le commerce extérieur et l’immigration. La viabilité, l’allotissement géométrique des terres, les travaux des ports, ce sont là, à notre avis, les trois services essentiels, préliminaires, auxquels l’État doit se livrer dès les premiers jours de la colonisation, sous peine de voir celle-ci languir pendant de longues années et peut-être même disparaître. 

On s’est demandé à différentes reprises par quels moyens l’État recouvrerait ces avances : cette question a donné lieu dans la presse anglaise à des discussions nombreuses et très spéciales, au moment de la grande faveur du système Wakefield. On sait que ce système consiste dans la vente des terres à un prix relativement élevé et dans l’emploi du produit de ces ventes au soutien de l’immigration gratuite. Les wakefieldiens purs ne voulaient pas permettre qu’aucune portion du land fund, fond de la vente des terres, fût employée à d’autres dépenses que celles de l’immigration. Ils conseillaient de subvenir aux dépenses de premier établissement par un emprunt que la colonie rembourserait avec ses ressources futures : c’est ce que l’on voulut faire pour l’Australie du Sud qui, dès sa création, emprunta des sommes considérables pour la viabilité, le service de l’arpentage, l’établissement des ports et des phares : mais nous avons vu que l’Australie du Sud ne put suffire à ses engagements et fit en peu de temps banqueroute. Il nous paraît incontestable qu’une colonie ne peut subvenir elle-même à ses frais de premier établissement : la garantie de ses revenus futurs est une chimère : ce que les wakefieldiens appelaient le self supporting principle est une utopie. Nous croyons indispensable que la nation qui colonise fasse elle-même le sacrifice de ces dépenses préparatoires, sans espérer jamais les recouvrer, du moins d’une manière directe. Il faut que la mère patrie paie elle-même les frais de premier établissement de sa colonie : elle en retirera au bout d’un certain temps des avantages importants qui compenseront le sacrifice initial qu’elle aura fait : ces avantages consisteront notamment dans le développement de son industrie et de son commerce, grâce au nouveau marché que sa colonie lui ouvrira. 

Nous ne voulons cependant mettre à la charge de la mère patrie que les travaux de premier établissement : quand la colonie a acquis un certain développement, elle peut parfaitement suffire avec ses propres ressources aux services permanents de la viabilité, de l’allotissement des terres et aux travaux des ports. C’est une question qui fut vivement controversée que celle de savoir si la colonie doit subvenir à ces différentes dépenses en prélevant une partie du produit de la vente des terres, comme on l’a fait dans les colonies de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, ou bien au moyen de taxes spéciales, telles que les taxes locales qui frappent dans l’Union américaine toutes les terres vendues après un certain délai à partir du jour de la vente. Nous aurons à étudier cette question quand nous nous occuperons de la taxation aux colonies. 

Après l’exécution des travaux préparatoires, ce qui importe le plus à la prospérité d’une colonie naissante, c’est un bon régime d’appropriation des terres. Toute l’histoire coloniale prouve surabondamment l’influence décisive que le régime des terres a sur l’avenir d’une jeune colonie. Or, il n’y a que deux régimes possibles : la concession gratuite ou la vente. Il peut paraître, en principe, juste et utile de distribuer le sol gratuitement aux émigrants : c’est là, semble-t-il au premier abord, le meilleur moyen d’attirer les prolétaires d’Europe, avides de devenir propriétaires : c’est de plus le mode d’aliénation qui semble le plus conforme à la nature des choses, puisque les terres coloniales sont vierges de tout travail humain et d’après l’école qui met dans le travail l’origine unique de toute valeur, semblent n’en avoir aucune ; c’est en troisième lieu le système qui laisse aux immigrants le plus de ressources pour la mise en culture du sol, tandis que tout prélèvement fait sur leur capital, ordinairement fort mince, a pour effet de mettre les colons moins en état de défricher et de cultiver avec succès. C’est enfin le mode d’aliénation qui permet le plus à l’État de surveiller la conduite des immigrants et qui lui donne le mieux les moyens de veiller avec efficacité aux progrès et à l’extension des cultures. Si péremptoires que puissent paraître ces raisons à l’observateur superficiel, elles n’en sont pas moins victorieusement réfutées par une expérience de trois siècles et par un examen approfondi de la constitution des colonies naissantes. Au point de vue purement théorique, il est absolument faux que les terres non défrichées des colonies soient absolument sans valeur : la preuve pratique qu’elles en ont une, c’est que partout où on les a mises en vente, elles ont trouvé des amateurs, quelquefois même à des prix relativement élevés, comme en Australie. Sans entrer ici dans des discussions superflues sur la nature de la rente de la terre et sur les doctrines de Ricardo, il est bon de faire remarquer que les terres coloniales, celles du moins qui sont dans le voisinage immédiat des centres de colonisation, qui se trouvent près des côtes, sur les voies navigables, près des chemins établis, en un mot, à portée du marché existant, et qui, de plus, ont été arpentées et circonscrites, ont, par toutes ces circonstances, acquis, du fait de l’homme et de la société, une valeur réelle et incontestable (Voir le livre de M. Le Hardy de Beaulieu sur la Propriété et la rente). Quoique aucun travail n’ait, à proprement parler, été incorporé à ces terres elles-mêmes, cependant il y a eu comme un travail extérieur qui leur a communiqué une utilité nouvelle et les a rendues susceptibles d’être mises à prix. Elles ont profité, en effet, de l’établissement d’un certain groupe social dans leur voisinage, du creusement des ports, de la percée des chemins, de la délimitation géométrique et de tous ces autres ouvrages préparatoires. Or, s’il est vrai que les terres coloniales aient acquis une utilité nouvelle par le seul fait de l’établissement dans leur voisinage d’un groupe social, qui n’y existait pas auparavant, il nous paraît tout à fait naturel et légitime que ce groupe social, qui a communiqué à ces terres cette valeur nouvelle, en retire un certain profit en les vendant. Il n’y a rien dans l’aliénation par mode de vente qui ne soit conforme à l’ordre des choses et à l’équité. Au point de vue de l’utilité pratique, il est amplement démontré par l’histoire que les concessions gratuites n’ont pas la force d’attraction qu’on leur a supposée : elles n’exercent sur les émigrants aucune fascination : tout au contraire, l’on voit ceux-ci accourir de préférence dans les colonies où les terres sont mises en vente. C’est que la propriété n’a d’attrait pour l’homme qu’à la condition d’être entière, irrévocable, inconditionnelle. Or, la concession gratuite mutile le droit de propriété au point de le détruire, ou, tout au moins, le soumet à des conditions qui le rendent singulièrement précaire. Le concessionnaire est tenu à des obligations nombreuses qui amènent à leur suite une surveillance pénible : il est tenu tantôt de défricher dans un temps déterminé une certaine portion de son lot, tantôt d’y essayer des cultures que l’administration voit d’un bon œil, tantôt d’y construire une maison dont l’autorité lui désigne l’emplacement, les dimensions et les matériaux. Garrotté dans sa liberté d’action, il est en outre humilié dans sa dignité. Pour obtenir la concession, il lui a fallu jouer le rôle de solliciteur ; pour la conserver, il doit avoir des allures modestes et respectueuses envers les agents de l’administration ; pour la rendre définitive, il doit perdre son temps en des démarches multipliées, parfois aussi gaspiller son capital en frais de déplacement ou d’actes, lesquels dépassent souvent le montant du prix qu’il aurait eu à payer sous le régime de la vente. Aussi tous les colons sérieux, intelligents, munis de ressources, aiment mieux acheter la terre de seconde main à des spéculateurs qui la leur vendent à haut prix, que de la tenir gratuitement de l’autorité. Le système des concessions met le sol entre les mains de laboureurs besogneux et incapables ou d’agioteurs avides qui ne cherchent qu’à la revendre avec grand profit. Quant à la surveillance que l’autorité peut exercer sur les concessionnaires et qui lui échappe relativement aux acheteurs, c’est à nos yeux non un bien, mais un mal. Cette ingérence administrative, qui se traduit généralement par des tracasseries puériles, des caprices peu honorables et des prescriptions inutiles ou nuisibles, a pour effet de diminuer la responsabilité et l’initiative individuelles, c’est-à-dire les plus énergiques ressorts du progrès social. De cet ensemble d’effets nuisibles qu’amène à sa suite le système des concessions, on peut facilement déduire l’influence pernicieuse qu’il doit exercer sur la constitution des sociétés naissantes. La culture s’en trouve singulièrement ralentie par la précarité de la propriété : le crédit ne peut exister, et, en outre, dans la distribution des concessions dont l’administration est seule juge, il est rare qu’elle garde la juste mesure et qu’elle ne cède pas à des entraînements irréfléchis. Nous avons déjà cité quelques faits qui prouvent jusqu’où les autorités coloniales se laissent entraîner sur cette pente de faveurs. Dans le bas Canada un seul gouverneur avait concédé 1 425 000 acres de terre à 60 personnes. Dans le haut Canada, en 1825, sur 17 millions d’acres mesurés, une étendue presque aussi grande que l’Irlande, 15 millions se trouvaient concédés, bien que la population ne fût que de 150 000 âmes. Aussi, depuis lors, le gouvernement n’avait-il plus de terres fertiles à concéder. Dans la Nouvelle-Écosse, sur 6 millions d’acres de bonnes terres, 5 750 000 avaient été partagés gratuitement. Toute l’île du prince Édouard, en 1767, avait été concédée en un jour à 60 personnes. Sur la petite île Saint-Vincent le général Monchton obtint, en 1768, 4 000 acres et M. Swinburne 20 000. Ces détails que nous empruntons à Roscher, sont caractéristiques. On sait d’ailleurs que l’abus des concessions fut une des causes principales des plaintes si vives que le Canada éleva contre la mère patrie pendant toute la première moitié de ce siècle. Mais, dira-t-on, n’est-il pas possible d’éviter l’abus et faut-il complètement condamner les concessions ? Un économiste judicieux, Merivale, admet dans certains cas le système de l’aliénation gratuite. « Deux modes de concessions, dit-il, peuvent être utiles : d’abord des concessions de petits lots de 5 acres à des travailleurs des classes inférieures. Cela peut être utile, quand des émigrants arrivent à un moment où la demande du travail est faible, quand les lots sont placés dans le voisinage des villes ou marchés : l’on a ainsi des colons qui peuvent être employés comme salariés, n’ayant pas assez de terres pour être complètement indépendants. L’autre plan est de faire des concessions gratuites de 40 à 100 acres à des familles d’émigrants dans les comtés nouveaux, spécialement le long des grandes lignes de communication, à la condition que ces émigrants justifient d’un capital suffisant pour cultiver la terre avec fruit. Cette dernière condition est de la plus grande nécessité et malheureusement très difficile à observer : on crée ainsi une race de petits propriétaires très utiles. » Nous craignons que Merivale, en réclamant ces deux exceptions, n’arrive par une voie détournée à rétablir en fait le système des concessions, dont il a cependant montré mieux que tout autre les énormes inconvénients. Pour nous, nous ne saurions admettre ce mode d’aliénation gratuite qu’à l’origine même et aux premiers jours de la colonisation. Alors, en effet, il peut être difficile de trouver des acquéreurs à prix d’argent. Mais, dès qu’il s’est formé un petit noyau social, il faut recourir à la vente des terres. 

Le système des ventes étant admis comme règle générale, une nouvelle question se pose : la vente doit-elle se faire à bas prix, comme aux États-Unis ou à un prix relativement élevé, comme en Australie : doit-on procéder par la vente à bureau ouvert et à prix fixe ou par adjudication ? Ici, croyons-nous, il faut faire une distinction. Nous avons déjà fait remarquer la différence essentielle qui existe entre les colonies dites agricoles, comme le Canada et la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire des contrées qui produisent directement des objets de nécessité pour leur propre consommation, et les colonies appelées souvent par les économistes colonies de plantations, ou, plus exactement, colonies ayant un monopole naturel pour la production de denrées d’exportation, comme les colonies tropicales qui produisent le sucre, ou bien encore comme l’Australie, qui produit avec une grande supériorité la laine fine. Cette distinction est capitale, elle a été faite par les auteurs les plus compétents dans ces matières et toute l’histoire prouve qu’elle est fondée. 

Partant de cette distinction nous dirons : dans toute colonie purement agricole, qui cultive le sol principalement en vue de sa consommation propre, la vente des terres incultes doit nécessairement se faire à bas prix. La terre, en effet, n’ayant aucune facilité spéciale pour la production de denrées de haute valeur et n’ayant reçu aucun travail humain, ne trouverait pas d’acquéreur, si on voulait la mettre à un prix élevé. On découragerait la culture, ou, tout au moins, l’on forcerait tous ceux qui aspirent à la propriété à se faire squatters : ainsi, d’une manière ou de l’autre, l’on n’atteindrait pas le but qu’on se propose et l’État ou la colonie ne recueillerait pas les avantages qu’ils attendent de la vente des terres. Le meilleur système pour ces contrées, c’est celui qui a été suivi par les États-Unis. Nous avons déjà expliqué plus haut la méthode observée par l’Union pour l’allotissement géométrique des terres vacantes : la vente des terres se rattache d’une manière étroite à cette opération préliminaire. Chaque année, le président des États-Unis fixe la quantité des terres à vendre dans chaque Etat, et trois mois avant la vente on annonce publiquement le jour et le lieu où elle se fera. La vente, en principe, doit se faire aux enchères, sur la mise à prix d’un dollar un quart l’acre (40 ares 40 centiares), soit 16 fr. 48 c. l’hectare. Mais comme il y a infiniment plus de terres vacantes que d’acheteurs, il est très rare qu’il y ait aucune enchère. Alors, quinze jours après la mise en adjudication non suivie d’effet, on vend les terres à bureau ouvert, au taux minimum de la mise à prix. La vente se fait au comptant depuis 1826. Auparavant on payait en différents termes ; mais ce mode de paiement avait l’inconvénient grave de rendre la propriété précaire pendant un laps de temps assez long. Dans le système actuel, tout immigrant peut, le lendemain de son arrivée, acquérir des terres, dont il se trouve immédiatement propriétaire absolu et irrévocable. Depuis vingt ans les facilités sont encore devenues beaucoup plus grandes. D’après une loi du 14 août 1854, les terres restées dix ans en vente, sans trouver d’amateur au prix fixé, peuvent être vendues un dollar l’acre ou 100 cents ; au bout de quinze ans on les cède pour 75 cents, au bout de vingt ans pour 50, au bout de vingt-cinq ans pour 25 cents, au bout de trente ans pour 12 et demi. Ainsi le laboureur qui a peu de ressources peut se procurer, pour presque rien, des terres de qualité inférieure, il est vrai, ou de position mauvaise : il en résulte, au point de vue général, cet avantage que tous les interstices incultes qui arrêtent le progrès du défrichement disparaissent au bout de peu d’années. Seulement, dans le cas d’achat de terres au rabais, l’acheteur doit certifier qu’il achète la terre pour s’y établir et la cultiver, ou pour la joindre à une exploitation voisine qu’il possède et qu’il n’a pas acheté déjà plus de 320 acres ou une demi-section du domaine public. Ces précautions ont été prises pour empêcher l’accaparement de ces terres de qualité inférieure par des agioteurs qui les retiendraient pendant de longues années sans les défricher, attendant que les progrès des districts environnants en aient élevé la valeur. On sait combien une pareille spéculation, qui interpose des espaces non défrichés au milieu de terres cultivées, est défavorable à la culture. En réglementant avec tant de soin et d’habileté l’allotissement et la vente des terres, l’Union américaine n’a pas la prétention d’empêcher complètement le squatting, c’est-à-dire l’occupation de terres incultes par des aventuriers qui s’enfoncent dans les solitudes et s’emparent, par leur propre travail, du sol vacant. Le squatter, bien qu’il soit un travailleur irrégulier, est un élément très utile à toute colonisation : il sert d’éclaireur et de pionnier, il fraie les voies à la culture, il contribue singulièrement à son extension : bien qu’il ne s’appuie sur aucun titre légal, il y a cependant dans son travail tout personnel quelque chose de recommandable, dont les sociétés jeunes doivent tenir compte. Aussi les règles suivies par l’Union américaine n’enlèvent pas le droit de première occupation sur les terres alloties et non encore mises en vente ; elles le reconnaissent, du moins dans la limite de 320 acres. Cette prise de possession donne lieu au droit de préemption à un dollar un quart l’acre, lorsque la terre sera vendue. Grâce à ces mesures si pleines de sens, le défrichement et le peuplement des États de l’Ouest s’opèrent avec une rapidité sans égale au monde. L’exemple le plus éclatant et la plus brillante justification du système, c’est la colonisation de l’Ohio. Cette colonie, car vraiment c’en est une, est née en 1788 : elle a toujours été fermée à l’esclavage : les terres y ont été vendues lot par lot selon la méthode que nous venons de décrire. Il s’y est formé en peu de temps une race active de petits propriétaires, small yeomen : la terre a été gagnée morceau par morceau à la culture. L’industrie de cet État était exclusivement agricole, il ne produisait que du bétail et du blé ; et cependant le développement de cette contrée a été sans précédent. En 1790, ce n’était qu’une forêt ; en 1840, il y avait 1 519 000 habitants ; c’était alors en population le troisième État de l’Union, quoique le seizième seulement en étendue ; c’était le premier en productivité pour le blé, le troisième pour les autres grains, le troisième pour le petit bétail, le second pour les chevaux. Qu’une partie de cette prospérité soit due aux nombreux arrivages d’immigrants provenant d’Europe et des États de l’Est, c’est ce que l’on ne peut contester ; mais ce qui attirait précisément ces immigrants, c’était cet excellent régime d’appropriation des terres. 

Il n’en résulte pas, cependant, que ce régime doive être appliqué à toutes les colonies sans distinction : c’est sans contredit le meilleur mode pour les colonies dites agricoles, c’est-à-dire dont la culture est dirigée spécialement vers les produits de consommation locale ; il en est différemment des colonies ayant un monopole naturel pour la production de denrées d’exportation. Celles-ci se trouvent infiniment mieux du système Wakefield, c’est-à-dire de la vente des terres à des prix relativement élevés. En principe, d’abord, et en droit il est légitime que le prix des terres soit plus haut dans ces contrées, puisqu’elles y ont des aptitudes spéciales pour la production de denrées de haute valeur. D’un autre côté, en fait, il est difficile de faire arriver ces colonies à un haut degré de richesse, si l’on ne produit, par les prix élevés des terres, une certaine concentration des colons et une grande abondance de main-d’œuvre. Si, dans une colonie des tropiques où la culture du sucre peut s’implanter avec facilité, on concède les terres pour rien, ou si même on les vend à vil prix, les colons se disperseront, ils cultiveront des bananes pour leur propre consommation et, faute de main-d’œuvre abondante, jamais la culture du sucre ne pourra se développer. La production de la colonie aura alors une valeur bien inférieure à celle qu’elle pourrait avoir : et ces progrès en richesse, en population même seront infiniment plus lents qu’ils n’auraient été sous le régime des terres à haut prix. C’est ce que l’histoire prouve surabondamment, c’est aussi ce qu’admet la science avec unanimité par ses représentants les plus éminents, Merivale, Roscher, Stuart Mill, pour ne parler ni de Wakefield, ni de Torrens. De plus, l’émigration nombreuse ne peut être attirée vers ces terres brûlantes et lointaines que par un vaste système de subventions, lesquelles ne peuvent s’alimenter que par le produit de la vente des terres, land fund. La rapide croissance de l’Australie vient à l’appui de ce mode d’aliénation des terres. Nous avons exposé dans la première partie de cet ouvrage l’essor inouï des colonies australiennes. Nous avons vu que le sol inculte dans ces colonies privilégiées pour la production de la laine s’était vendu à des prix beaucoup plus hauts qu’aux États-Unis, une livre sterling l’acre en général, puis trente schelings, une livre douze schelings et souvent davantage, c’est-à-dire 100 francs l’hectare et même plus. Et ces prix élevés, bien loin d’être un obstacle au progrès de la culture et de la richesse, étaient le ressort principal du développement de ces colonies. Ils donnaient, en effet, chaque année, des revenus considérables dont la plus grande partie, employée en subventions à l’immigration, attirait en grand nombre les travailleurs, et dont l’autre partie, consacrée aux travaux publics et à l’aménagement du sol et des eaux, mettait la colonie en état d’être facilement cultivée. Sous l’influence de ces prix élevés, les immigrants étaient retenus pendant plusieurs années au service des capitalistes : il en résultait une certaine concentration du travail favorable à la production. À ce système chacun gagnait : les capitalistes qui avaient de la main-d’œuvre en abondance, les prolétaires qui, arrivant sans ressources, obtenaient des salaires énormes et se faisaient en trois ou quatre ans un important capital. Mais, dira-t-on, si l’intérêt de tous et de chacun réclame dans ces colonies la concentration du travail et s’oppose à la dispersion des colons, comment peut-on soutenir qu’il y ait besoin d’un système artificiel, comme la vente des terres à haut prix, pour éviter cette dispersion et amener cette concentration ? Le plus grand adversaire du système Wakefield, Mac Culloch, faisait valoir avec force cette raison : « Qui peut prétendre, disait-il, connaître mieux les intérêts des colons que les colons eux-mêmes ? Tout ce système repose sur cette supposition fausse que les colons, à la différence des autres individus, ne sont pas les meilleurs juges de leur propre intérêt. » Argument singulièrement superficiel, et dont Stuart Mill, avec son admirable netteté habituelle, a démontré la complète inexactitude : « Il y a dans cette argumentation, dit-il, une erreur fondée sur ce qu’on ne comprend pas le système ou le principe auquel on dit que son application est contraire. Cette erreur est tout à fait du même genre que celle dont nous venons de donner un exemple à propos des heures de travail. Quelque utile qu’il pût être à la colonie, en général, et à chacun de ceux qui la composent, que nul ne peut occuper plus de terre qu’il n’est en état d’en cultiver et ne devienne propriétaire avant que d’autres ouvriers ne soient venus le remplacer dans le travail salarié, chacun en particulier n’aurait jamais intérêt à avoir cette abstinence, s’il n’était assuré que d’autres l’auront aussi. Entouré de colons qui ont chacun mille acres de terre, à quoi servirait au travailleur de différer pendant quelques années d’acquérir de la terre, si tous les autres travailleurs couraient échanger le premier salaire qu’ils gagneraient en terres situées dans les déserts à plusieurs milles l’un de l’autre ? Si, en s’emparant de la terre, ceux-ci empêchent la création d’une classe de salariés, il ne réussira pas, en attendant quelque temps pour acquérir de la terre, à en tirer un meilleur parti que dans le moment présent : pourquoi donc se mettrait-il dans une position que lui et les autres regardent comme inférieure, en restant salarié, lorsque tous ceux qui l’entourent deviennent propriétaires ? Il est de l’intérêt de chacun de faire ce qui est utile à tous, mais seulement à la condition que tous feront comme lui. Le principe que chacun est le meilleur juge de son propre intérêt, compris comme ceux qui élèvent des objections le comprennent, irait à établir que les gouvernements ne doivent pas remplir leurs obligations les plus reconnues ou plutôt qu’ils ne doivent pas exister. Il est, au plus haut degré de l’intérêt de la société en général, et de chaque citoyen en particulier, que chacun ne commette ni vol, ni fraude ; mais il n’est pas moins nécessaire d’avoir des lois qui punissent le vol et la fraude ; car, quoiqu’il soit de l’intérêt de chacun que personne ne vole et n’escroque, il n’est de l’intérêt de personne de ne pas voler et escroquer le bien d’autrui, lorsque tout le monde pratique le vol et l’escroquerie. La principale cause de l’existence des lois pénales est précisément ce fait que, lors même que, selon l’opinion de tous, certaines règles de conduite sont d’intérêt général, ce n’est pas une raison pour que l’intérêt particulier se conforme à ces règles. » 

En dehors de la question de la vente des terres à bas prix comme aux États-Unis ou à haut prix comme en Australie, se présente celle de la vente à prix uniforme et de la vente aux enchères. Lequel de ces deux modes est préférable ? On a beaucoup argumenté dans un sens et dans l’autre et l’on a trouvé de bonnes raisons en faveur de chacun de ces modes. Nous avons exposé déjà dans une autre partie de cet ouvrage les arguments que les wakefieldiens invoquaient pour faire prévaloir le régime du prix uniforme : ces arguments provenaient du fond même de la doctrine Wakefield et de la théorie du sufficient price et du self-supporting principle, dont nous avons démontré l’inanité. Nous ne reviendrons pas sur cette discussion spéciale qui exigerait une nouvelle exposition de toute la doctrine wakefieldienne. En dehors de ces arguments particuliers à Wakefield, voici les raisons que l’on a invoquées pour et contre la vente à prix uniforme. Moins on tire de la poche de l’acquéreur, a-t-on dit, plus il est à même de bien cultiver : d’où il résulte que toute imposition sur le colon est un mal qui ne se peut justifier que par l’urgente nécessité d’assurer certains services : mais une fois que ces services sont passablement assurés, il est bon de ne pas entamer les ressources du colon. Le prix uniforme, dit-on encore, doit amener ce résultat, que les meilleures terres seront mises les premières en culture, tandis que dans le système de l’auction l’infériorité du prix presse les laboureurs peu fortunés à appliquer leur travail à des terres médiocres, parfois mauvaises, ce qui, ajoute-t-on, est une condition singulièrement défavorable aux progrès d’une jeune colonie. Cet argument se trouve mis en relief dans une dépêche de lord Russell en date du 31 mai 1840. Sous le système de l’auction, le capitaliste est en butte aux manœuvres d’envieux, qui veulent tirer avantage, soit de l’ignorance, soit de la capacité supposée d’autrui. Le colon peut rencontrer une concurrence acharnée en proportion de la connaissance des qualités du sol qu’on lui suppose et peut avoir à payer un prix excessif précisément à cause de sa renommée de bon cultivateur. Les partisans de l’auction ne manquent pas de réfuter ces objections. La vente à prix uniforme, disent-ils, ne diminue en rien les dépenses que devra faire le colon véritable pour l’acquisition du sol. En effet, les bonnes terres seront toutes accaparées par des capitalistes, qui feront ensuite la loi aux émigrants et les tiendront à leur complète discrétion. Tel était l’avis de sir George Gipps, gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud. Ainsi le colon véritable devra dépenser autant sous le régime du prix uniforme que sous le système de l’auction ; la seule différence, c’est que sous le premier de ces régimes une partie du prix payé par le colon tomberait entre les mains des particuliers, tandis que, sous le régime de l’auction, tout le prix de vente parviendrait au gouvernement qui l’emploierait en travaux d’utilité publique ou en subventions à l’immigration. Le système du prix uniforme favorise donc l’agiotage au détriment de la colonie : il serait facile d’éviter, sous le régime d’auction, l’inconvénient d’une concurrence déloyale et personnelle, ce serait de faire l’adjudication par la voie de soumissions cachetées. Le système du prix uniforme cause une plus grande dispersion des colons et, par conséquent, une augmentation des frais généraux, voies de communication et police. Le système de l’auction, au contraire, amène une certaine concentration, éminemment favorable au développement régulier et aux progrès normaux de la colonie. Le système d’auction a de plus des avantages spéciaux dans certaines contrées, comme l’Australie. Dans ces pays de culture pastorale chacun a besoin d’avoir accès aux cours d’eau : or, l’eau étant excessivement rare en Australie, tous les terrains qui bornent les rivières seraient, sous le régime du prix uniforme, immédiatement accaparés par des capitalistes, tandis que, sous le régime d’auction, le haut prix des bords de l’eau forcerait chacun à n’en prendre que ce qui est strictement nécessaire. Les partisans du régime du prix uniforme répondent que rien ne serait plus facile que de fixer, dans la délimitation des lots, la part de water frontage que chacun peut avoir et de laisser, en outre, des chemins pour servir d’accès à ceux qui ne posséderaient aucun terrain contigu à la rivière. 

Tels sont les principaux arguments que l’on a fait valoir en faveur de l’un et de l’autre système. Le public et les économistes se sont partagés et ont varié dans leurs préférences. Le système du prix uniforme fut spécialement suivi dans l’Australie du Sud, celui de l’auction dans la Nouvelle-Galles. Il nous semble difficile et téméraire de se prononcer en théorie d’une manière absolue pour l’un ou l’autre système ; le choix dépend des circonstances. Dans une colonie où la terre n’a pas d’aptitude spéciale pour la production des denrées d’exportation, nous croyons que le prix uniforme doit être préféré. On peut éviter par de bonnes mesures les inconvénients de l’accaparement du sol dans un petit nombre de mains : en faisant un grand nombre de petits lots à des prix modiques l’on développe la petite culture, qui est essentiellement favorable aux progrès de la population et de l’aisance générale, les deux biens principaux de toute jeune société agricole. Quand le sol sera ainsi occupé par une race de petits propriétaires, yeomanry, avec le temps la grande propriété, la culture intensive et l’industrie finiront par se constituer grâce à la réunion par voie de vente volontaire des parcelles appartenant à divers, grâce aussi au développement des marchés et au progrès des villes. Le prix uniforme nous paraît donc beaucoup plus favorable à l’extension de la culture et aux progrès de la population ; aussi, en règle générale, serions-nous portés à nous prononcer en sa faveur. Cependant nous concevons que dans les colonies qui ont des facilités spéciales pour la production de denrées d’exportation, l’on adopte de préférence le système de l’auction. Ce système, en effet, nous paraît plus propre à développer la grande propriété, à amener la concentration des colons, à rendre la main-d’œuvre abondante, conditions essentielles de la production en grand et à bon marché des denrées d’exportation. Dans de pareilles colonies le régime de l’auction hâtera singulièrement les progrès de la richesse, mais il n’en sera pas de même des progrès de la population. 

Au régime des terres se rattache la question des grandes compagnies foncières, question qui est également fort controversée ; est-il juste et utile, soit de concéder, soit de vendre en grandes masses à des compagnies de capitalistes d’immenses quantités de terrain, comme ces 100 000 hectares que l’on a concédés en Algérie à la société Frémy et Talabot ? De tout temps l’on a eu recours à ce procédé, la plupart des colonies anglaises de l’Amérique n’ont pas eu d’autre raison de naître. Les compagnies foncières au Canada ont subsisté jusqu’à nos jours et il s’en est formé de très puissantes dans la Nouvelle-Zélande et en Australie. Au point de vue des principes l’on justifie la vente de grandes quantités de terrain à des sociétés de capitalistes par la doctrine de la liberté des échanges ; on ne voit pas pourquoi, dit-on, l’on exclurait de grandes compagnies si elles remplissent toutes les conditions exigées pour la culture des terres. Cet argument ne nous semble pas suffisant ; car c’est un intérêt évident de la colonie que les terres ne soient pas accaparées par quelques grandes sociétés, ce qui finirait précisément par détruire la liberté des échanges et mettrait les colons à la discrétion des capitalistes. Nous maintenons ce que nous avons établi plus haut, qu’il est du devoir du gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour éviter cet accaparement, et pour faire que le colon ait toujours à choisir entre les terres domaniales vendues par l’État et les terres de propriété privée que les acheteurs primitifs voudront mettre en vente. Nous ne prétendons pas pourtant condamner les grandes compagnies foncières ; tout au contraire, nous aimons à les voir s’établir dans les colonies naissantes, pourvu qu’elles n’absorbent pas la plus grande partie des terres fertiles. Il y a donc une limite dans les concessions ou les ventes qu’il est bon de leur faire : pouvant être très utiles si elles ne possèdent qu’une certaine portion du sol, elles deviendraient nuisibles si elles l’accaparaient. Réduites à cette juste mesure qu’il est facile à une administration habile de déterminer, les compagnies foncières ont, à l’origine de la colonisation, beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients. On a prétendu qu’elles laissaient les terres en friche, attendant que la hausse des terrains environnants ait donné aux leurs de la valeur. Il serait aisé de prévenir ces abus, d’abord en recourant au système d’impositions locales en usage aux États-Unis, ensuite en introduisant dans les ventes des conditions de résiliation pour non culture ; or, comme le remarque Merivale, dans ce cas la responsabilité d’une grande compagnie est bien plus réelle que celle de petits colons dispersés : la surveillance, en outre, est facile et de plus elle est légitime ; car s’il est imprudent de s’immiscer dans la gestion de propriétaires privés, il est, au contraire, très utile et très juste de se rendre un compte exact des opérations de grandes sociétés anonymes. Il faut remarquer, d’ailleurs, que l’on a beaucoup exagéré les inconvénients des compagnies foncières coloniales. En fait, l’histoire prouve qu’elles se sont, en général, appliquées à donner à leurs terrains de la valeur par une multitude de travaux, comme routes et canaux, allotissement des parcelles, et parfois construction de villages et de maisons ; elles s’entendent infiniment mieux à des travaux de ce genre que l’administration. C’est ainsi que les compagnies ont agi, spécialement au nord de l’Amérique : le Canada leur doit une partie de sa prospérité : « Elles ont rendu la terre habitable, dit Merivale, pour la classe des petits laboureurs, qui, sans l’avance de quelques capitaux et sans des travaux préparatoires pour leur réception, auraient été incapables de sortir des difficultés que présentent les forêts d’Amérique. Ces compagnies leur construisent des loghouses, leur défrichent le terrain et leur font des prêts. Dans les colonies d’Australie, les compagnies foncières ont rendu d’autres services, elles sont parmi les plus habiles et les plus heureux spéculateurs pour la production d’articles d’exportation et elles ont entrepris et bien conduit de grands ouvrages de travaux publics. » Comme le fait remarquer le même auteur, les intérêts des compagnies de capitalistes sont les mêmes que ceux des capitalistes ordinaires : c’est d’amener une plus-value de leurs propriétés par des dépenses intelligentes : seulement les compagnies sont beaucoup plus en état de faire les travaux avec économie et habileté que des capitalistes particuliers. De telles sociétés sont beaucoup plus portées à pécher par excès de confiance dans leurs opérations, par une trop grande activité et des entreprises trop considérables que par l’inertie. Il faut d’ailleurs penser que l’obligation de distribuer à leurs actionnaires des dividendes annuels les contraint à réaliser leur actif, dès qu’ils le peuvent faire avec profit, et à hâter par tous les moyens l’avénement des gros bénéfices. Bien loin d’être enclins à attendre passivement d’un lointain avenir des gains assurés, ces grands établissements financiers ont l’habitude de provoquer par tous les moyens les bénéfices présents, parfois même aux dépens des bénéfices futurs. La critique contre les grandes compagnies foncières est tombée dans de telles exagérations qu’on a été jusqu’à leur faire un crime d’exporter de la colonie la plus grande partie de leurs dividendes annuels, presque tous leurs actionnaires résidant dans la mère patrie ; c’était ne pas réfléchir que le capital qui avait produit ces dividendes avait été attiré dans la colonie précisément par la fondation des grandes compagnies et que les colons par conséquent devaient se féliciter de cette fondation. Un autre avantage des grandes compagnies foncières dans les colonies nouvelles, c’est celui que M. Jules Duval a mis en relief à propos de la société Frémy et Talabot (Politique de l’empereur en Algérie) ; ces puissantes compagnies attirent sur la colonie l’attention des habitants de la mère patrie ; elles y créent une masse considérable d’intérêts nouveaux ; elles forment un corps doué d’une imposante autorité pour soutenir dans la métropole la cause des colonies. 

Quelle que soit l’importance d’un bon régime d’appropriation des terres, il faut encore bien d’autres mesures pour assurer la prospérité d’une colonie. La production a trois facteurs : la terre, le capital et le travail ; elle ne se peut passer d’aucun d’eux, bien qu’ils ne doivent pas toujours se combiner dans la même proportion. Ainsi certaines colonies qui ont un monopole naturel pour la production de denrées d’exportation ont un grand besoin du facteur capital ; on calculait au commencement du siècle que l’Angleterre avait fixé aux Antilles un capital de plus de 2 milliards. D’autres colonies, au contraire, qui produisent principalement des articles de nécessité en vue de leur consommation propre comme le Canada et qui, par cela même, sont spécialement destinées aux petits agriculteurs ont un beaucoup moindre besoin de capital ; il leur en faut cependant dans une certaine proportion ; car des évaluations dignes de foi portent à 80 livres sterling la somme dont une famille a besoin pour s’établir sur une ferme au Canada. Ainsi les trois facteurs étant indispensables à la production et les colonies n’en offrant naturellement qu’un seul, la terre, il reste à savoir comment l’on se procurera les deux autres. Il doit sembler à une multitude d’esprits qu’il est complètement superflu d’organiser par des moyens artificiels un courant permanent de capital et de travail, partant de la métropole pour alimenter les colonies. Ce courant, dira-t-on, s’établit naturellement par le seul attrait des terres nouvelles où le capital se trouve plus rémunéré et où le travail est plus productif. À l’appui de cette opinion l’on citera l’Union américaine et l’Australie, vers lesquelles se dirigent sans cesse une quantité énorme de bras et une quantité considérable de capitaux. C’est là une vue superficielle et qui donne la preuve de la légèreté avec laquelle même des esprits distingués et sensés en d’autres matières jugent des choses de la colonisation. Il est parfaitement vrai que quand une colonie est parvenue à l’âge adulte, un courant stable s’est formé qui lui apporte une partie du capital et du travail des vieilles sociétés ; mais il s’agit de faire parvenir ces sociétés à l’âge adulte et d’amorcer ce courant ; or, c’est là une entreprise infiniment plus difficile qu’on n’est, en général, porté à le croire. 

Beaucoup de plans ont été soit imaginés par des publicistes, soit exécutés par les colons pour réunir l’immigration des capitaux à l’immigration de la main-d’œuvre. De tous ces plans le plus ancien, le plus universel, le plus durable, ç’a été le servage ou l’esclavage soit des populations indigènes, soit des populations étrangères, de race inférieure, importées par la force. Quelque sévère que soit le jugement que l’on porte au point de vue du droit et de l’humanité sur l’institution de l’esclavage, il ne faut pas perdre de vue les avantages qu’elle a pu présenter, à un certain point de vue et en un certain temps, aux colonies et à l’Europe. Nul plus que nous ne flétrit cette odieuse violation des principes les plus élémentaires de l’éternelle justice, cet attentat éhonté à la fraternité humaine ; nul n’applaudit avec plus de sincérité aux nobles efforts tentés par les peuples civilisés pour extirper cette ignominie de la face de la terre, nul ne trouve plus justifiées ces énormes dépenses de capitaux et de sang humain qui ont eu pour but l’abolition de l’esclavage, mais aussi, tout en condamnant, au point de vue de la justice et de l’équilibre durable des sociétés, cette institution barbare, cependant nous sommes forcé de reconnaître qu’elle a présenté à l’origine des avantages, qui ne rachetaient, il est vrai, en aucune façon ses monstrueux inconvénients, mais qu’il est puéril de contester. Un économiste éminent, Roscher, a osé écrire ces lignes : « L’esclavage des nègres a son côté économique brillant. L’injustice sociale de l’esclavage a fait perdre de vue ses avantages économiques. » Quels peuvent donc être ces avantages ? Un économiste anglais, Merivale, qui écrivait avant l’économiste allemand que nous venons de citer, les expose avec son habituelle netteté : « Le travail esclave est bien plus cher que le travail libre partout où l’on peut se procurer en abondance du travail libre. Quand la densité de la population pousse l’homme libre à offrir ses services comme dans les vieilles contrées pour un peu plus seulement que le minimum naturel des salaires, ses services sont plus productifs et moins chers que ceux de l’esclave, cela est vrai sans exception de climat. » Mais il arrive très malheureusement que cette offre du travail libre n’existe pas dans les colonies où il y a une grande étendue de sol fertile non approprié. Alors les hommes libres dédaignent le salaire, si considérable qu’il puisse être, et se dispersent sur cette vaste étendue déserte, y cultivant de petits champs qui, en retour de quelques heures de travail par semaine, leur donnent une nourriture suffisante. Il se produit alors non pas une société, mais une juxtaposition de petits propriétaires végétant dans une indolence barbare sur un sol d’une étonnante fertilité, et à la longue un retour complet à la barbarie. « Il est donc évident, ajoute Merivale, qu’aucune cause économique ne peut être assignée sur laquelle on puisse compter pour l’abolition de l’esclavage et que ceux qui ont cru que les nations se convaincront graduellement que le maintien de l’esclavage est contraire à leurs intérêts, se font des illusions. » Cette conclusion a besoin de quelques explications et de quelques réserves. L’esclavage a eu pour effet d’enrichir les colons à l’origine et pendant un certain laps d’années, et, d’un autre côté, d’imprimer à la production de certaines denrées, le sucre et le coton spécialement, un essor singulièrement rapide, qui a profité par conséquent aux sociétés européennes. Voilà deux faits qu’il nous semble impossible de contester. Le colon a tiré un énorme profit de l’esclavage parce que la différence entre le coût du travail esclave et le coût du travail libre était considérable, et beaucoup plus encore parce qu’il pouvait au moyen de la traite se procurer du travail esclave dans une proportion illimitée, tandis qu’il n’eût pu, quelque prix qu’il y eût mis, augmenter en peu de temps dans une proportion considérable l’offre du travail libre. J.-B. Say estime qu’un nègre aux Antilles françaises coûtait annuellement 300 francs pour son entretien et 200 francs pour intérêt et amortissement du prix d’achat, tandis que les gages d’un laboureur libre montaient à 1 800 francs. En admettant même qu’un travailleur libre travaillât deux fois plus ou deux fois mieux qu’un esclave, et assurément c’est une exagération, le colon aurait encore eu un immense intérêt à se servir de travail esclave. Aussi les profits des plantations furent-ils exorbitants à l’origine. Adam Smith nous apprend que les planteurs anglais couvraient leurs frais avec le rhum et le sirop, et avaient le sucre pour produit net ; c’est, dit Roscher, comme si les fermiers européens pouvaient rentrer dans leurs avances par la vente de la paille, et avaient comme profit net tout le produit de leurs grains. Et cela se produisait aux colonies, alors que la culture était dans l’état d’enfance, sans engrais, sans changement de récoltes, sans ustensiles perfectionnés. Et voici précisément l’un des grands inconvénients de l’esclavage : c’est cette immobilité de la culture, c’est cette absence de rotation de récolte, c’est la fabrication à outrance et sans mesure d’un seul produit, qui épuise la terre, qui expose à des crises fréquentes et qui condamne, en fin de compte, les colonies à esclaves à une décadence rapide ou à une liquidation longue et pleine d’angoisses. L’esclavage a été utile aux premiers colons, c’est une puérilité de le nier, mais cette utilité a été momentanée, elle a duré 100 ans, 150 ans peut-être, mais à la longue elle a amené l’appauvrissement. Voilà pourquoi l’esclavage est nuisible et pourquoi, en définitive, même au point de vue économique, quoi qu’en disent Roscher et Merivale, il doit être condamné, non pas qu’il n’ait singulièrement contribué dans le passé à la rapide croissance de nos colonies et à l’essor de la production des denrées coloniales, non pas qu’il ne puisse encore dans le présent offrir à ceux qui s’en servent des avantages immédiats et positifs ; mais parce qu’il forme des sociétés anormales, non seulement au point de vue moral mais au point de vue économique, des sociétés dépourvues de tout élément de stabilité industrielle, entièrement adonnées à la production de denrées de luxe en vue de l’exportation, c’est-à-dire un commerce plein de risques et de soubresauts, parce qu’il entraîne avec soi l’exploitation abusive et, en dernier résultat, l’épuisement du sol. 

Quand les colonies anglaises et françaises ont vu l’esclavage leur échapper, quand les colonies espagnoles ont senti qu’elles-mêmes, malgré l’appui de la métropole, ne pourraient le conserver toujours, elles ont eu recours à une institution analogue, ayant dans l’ordre économique, moral et politique des effets presque identiques, quoique le droit humain fût respecté en apparence ; cette institution, c’est l’immigration par voie d’engagement de travailleurs exotiques, indiens ou chinois en général. Nous nous sommes longuement arrêté dans la première partie de cet ouvrage sur cette méthode facile de se procurer de la main-d’œuvre. Nous avons fait ressortir ses avantages immédiats pour soutenir, rétablir, étendre même une production qui faiblissait ; nous avons montré l’île Maurice, entre autres, développant d’une manière inattendue ses cultures et son industrie, grâce au travail des coolis ; mais nous n’avons pas caché les inconvénients immenses et durables de cet expédient d’une passagère utilité. À notre avis l’immigration des coolis sur une très grande échelle est peut-être encore plus dangereuse que le maintien de l’esclavage. Nous ne nous plaçons pas ici au point de vue de la morale et de la liberté humaine, qui se trouvent rarement respectées dans ces engagements que vicient presque toujours la fraude ou l’ignorance ; nous parlons uniquement au point de vue économique, social et politique. L’introduction dans nos îles de ces milliers d’ouvriers étrangers, ayant des mœurs, une religion, un langage complètement différents de notre langage, de notre religion et de nos mœurs ; la corruption asiatique que ces aventuriers appartenant à la lie des sociétés indienne ou chinoise inoculent aux colonies européennes ; l’instabilité qui résulte de cette vaste population flottante que rien n’attache à la terre qu’elle cultive ; les crises monétaires ou alimentaires qui se multiplient, soit par le drainage des métaux précieux que produit périodiquement le départ des coolis pour leur patrie emportant leurs épargnes à l’expiration de leur engagement, soit la nécessité permanente de demander aux Indes des aliments spéciaux que les coolis consentent seuls à consommer ; le spectacle de cette société bigarrée, sans lien d’aucune sorte, sans communauté d’intérêts, sans subordination réelle ; c’est là, selon nous, quelque chose d’affligeant et qui doit donner des inquiétudes. Les gouvernements, à notre avis, ont trop encouragé cette institution vicieuse ; au lieu d’aider à son développement, il eût été plus prudent de chercher à la restreindre. L’immigration des coolis perpétue en fait l’état de choses que l’esclavage avait créé : la culture exclusive et à outrance des denrées d’exportation, l’absence d’esprit de progrès et de recherche ; elle maintient cet état antisocial et artificiel des colonies, dont il est résulté tant de maux dans le passé et qui enfantera sans doute encore bien des maux dans l’avenir. 

Une autre organisation du travail qui se rapproche par certains côtés des deux précédentes, qui offre des ressources analogues et des périls moins graves, c’est la colonisation au moyen de condamnés. L’étude des débuts de l’Australie nous a montré quelle est l’heureuse influence économique qu’un tel régime habilement dirigé peut avoir sur l’influence d’une société nouvelle : mais cette étude nous a, d’un autre côté, ouvert les yeux sur les dangers moraux de ce système, quand il n’est pas accompagné de beaucoup de précautions et pratiqué avec tact et mesure. Nous avons vu dans le courant de cette histoire que l’emploi de condamnés à la colonisation est d’origine lointaine. Les Portugais eurent recours à cet expédient aux Antilles et, dans le sud de cet empire, la race vigoureuse, remarquablement douée, connue sous le nom de Paulistas, est issue de brigands déportés. Cromwell, qui vendait les condamnés politiques aux planteurs des Indes occidentales, Jacques II, qui, pour dix ou quinze shellings, mettait à prix ses sujets compromis dans la conspiration de Monmouth, introduisirent également en Angleterre l’habitude de la déportation. Malgré les réclamations des colonies l’on y transporta longtemps un certain nombre de criminels, au Maryland et à la Virginie surtout. Mais c’est dans le groupe des possessions océaniennes connues sous le nom d’Australie que le système de la colonisation au moyen de criminels s’est effectué sur la plus grande échelle et avec le plus saisissant succès. Nous n’avons pas à revenir sur les détails que nous avons donnés dans une autre partie de cette histoire : il nous suffit de résumer ici les enseignements que l’expérience nous a offerts. Le travail du convict comme celui de l’esclave est cher : cependant l’entretien d’un condamné aux colonies est à meilleur marché que son entretien dans les prisons de la métropole. Un économiste célèbre en matière de colonisation, et dont le nom a été souvent cité et les doctrines discutées dans cet ouvrage, Wakefield, a défini de la manière suivante l’utilité spéciale, sui generis, que les convicts offrent aux colons : c’est un extrait de sa déposition devant le Comité d’enquête de l’Australie du Sud : « Savez-vous, lui demandait-on, quelle a été l’offre de la main-d’œuvre dans la Nouvelle-Galles du Sud pendant les quatre ou cinq dernières années ? Je ne puis le dire exactement, répondit-il, mais je sais que la main-d’œuvre a été considérablement offerte : et cependant elle était insuffisante, si grande qu’elle fût, pour remplacer le travail des convicts : car le travail des convicts a une utilité, qu’il ne faudrait pas seulement apprécier par le nombre des convicts (the convict labour is much more valuable than in proportion to the number of convicts) ; ce qui fait surtout le prix de ce travail, c’est que le maître est sûr qu’il ne lui sera pas enlevé (the master can hold it) ; le maître n’a pas à se préoccuper du prix des terres et des diverses circonstances qui peuvent engager les classes ouvrières à cesser de louer leurs services, parce que le convict est une sorte d’esclave : à supposer que l’immigration libre dût immédiatement fournir un nombre d’ouvriers aussi grand que le nombre des convicts dans la Nouvelle-Galles, je doute fort que cette main-d’œuvre libre pût avoir la même puissance productive que la main-d’œuvre des convicts, parce qu’une très grande partie de ces travailleurs indépendants, au lieu de louer leurs services, se feraient immédiatement petits propriétaires. » Ainsi, ce qui constitue le prix du travail des condamnés, c’est surtout cette circonstance que le maître peut, en tout état de cause, compter sur ce travail, il est parfaitement sûr qu’il ne lui échappera pas. Voilà en quoi la colonisation par criminels se rapproche de la colonisation par esclaves. Voilà aussi pourquoi elle est vue d’un très bon œil par les capitalistes : ceux-ci sont sûrs, grâce aux criminels, de ne jamais manquer de main-d’œuvre, tandis que sous le régime du travail libre, quelque hauts que soient les salaires, l’attrait de la propriété est si grand pour les prolétaires que l’offre du travail peut être très réduite, tout au moins est-elle très instable et les entreprises du capital souffrent singulièrement de cette instabilité. Il faut conclure de ces observations que la colonisation par criminels est surtout utile dans les contrées qui ont des facilités naturelles spéciales pour la production de denrées d’exportation, comme les contrées des tropiques ou l’Australie : la déportation serait loin de présenter les mêmes avantages dans des contrées où la production est dirigée en vue de la consommation locale, comme le Canada et le Nord de l’Union américaine. Dans les colonies qui produisent en vue de l’exportation, ce qu’il faut attirer, c’est le capital ; or le travail des condamnés comme le travail des esclaves lui offre des garanties qu’il ne trouverait pas ailleurs. Dans les autres colonies, au contraire, colonies purement agricoles, ce qu’il faut surtout attirer c’est l’émigration libre, et la présence des convicts serait plus propre à la diminuer qu’à l’augmenter. Nous dirons aussi que c’est surtout dans les colonies lointaines où l’émigration libre ne se porterait pas d’elle-même, et à l’origine de la colonisation pendant la période d’enfance qu’il faut employer le travail des criminels. Il sert alors aux travaux préparatoires et donne la première impulsion qui sans cela ferait défaut : c’est d’ailleurs ce que demandaient les enquêtes parlementaires anglaises, ainsi que nous l’avons montré plus haut ; mais une fois le premier degré de culture franchi, il faut suspendre résolument la déportation, afin de ne pas compromettre pour toujours la santé morale et sociale de la colonie. Il y a d’ailleurs deux précautions importantes qui ont été négligées en Australie et qu’il importe de ne pas oublier à l’avenir. La première c’est que le nombre des femmes déportées égale à peu près celui des hommes, de façon que des familles puissent se fonder, sans quoi il se produit une épouvantable démoralisation ; la seconde, c’est de ne livrer aux colons comme serviteurs (assigned convicts) que les criminels qui auront bien mérité par leur conduite et donneront des gages de leur amélioration morale : faire de l’assignement comme en Australie une mesure universelle et sans préliminaire, c’est compromettre sérieusement l’état moral de la colonie ; il est vrai que la restriction par nous demandée diminue notablement l’utilité économique de la déportation. 

Dès l’origine de la colonisation l’on essaya d’un autre moyen pour se procurer de la main-d’œuvre sur laquelle on pût compter. Dans les États continentaux de l’Amérique anglaise, spécialement en Virginie, au Maryland et dans les provinces voisines, où l’on cultivait le tabac et d’autres produits d’exportation, l’on attendait beaucoup de l’institution des indented servants. C’étaient, nous l’avons vu, des Européens libres que des spéculateurs américains engageaient et auxquels ils avançaient les frais d’émigration moyennant une sorte de servitude personnelle temporaire. La principale utilité que les colons tiraient de ces auxiliaires, c’est qu’ils étaient surs de n’être pas abandonnés par eux : they could hold them, selon l’expression de Wakefield. Cependant cet avantage ne se présentait réellement que quand ces indented labourers appartenaient à une race étrangère et ignoraient la langue du pays : c’était le cas pour les Allemands qui finirent par former la presque totalité de ces engagés ; ils étaient retenus chez leurs maîtres par la difficulté de se faire comprendre, par le manque de relations et d’appui ; ils se trouvaient dans une sorte d’esclavage mitigé et déguisé. Quant aux Anglais que l’on avait racolés dans la mère patrie pour servir chez les agriculteurs des colonies, après avoir profité de la gratuité du prix de passage, ils ne tardaient pas à s’enfuir et à s’établir pour leur compte dans les solitudes des forêts. Le trafic des Allemands dans les provinces anglaises du continent finit par prendre d’assez vastes proportions : il constitua une industrie montée sur une grande échelle et donna lieu à toutes sortes d’excès. Dans les principaux ports d’Europe il y avait des agents d’émigration, qui usaient de ruse et souvent de force pour engager les vagabonds : une fois maîtres de ces malheureux, les capitaines des navires en disposaient à leur guise et les transportaient dans les lieux d’Amérique où la demande de serviteurs était la plus grande, il y avait une sorte de marché pour ce trafic scandaleux. Ces raccoleurs pour les colonies, que l’on nommait, par dérision sans doute, redemptioners, enlevaient dans les ports d’Europe des enfants pour les engager aux planteurs de la Virginie ou du Maryland, de même que les jésuites dans les colonies espagnoles faisaient des razzias parmi les tribus indiennes auxquelles ils dérobaient leurs enfants pour recruter les missions chrétiennes. Un arrêt du conseil privé d’Angleterre interdit en 1686 cette traite des blancs. Dans les îles françaises, nous l’avons vu, les engagés blancs furent aussi très nombreux. Il ne paraît pas que ces engagements aient donné lieu dans nos colonies aux abus qui se produisirent dans l’Amérique anglaise. La cause en est facile à concevoir : nos îles de la Guadeloupe et de la Martinique sont infiniment plus petites que les provinces de la Virginie, de la Georgie, qui étaient alors illimitées. Il était donc beaucoup plus facile dans nos possessions de retenir sur les plantations les engagés : l’étendue des terres fertiles étant réduite, presque toutes se trouvant appropriées, la population étant plus dense, il eût été difficile à ces engagés de se dérober de chez leurs maîtres pour devenir propriétaires à leur compte, aussi n’avait-on pas besoin de mesures de rigueur et de surveillance sévère pour faire observer les conditions de l’engagement. Ces engagés blancs sont la souche de cette nombreuse population d’artisans d’origine européenne, que l’on appelle aux Antilles les petits blancs. 

De nos jours encore les théoriciens ont proposés différents systèmes pour introduire aux colonies la main-d’œuvre en grandes masses. Un des projets les plus extravagants qui aient été mis au jour, est celui de Frédéric List, l’auteur bien connu du Système économique national. Rêvant de transporter des sociétés entières à l’extrémité du monde et d’improviser en quelques années une colonisation, List proposait à l’Allemagne le plan suivant : l’on enverrait d’abord quelques hommes d’expérience pour fixer l’emplacement de la colonie, puis l’on transporterait, au lieu choisi, des hommes jeunes qui feraient les premiers défrichements et les constructions les plus indispensables ; ensuite partiraient les fiancées de ces jeunes gens et les ménages encore forts, capables de travail ; en dernier lieu les êtres qui sont des charges, les enfants et les vieillards. De cette façon, Frédéric List croyait réunir plusieurs avantages importants : en premier lieu, il pensait qu’en dégageant la colonisation, à son début, de toutes les charges, de toutes les personnes faibles, délicates, qui pèsent sur la société, il activerait l’essor de la colonie. Ensuite il s’imaginait avoir concilié, de la manière la plus heureuse, les intérêts des capitalistes et ceux des ouvriers : ce seraient les capitalistes qui feraient l’avance de tous les frais, ils seraient sûrs que les ouvriers les indemniseraient par leur travail, parce que, ayant été transportés sans leurs femmes, leurs fiancées ou leurs enfants, les ouvriers ne pourraient attendre que des capitalistes de leur faire revoir leurs familles : supposition étrange que ce système ! Peut-on croire que des gens sains d’esprit aillent consentir à passer les mers sans ceux qui leur sont chers, et à se séparer de leurs familles pour un temps indéfini ! On voit à quelles chimères peuvent s’abandonner, en matière de colonisation, des hommes sérieux cependant et instruits. 

Parmi tous les projets destinés à assurer de la main-d’œuvre aux agriculteurs et aux capitalistes des colonies, l’un des plus dignes d’attention est celui d’un économiste anglais, qui s’est acquis un certain renom en matière de colonisation, M. Poulett-Scrope. L’État ferait les frais de l’émigration qui serait gratuite : ses avances seraient remboursées par une taxe sur les salaires des travailleurs dans la colonie. Il y aurait un bureau où chaque ouvrier serait immatriculé dès son arrivée, on fixerait la somme qu’il doit payer chaque semaine ou chaque mois pour restituer au gouvernement les frais de transport ; à la seule condition de s’acquitter régulièrement de cette dette, il pourrait travailler où bon lui plairait et chez le maître de son choix. Cet expédient, si simple en théorie, est singulièrement difficile en pratique. La grande difficulté, en effet, c’est d’assurer le paiement de cette taxe, sans mettre les ouvriers transportés gratuitement dans une sorte d’esclavage : rien ne leur est plus facile, en effet, dans ces contrées vastes, abondantes en terres fertiles et peu peuplées, que de s’enfuir dans l’intérieur, de travailler à leur compte et de se dérober ainsi à la taxe. Aussi, essayé bien des fois en Australie et spécialement à la Nouvelle-Galles du Sud, cet expédient donna toujours des résultats très insuffisants. 

Le même économiste, M. Poulett-Scrope, voyant échouer son plan sous cette forme, lui fit subir une modification. Il proposa que la taxe fût payée non par les ouvriers, mais par les capitalistes : cela serait toujours une taxe sur les salaires, mais indirecte, par l’incidence de l’impôt. Les capitalistes ne feraient que l’avance, l’impôt porterait en définitive sur les ouvriers et voici comment : c’est que son produit étant employé à alimenter l’immigration, le plus grand nombre de bras offerts par suite des transports gratuits ferait baisser, dans la colonie, le taux des salaires. Le défaut de ce plan, c’est qu’il ne contient encore aucune règle pour retenir les ouvriers au service des capitalistes, en admettant que les salaires dussent subir l’incidence de la taxe : l’abondance des terres fertiles et leur bas prix permettraient toujours à l’ouvrier de se dérober à l’impôt en travaillant pour son compte. Ainsi le plan de M. Poulett-Scrope ne serait applicable que dans de vieilles colonies où toute la terre est occupée, comme le sont les petites Antilles. 

Un autre système est celui d’Uniacko : il consiste à laisser un espace vide entre les propriétés des cultivateurs des colonies, à constituer ainsi des réserves ; et, une fois que le prix du sol a haussé notablement par les progrès de la culture, à vendre ces réserves pour faire des subventions à l’immigration. L’on a dit, avec quelque raison, que ce projet était une sorte de pétition de principe, en ce qu’il attendait que la colonie eut atteint un haut degré de prospérité, pour donner des subventions à l’immigration et procurer de la main-d’œuvre aux capitalistes : or comment la colonie parviendrait-elle à cette prospérité, si on ne s’occupait préalablement de lui fournir des bras. 

De tous les projets inventés par les économistes et appliqués par les hommes d’État, il n’en est aucun qui ait donné d’aussi bons résultats que le système Wakefield. Nous en avons assez parlé dans divers endroits de cet ouvrage pour n’avoir pas à en faire une nouvelle exposition. Il consiste à vendre les terres coloniales à un prix relativement élevé, une livre, une livre et demie et jusqu’à deux livres l’acre, c’est-à-dire de 60 à 125 francs l’hectare environ et à employer le prix des terres ainsi vendues en subsides à l’immigration, sans s’occuper de faire rembourser, soit par les immigrants, soit par ceux qui les emploient, le prix du passage gratuit. Le fond des terres suffit à alimenter un courant d’immigration considérable. Non seulement l’immigrant n’a pas à rembourser le prix du passage, mais encore, au bout d’un certain délai, trois ans généralement, passé dans la colonie, il a droit, s’il le désire, à être transporté gratuitement en Angleterre. Ce régime s’est montré singulièrement fructueux : grâce à lui, des colons par centaines de mille ont été donnés aux différentes colonies d’Australie ; il est incontestable que sans cet ingénieux expédient, le développement de la Nouvelle-Galles du Sud et de Victoria eût été moins rapide. Cependant c’est surtout et même seulement dans la période initiale et au premier âge des colonies qu’il est bon d’user de passages gratuits, l’immigration subventionnée ne tarde pas à amener une foule d’abus. Nous avons vu qu’en une année il avait été accordé près de 100 000 passages gratuits pour l’Algérie, suivis presque tous de retour ; de même, au bout d’un certain temps les retours d’Australie en Angleterre de la part d’immigrants transportés gratuitement devinrent tellement fréquents, qu’il fallut faire d’importantes modifications au système initial.

Nous avons parcouru les différents modes auxquels l’on a eu recours pour attirer la main-d’œuvre dans les colonies nouvelles. Il est incontestable que, à l’origine d’une colonie, il faut amorcer un courant d’immigration qui, probablement, ne se formerait pas seul. Nous avons repoussé l’esclavage et l’immigration des coolis par engagement comme des institutions, l’une évidemment inique, l’autre presque toujours abusive et vicieuse en fait, malgré l’innocence du nom dont elle se pare. Au contraire, nous ne pouvons qu’approuver dans les limites et avec les restrictions que nous avons tracées, l’emploi de condamnés à l’origine de la colonisation et l’usage de subventions à l’immigration d’après les règles du système Wakefield. Hâtons-nous de dire que l’une et l’autre de ces mesures ne sont que des expédients initiaux, qu’il faut les appliquer avec tact et précaution. Bien des circonstances, d’ailleurs, viennent modifier dans la pratique l’application des mesures les meilleures en théorie. Il est évident, par exemple, qu’il faut tenir compte de la distance et de la situation des colonies. Dans une terre presque complètement déserte et extrêmement lointaine comme l’Australie ou la Nouvelle-Calédonie, l’utilité de la déportation et de l’immigration subventionnée est très grande : c’est vraiment le seul moyen de créer une population de colons, d’attirer des capitaux. Dans une colonie, au contraire, excessivement voisine de la mère patrie et déjà douée d’une certaine culture, comme l’Algérie, l’utilité de ces expédients artificiels est infiniment moins grande, pour ne pas dire nulle : la déportation même offrirait à tous les points de vue plus d’inconvénients que d’avantages, et la gratuité des transports donnerait lieu à une foule d’abus. Il faut également tenir compte de la nature des productions des diverses colonies : les colonies qui ont un monopole pour la production de denrées d’exportation et qui sont principalement faites pour la grande culture comme les îles à sucre ou l’Australie, ne peuvent que se bien trouver d’une déportation considérable et d’une immigration gratuite nombreuse, parce que l’élément dont elles ont besoin pour prospérer, c’est une main-d’œuvre non seulement abondante, mais sur laquelle les colons puissent compter ; au contraire, les colonies qui cultivent principalement des produits agricoles en vue de la consommation locale, comme le Canada, la Nouvelle-Angleterre, contrées naturellement faites pour les petits propriétaires, ont beaucoup moins besoin de ces mesures artificielles, tout au plus sont-elles nécessaires à l’origine. La Nouvelle-Angleterre et le Canada n’ont pas eu, ou n’ont eu que pendant peu d’années, des esclaves, des assigned convicts ou des indented servants, non pas tant à cause des mœurs des colons qui répugnaient à ces institutions, qu’à cause de la nature du sol et des cultures, qui n’en avaient que faire. Pour ces dernières colonies et pour toutes en général, l’appât d’une propriété bien garantie, le bon régime intérieur attirent les bras plus que toute autre chose : ayez une bonne administration, vous aurez une nombreuse immigration.

CHAPITRE II

Des progrès de la richesse dans les colonies. — De l’assiette des impôts

Après avoir étudié successivement le meilleur régime des terres et l’organisation du travail la meilleure dans les colonies, il convient d’examiner brièvement la nature spéciale des progrès et le caractère distinctif du développement de ces jeunes sociétés. C’est un préliminaire indispensable aux règles qu’il nous faudra tracer pour l’administration et le gouvernement des colonies et spécialement pour l’établissement des taxes.

Une foule de circonstances concourent à donner aux sociétés coloniales une force d’impulsion et d’expansion avec laquelle rien ne se peut comparer au monde. La première cause de cette capacité de développement, c’est l’accroissement de productivité du travail quand on l’applique à des sols à la fois fertiles et vierges. Un publiciste contemporain des premiers établissements anglais en Amérique, sir Josiah Child, disait que le travail d’un homme a quatre fois plus de valeur aux colonies que dans la métropole. William Penn émettait la même pensée sous forme d’aphorisme. Alexandre de Humboldt la justifia par des statistiques scientifiques. Selon un calcul de ce savant, le blé rendait en Prusse quatre ou cinq fois la semence ; en France, cinq à six fois en moyenne, dans les meilleurs sols treize fois la semence ; à la Plata, il rendait, en moyenne, douze grains pour un ; au Mexique, en moyenne, dix-sept ; au Pérou dix-huit et au Mexique équinoxial vingt-quatre fois la semence. Ce sont assurément des preuves notables de fertilité. Mais si l’on compare la quantité de valeur échangeable produite par un laboureur en Europe à celle qui est créée aux tropiques par un travailleur sur une plantation de sucre, ou même en Australie par un pasteur de moutons, la différence devient encore beaucoup plus frappante. Ce qu’il y a de particulier aux colonies, c’est que cette productivité très grande de sols vierges et merveilleusement doués pour la fourniture de certaines denrées, est exploitée dès l’origine par des populations d’une haute culture, ayant toutes les ressources de la civilisation la plus avancée : tandis que l’histoire de l’Europe, au contraire, nous montre les forces inépuisées du sol tombant en échéance à l’origine à des populations barbares, dénuées des moyens nécessaires pour en retirer toute l’utilité possible. Non seulement, dans les États coloniaux, l’étendue des terres fertiles peut, pendant un grand nombre d’années, être regardée comme illimitée, non seulement les colons apportent avec eux toutes les ressources de la civilisation la plus avancée, mais l’on peut encore dire que les premiers immigrants ont, pour la plupart, des capacités morales et des ressources intellectuelles plus grandes que la moyenne des habitants des vieilles contrées. Ceux qui quittent leur patrie pour chercher fortune dans des sociétés naissantes, ce sont généralement les caractères les plus énergiques et les plus entreprenants, les esprits les plus sagaces et les plus actifs. En outre, l’on a fait remarquer, avec raison, qu’un grand nombre de penchants, qui sont des défauts dans les vieilles sociétés, s’annihilent dans les sociétés naissantes ou se transforment même en facultés utiles. Ce qui contribue à donner au développement des colonies cette rapidité qui étonne au premier abord, c’est que toutes les forces de l’homme y sont exclusivement tournées vers la production et la capitalisation ; c’est qu’en outre toutes ses facultés, les plus variées et les plus contraires, trouvent un champ d’emploi sans pareil. La main-d’œuvre est excessivement rétribuée dans ces sociétés naissantes, parce que, grâce à l’étendue et à la productivité du sol, son utilité est très grande : cette élévation des salaires permet à chaque ouvrier de sortir promptement du prolétariat, où, dans les vieilles contrées, il serait sans doute resté toute sa vie ; cette possibilité d’avancer rapidement sa carrière et cette absence de limite à l’amélioration de sa condition redoublent l’activité de son travail et l’énergie de ses efforts. L’intérêt des capitaux est aussi excessivement haut par les mêmes raisons qui maintiennent élevé le taux des salaires, c’est-à-dire par la productivité et l’étendue du champ d’emploi (field of employment). Aussi voit-on aux colonies un taux de l’intérêt analogue à celui qui existait au Moyen-âge. Mais quelle différence dans les causes qui amenaient alors en Europe et celles qui amènent aujourd’hui aux colonies cette élévation de l’intérêt ! Au Moyen-âge, la cause presque unique de l’élévation de l’intérêt, c’était le risque provenant de l’état social et politique ; aussi les capitaux ne se prêtaient-ils guère qu’à des seigneurs pour des emplois improductifs : la prime d’assurance était trop élevée pour que le commerce et l’industrie pussent, dans une large mesure, recourir au crédit. Aux colonies, au contraire, la cause principale de l’élévation de l’intérêt, c’est la productivité des capitaux, leur utilité multiple et leur force créatrice. Nous avons vu qu’au beau temps de Saint-Domingue, une plantation ordinaire rapportait 20% des frais de premier établissement. Dans l’Australie du Sud, avec toutes les garanties de sécurité, l’intérêt était encore, il y a vingt-cinq ans, de 15% (Roscher, Colonien und colonial Politik, p. 66.) On conçoit combien cette élévation du taux de l’intérêt, provenant non pas de l’étendue du risque, mais de la productivité des capitaux, se trouve être favorable à l’épargne. Aussi l’épargne est-elle immense aux colonies, en proportion du revenu. Dans les vieilles contrées, la consommation presque partout va d’un pied à peu près égal avec la production, l’on dépense presque tout ce que l’on gagne ; aux colonies, au contraire, du moins à l’origine, l’accumulation est presque le seul objet du capitaliste et même, quoique dans une moindre mesure, de l’ouvrier. Le désir de la dépense, le besoin de briller, les goûts du luxe, les habitudes de société qui font concurrence à l’épargne dans les vieilles contrées, existent à peine dans ces établissements naissants. De même que toutes les forces physiques et intellectuelles y sont tournées vers la production matérielle, toutes les forces morales portent à la capitalisation. 

La population s’accroît aussi en proportion bien plus grande que dans les contrées depuis longtemps habitées ; non seulement l’immigration lui apporte des contingents nouveaux, mais le mouvement intérieur de multiplication est singulièrement accéléré. Dans les contrées vieilles, de nombreuses catégories de la société redoutent le mariage comme une charge ; des classes entières, pour ne pas dire toute la nation, à peu d’exceptions près, craignent le grand nombre des enfants comme la ruine. Aux colonies, le mariage précoce est presque une nécessité ; car, dans ces sociétés laborieuses et dispersées, la femme légitime est la seule compagnie qui puisse distraire le travailleur ; la famille est la seule joie qui soit à la portée de ces pionniers des forêts ; les enfants sont une source de revenu et de bien-être. Parmi les boërs du Cap, dit Roscher, six ou sept enfants sont regardés comme une très petite famille (ausserst wenig) ; les veuves avec plusieurs enfants trouvent facilement à se marier, parce que le travail d’enfants à moitié adultes fait plus que compenser les frais de leur éducation. D’après Tucker la règle aux États-Unis, au commencement du siècle, était que les hommes s’établissent et se mariassent à 21 ans : Depons affirme, c’est à peine si on peut le croire, que dans l’Amérique espagnole les jeunes gens qui n’étaient pas mariés à 20 ans commençaient à passer pour de vieux garçons. 

Dans de pareilles circonstances on conçoit que le développement soit rapide. Nous avons donné dans le chapitre précédent l’exemple merveilleux de l’Ohio, vaste forêt à la fin du XVIIIe siècle, devenant en cinquante années l’un des États les plus peuplés de l’Union américaine. L’augmentation de la richesse, du moins dans les colonies qui ont des facilités pour la production de denrées d’exportation, prime cependant encore les progrès du peuplement. Le New-Jersey, en 1795, dit Roscher, produisait cinq fois autant qu’avant la Révolution ; l’exportation du coton aux États-Unis, qui, en 1792, montait seulement à 62 100 kilog. passait, en 1834, à 173 millions de kilog. ; en 1852 et en 1853, elle avait une valeur de plus de 109 millions de dollars. L’on sait ce qu’elle est devenue depuis. Dans dix États de l’Union la population augmentait tous les ans de 30,8% la valeur des terres de 68%. En Virginie l’augmentation de la population n’était que de 7% celle des terres de 31. Pendant que dans toute l’Union la population tous les dix ans croissait de 33% l’importation montait de 47 et l’exportation de 51, l’usage du thé de 61, du café de 81, du vin de 46 et la masse des espèces précieuses de 80%, en moyenne l’augmentation de la richesse se comportait avec l’augmentation de la population comme 50 avec 31 (Roscher). L’on connaît, d’autre part, les progrès encore plus extraordinaires de l’Australie ; nous avons dressé plus haut le tableau du développement de la production de la laine dans la Nouvelle-Galles du Sud. L’on a vu quelle quantité prodigieuse de richesse était sortie de ces huit moutons mérinos, trois béliers, cinq brebis importés en Australie, il y a trois quarts de siècle. 

Mais il ne suffit pas de constater le développement rapide des colonies, il convient encore d’en examiner les particularités. Au point de vue économique, nous l’avons dit, la société coloniale présente quelques-uns des caractères des sociétés qui sont dans un état inférieur de culture ; les terres abondent, les bras et les capitaux manquent. Mais ce qui distingue les sociétés coloniales des sociétés primitives, c’est que l’esprit d’entreprise est aussi hardi et aussi persistant dans les premières qu’il est dans les autres faible et intermittent. Cependant cet esprit d’entreprise, se portant principalement vers les opérations agricoles ou rencontrant dans les opérations industrielles des obstacles considérables, ne parvient pas à changer l’état de choses qui résulte de la pénurie de capital et de bras. Pendant tout le premier âge de la colonisation les produits bruts, c’est-à-dire ceux où la collaboration de la nature a la plus grande part, la plupart des produits agricoles en un mot, sont à bon marché ; au contraire, les marchandises qui ont exigé du capital et de la main-d’œuvre en quantité notable, c’est-à-dire presque tous les articles de manufactures, sont à des prix considérablement élevés. Roscher fait remarquer que le paysan du Far-West de l’Amérique envoie quatre boisseaux de blé au meunier pour en retirer trois de farine, pendant que, en Allemagne, la rétribution du meunier n’équivaut généralement qu’au seizième du blé qu’il convertit en farine. La division du travail fait toujours défaut à cette première époque de la vie coloniale ; l’industrie rudimentaire y est habituelle ; il n’y a pas généralement de fixité dans les prix ; l’échange en nature tient d’ordinaire une plus grande place que l’échange au moyen de l’équivalent monétaire. Une foule d’autres caractères des sociétés primitives se retrouvent dans les sociétés coloniales à leur première période. Ainsi, comme le remarque encore Roscher, l’on est étonné de la quantité de corvées ou de prestations personnelles que les paysans américains fournissent pour les services publics. Au lieu de se racheter par une contribution équivalente, ils préfèrent travailler de leurs personnes et avec leurs voitures et chevaux aux chemins et aux autres ouvrages d’intérêt local. Quoique contraire en apparence aux intérêts bien entendus des cultivateurs, cette organisation y est cependant complètement conforme au fond, à cause de la rareté des salariés dans cette contrée et par conséquent de la grande élévation du salaire. 

Pendant longtemps les travaux agricoles sont l’occupation presque exclusive des colons ; la possession de la terre est trop attrayante, la main-d’œuvre et les capitaux trop rares, la division du travail trop rudimentaire pour que l’industrie puisse prendre bientôt essor aux colonies. Ce ne sont que des circonstances exceptionnelles, du fait de la nature ou de l’homme, qui peuvent déterminer dans ces sociétés naissantes l’établissement des manufactures. Ainsi, quand une colonie est excessivement éloignée de la métropole, il arrive souvent que certaines industries s’y développent, mais d’abord uniquement pour les articles grossiers. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, par exemple, les chapeaux, les cuirs, les étoffes communes de lin ou de laine ont pris du développement comme fabrication locale, parce qu’il faut presque faire le tour du monde pour chercher en Angleterre ces articles de peu de valeur et de beaucoup de volume. Dans la Nouvelle-Espagne l’industrie s’éleva de bonne heure, en partie à cause de la densité de la population et de l’habileté des Indiens pour les ouvrages manuels, en partie à cause du très mauvais état des chemins qui séparaient les plateaux des côtes et qui augmentaient les difficultés du transport ainsi que les prix des marchandises venant d’Europe. Aux États-Unis, c’est l’année 1806 qui est le point de départ de l’industrie nationale, parce que, alors, les règlements sévères pris par l’Angleterre et la France rendirent le commerce des neutres presque impossible ; l’année 1812 et la guerre avec l’Angleterre produisirent aussi les mêmes effets. On peut dire que cet état de choses eut en Amérique une influence analogue à celle de droits protecteurs qui auraient frappé les marchandises européennes en faveur de celles de l’Union. 

Sauf ces circonstances exceptionnelles du fait de l’homme ou de la nature, les colonies, pendant toute la première période de leur existence, s’adressent aux vieilles sociétés pour se pourvoir d’objets manufacturés. Or, il est à remarquer que les colons, qui quittent une contrée douée d’une haute culture pour une contrée toute primitive, emportent avec eux une foule de besoins et de goûts raffinés que les ressources du pays où ils sont venus se placer sont pendant longtemps dans l’impossibilité de satisfaire. Aussi le commerce extérieur a-t-il pour les colonies une singulière importance et tient-il une prédominance bien caractérisée dans leur organisation économique. Dans un grand nombre d’entre elles, dans toutes celles notamment qui ont des facilités spéciales pour la production des denrées d’une utilité universelle, presque toute la production a l’exportation en vue ; et dans celles mêmes qui ne jouissent pas de ces conditions privilégiées, le commerce extérieur ne laisse pas que d’avoir une exceptionnelle importance. De cet état de choses résultent des conséquences qu’il est important de noter. 

Une des suites de cette prédominance du commerce extérieur dans la plupart des colonies et de la rareté des capitaux dans presque toutes, c’est le développement que le crédit ne tarde pas à y prendre. Dans presque toutes les colonies le crédit a une extension singulière soit par rapport à la population, soit par rapport à la richesse existante. Il est presque impossible qu’une colonie se développe rapidement, si elle n’a recours, sous une forme ou sous une autre, mais dans une large proportion, au crédit. Dans les colonies dont la production a l’exportation en vue, le crédit agit au moyen de prêts que les fabricants ou commerçants de la métropole font aux colons. De tout temps et chez toutes les nations la dette des planteurs envers les ports métropolitains a été énorme ; et il n’en pouvait être autrement, parce que les colons ne pouvaient développer leur production qu’en obtenant des capitaux considérables ; or, ces capitaux, c’étaient leurs correspondants des ports qui avaient le plus d’intérêt à les leur avancer et qui se trouvaient le mieux placés pour rentrer dans ces avances. D’un autre côté, dans les colonies même qui dirigent leur production vers la consommation locale et immédiate, le crédit ne laisse pas que de prendre aussi un développement notable ; la cause en est dans l’esprit d’entreprise que suscite l’abondance des terres et dans la rareté du numéraire, laquelle est toujours excessive aux colonies. M. Michel Chevalier raconte dans ses lettres sur l’Amérique du Nord, que dans un village qui se construisait, où trente maisons à peine étaient achevées, où l’on se heurtait partout aux racines des arbres brûlés ou abattus, il rencontra tout à coup une maison fort apparente avec cette inscription : « Office of deposite and discount, Schuylkill Bank. » C’était une banque d’émission dûment autorisée par la législature de l’État. Presque toutes les colonies américaines ont passé à leur berceau par l’école périlleuse du papier-monnaie, et les raisons en sont faciles à saisir : il est naturel que les premiers colons aient eu infiniment plus d’objets à tirer de l’étranger que d’équivalents à lui offrir. L’importation pendant toute la première période de la vie coloniale dépasse nécessairement l’exportation ; aussi les métaux précieux de la colonie sont-ils drainés chaque année par le commerce extérieur ; les moyens d’échange font défaut pour le commerce du dedans et l’on a recours au papier. Cette situation, jointe à l’esprit de spéculation et d’aventures, influe sur tout l’état social des colonies. Roscher fait remarquer que dans presque toutes les colonies les lois sont plus favorables au débiteur qu’au créancier. C’est ainsi que dans la plupart des établissements européens la saisie immobilière n’existait pas et l’on sait combien on a eu de peine pour l’introduire aux Antilles françaises lors de l’abolition de l’esclavage. Les mœurs comme les lois sont pleines d’indulgence pour le débiteur insolvable ; la faillite n’a rien qui entache l’honneur ; c’est dans ces sociétés singulièrement élastiques un accident passager, qui n’a rien de définitif et que l’on fait facilement oublier. 

On comprend que les crises commerciales soient singulièrement fréquentes dans ces sociétés si actives et si dépourvues de moyens de résistance. Elles le sont d’autant plus que par le développement considérable de leur commerce extérieur, les colonies supportent toutes les influences de la mère patrie et ressentent très gravement les moindres commotions du commerce métropolitain. Les colonies surtout qui se consacrent tout entières à la production de deux ou trois denrées spéciales pour l’exportation, sont exposées à des catastrophes aussi intenses que nombreuses. Les Indes occidentales ont eu à traverser un grand nombre de ces crises. Dès que les prix du sucre et du café s’élevaient, les planteurs par la facilité qu’ils avaient d’emprunter à leurs correspondants des ports et de recruter des esclaves par la traite étendaient immédiatement leur production. Dès qu’une cause ou une autre amenait une baisse dans les prix, la production ainsi étendue ne pouvait plus aisément se restreindre, et il en résultait pour certaines colonies un état de crise permanent. Ce ne sont pas seulement les colonies à sucre qui ont été ainsi frappées. Dans les autres aussi les circonstances politiques ou commerciales de l’ancien monde exercent une influence considérable et produisent parfois de terribles commotions. Les prix des objets les plus usuels varient aux colonies dans des proportions inouïes. Quelques années avant l’arrivée de Humboldt au Mexique, le prix du fer monta de 20 francs à 240 et celui de l’acier de 80 francs à 1 300. Aux États-Unis, en 1836, l’exportation n’atteignit pas 107 millions de dollars et l’importation monta à 190 millions. On conçoit qu’il en résulta une crise monétaire ; les colonies, d’ailleurs, sont exposées à ces sortes de crises. L’inégalité considérable qui se présente parfois entre leurs exportations et leurs importations et les variations fréquentes et énormes que subissent les unes et les autres, en sont la cause. Il est incontestable que beaucoup de ces difficultés et de ces catastrophes qu’eurent à traverser les colonies européennes, venaient du mauvais régime qu’on leur avait imposé ou qu’elles avaient elles-mêmes adopté, l’esclavage, le pacte colonial ; mais, même avec des institutions meilleures, elles ne pourront encore complètement échapper à ces conséquences naturelles de leur constitution économique. 

On voit par cet exposé de la situation des colonies dans cette première période, combien elles sont délicates, susceptibles, sujettes à des perturbations et à des crises. Aussi sont-elles d’une administration peu aisée et réclament-elles un régime d’une grande douceur pour arriver à travers ces maladies économiques qui forment les terribles épreuves de leur enfance à la consistance et à la force de la maturité. 

De toutes les branches de l’administration coloniale, la plus ardue peut-être est celle qui concerne l’assiette et la levée des impôts. 

Nous avons déjà dit que la mère patrie devait dans tous les cas faire l’avance des frais de premier établissement et qu’elle devait renoncer en général à rentrer d’une manière directe dans ces avances. Le développement de son commerce et de son industrie compensera au bout de peu de temps et bien au-delà les sacrifices qu’elle aura dû faire, mais il est excessivement rare que, devenue adulte, la colonie l’en indemnise en fournissant un revenu au Trésor métropolitain. De toutes les colonies européennes on n’en peut guère citer que trois ou quatre qui aient donné ou qui donnent un revenu à la mère patrie, et il suffit de les nommer pour voir qu’elles sont dans une situation particulière et même tout à fait exceptionnelle : le Mexique au dernier siècle, et dans le nôtre Cuba et Java. Mais si la métropole doit faire les premiers frais d’établissement de ses colonies, du moins doit-il y avoir une limite à ses dépenses ; les colonies elles-mêmes, au bout de peu d’années, doivent suffire à leur administration intérieure. 

Les deux meilleures impositions coloniales, celles qui grèvent le moins les colons et nuisent le moins au développement de la culture, celles aussi qui sont de la perception la plus facile et la moins coûteuse, consistent dans des droits à l’importation des marchandises, l’octroi de mer, selon l’expression reçue dans les colonies maritimes, et dans la vente des terres. Ce sont presque les seuls impôts qui aient été appliqués dans les colonies anglaises, et l’on a toujours remarqué que, à la condition que leur assiette fût intelligente et leur taux modéré, ils ne produisaient aucun résultat mauvais et donnaient un revenu suffisamment abondant. Les droits à l’importation aux colonies doivent être simplement fiscaux et n’avoir aucun caractère protecteur, car alors ils pourraient devenir très nuisibles ; mais, établis sur toutes les marchandises sans distinction de provenance ou d’origine, ne prélevant sur elles qu’une perception légère qui ne pourrait pas dépasser 5% par exemple, ils n’ont pour ainsi dire aucun inconvénient économique. Les colons les supportent sans se plaindre et ils rentrent avec la plus grande facilité : comme presque toutes les colonies naissantes, en effet, ne sont abordables que par quelques ports, un nombre limité d’agents établis dans ces ports suffit pour lever la taxe sur le chargement des vaisseaux entrants ; il n’y a là aucune des vexations inquisitoriales qui rendent si funeste l’octroi à l’entrée des villes. Ces droits à l’importation tombent presque tous sur des articles de consommation immédiate, car les colonies jeunes n’importent pas de matières premières pour les manufactures. On peut par les faits suivants, empruntés à l’histoire des colonies anglaises, juger du genre d’articles sur lesquels pèse principalement cette taxe : le revenu de la Nouvelle-Galles du Sud en 1836 était de 190 000 livres, dont 126 000 provenaient de l’impôt sur les liqueurs fortes et alcools importés, on imported spirits, et 17 000 venaient de la taxe sur le tabac ; le droit de 5% sur les marchandises étrangères ne donnait pas plus de 10 000 livres. Dans le Nouveau-Brunswick, sur 58 000 livres de revenu, 49 000 provenaient de taxes sur les liqueurs fortes, le sucre, le café et de droits ad valorem sur divers articles de marchandises. Nous savons que la plupart des économistes désapprouvent, et non sans de bonnes raisons, les impôts de consommation et se prononcent de préférence pour les impôts directs ; mais, dans les colonies les impôts directs sont, du moins à l’origine, d’une perception singulièrement difficile et coûteuse : ils ont, en outre, pour effet presque inévitable de retarder le développement de la culture. Au contraire, les impôts de consommation se perçoivent facilement et à peu de frais à l’entrée des ports : quand ils sont modérés, ils sont vus d’un œil favorable par les colons. Il nous paraît que tous ces avantages valent bien qu’on les adopte en dépit des répugnances que beaucoup d’économistes pourraient avoir. Si dans la science théorique il est facile de citer un impôt type dont l’application serait désirable et de condamner tous les autres, dans la pratique on est tenu de se conformer aux circonstances sociales et géographiques, aux goûts et aux mœurs du public, et le meilleur impôt dans une situation donnée est celui qui pèse le moins sur les contribuables qui le supportent et qui rapporte le plus à l’État qui le perçoit. 

Il y a eu parmi les économistes de vives discussions sur l’incidence d’un pareil impôt de consommation ; il serait oiseux de nous y arrêter avec insistance : dans notre opinion ces taxes ne retombent en réalité ni sur les ouvriers seuls ni sur les seuls capitalistes, elles se répartissent à la longue sur les uns et sur les autres ; sur ce point Ricardo nous semble avoir eu grande raison d’écrire : « C’est une conséquence probable, quoique non nécessaire, d’une taxe sur les salaires, que, bien que les salaires haussent, leur hausse ne soit pas cependant complètement proportionnelle au montant de la taxe, et par conséquent non seulement les jouissances du patron (employer) mais encore celles de l’ouvrier sont entamées par la taxe. » S’il en est ainsi, l’impôt est suffisamment équitable, puisqu’il se répartit sur tous, et si l’on réfléchit que ces taxes à l’importation doivent toujours être très modérées, rester aux environs de 5% par exemple, et ne jamais dépasser 10%, si l’on se rappelle d’un autre côté qu’aux colonies les salaires et les profits sont également très élevés, l’on n’hésitera pas à reconnaître la supériorité d’un pareil impôt en de semblables circonstances. Sa productivité est d’ailleurs prouvée par l’histoire. Merivale fait remarquer qu’à la Nouvelle-Galles du Sud, vers 1840, chaque colon payait annuellement de deux à trois livres sterling au gouvernement (50 à 75 francs), indépendamment du produit de la vente des terres et que, à la même époque, les habitants de la GrandeBretagne et de l’Irlande ne payaient pas plus de une livre 15 shellings (43 fr. 75) par tête. 

Nous nous sommes assez longuement expliqué dans d’autres parties de cet ouvrage sur la vente des terres incultes pour ne pas nous y arrêter ici : nous avons vu que le système Wakefield prétendait réserver tout le produit du fond des terres (land fund) à l’entretien de l’immigration subventionnée ; nous avons fait à ce système exclusif les restrictions nécessaires ; nous avons approuvé le gouvernement anglais qui avait employé généralement une partie de la vente des terres aux différents services publics indispensables. Quant au prix à mettre aux terres incultes, nous avons vu qu’il n’était pas possible de le fixer en théorie : il dépend des circonstances et des avantages que la colonie peut présenter pour la culture de produits de haute valeur ; il peut être tantôt minime, 5 dollars un quart l’acre comme aux États-Unis, tantôt élevé, une livre sterling, une livre quinze shellings l’acre, comme en Australie, mais il est presque toujours avantageux de vendre les terres au lieu de les concéder gratuitement, et le produit de leur vente fournit un excellent revenu. Nous avons vu dans notre étude sur l’Australie qu’il montait parfois à des sommes fort considérables. 

Pour subvenir à certains services d’intérêt général, le culte, comme dans les colonies anglaises, l’école, comme dans l’Union américaine, on a eu recours à des réserves de terre, qui tantôt ont été inaliénables, tantôt n’ont pu être aliénées que dans certaines conditions. Le Canada, par exemple, présentait, au commencement du siècle, de vastes étendues de terre, qui avaient été mises en réserve pour subvenir à l’église établie ; quant à l’Union américaine, on sait que c’est pour elle un principe de réserver pour l’école et les besoins de l’instruction une section de 640 acres dans chaque township ou mille carré. On a proposé, et l’essai a été fait dans certaines colonies, de faire de semblables réserves en faveur des indigènes, propriétaires primitifs du pays, afin de leur donner les moyens de vivre quand les progrès du défrichement auraient réduit les forêts où ils avaient l’habitude de chasser et détruit le gibier, et aussi afin de pouvoir, par ces ressources toujours croissantes, relever leur situation et les amener à la civilisation. Ce système de réserves de terres a certains avantages : il ne prélève aucun impôt sur les colons, et cependant il subvient abondamment aux besoins des services auxquels les réserves sont destinées. À mesure que la culture environnante se développe, la terre réservée prend de la valeur : elle arrive, au bout d’un certain temps, à en avoir une considérable ; on peut alors l’affermer et en tirer un revenu, qui, allant toujours croissant avec le développement de la population dans le district, permet que les moyens d’instruction et de moralisation croissent proportionnellement aux besoins. Mais les inconvénients sont peut-être encore plus grands que les avantages ; car cette terre inculte, et qui doit rester telle par la force des choses pendant un temps assez long, puisque ces personnes morales, l’église et l’école, ne cultivent pas elles-mêmes, cette terre inculte est un obstacle au développement de la culture environnante ; spécialement quand ces réserves sont inaliénables, elles amènent tous les abus bien connus des biens de mainmorte. Ces inconvénients sont si notables que l’Angleterre a dû renoncer, dans ses colonies, aux réserves pour la couronne et pour l’Église. Cependant un homme d’un esprit singulièrement ingénieux, l’archevêque Whately, a inventé un plan pour écarter les mauvais côtés du système, en en conservant les bons. Tout acquéreur de terres aurait droit, outre la propriété des terres qu’il aurait payé, à la jouissance gratuite, pendant un certain temps, d’une autre portion du sol y attenant : ainsi, par exemple, l’acquéreur de 80 acres en pourrait occuper 100, après une certaine période, il serait tenu d’en livrer 20 à l’église, à l’école, à la commune ou à l’État. La séparation se ferait de la manière suivante : le propriétaire commencerait par prélever 40 acres sur ses 100, puis l’agent de l’État, de la commune, de l’école ou de l’église, choisirait 20 acres sur les 60 qui resteraient. C’est là un système ingénieux et qui n’est pas impraticable : il enlève, en effet, la plupart des inconvénients des réserves de terre. Toutefois, nous devons dire que nous n’admettons aucunement ces réserves en faveur de l’église : constituer une dotation foncière aux différents cultes reconnus est une idée contraire aux principes généraux de notre civilisation ; nous ne ferions aucune objection à l’établissement de ces réserves en faveur de l’école ou de la commune. 

Indépendamment de ces diverses branches de revenus qui ont été les seules auxquelles l’Angleterre ait eu recours dans ses colonies, l’on s’est demandé si l’on ne pourrait pas établir dans ces jeunes sociétés la plupart des impôts qui existent dans les États européens. C’est là, à notre avis, une question d’opportunité et de mesure. Ainsi l’un des impôts les plus productifs, l’enregistrement, peut parfaitement s’acclimater aux colonies à la condition d’être fort adouci. Que l’État prélève une certaine rémunération pour les actes dont il garantit la publicité et à l’exécution desquels il prête main-forte, rien de mieux, mais cette rémunération doit être, non pas précisément proportionnelle au service rendu, lequel est inappréciable, mais plutôt proportionnelle aux frais et à la peine qu’il a coûtés à rendre. Tout ce qui peut donner à la propriété des garanties solides est indispensable aux colonies nouvelles : si la propriété n’y est pas parfaitement sûre et à l’abri de toute contestation injuste, le défrichement ne fera aucun progrès, et la population, par conséquent, restera stationnaire. Il est donc nécessaire que les services de l’enregistrement et des hypothèques y soient parfaitement organisés. Les dissensions qui ont eu lieu récemment à différentes reprises sur l’Algérie, ont mis cette vérité en pleine lumière et ont complètement développé les inconvénients immenses qui résultent de l’inobservation des formes que la loi exige pour la garantie des actes. Mais pour que ces formes soient observées il faut qu’elles ne soient pas trop coûteuses : or, dans nos sociétés européennes, et spécialement en France, elles sont à un prix déraisonnable. Il est de la nature des colonies que les transactions immobilières, surtout à l’origine, soient très fréquentes. Le sol doit passer de main en main par la voie de la vente ou de l’échange. Nous avons vu qu’aux États-Unis, chaque terre du Far-West appartient presque régulièrement à trois propriétaires successifs, en très peu d’années, avant d’arriver à un certain degré de culture : c’est une division du travail agricole qu’il serait très nuisible d’empêcher. Le premier occupant défriche, fait les gros ouvrages et vend alors sa terre ; son successeur commence une culture plus ordonnée, mais il est arrêté par le défaut de capital ; dès qu’il a un peu amélioré son fonds par le travail, il le vend à un fermier capitaliste qui la cultive alors selon les règles : ces trois opérations sont distinctes et seraient mal accomplies par le même homme. Tout ce qui tend à restreindre les transactions immobilières est un obstacle aux progrès de la culture dans une jeune colonie. Or, malheureusement, en France nos droits sur la vente et l’échange des immeubles sont si extravagants que, transportés dans de jeunes colonies agricoles, ils leur nuiraient dans une incalculable proportion. On a dit avec raison qu’en général le droit sur les transactions ayant pour objet la vente des propriétés territoriales ne devrait guère excéder 1%. En Angleterre il n’est que de 0,5%, plus un droit proportionnel à la longueur de l’acte de vente. (Michel Chevalier, Introduction aux rapports sur l’Exposition de 1867, p. 233.) 

On s’est demandé encore si l’on ne pourrait pas établir aux colonies un impôt foncier. L’impôt foncier soulève de très grosses questions quant à son incidence et à ses effets économiques : ce n’est pas ici le lieu d’étudier ou même d’exposer les différents systèmes qui se sont produits à son occasion. Il importe, en premier lieu, de distinguer la forme de cet impôt. Ce peut être une taxe fixe pour chaque hectare de terre, sans examen de sa qualité ; ce peut être, au contraire, une taxe proportionnelle à la qualité de la terre et au revenu qu’elle donne ou qu’elle est susceptible de donner. Le premier mode serait infiniment préférable pour plusieurs raisons : d’abord, dans les colonies naissantes, dans celles, du moins, qui n’ont pas d’avantages spéciaux pour la production de denrées d’exportation, il n’y a pas de très grandes différences à l’origine dans la valeur des terres. On les vend généralement toutes au même prix comme aux États-Unis. La différence de valeur entre les différentes terres ne naît que plus tard par le progrès et l’extension des cultures : une taxe foncière qui serait proportionnelle au revenu de chaque terre pourrait être considérée, dans cette première période de la vie coloniale, comme un impôt sur l’emploi des capitaux à l’amélioration des terres. Enfin il est très difficile de déterminer avec précision et d’une manière équitable le revenu des terres, surtout dans la première période de la colonisation, alors que les précédents manquent : l’on pourrait risquer de s’égarer, car les bases d’évaluation dans une contrée qui vient d’être mise en culture sont trop peu nombreuses et trop incertaines. Si l’impôt foncier doit être établi, il faut qu’il soit fort modéré et il est à désirer que, pendant un certain temps, à partir de la vente par l’État, les terres en soient exemptées. Nous préférerions de beaucoup à l’impôt foncier qui tombe dans les caisses de l’État, le système des impositions locales suivi aux États-Unis ; le produit de ces taxes étant employé en chemins et en travaux indispensables, sous les yeux mêmes et au profit immédiat de celui qui les paie, leur rentrée est beaucoup plus facile et leur perception n’excite aucune plainte.

Nous avons considéré les colonies dans leur première période ; c’est en effet à ce moment surtout qu’elles diffèrent des vieilles sociétés : elles s’en rapprochent de jour en jour davantage, et l’heure arrive bientôt où les districts les premiers mis en culture ne diffèrent guère des districts de l’Europe.Ainsi, non seulement la Nouvelle-Angleterre et le Bas-Canada, mais encore plusieurs des provinces de l’Australie sont assez semblables aux contrées européennes pour que tous les impôts qui ne donnent pas de mauvais résultats dans ces derniers pays soient appliqués dans les premiers. Il y a cependant une observation à faire : dans notre vieille Europe nous sommes enchaînés souvent par des habitudes séculaires à des impôts mauvais et vexatoires en eux-mêmes, mais qui sont assez passés dans nos mœurs pour qu’il soit dangereux de les remplacer par d’autres. Une colonie, au contraire, est une table rase, où l’innovation est facile parce que tout y est innovation, et il serait insensé de transporter dans ces contrées nouvelles, où aucun précédent mauvais n’est établi, des taxes qui existent dans l’ancien monde, parce qu’elles y ont depuis longtemps existé, mais qui sont reconnues comme mauvaises et pernicieuses, les octrois, par exemple.

CHAPITRE III 

De l’administration et du gouvernement dans les colonies.

Nous arrivons, pour compléter cette étude, aux problèmes les plus ardus de la colonisation, c’est-à-dire au mode d’administrer et de gouverner les établissements coloniaux. De toutes les nations qui ont colonisé avec succès, il n’en est peut-être pas une qui ait suivi, sur ce point, une politique juste et constante et qui ait pu éviter les perturbations que la majorité des colonies prépare souvent aux métropoles. Mais les enseignements de l’histoire ont amené des modifications considérables dans les doctrines officielles sur les rapports normaux et permanents des colonies adultes avec les mères patries : il est permis d’espérer que ces catastrophes que nous présente l’histoire coloniale dans le passé, une politique à la fois plus juste et plus prudente les préviendra à l’avenir.

Dans la première période de la colonisation, les pensées des colons sont exclusivement tournées vers l’acquisition de la richesse. Le goût de l’épargne et de l’accumulation, qui partout est un des principaux ressorts de l’activité nationale, est aux colonies presque le seul mobile d’action ; la poursuite de la fortune est l’intérêt presque unique de ces existences laborieuses. Tous les hommes sont adonnés à un travail incessant pour arriver à la richesse ; et comme tous ont des occupations analogues et un but identique, celui qui parvient à devenir riche a le double honneur d’être à la fois le plus puissant et de passer pour le plus habile de la communauté. Dans la vie du colon, tourmentée par le désir et l’espoir du lucre, il n’y a point de place pour des pensées spéculatives ; la vie privée est tellement pleine de projets, d’événements et de travaux, qu’il ne reste rien à la vie publique : toutes ces fonctions et ces dignités que l’on envie dans nos vieilles sociétés européennes, sont dédaignées par les premiers colons comme des charges importunes qui leur déroberaient un temps précieux et seraient pour eux un obstacle à l’acquisition de la richesse, le seul objet de leurs pensées et le but unique de leurs efforts. Il existe, en général, dans ce premier état de la colonisation une égalité frappante entre les colons. L’instruction primaire étant presque universelle tandis que la haute instruction est tout à fait exceptionnelle, il en résulte une identité d’éducation qui supprime toute distinction de classes. L’on ne voit alors rien de pareil à cette catégorie, si nombreuse dans nos vieilles sociétés, d’hommes ayant une aisance de longue date, éloignés de toutes les professions qui ont le lucre pour objet principal, nourris dans des études spéculatives et revendiquant la gestion des affaires publiques comme le domaine naturel réservé à leur activité et à leur intelligence. Aussi, dans ce premier âge des colonies, la mère patrie peut gouverner sans obstacle, administrer son nouveau domaine sans contrôle, sûre de n’exciter aucune plainte si elle sait mettre de la mesure dans ses règlements et de l’habileté dans ses décisions ; on ne lui demande que d’établir partout la sécurité et de ne jamais intervenir d’une manière vexatoire dans les intérêts privés : à ces deux conditions on lui abandonne sans regret la gestion des affaires d’intérêt général. 

Il est cependant, même à cette première période de la colonisation, une limite à l’action métropolitaine ; cette limite, elle est posée par la commune, qui naît dès les premiers jours de la colonie par la simple juxtaposition de quelques fermes ou de quelques huttes, et qui, dès les premiers jours aussi, réclame la plénitude de ses attributions et le respect de son indépendance. La commune, comme la famille, est une institution de l’ordre naturel non moins que de l’ordre politique : c’est l’élément primordial de toute civilisation, et plus cet élément est développé, plus aussi la civilisation sera forte et active. Or cette indépendance de la commune, dont les peuples les mieux doués et les plus progressifs ont proclamé en tous temps l’utilité, elle est encore plus indispensable, croyons-nous, aux colonies qu’aux autres sociétés ; et nous ne craignons pas de dire que le degré de respect que montre un peuple pour les attributions des corps municipaux est la meilleure mesure de son aptitude colonisatrice. Aux colonies, la commune a une importance qu’elle n’a pas partout ailleurs, parce que, dans cet état de croissance et de progrès rapide qui caractérise la colonisation, les intérêts municipaux sont plus souvent en jeu que dans les sociétés déjà vieilles, lesquelles ont atteint un degré de stabilité qui comporte une certaine routine. La tutelle administrative sera donc infiniment plus vexatoire dans ces colonies que nulle part ailleurs, parce que son action devra être plus fréquente, plus apparente et plus sensible ; cette tutelle sera en même temps plus difficile à exercer à cause de l’étendue du territoire, de la diversité des circonstances, de la variété et de la mobilité des intérêts ; elle sera, en outre, beaucoup plus sujette à erreur par le manque de précédents, par l’insuffisance et l’inexpérience des fonctionnaires, presque tous pris en dehors du corps colonial et dépourvus de la connaissance des circonstances et des conditions locales. Les colons ressentiront infiniment plus que les habitants des vieilles contrées cette immixtion incessante et inexpérimentée des fonctionnaires administratifs : à cette époque de la civilisation, les intérêts de tous étant beaucoup plus enchevêtrés et moins distincts qu’ils ne le seront plus tard, les autorités auxquelles on peut appeler des erreurs et des fautes des agents subalternes étant beaucoup plus éloignées, les communications se trouvant beaucoup plus difficiles, le temps que font perdre les formalités prescrites par une administration minutieuse ayant beaucoup plus de valeur dans les sociétés jeunes, toutes ces circonstances rendraient la tutelle administrative singulièrement nuisible aux colonies. De toutes les institutions du vieux monde, il n’en est pas dont l’importation puisse être plus pernicieuse. Toute nation qui s’applique avec sérieux à la colonisation et qui a la louable ambition de former dans une contrée neuve une société vivace et progressive, doit laisser la vie municipale se développer sans entrave à l’exemple de ce qu’elle était dans les colonies anglaises de l’Amérique et de ce qu’elle est encore aux États-Unis. « Pour tout ce qui n’a rapport qu’à elles seules, les communes sont restées des corps indépendants, et, parmi les habitants de la Nouvelle-Angleterre, il ne s’en rencontre aucun, je pense, qui reconnaisse au gouvernement de l’État le droit d’intervenir dans la direction des intérêts purement matériels. S’agit-il de vendre, d’acheter, de s’imposer, d’intenter une action en justice ou d’y défendre, la commune a le droit de le faire sans la permission de l’administration supérieure. Les rapports avec l’État l’obligent seulement à pourvoir aux services d’utilité générale en se conformant aux lois de l’État. Si l’État demande des contributions, la commune est obligée de les lui accorder. Si l’État veut ouvrir une route qui traverse plusieurs communes, une des communes n’a pas le droit de fermer son territoire ; si l’État fait un règlement général de police, toutes les communes doivent s’y conformer ; si l’État veut que l’enseignement soit organisé partout d’après le même plan, la commune est obligée de créer le nombre d’écoles prescrit par la loi. » (Tocqueville, Démocratie en Amérique, t. I, p. 106.) Le rôle de l’État reste encore très étendu, mais il est nettement délimité ; les attributions de la commune bien tracées sont sauves, intactes, à l’abri d’ingérences arbitraires : c’est le seul moyen de créer des mœurs publiques, fortes et saines, et de conserver de viriles mœurs privées. Toute politique contraire amoindrit l’initiative des citoyens en amoindrissant leur responsabilité, affaiblit leur activité et leur ardeur sous le poids de règlements inutiles : or, cette activité, cette ardeur, cette initiative, ce sont les ressorts principaux du développement et des progrès d’un peuple, et ces facultés si précieuses, éléments de toute vitalité, c’est en vain qu’on espérerait les maintenir intactes dans la sphère des intérêts privés, si on les réduit à leur expression la plus minime dans la sphère des intérêts collectifs ; tout se tient, en effet, dans les facultés de l’homme : dès qu’on les rapetisse sur un point, on les rapetisse dans leur ensemble. 

Un des sujets de plainte parmi les publicistes décentralisateurs, c’est que nos communes françaises sont trop morcelées, trop chétives et par conséquent, en-dehors même de la tutelle administrative, naturellement impuissantes. Il importe que, aux colonies, on évite avec soin cet excès de morcellement ; il n’y a d’ailleurs qu’à laisser faire les choses : de fortes et vigoureuses communes se constitueront d’elles-mêmes, si l’on n’intervient pas pour les réduire et les diviser. À l’origine les communes coloniales, par suite de la rareté de la population, auront toujours une étendue considérable ; et, à mesure que le peuplement se développera, le cadre primitif restant le même, les communes auront une population nombreuse, douée de ressources et par conséquent de vitalité. Dans la Nouvelle-Angleterre le township comprend en général de 5 à 6 milles carrés et de 2 000 à 3 000 habitants. (Laboulaye, Histoire politique des États-Unis, t. I, p. 257.) De telles agglomérations présentent une consistance que n’offrent malheureusement pas nos chétives communes françaises. 

La constitution de fortes communes et leur complète indépendance dans le cercle de leurs attributions naturelles, voilà donc le premier gage du développement des colonies. Il est parfaitement contraire à ce développement de fausser l’institution communale en accordant au pouvoir le droit de nommer les membres des conseils municipaux, c’est-à-dire en établissant des commissions gouvernementales au lieu de représentations populaires. Il est également abusif et nuisible de laisser à l’administration le droit de nommer les maires comme cela se pratique en France. Que dans la mère patrie certaines raisons, dont quelques-unes peut-être ne manquent pas de valeur, excusent ou justifient même dans une certaine mesure cet empiétement du pouvoir central et cette diminution des pouvoirs locaux, nous n’entreprendrons pas ici de le contester. Mais il est certain que les peuples qui veulent développer la vie locale, qui veulent former chez les citoyens des mœurs publiques fortes, qui se plaisent à l’extension de l’initiative et de la responsabilité des particuliers, il est certain que ces peuples, l’Angleterre, les États-Unis, n’ont jamais imaginé de faire du premier magistrat d’une commune un personnage gouvernemental. Il faut dans l’organisation d’une colonie toujours tenir compte de l’observation suivante : c’est qu’une colonie est une table rase et que, si certaines considérations, provenant de circonstances spéciales et d’habitudes de vieille date, autorisent dans la mère patrie des déviations à l’ordre naturel et normal des sociétés, il n’en est pas ainsi dans une société jeune, sans traditions mauvaises, sans précédents dangereux. 

En général, tout ce qui peut restreindre l’initiative et la responsabilité des particuliers doit être soigneusement évité ; le devoir de l’administration dans une colonie se résume en ces trois mots : sécurité, salubrité, viabilité. Les colons n’attendent rien de plus du gouvernement, et ils ont le droit de se plaindre toutes les fois que, non content de ces trois services, il s’ingère dans le cercle de la vie économique. C’est une manie de l’administration coloniale française de se croire plus apte que les colons à comprendre les intérêts de la culture. Tous ces fonctionnaires, qui se succèdent si rapidement, entreprennent de lutter contre la prétendue routine des colons et cherchent à amener par des voies nouvelles des perfectionnements dans la production. Ils croient pouvoir diriger eux-mêmes la vie économique des colonies ; ils recommandent et prescrivent quelquefois, nous en avons eu des exemples, certaines cultures ou certaines méthodes : d’une manière arbitraire et non justifiée, ils imposent aux cultivateurs des obligations inutiles ; ils veulent improviser selon leurs conceptions étroites une production à laquelle se refusent soit le sol, soit les capitaux, soit la main-d’œuvre ; ils font de grandes dépenses en écoles modèles, en expériences d’acclimatation, en pépinières, en jardins botaniques ; singulières illusions d’officiers de marine et de généraux qui chargent d’entreprises onéreuses le berceau des colonies. Nous avons vu comment ces beaux projets avaient échoués sous la Restauration au Sénégal ; nous avons vu avec quel peu de succès ils se poursuivaient à la Guyane ; dans cette dernière colonie les chemins manquent et les canaux aussi, et l’on dépense en primes et en expériences un capital qui trouverait un emploi si productif dans la viabilité ou la canalisation. 

L’absence complète de toute ingérence dans les intérêts des particuliers, c’est une condition essentielle du bon ordre et des progrès aux colonies. Ce qu’il faut, c’est permettre à ces intérêts de se faire valoir, de s’entendre, de s’éclairer par tous les moyens que la morale ne réprouve pas. Il faut avoir de bonnes lois, très simples, surtout sur les syndicats, les sociétés civiles ou commerciales ; il faut que l’autorisation administrative soit réduite autant que possible, que les frais soient diminués et que les lenteurs également, si funestes en tout pays, mais surtout dans ces sociétés naissantes, soient soigneusement épargnées aux colons. Tout ce qui entrave le droit de s’associer est un obstacle au développement matériel de ces jeunes établissements. Nous avons vu, il n’y a pas encore longtemps en France, sous une législation qui heureusement vient de se modifier, une réunion de viticulteurs être rendue impossible faute de l’autorisation administrative ; si de pareils abus se commettent aux colonies, on peut être sûr que leur avancement sera singulièrement lent et que l’immigration y sera rare. À ce droit de se concerter et de s’entendre se joint le droit de s’éclairer par le moyen de la presse ; que dans les vieilles contrées, à certains moments de grandes crises sociales, il puisse être opportun d’exiger des journaux, d’une manière transitoire, des garanties spéciales et de les soumettre à une législation exceptionnelle, on peut invoquer de bonnes raisons pour le soutenir. Mais aux colonies il n’en est pas de même ; la presse libre y est, dans toutes les circonstances, un instrument indispensable ; il est à désirer que, comme aux États-Unis, chaque village grandissant ait sa feuille d’informations locales ; l’on ne saurait croire quelle influence pratique la presse exerce dans les territoires du Far-West américain ou dans les villages de l’Australie ; grâce à elle, l’esprit d’entreprise est tenu en haleine, les procédés et les méthodes se répandent, la vie circule, les progrès se multiplient. Ajoutez que cet instrument si utile est aussi complètement inoffensif ; en admettant qu’il soit fautif de temps à autre, il n’en peut résulter de conséquences graves comme ces perturbations sociales auxquelles les vieilles contrées sont spécialement exposées. Une nation qui veut coloniser doit toujours se souvenir qu’une colonie a besoin, à l’origine, d’une grande liberté d’allures et d’expansion, que c’est folie de réclamer d’elle une régularité continue, une correction de mouvements et de pensées qui ne se trouve que chez les peuples adultes ; la plus chimérique de toutes les prétentions, c’est celle de fonder une société vieille dans une contrée neuve. 

Il y a certaines garanties établies dans les mères patries qu’on s’est demandé s’il était bon de transporter aux colonies, le jury par exemple et l’inamovibilité des juges. Il est de toute évidence que quand une société est à peine née, que les individus qui la composent sont dispersés à de grandes distances et absorbés par des travaux sans relâche, il peut être expédient de n’avoir pas recours au jugement par jury, attendu qu’il serait presque impossible de composer un jury. Mais, tout au moins, ce n’est là qu’un état de choses transitoire, qui ne doit durer qu’un certain nombre d’années. Le jugement par ses pairs est pour tout citoyen un droit personnel imprescriptible, dont l’exercice peut être suspendu par des circonstances exceptionnelles contre lesquelles on ne peut lutter, mais qui ne cesse pas d’exister comme un droit naturel au-dessus de toute atteinte. Nous n’avons jamais ouï dire que les colons de la Nouvelle-Angleterre aient renoncé en quelque circonstance que ce soit à cette institution sacrée du jury ; et il n’est pas parvenu non plus jusqu’à nous que l’existence de cette institution ait jamais été nuisible au développement de ces colonies. Aussi trouvons-nous inexplicable que quand une colonie se trouve peuplée de plusieurs centaines de milliers de colons on persévère à ne pas constituer le jury. Les mêmes arguments peuvent valoir pour l’inamovibilité des juges. 

Nous avons dit que dans la période de leur enfance les colonies, sauf la réserve que nous venons de faire, peuvent être administrées directement par la métropole et qu’il n’est pas alors expédient d’avoir recours à des assemblées coloniales ; comme le dit avec raison Merivale, dans cette première période de la colonisation, ce qu’il faut au colon ce sont des institutions simples et pratiques ; il n’est pas encore mûr pour le gouvernement représentatif. Si la métropole a le droit pendant ce stage de diriger elle-même sans contrôle les affaires coloniales, du moins faut-il qu’elle s’applique à substituer aux garanties représentatives qui manquent aux colons toutes les garanties subsidiaires qui peuvent lui être accordées. Ainsi nous trouvons complètement exorbitante la prétention que le pouvoir exécutif a émise et fait valoir dans certains pays de gouverner les colonies par des décrets ou règlements sans l’intervention du pouvoir législatif métropolitain, ou même l’attribution à la chambre non élective, le sénat, des modifications à apporter dans le régime des colonies. C’est, suivant nous, un système exorbitant et déraisonnable à bien des titres ; il a pour objet de soustraire aux représentants naturels de la nation l’examen d’affaires qui touchent si gravement les intérêts nationaux présents et futurs ; c’est donc un empiétement du pouvoir exécutif sur les attributions essentielles de la représentation du peuple ; il a pour conséquence, en outre, de faire artificiellement le silence autour des questions coloniales, de les enterrer sans bruit, ou de les trancher avec le minimum possible de discussions et d’informations ; il excite par conséquent, à très juste titre, la défiance et le mécontentement des colons. Ce n’est jamais par des décrets, règlements ou sénatus-consultes, c’est uniquement par des lois que l’on doit décider du régime des colonies. 

D’un autre côté, toute nation qui veut sérieusement coloniser, doit avoir pour les colonies un ministère spécial : faire dépendre les affaires coloniales du ministère de la marine ou de la guerre, c’est d’abord les ranger au second plan, c’est ensuite les soumettre à des fonctionnaires, qui, pourvus ordinairement d’habitudes et d’idées militaires, manquent des lumières spéciales et des qualités nécessaires à la bonne gestion d’intérêts essentiellement civils. L’Angleterre et la Hollande ont depuis longtemps un ministère des colonies ; l’Espagne, il y a quelques années, a pris l’utile résolution d’en créer un ou plutôt de le ressusciter ; la France, en 1858, a fait un essai dans le même sens : cette expérience n’a duré que deux ans et demi et cependant elle a donné d’excellents résultats ; des considérations de personnes ou de finances y ont mis fin. C’est en vain que l’on peut dire que les colonies n’ont pas pour la France une importance suffisante à l’établissement d’un ministère spécial ; il suffit de jeter les yeux sur nos ministères pour voir qu’il y en a dont les attributions sont beaucoup moins étendues et dont la besogne est d’un intérêt bien moindre. Créer un ministère spécial pour l’Algérie et nos autres colonies, c’est d’ailleurs un moyen de rendre un peu de vie à nos établissements coloniaux, de rappeler sur eux l’attention publique, d’attirer vers eux l’immigration, de hâter ainsi le progrès et le développement de nos dépendances. Si l’on hésite, par des raisons que nous ne soupçonnons pas, à créer un ministère spécial, tout au moins faudrait-il faire dépendre les colonies d’un ministère civil et non d’un ministère militaire, les rattacher, par exemple, au ministère des travaux publics et du commerce plutôt qu’au ministère de la marine : la subordination des questions coloniales aux vues de la marine et de la guerre est, en effet, une des principales causes de la stagnation de nos établissements coloniaux. 

Il ne suffit pas de faire ressortir les affaires coloniales à un ministère civil, qui ait la compétence spéciale nécessaire pour les bien comprendre et les bien gérer, il faut encore donner à l’administration des colonies une unité de plan et de pensée, que les changements de ministres seraient susceptibles de troubler. Porter (t. III, p. 320), remarquant que le grand nombre de ministres des colonies, qui se succèdent selon les victoires ou les défaites des partis, est un obstacle à la colonisation, insiste pour que les hommes d’État, de toute opinion politique, ayant servi dans les colonies, forment un conseil permanent dont le ministre n’aurait que la présidence. Ce serait une imitation du célèbre conseil des Indes de la monarchie espagnole. Le Portugal a créé une institution analogue dans le conseil d’outre-mer qui garantit la perpétuité des traditions et des études coloniales. En Angleterre le plan de Porter a trouvé un commencement de réalisation par la fondation de la Colonial land and emigration commission, œuvre de lord John Russell. On pourrait arriver en France à la formation d’un conseil du même genre : les éléments sont tout trouvés ; on peut même dire que le conseil existe déjà, il ne lui manque que des attributions suffisantes, une indépendance bien garantie et une autorité réelle. En développant l’institution des délégués des colonies, en leur réunissant les hauts fonctionnaires, qui auraient rempli d’importantes charges coloniales, en faisant au pouvoir une obligation de consulter cette assemblée pour toutes les modifications à apporter au régime des colonies, l’on arriverait à de bons résultats. 

Le recrutement des fonctionnaires coloniaux et le régime d’avancement parmi eux ont aussi une importance capitale. Toute nation qui veut coloniser avec sérieux et non par ostentation doit avoir un personnel tout spécial de fonctionnaires coloniaux : la tâche de ces agents est, en effet, singulièrement délicate et exige une éducation particulière commencée de bonne heure. C’est une très grande imprudence que de confier l’administration coloniale à des fonctionnaires pris dans le personnel de l’administration métropolitaine : il y a, en effet, des différences essentielles, parfois énormes, entre la manière d’administrer une contrée vieille, comme la France, et celle de diriger une contrée neuve, comme l’Algérie. C’est encore une imprudence beaucoup plus grande que d’appeler au gouvernement des colonies des fonctionnaires militaires, officiers de terre ou de mer ; on peut en rencontrer un, par hasard, qui soit doué d’excellentes aptitudes pour la colonisation, mais c’est un fait exceptionnel : et, d’ordinaire, les idées prises dans la carrière militaire sont antipathiques aux idées spontanées et libres des colons. Ce qui est encore plus nuisible, ce sont les changements continuels dans le personnel colonial. Dans le système français un gouverneur est un personnage appartenant à la marine ou à l’armée, qui ne fait qu’apparaître et quitte la colonie au moment même où il commence un peu à la connaître et à la comprendre. M. Rambosson, dans son récent ouvrage sur les colonies françaises, a dressé des tableaux qui montrent que, en moyenne, nos dépendances changent de gouverneurs tous les trois ans, quelquefois davantage. 

Tous les développements qui précèdent ne s’appliquent qu’aux colonies dans leurs deux premiers âges, l’enfance et l’adolescence ; mais, quoi qu’il en puisse coûter à la métropole, elle doit s’habituer à la pensée qu’elles deviendront un jour adultes et que, inévitablement, elles réclameront alors une indépendance de plus en plus grande et, enfin, absolue. La mère patrie ne devra plus conserver qu’un pouvoir général de direction et une influence morale : encore devra-t-elle apporter une grande modération et beaucoup d’habileté et de tact pour user d’une manière efficace de cette autorité purement de conseil qui lui sera restée. L’on sait que les fils majeurs sont loin de recevoir toujours avec docilité et condescendance les avis de leurs pères, ils sont généralement d’une singulière susceptibilité à cet endroit et redoutent toute espèce d’empiétement sur leur indépendance ; encore est-il cependant qu’ils sont retenus dans une déférence, au moins extérieure, par un lien de respect qui ne se brise jamais dans les cœurs bien nés et par la certitude que les conseils paternels, s’ils sont erronés, reposent toujours sur de bonnes et loyales intentions. Mais les colonies adultes relativement aux métropoles sont des enfants mal élevés, soupçonneux, revêches, insolents. Ce serait folie que d’attendre d’elles quoi que ce soit qui fût de la reconnaissance ou du respect. Les rudes mœurs des colons, l’absence de la haute éducation, le défaut de cette urbanité exquise dans les rapports privés, rendent les allures politiques des colonies pleines d’arrogance, d’une personnalité qui ne cherche pas à se déguiser et d’un orgueil dont rien n’approche dans notre vieux monde ; les colons sont des parvenus, à ce titre il y a dans leur langage et leurs actes une part irréductible de hauteur et de brutalité. 

Cette âpreté de caractère peut être la source de grands dangers : il en peut résulter non seulement des discordes, mais des luttes sanglantes, qui amènent d’ordinaire une séparation violente dont les effets se font longtemps sentir non seulement dans les rapports d’intérêt matériel, mais dans les relations morales des deux peuples autrefois confondus et subitement divisés. Cette crise menaçante, qui semble être l’issue probable de toute colonisation sur une grande échelle, par quels moyens l’éviter ? Un administrateur, qui fut en même temps un homme d’État de la plus grande valeur et de la plus haute science, sir Cornewal Lewis, a écrit un long ouvrage sur le régime de gouvernement des colonies, ou, pour prendre le mot anglais, des dépendances. Dans cette fine et délicate analyse politique, où le corps colonial et ses divers éléments se trouvent disséqués, où tous les ressorts de la vie et du développement des colonies sont mis à nu, l’on trouve une foule d’enseignements d’une grande portée. Le judicieux et ingénieux observateur ouvre des aperçus nouveaux sur les effets des concessions partielles et successives que les métropoles font trop souvent à contre-cœur à leurs dépendances. 

Il montre ce qu’a de choquant et d’injurieux pour les colons le recrutement exclusif parmi les métropolitains du haut personnel qui est chargé de les administrer. Quand, après les pénibles labeurs de la première époque de la vie coloniale, il a commencé à se constituer dans les centres les premiers habités une catégorie de colons, jouissant de l’aisance ou de la fortune, moins tourmentés par le désir du lucre et par la poursuite de plus amples richesses, alors il naît dans cette classe de propriétaires et de capitalistes, plus ou moins oisifs, des ambitions qui prennent l’énergie, la vivacité et la ténacité de tous les sentiments coloniaux. Ces hommes qui se trouvent à la tête de leurs concitoyens par l’importance ou la vieille date de leur fortune, dont quelques-uns aussi ont reçu une éducation qui se rapproche de l’éducation des hautes classes de la société européenne, ces hommes se sentent profondément blessés dans leur légitime orgueil, de se voir préférer pour l’administration de la colonie des personnages métropolitains qui n’ont ni leur expérience, ni leur connaissance des besoins locaux, ni leur activité d’intelligence, ni leur esprit d’initiative. Ces rancunes qui fermentent au fond des cœurs acquièrent d’autant plus de force, qu’avec les habitudes de favoritisme qui prévalent dans presque toutes les nations d’Europe, les hautes et les moyennes positions coloniales échoient souvent à des fonctionnaires sans valeur ni consistance personnelle et dont le plus grand mérite est d’être bien apparentés. Aussi toute nation qui veut éviter une crise, doit-elle faire dans la composition de son personnel colonial une part de plus en plus large aux colons ; elle doit apporter aussi l’attention la plus scrupuleuse au choix des fonctionnaires d’origine métropolitaine et veiller à ce qu’ils soient tous gens d’un incontestable mérite, d’un esprit judicieux et d’un tact éprouvé. Dans nos nations d’Europe, où les mœurs faciles et souples ont été façonnées par quatorze siècles d’influences aristocratiques et monarchiques, nos populations supportent sans trop de murmure la présence d’un sous-préfet insignifiant ou d’un préfet sans valeur ; mais dans ces rudes sociétés où tout, dans l’ordre privé, est le prix du mérite personnel et de l’intelligence, où toutes les autres considérations que celles qui concernent la valeur propre, morale et intellectuelle de l’homme, sont encore à peu près inconnues, la présence d’un fonctionnaire de quelque importance dont les titres ne sont pas justifiés équivaut à un scandale et devient une cause de réprobation. 

Quand une colonie est parvenue à l’état adulte, il est évident que l’administration de ses finances doit lui être conférée, qu’une chambre élective doit être établie et qu’aucun vestige de tutelle, au point de vue financier, ne doit subsister. Mais cela même ne suffit pas. C’est une observation fort sensée de sir Cornewal Lewis, qu’une assemblée coloniale élective chargée de voter l’impôt local, doit être amenée par la force des choses à réclamer que toute l’administration des affaires coloniales lui soit conférée sans la moindre réserve et sans le moindre contrôle métropolitain. La moindre ingérence de la métropole, alors qu’il existe une assemblée représentative, doit être d’abord une cause de discorde et bientôt une cause de rupture. « Un corps représentatif ayant le pouvoir de lever les impôts, dit le judicieux observateur, est porté à se croire omnipotent dans toutes les affaires domestiques et à agir dans cette conviction. S’il devient nécessaire de contrôler sa gestion administrative, il devient impossible de le maintenir dans son pouvoir de voter les impôts. Une assemblée, telle qu’elle existe dans certains États sous un gouvernement absolu, qui est chargée seulement de répartir les taxes, peut parfaitement subsister sans réclamer et s’arroger les prérogatives d’une véritable législature : mais une assemblée qui, non seulement répartit, mais vote l’impôt (which originates taxation), qui accorde ou refuse les crédits, ne peut pas s’en tenir là. »

Il ne faudrait pas croire qu’il suffit que la métropole gère avec la plus grande habileté les intérêts coloniaux, pour que toute espèce de revendication d’indépendance de la part des colons soit rendue impossible. En supposant même que la mère patrie administre infiniment mieux et à meilleur compte les affaires coloniales que les colons ne seraient eux-mêmes capables de le faire : en admettant que la métropole fasse des sacrifices pécuniaires considérables pour le développement de ses dépendances, en posant le cas où les colons auraient un intérêt matériel évident à se confier sans réserve à la mère patrie, en mettant ainsi les choses au mieux et faisant une hypothèse qui ne s’est jamais réalisée, il n’en est pas moins vrai qu’un jour ou l’autre les colons ne se contenteraient pas de ce facile et inerte bonheur : ils aimeraient mieux sacrifier une partie de ces avantages matériels pour acquérir ces avantages moraux, l’indépendance, la liberté. C’est une bien superficielle connaissance de l’homme, que celle qui suppose que les jouissances matérielles et le bonheur passif peuvent lui suffire : cela peut être pendant l’état d’enfance, ou pendant l’épuisement qui suit un état de crise, mais cette situation passagère ne saurait passer pour normale et permanente ; un jour vient où, ayant la conscience de sa force et de sa libre activité, l’homme aime mieux se confier à son étoile et s’engager, à ses risques et périls, dans les hasards d’une destinée obscure, que de se laisser mollement aller sous la direction d’autrui par une route facile vers un bonheur calme et sûr. À l’honneur de la nature humaine, il est des sentiments plus forts, plus invincibles, plus entraînants que cette disposition à la jouissance tranquille et sans labeur. Il est d’autres satisfactions que celles du lucre et, si dans les premiers âges des colonies la passion du gain semble dominer toutes les autres, un temps arrive où les premières et les plus grandes difficultés étant surmontées, où de notables positions de fortune s’étant formées, d’autres considérations surgissent et s’emparent de l’esprit et du cœur du colon. Adam Smith a une admirable page, où l’on retrouve à côté de l’économiste le philosophe psychologue, qui a fait une si vivante analyse des sentiments moraux : « Les hommes désirent avoir part au maniement des affaires publiques, dit-il, principalement pour l’importance que cela leur donne. C’est du plus ou moins de pouvoir que la plupart des meneurs (les aristocrates naturels du pays) ont de conserver ou de défendre leur importance respective que dépendent la stabilité et la durée de toute constitution libre. C’est dans les attaques que ces meneurs sont continuellement occupés à livrer à l’importance l’un de l’autre, et dans la défense de leur propre importance, que consiste tout le jeu des factions et de l’ambition domestique. Les meneurs de l’Amérique, comme ceux de tous les autres pays, désirent conserver leur importance personnelle. Ils sentent ou, au moins, ils s’imaginent que si leurs assemblées qu’ils se plaisent à décorer du nom de parlements, et à regarder comme égales en autorité au parlement de la Grande-Bretagne, allaient être dégradées au point de devenir les officiers exécutifs et les humbles ministres de ce parlement, ils perdraient eux-mêmes à peu près toute leur importance personnelle. Aussi ont-ils rejeté la proposition d’être imposés par réquisition parlementaire, et, comme tous les autres hommes ambitieux qui ont de l’élévation et de l’énergie, ils ont tiré l’épée pour maintenir leur importance… Ils voient bien mal ceux qui se flattent que dans l’état où en sont venues les choses il sera facile de conquérir nos colonies par la force seule. Les hommes qui dirigent aujourd’hui les résolutions de ce qu’ils appellent leur congrès continental se sentent, dans ce moment, un degré d’importance que ne se croient peut-être pas les sujets de l’Europe les plus hauts en dignité. De marchands, d’artisans, de procureurs, les voilà devenus hommes d’État et législateurs : les voilà employés à fonder une nouvelle constitution pour un vaste empire qu’ils croient destiné à devenir, et qui, en réalité, paraît bien être fait pour devenir un des plus grands empires et des plus formidables qui aient jamais été au monde. Cinq cents différentes personnes peut-être qui agissent immédiatement sous les ordres du congrès continental, et cinq cent mille autres qui agissent sous les ordres de ces cinq cents, tous sentent également leur importance personnelle augmentée. Presque chaque individu du parti dominant en Amérique remplit à présent dans son imagination un poste supérieur, non seulement à tout ce qu’il a pu être auparavant, mais même à tout ce qu’il avait jamais pu s’attendre à devenir, et, à moins que quelque nouvel objet d’ambition ne vienne s’offrir à lui ou à ceux qui le mènent, pour peu qu’il ait le cœur d’un homme, il mourra à la défense de ce poste. » Nous pourrions continuer encore cette citation ; nous aimons mieux nous arrêter à ces lignes magistrales qui résument d’une manière frappante l’une des plus belles analyses de physiologie sociale qui soient à notre connaissance. Ces sentiments si naturels à l’homme et qui sont l’un des ressorts principaux de sa libre activité, il serait téméraire de désirer en priver les colonies, ce serait châtrer ces jeunes sociétés de ce qui fait la force et la grandeur de tout homme et de toute association d’hommes, il serait d’ailleurs impossible d’y réussir. Ce noble sentiment d’indépendance, cette conscience naturelle de sa dignité et de son importance, ce sont là les signes certains de la virilité d’un peuple comme de la virilité d’un homme : le moment où ces aspirations doivent se produire, il est d’une politique prudente pour la métropole de le prévoir ; il est aussi à la fois équitable et sage de se résigner aux conséquences graves que cette transformation dans les idées et les sentiments des colons doit nécessairement amener. 

Il n’y a que deux moyens de donner satisfaction à ces instincts légitimes et irrésistibles, l’incorporation de la colonie dans la métropole, quand les conditions de voisinage, d’analogies économiques et sociales le permettent : autrement, la constitution d’un lien purement fédéral, avec une indépendance administrative réciproque aussi complète que possible. 

Si la métropole se refusait à adopter celui de ces deux moyens qui est naturellement déterminé par les circonstances, il en résulterait à coup sûr une rupture violente. Or, il ne faut pas perdre de vue qu’une séparation guerrière de la colonie et de la métropole a dans la suite des temps des effets singulièrement funestes et persistants. C’est une observation qui a été faite par quelques judicieux observateurs, qu’une colonie garde longtemps rancune des extrémités auxquelles l’entraînement irréfléchi et déraisonnable de la métropole l’a réduite. Alors que la mère patrie a oublié la lutte déjà vieille, l’ancienne colonie en a conservé le vivant souvenir, et ce souvenir est toujours plein d’aigreur. Divers motifs expliquent cette permanence des premières impressions de haine dans le milieu colonial. Une guerre affecte infiniment plus la colonie que la métropole, parce qu’elle se fait sur le territoire de la première ; parce que, aussi, étant plus jeune et moins développée, la colonie a besoin de plus d’efforts et que ces efforts l’épuisent davantage ; enfin les annales de la colonie sont vides, le premier grand fait qu’elle y place c’est sa guerre d’indépendance ; or, il suffit que ce grand nom soit attaché à une guerre, pour que son seul souvenir excite des colères justifiées par le sentiment du droit lésé ; en outre, comme c’est là le seul grand événement qui, pour la colonie, fasse saillie dans ce passé terne et mort, il s’élève en quelque sorte à l’état de légende, il forme le fond de l’instruction historique des générations nouvelles, il devient le seul thème des commentaires et des amplifications ; l’imagination le grandit, il acquiert ainsi par la suite des temps des proportions qu’il n’avait pas à l’origine. Aussi voit-on pendant des années, et nous dirons sans crainte pendant des siècles, la trace de ces rancunes et de ces souvenirs pleins de colères. Il ne sert à rien que les relations matérielles entre les deux pays soient devenues plus nombreuses et plus étroites que jamais, il subsiste un fonds de défiance et d’irritabilité. Or, cette défiance et cette irritabilité, qui a son origine dans un fait lointain du passé, sont la source de difficultés perpétuelles dans les relations des deux contrées. Les moindres différends s’enveniment ; la susceptibilité excessive de l’ancienne colonie la fait immédiatement recourir aux menaces ; et l’on a le spectacle étrange de deux nations, qui semblent n’en former qu’une, dont les intérêts sont enchevêtrés et qui, malgré cette intimité de rapports matériels, sont pleines d’aigreur, de rancune et d’arrogance l’une pour l’autre. Ne serait-ce pas une singulière folie pour une métropole que de s’exposer, par un entêtement aveugle, à transformer ainsi en ennemie une nation dont la communauté d’origine et la multiplicité des relations matérielles, intellectuelles ou morales font une sœur ? 

Nous sommes arrivé au terme de cette longue étude ; nous n’avons pas l’intention de la clore par un dithyrambe. Il est des faits trop évidents aux yeux de tout homme de sens pour qu’il soit nécessaire de les formuler dans de résonnantes périodes. La colonisation est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie, à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois. Un peuple qui colonise, c’est un peuple qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future. Toutes les forces vives de la nation colonisatrice sont accrues par ce débordement au dehors de son exubérante activité. Au point de vue matériel, le nombre des individus qui forment la race s’augmente dans une proportion sans limite ; la quantité des ressources nouvelles, des nouveaux produits, des équivalents en échange jusqu’alors inconnus, qui se trouvent solliciter l’industrie métropolitaine, est incommensurable ; le champ d’emploi des capitaux de la métropole et le domaine exploitable ouvert à l’activité de ses citoyens, sont infinis. Au point de vue moral et intellectuel, cet accroissement du nombre des forces et des intelligences humaines, ces conditions diverses où toutes ces intelligences et ces forces se trouvent placées, multiplient et diversifient la production intellectuelle. Qui peut nier que la littérature, les arts, les sciences d’une race ainsi amplifiée n’acquièrent un ressort que l’on ne trouve pas chez les peuples d’une nature plus passive et sédentaire ? Il se produit aussi dans ce domaine intellectuel un phénomène analogue à celui que nous avons noté dans le domaine de l’industrie. Quand le personnel des arts libéraux se recrute parmi les citoyens d’une même race, qui ont peuplé de vastes contrées des quatre parties du monde, n’est-il pas naturel que les œuvres intellectuelles soient plus nombreuses et plus remarquables ? D’un autre côté, quand un écrivain sait qu’il s’adresse dans sa propre langue à des milliers de lecteurs situés à des milliers de lieues, quel encouragement n’est-ce pas, quel appui et en même temps quel frein ? Si ces effets bienfaisants ne se font pas sentir avec une grande intensité dans la première période des établissements coloniaux, c’est qu’alors toutes les forces vives y sont tournées vers la poursuite de la richesse ; mais un temps arrive bientôt où l’intelligence dans ces contrées neuves se porte à des spéculations plus sereines et où elle s’élance dans le monde des idées au lieu de se renfermer, comme au berceau, dans le monde des faits. N’a-t-on pas vu déjà depuis cinquante ans surgir en Amérique Cooper, Longfellow, Prescott, Irving, Hawthorne, Motley et bien d’autres encore moins connus, philosophes, mathématiciens, juristes, historiens ? Que sera-ce dans un siècle ou dans deux ? De nos jours Boston n’est-il pas un centre de culture, qui approche déjà de Paris, de Londres, d’Édimbourg, ou de Berlin ? À quelque point de vue que l’on se place, que l’on se renferme dans la considération de la prospérité et de la puissance matérielle, de l’autorité et de l’influence politique, ou qu’on s’élève à la contemplation de la grandeur intellectuelle, voici un mot d’une incontestable vérité ; le peuple qui colonise le plus est le premier peuple ; s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain.

APPENDICE

LOI DU 26 JUILLET 1873 RELATIVE À L’ÉTABLISSEMENT ET À LA CONSERVATION DE LA PROPRIÉTÉ EN ALGÉRIE

TITRE PREMIER. — DISPOSITIONS GÉNÉRALES.

ART. 1er. L’établissement de la propriété immobilière en Algérie, sa conservation et la transmission contractuelle des immeubles et droits immobiliers, quels que soient les propriétaires, sont régis par la loi française. 

En conséquence, sont abolis tous droits réels, servitudes ou causes de résolution quelconques fondés sur le droit musulman ou kabyle qui seraient contraires à la loi française. 

Le droit réel de chefâa ne pourra être opposé aux acquéreurs qu’à titre de retrait successoral par les parents successibles d’après le droit musulman et sous les conditions prescrites par l’article 841 du Code civil. 

ART. 2. Les lois françaises, et notamment celle du 23 mars 1855 sur la transcription, seront appliquées aux transactions immobilières : 

1° À partir de la promulgation de la présente loi, pour les conventions qui interviendront entre individus régis par des statuts différents ; 

2° À partir de la même époque, pour les conventions entre musulmans relatives à des immeubles situés dans les territoires qui ont été soumis à l’application de l’ordonnance royale du 21 juillet 1846 et dans ceux où la propriété a été constituée par voie de cantonnement ; 

3° Au fur et à mesure de la délivrance des titres de propriété pour les conventions relatives aux immeubles désignés à l’article 3 ci-après. 

ART. 3. Dans les territoires où la propriété collective aura été constatée au profit d’une tribu ou d’une fraction de tribu, par application du sénatus-consulte du 22 avril 1863 ou de la présente loi, la propriété individuelle sera constituée par l’attribution d’un ou plusieurs lots de terre aux ayant-droit et par la délivrance des titres opérée conformément à l’article 19 ci-après. 

La propriété du sol ne sera attribuée aux membres de la tribu que dans la mesure des surfaces dont chaque ayant-droit a la jouissance effective ; le surplus appartiendra, soit au douar comme bien communal, soit à l’État comme biens vacants ou en déshérence, par application de l’article 4 de la loi du 16 juin 1851. 

Dans tous les territoires autres que ceux mentionnés au § 2 de l’article précédent, lorsque l’existence de droits de propriété privée non constatés par acte notarié ou administratif aura été reconnue par application du titre II ci-après, des titres nouveaux seront délivrés aux propriétaires. 

Tous les titres délivrés formeront après leur transcription le point de départ unique de la propriété, à l’exclusion de tous autres. 

ART. 4. Le maintien de l’indivision est subordonné aux dispositions de l’article 815 du Code civil. 

ART. 5. L’enregistrement des titres délivrés en exécution de l’article 3 aura lieu au droit fixe de un franc. La transcription sera opérée sans autres frais que le salaire du conservateur. 

ART. 6. Il sera, en exécution de l’article 3 de la présente loi et sous la réserve expresse du recours devant les tribunaux stipulé à l’article 18 ci-après, procédé administrativement à la reconnaissance de la propriété privée et à sa constitution partout où le sol est possédé à titre collectif par les membres d’une tribu ou d’un douar. 

ART. 7. Il n’est point dérogé par la présente loi au statut personnel, ni aux règles de succession des indigènes entre eux.

TITRE II. — DE LA PROCÉDURE RELATIVE À LA CONSTATATION DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE, ET À LA CONSTITUTION DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE

CHAP. Ier. — De la procédure relative à la constatation de la propriété privée.

ART. 8. Le gouverneur général civil de l’Algérie, les conseils généraux préalablement consultés, désignera par des arrêtés les circonscriptions territoriales qui doivent être soumises aux opérations prévues par l’article 6 ci-dessus et le délai dans lequel elles seront entreprises. Ce délai ne pourra être moindre d’un mois à dater du jour de l’insertion de l’arrêté dans le Mobacher et l’un des journaux de l’arrondissement, ou, à défaut, du département où se trouvent comprises lesdites circonscriptions territoriales. 

Le même arrêté sera publié dans les principaux marchés de la tribu, affiché en français et en arabe à la mairie de la commune et partout où besoin sera. 

Ces insertions et publications constitueront pour tous les intéressés une mise en demeure d’avoir à réunir tous documents ou témoignages utiles pour établir leurs droits et les limites des terres qu’ils possèdent. 

ART. 9. À l’expiration du délai fixé par l’article 8, il sera procédé par le gouverneur général civil à la nomination d’un commissaire enquêteur. 

ART. 10. Au vu de l’arrêté qui l’aura nommé, le commissaire enquêteur requerra tous les dépositaires des états de la population, des états statistiques, listes individuelles et autres documents ayant servi, pendant les cinq dernières années, à l’assiette et au recouvrement des rôles d’impôt, de mettre à sa disposition, dans le délai de la quinzaine, tous registres, pièces et renseignements qui lui seront nécessaires pour l’accomplissement de sa mission, il rendra ensuite une ordonnance indiquant le jour où il se transportera sur les lieux.  

Cette ordonnance sera publiée et affichée, en français et en arabe, dans les mêmes conditions et aux mêmes endroits que l’arrêté rendu en exécution de l’article 8. 

ART. 11. Au jour indiqué par son ordonnance, le commissaire enquêteur se rendra sur les lieux assisté d’un géomètre, et, si cela est nécessaire, d’un interprète. 

En présence du maire et de deux délégués du conseil municipal, ou du président et de deux délégués de la djemmâa, et, dans tous les cas, si besoin est, du cadi ou autres dépositaires des actes ou contrats, il recevra toutes demandes, requêtes, pièces justificatives et témoignages relatifs à la propriété ou à la jouissance du sol. Il rapprochera les revendications des documents en sa possession et des limites indiquées sur le terrain par les prétendant-droit aux parcelles occupées soit indivisément par un groupe, soit privativement par un seul individu. 

Cette première opération faite, il constatera les droits de chaque co-propriétaire ou co-occupant, sans déterminer les éléments du partage qui ne pourra être poursuivi qu’à la délivrance des titres français de propriété, en vertu de l’article 815 du Code civil, comme il a été dit à l’article 4 de la présente loi. 

Les mineurs, les interdits et toutes parties non présentes, seront représentés par leurs tuteurs légaux ou datifs, leurs mandataires, les cadis et toutes autres personnes ayant la représentation légale, suivant le droit musulman. 

ART. 12. Le commissaire enquêteur mentionnera dans son procès-verbal et signalera à l’administration du domaine tous les immeubles vacants, conformément aux dispositions de l’article 3 ci-dessus. 

ART. 13. Les opérations terminées, un double du procès-verbal, dressé par le commissaire enquêteur, sera déposé entre les mains du juge de paix, ou, à défaut, du maire ou de l’administrateur français de la circonscription. 

Une traduction en langue arabe de ce même procès-verbal sera également déposée entre les mains du président de la djemmâa ou de l’adjoint indigène, et, à défaut, entre les mains du cadi. 

Ces dépôts seront portés à la connaissance des intéressés par des insertions et publications semblables à celles énoncées en l’article 8. 

ART. 14. Pendant trois mois, à partir des insertions et publications sus-mentionnées, tout intéressé pourra, par lui-même ou par mandataire, prendre connaissance du procès-verbal et y faire les observations qu’il jugera convenables. 

ART. 15. Les réclamations de nature à affecter les constatations du commissaire enquêteur seront reçues par les dépositaires du procès-verbal pendant ce délai, et immédiatement transcrites à la suite dudit acte sur un registre coté et paraphé par ledit commissaire enquêteur. 

ART. 16. À l’expiration du délai fixé par l’article 14, le commissaire enquêteur se transportera de nouveau sur les lieux, tous intéressés dûment prévenus au moins quinze jours à l’avance par les moyens de publicité indiqués à l’article 8, à l’effet de vérifier l’objet des réclamations, de concilier les parties, si faire se peut, et d’arrêter définitivement ses conclusions.

ART. 17. Pour tout ce qui se rapporte à la constatation, à la reconnaissance et à la confirmation de la propriété possédée à titre privatif, et non constatée par acte notarié ou administratif, le service des domaines, sur le vu des conclusions du commissaire enquêteur, procédera à l’établissement des titres provisoires de propriété au nom des individus dont les droits ne seront pas contestés. Ces titres indiqueront, avec un plan à l’appui, la nature, la situation et deux au moins des tenants de chaque immeuble ; en cas d’indivision, ils énonceront les noms de tous les héritiers co-propriétaires, ainsi que la quote-part à laquelle chacun d’eux a droit. 

Chaque titre contiendra l’adjonction d’un nom de famille aux prénoms ou surnoms sous lesquels est antérieurement connu chaque indigène déclaré propriétaire, au cas où il n’aurait pas de nom fixe. Le nom choisi par l’indigène, ou à défaut par le service des domaines, serait, autant que possible, celui de la parcelle de terre à lui attribuée. 

Avis de ces opérations sera donné par insertions et publications, comme il a été dit en l’article 8. 

ART. 18. Trois mois sont accordés, à dater de cette publication, à toute partie intéressée, pour contester, devant les tribunaux français de l’ordre judiciaire, les opérations du commissaire enquêteur et les attributions faites sur ses conclusions par le service des domaines en vertu de l’article 17, mais en tant seulement que ces attributions porteraient atteinte à des droits réels. 

À l’expiration de ce nouveau délai, les titres non contestés deviennent définitifs ; ils sont immédiatement enregistrés et transcrits aux frais des titulaires par les soins du service des domaines. 

Ils forment, à dater du jour de leur transcription, le point de départ unique de la propriété, à l’exclusion de tous droits réels antérieurs, comme il est dit à l’article 3. 

Aussitôt qu’il aura été statué définitivement sur les contestations, les titres sur lesquels elles auront porté seront ou maintenus ou rédigés à nouveau, en prenant pour base les décisions intervenues ; puis ils seront transcrits et délivrés de la même manière que ceux pour lesquels il n’y aura pas eu de contestations. À partir de ces transcriptions, la loi du 23 mars 1855 produira tous ses effets. 

ART. 19. Tout créancier hypothécaire ou tout prétendant à un droit réel sur l’immeuble devra, à peine de déchéance, faire inscrire ou transcrire ses titres au bureau des hypothèques de la situation des biens, avant la transcription du titre français.

Ces inscriptions, transcriptions ou renouvellements des inscriptions précédemment prises, devront contenir les prénoms et noms de famille portés dans les titres provisoires établis conformément à l’article 17.

Le conservateur des hypothèques ne pourra transcrire aucun acte translatif de propriété postérieur à la délivrance des titres français, s’il ne contient pas les noms de famille des parties contractantes.

CHAP. II. — De la procédure relative à la constitution de la propriété individuelle.

ART. 20. Dans tous les cas où il s’agira de constituer la propriété individuelle sur les territoires occupés par les tribus ou par les douars à titre collectif, il sera procédé suivant les formes prescrites par les articles 8, 9, 10 et 11 ci-dessus. Le procès-verbal du commissaire enquêteur, accompagné de tout le dossier de l’enquête, d’un plan parcellaire et d’un registre terrier, sera soumis à l’approbation du gouverneur général civil en conseil de gouvernement. 

L’arrêté d’homologation sera pris dans le délai de deux mois, à partir de la réception du dossier au secrétariat du conseil de gouvernement. 

Immédiatement après l’approbation du gouverneur général civil, il sera procédé, par le service des domaines, à l’établissement des titres nominatifs de propriété. Ces titres seront accompagnés de plans ; en cas d’indivision constatée, les titres exprimeront en regard du nom de chaque co-propriétaire la quote-part à laquelle il aura droit, sans appliquer néanmoins cette quotepart à aucune des parties de l’immeuble. 

ART. 21. Les titres français sont enregistrés et transcrits aux frais des titulaires, par les soins du service des domaines, dans les conditions exprimées en l’article 5. 

ART. 22. L’administration des domaines inscrit au sommier de consistance des immeubles appartenant à l’État tous les biens déclarés vacants ou en déshérence, en vertu des articles 3 et 12, quand ils n’auront pas fait l’objet de revendications régulières dans le délai imparti par l’article 15.

ART. 23. La présente loi ne s’applique pas aux biens séquestrés ; cependant, si le séquestre est levé sur tout ou partie de ces biens, des titres individuels sont immédiatement délivrés aux intéressés dans les formes ci-dessus prescrites.

ART. 24. Les dépenses de toute nature nécessitées par la constatation et la constitution de la propriété individuelle indigène sont, dans chaque département, à la charge du budget des centimes additionnels des tribus.

TITRE III. — DISPOSITIONS TRANSITOIRES.

ART. 25. À partir de la promulgation de la présente loi, et jusqu’à la délivrance des titres provisoires énoncés à l’article 17, toute transmission d’immeubles indigènes à des Européens devra être signifiée à l’administration des domaines, en vue de l’obtention ultérieure d’un titre français, après l’accomplissement des formalités suivantes :

ART. 26. Indépendamment de la transcription à laquelle il est soumis par la loi du 23 mars 1855, et, s’il y a lieu, des purges prévues et ordonnées par le code civil, tout tiers détenteur ou nouveau possesseur fera insérer à ses frais, deux fois au moins et à un mois d’intervalle, extrait de son contrat en français et en arabe dans le Mobacher, et dans l’un des journaux de l’arrondissement, ou à défaut, du département où se trouvent les biens acquis. 

L’acquéreur transmettra un pareil extrait au procureur de la République dudit arrondissement, lequel en fera opérer le dépôt comme il est dit en l’article 13, dans les mêmes conditions de publicité et aux mêmes fins. 

ART. 27. Dans le délai de trois mois, à partir de l’avis public du dépôt, toute personne ayant à revendiquer tout ou partie de la propriété vendue, ayant, d’après le droit musulman, un droit réel sur l’immeuble, ou prétendant l’un des droits énoncés en l’article 2 de la loi du 23 mars 1855, tout vendeur ou acquéreur à réméré sera tenu de former sa réclamation entre les mains de l’un des dépositaires de l’extrait du contrat de vente, lequel inscrira cette réclamation, à la date même où elle sera faite, sur le registre à ce destiné. 

ART. 28. Avis de la réclamation est donné sans délai au procureur de la République, qui le porte à la connaissance des parties intéressées, au domicile indiqué dans l’extrait publié. 

ART. 29. Dans le cas où les droits révélés, ainsi qu’il vient d’être dit, affecteraient, non le prix, mais les conditions mêmes du contrat, et où ils seraient reconnus fondés par le vendeur, l’acquéreur aura la faculté, soit de persister dans son acquisition en demeurant soumis aux charges et conditions qui se sont manifestées, soit d’y renoncer, sauf son recours contre le vendeur pour les frais et loyaux coûts exposés et tous dommages-intérêts, s’il y a lieu. 

Si, au contraire, les droits qui se sont révélés sont contestés par le vendeur, celui-ci sera tenu d’introduire, dans le délai d’un mois, l’instance destinée à en purger l’immeuble, à peine de résiliation de la vente, le tout à ses risques et périls. 

ART. 30. Si aucune réclamation ou revendication ne s’est produite dans le délai prescrit à l’article 27, les réclamations ou revendications ultérieures n’ouvriront plus au prétendant-droit qu’une action sur le prix s’il n’a pas été payé, et, s’il a été payé, qu’une action directe et personnelle contre le vendeur. 

Dans ce cas, le procureur de la République délivrera à l’acquéreur, sur sa demande, un certificat négatif sur papier libre. 

Au vu de ce certificat, le service des domaines délivrera le titre français, lequel, enregistré par duplicata et mentionné en marge de la transcription de l’acte de vente notarié, formera le point de départ unique de la propriété, à l’exclusion de tous droits antérieurs. 

Le contrat de vente notarié demeurera annexé au titre français. 

ART. 31. La présente loi ne sera provisoirement appliquée qu’à la région du Tell algérien délimitée au plan annexé au décret du 20 février 1873, sur les circonscriptions cantonales. 

En dehors du Tell, des décrets spéciaux détermineront successivement les territoires où elle deviendra exécutoire. 

ART. 32. Sont abrogées toutes dispositions antérieures contraires à la présente loi. 

Délibéré en séances publiques, à Versailles, les 30 juin, 1er et 26 juillet 1873.

 

 

 

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[1] En l’année 1865 le Calvados ne présente que 9 611 naissances contre 11 934 décès. L’Eure n’a que 7 849 naissances à opposer à 9 586 décès : l’Orne compte 9 138 décès contre 7 706 naissances : pour ces trois départements il n’y a que 25 166 naissances contre 30 658 décès, c’est-à-dire que le nombre des naissances est de 20% inférieur au nombre des décès, et cependant ce sont les trois départements de France où la vie moyenne est la plus longue. La Manche est aussi en déficit : le nombre de naissances y était, en 1865, de 12 738 contre 12 915 décès. La Seine-Inférieure est le seul département de la Normandie qui offre un léger excédent du chiffre des naissances sur le chiffre des décès : pour les cinq départements de la Normandie il y a eu, en 1865, seulement 61 443 naissances contre 65 902 décès. C’est là, selon nous, un fait inquiétant. (Voir l’Annuaire de l’économie politique et de statistique pour 1868, pages 1 et 2)

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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