Pour un penseur d’envergure, la bibliothèque est à l’image de l’homme. À ce titre, c’est une publication utile que la liste de celle de Benjamin Constant, qui vient d’être dressée pour la série documentaire qui accompagne la grande collection des Œuvres complètes publiées chez De Gruyter. Cette liste, reconstituée à partir de quatre catalogues dressés par Constant lui-même à différentes périodes de sa vie, est malheureusement partielle, comme des indications laissées dans sa correspondance, ou certains manques grossiers, le font apparaître. Elle n’en a pas moins une valeur documentaire très forte, qui légitime sa publication et en fera un outil de travail précieux.
Dans la bibliothèque de Benjamin Constant
Œuvres complètes de Benjamin Constant. Série Documents. Volume I : Catalogue de la bibliothèque de Benjamin Constant, sous la direction de Kurt Kloocke, éditions De Gruyter, 2020.
Dans l’étude des influences et des sources d’inspirations qui ont pesé sur un auteur, il resterait encore bien des hypothèses et des interrogations lors même qu’on aurait dressé la liste de toutes ses lectures ou établi le réseau précis de ses connaissances. Car posséder un livre ne signifie pas l’avoir lu, moins encore l’avoir employé à telle ou telle fin. Mais lorsqu’un outil comme la liste plus ou moins complète de la bibliothèque personnelle peut être employé, il fournit tout de même quelques enseignements.
C’est le cas de la bibliothèque de Benjamin Constant, dont la liste la plus complète vient d’être dressée pour la série documentaire qui accompagne la grande collection des Œuvres complètes publiées chez De Gruyter. Cette liste, reconstituée à partir de quatre catalogues dressés par Constant lui-même à différentes périodes de sa vie, est malheureusement partielle, comme des indications laissées dans sa correspondance, ou certains manques grossiers, le font apparaître. Elle n’en a pas moins une valeur documentaire très forte, qui légitime sa publication et en fera un outil de travail précieux.
Est-ce sans conséquence, en effet, qu’on s’aperçoit de la grande domination des questions d’actualité dans cette bibliothèque ? Benjamin Constant fut à la fois un théoricien et un homme politique : mais d’une certaine manière, le poids de l’une et de l’autre de ces deux composantes est déséquilibré parmi les livres et brochures qu’on sait qu’il possédait. Au-delà des innombrables reproductions de discussions à la Chambre des députés, la quantité de textes portant sur les questions économiques et financières en discussion, ou sur les controverses politiques du temps, est assez remarquable. La discussion des impôts, des règlements de douanes, domine en nombre face aux ouvrages de doctrine pure. En économie politique, Constant prend appui sur les contemporains, et particulièrement sur Jean-Baptiste Say, très bien représenté, puisque tous ses ouvrages alors parus se trouvent dans sa bibliothèque. S’y retrouvent encore des ouvrages de Charles Ganilh et la Richesse des Nations d’Adam Smith. Parmi les prédécesseurs, on remarque davantage d’éclectisme et des manques certains : pas de David Ricardo ni de Thomas Malthus pour les Anglais, et pour les Français, une seule petite brochure de Turgot sur les constitutions américaines, aucune des grandes productions des physiocrates, mais quelques titres épars, souvent célèbres en leur temps, comme l’Ami des hommes du marquis de Mirabeau ou la Félicité publique de Chastellux. À l’évidence, Constant s’attache aux plus contemporains, et encore néglige parfois leurs écrits économiques : ainsi Dupont de Nemours est lu uniquement sur l’éducation ou la philosophie, et Morellet sur la liberté d’écrire. Signe qui ne trompe pas, le nombre des entrées pour Dupont de l’Eure, député, est supérieur à celles pour Dupont de Nemours, physiocrate.
Mais les grands libéraux du siècle trouvent naturellement leur place dans cette bibliothèque, surtout lorsque leurs écrits sont généralistes et touchent également le libéralisme politique, que Constant travaille de préférence : ainsi se trouvent Charles Comte, Charles Dunoyer, leur périodique le Censeur, mais aussi Volney, Roederer, et Daunou.
Les sources du libéralisme de Benjamin Constant peuvent aussi se retracer par les manques, quoique non certains : ni Pierre Bayle, dans cette bibliothèque, ni Montaigne, mais une grande collection des œuvres de Voltaire et de Rousseau ; l’Encyclopédie, Montesquieu, Chateaubriand, d’Holbach, Helvetius, Raynal, Condillac, Locke, Hume, y trouvent place, mais non Destutt de Tracy.
Sur d’autres thèmes, on remarque encore, sans surprise, la grande quantité d’ouvrages accumulés sur les religions et leur histoire, ce sujet ayant été étudié par Constant pendant plusieurs décennies pour donner la matière à l’une de ses plus ambitieuses publications, quoiqu’aujourd’hui loin d’être la plus célèbre : De la Religion.
Je passe, en finissant, sur l’évidence de la présence très importante des ouvrages et brochures de Germaine de Staël ou consacrés à elle, comme celle des publications des proches du groupe de Coppet, comme Sismondi, également bien représenté. Ce qui marque davantage, quoique sans surprendre, c’est la part des ouvrages dans les différentes langues : après le français, très majoritaire, vient l’allemand, et un peu d’anglais et de latin.
Pour un penseur d’envergure, la bibliothèque est à l’image de l’homme : c’est un service, à ce titre, qu’ont rendu les éditeurs des Œuvres complètes de Benjamin Constant, en aidant à la compréhension de ce penseur fécond et puissant, à travers cet outil de travail soigneusement préparé.
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