En 1776, Turgot est au ministère, mais les physiocrates, loin d’être arrivés au pouvoir, sont en vérité sur la défensive. Turgot lui-même, et nombre autres, tels Condillac, ou Morellet, quoique passant auprès du grand public pour leurs affiliés en raison de la proximité de leurs doctrines, sont en vérité jugés sévèrement par le petit nombre des fidèles physiocrates, du nombre desquels Baudeau, le premier, est resté. Lui qui vient de faire revivre ses Éphémérides consacre à Condillac un article critique dans lequel il expose quelques-unes des dissemblances de fond que le nouvel économiste, auteur du livre sur Le commerce et le gouvernement, entretient avec la doctrine fixée jadis par François Quesnay.
Critique physiocratique d’un collègue libéral : Condillac
Par Nicolas Baudeau
Extrait des Nouvelles Éphémérides économiques (1776, tome 4 [mai 1776] — Suite au tome 5 de la même année [juin 1776].)
NOUVELLES ÉPHÉMÉRIDES ÉCONOMIQUES.
SECONDE PARTIE.
ANALYSES, ET CRITIQUES RAISONNÉES.
N°. PREMIER.
Observations économistes à M. l’abbé de Condillac, par M. l’abbé Baudeau.
AVANT-PROPOS.
Vous venez, Monsieur, de publier, avec les plus grands éloges, un livre élémentaire, intitulé le Commerce et le Gouvernement, considérés relativement l’un à l’autre.
Mais vous il est arrivé, contre vos intentions, je crois, le même inconvénient qu’à beaucoup d’autres. On vous accuse d’être Économiste ; vous sentez toute la gravité de cette inculpation : je m’empresse de vous en absoudre. Notre intérêt et le vôtre se réunissent à celui de la vérité, pour m’engager à cette bonne œuvre, puisqu’en effet nous voyons tous les jours se multiplier les exemples de cette erreur, contre laquelle il doit enfin nous être permis de réclamer.
C’est ainsi qu’on accuse les Économistes d’attaquer la noblesse, de lui disputer ses titres, de vouloir lui ravir ses propriétés, et qu’on cite à l’appui de ces imputations des ouvrages et des auteurs parfaitement inconnus aux économistes, parfaitement contraires à leurs principes. La preuve est inconséquente, mais la rumeur publique n’en est pas moins accréditée.
Le nom d’Économiste est, je crois, dans le moment présent un titre qu’il ne faut pas donner à ceux qui le refusent, mais uniquement à ceux qui l’acceptent. En agir autrement, c’est s’exposer à calomnier les uns et les autres, et par conséquent à commettre une double injustice.
Les vrais Économistes sont faciles, à caractériser par un seul trait que tout le monde peut saisir. Ils reconnaissent un maître[1], une doctrine[2], des livres classiques[3], une formule[4], des termes techniques, précisément comme les antiques Lettrés de la Chine.
Nous tenons avec zèle, et même avec enthousiasme (pourquoi pas ?) à la science, au tableau économique, au Confucius d’Europe, et voilà ce qui nous désigne.
Que les uns cherchent à nous rendre odieux, et les autres à nous rendre ridicules ; nous nous y sommes attendus. Quelle est la science ou l’opinion, qui n’ait pas produit de pareils effets ?
Sans recourir à l’histoire des siècles reculés et des nations étrangères, la nôtre n’est-elle pas assez instructive à cet égard ?
Aujourd’hui nos savants sont newtoniens ; mais tout le monde se rappelle encore le temps où il fallait avoir autant de courage pour adopter leurs principes, qu’il en faudrait aujourd’hui pour les rejeter. Cependant les cartésiens qui repoussaient Newton, avaient commencé par être combattus, ridiculisés, persécutés.
Combien la circulation du sang ne fit-elle pas éclore de sarcasmes, et qui pis est, d’intrigues et de persécutions contre les premiers disciples d’Hervey ?
La métaphysique d’Aristote n’avait-elle pas été d’abord anathématisée, puis comme sanctifiée dans nos écoles ?
Le mouvement de la terre et l’existence des antipodes n’ont-ils pas excité de terribles fermentations ? Les premiers professeurs qui voulurent nous apprendre à prononcer moins mal le latin, et à comprendre un peu le grec, ne furent-ils pas les victimes de leur zèle?
Fausse ou véritable, toute opinion nouvelle, même la plus spéculative, la plus indifférente, excite nécessairement du bruit ; attire infailliblement à ses défenseurs des ennemis et des hostilités.
Nous l’avons su, nous le savons, et tout se dispose de manière à nous permettre moins que jamais de l’oublier.
Ce corps de doctrine que nous avons adopté ; ce maître que nous suivons ; ces livres fondamentaux que nous développons ; cette formule à laquelle nous sommes attachés ; ce système enfin (car, c’en est un, puisqu’il consiste dans un enchaînement méthodique de principes et de conséquence), ce système est-il véritable ? Est-il erroné ? Est-il pour les souverains et pour les peuples une source de ruine ou de prospérité ? C’est le temps qui le fera voir ; c’est la discussion libre qui l’éclaircira ; c’est la prospérité qui le jugera.
Mais nous qui connaissons tous les piègesque l’esprit de contradiction sema sous les pas de ceux qui répandirent les nouvelles découvertes, même dans le genre le plus frivole, nous serions insensés d’attendre la paix et la tranquillité, pendant que nous travaillons dans Paris même à répandre les principes de la science économique. Quels principes et quelles conséquences !
Un Économiste doit donc se regarder comme dévoué nécessairement à toute espèce de contradiction. Rien de plus (juste, allais-je dire ? . . . mais on me permettra de trouver le terme un peu trop fort), rien de plus logique, dirai-je donc, et c’est le mot.
Mais il existe, comme a fort bien dit M. l’abbé Morellet, dans sa réponse à M. l’abbé Galliani, des écrivains qu’il appelle économiques qui ne sont pas Économistes.
Cette distinction, il la prouve par son propre exemple, et nous pourrions la confirmer par celui de plusieurs autres, notamment de ceux dont les écrits nous sont attribués dans ce moment.
Ces écrivains ont, à la vérité, quelques idées assez conformes à certaines déductions de la doctrine des économistes, et c’est dans cette conformité qu’il faut chercher la source de la confusion qu’une partie du public parisien paraît vouloir accréditer.
Mais le maître, la science, les livres, la formule leur sont totalement étrangers ; ils diffèrent essentiellement de nous sur les articles les plus fondamentaux de la théorie : nous différerions bien plus dans la pratique, si nous avions à pratiquer, ce qui n’arrivera peut-être jamais, ou du moins de longtemps dans notre pays.
Il n’est pas juste d’attribuer à ces écrivains ni à leurs partisans, par exemple, à M. l’abbé Morellet (que je cite, parce qu’il s’est déclaré lui-même, à ce sujet, dans deux ouvrages publics), les torts imaginaires ou réels qu’on nous impute.
De même aussi j’ose croire qu’il est contre l’équité de nous attribuer les torts qu’on reproche, avec raison ou sans fondement, aux personnes qui se déclarent très ouvertement pour n’être pas Économistes.
Quand ils suivent leurs principes (qui ne sont pas totalement les nôtres malgré les traits de conformité), ils seraient fâchés que la gloire du bien qu’on y trouve ne fût rendue qu’à nous seuls, et nous sommes très éloignés de désirerqu’il en fût ainsi ; le blâme juste ou injuste, du mal qu’on croit y découvrir, ne doit donc pas retomber sur nous.
Bons on mauvais, bien ou mal écrits, obscurs ou intelligibles, comme on voudra, n’importe, nos ouvrages sont publics ; ils sont avoués et reconnus, car nous nous sommes faits une règle de ne jamais nous cacher. Eh ! pourquoi nous cacherions-nous, jamais nous n’avons attaqué en rien dans nos livres, ni l’autorité du prince et de ses tribunaux, ni la religion, ses dogmes et sa discipline, ni les bonnes mœurs et l’honnêteté publique, ni les personnes de nos concitoyens. Il y aurait peut-être plus de justice aux critiques et à ceux qui s’en rendent les échos de consulter les ouvrages des vrais Économistes, de les comparer avec les autres, de dire ensuite, voici la ressemblance . . . . . mais . . . . . voici la différence.
Encore aurions-nous tort d’exiger ce soin de la part du public, et même d’espérer qu’on nous rende aux uns et aux autres un si grand service. Au moins, doit-il nous être permis de nous procurer à nous-mêmes cette satisfaction ; c’est d’ailleurs une justice que nous faisons en même temps aux personnes qu’on a dessein de calomnier en leur donnant le nom d’Économistes. Car c’est par une espèce de calomnie qu’on prodigue aujourd’hui ce titre ; nous sommes obligés d’en convenir, et nous n’en rougissons pas encore ; le temps seul décidera si nous avons tort ou si nous avons raison.
Quoi qu’il en soit, ce tort ou cette raison ne doivent être partagés entre et les autres, ni aux yeux de nos contemporains, ni à ceux de la postérité, si par événement elle se souvient de nous en quelque manière que ce puisse être.
Par ces considérations, il m’a semblé nécessaire de vous adresser quelques observations sur votre dernier ouvrage.
Le respect que nous avons toujours conservé pour l’autoritétutélaire et bienfaisante du monarque et de ses magistrats, m’empêche seul d’expliquer aussi clairement nos vrais sentiments sur d’autres objets qui ne sont plus permis à la discussion des simples citoyens tels que nous sommes tous ; on serait peut-être étonné de la facilité que j’aurais à marquer les différences les plus notables entre deux théories qu’on affecte si opiniâtrement de confondre et d’identifier dans l’opinion populaire.
Le temps viendra probablement où je pourrai les spécifier toutes, ces différences fondamentales, avec autant de précision et de clarté que je le désirerais. En attendant, je me borne à quelques traits de votre livre élémentaire.
En voici le début : « chaque science (dites-vous, Monsieur) demande une langue particulière, parce que chaque science a des idées qui lui sont propres : il semble qu’on devrait commencer par faire cette langue ; mais on commence par parler et écrire, et la langue reste à faire. »
Vous ajoutez tout de suite : « voilà où en est la science économique, dont l’objet est celui de cet ouvrage même. C’est entre autres choses à quoi on se propose de suppléer. »
À vous en croire, Monsieur, vous auriez donc, en effet, créé le langage économique; c’est-à-dire, choisi les expressions, défini les termes, assigné leur sens et leur valeur d’une manière toute nouvelle.
J’observerai d’abord qu’on vous fait à présent dans le monde littéraire un grand mérite d’avoir ainsi commencé par faire cette langue, et qu’on nous faisait un crime d’avoir voulu fixer à la science économique un langage particulier.
C’est ainsi que l’opinion a dans Paris deux poids et deux mesures.
Quoi qu’il en soit de cette contradiction manifeste, j’ose assurer que vous n’avez point créé de langage, mais que vous avez emprunté celui de nos maîtres, employé leurs expressions, copié leurs définitions, donné précisément aux mots le sens et la valeur qu’ils avaient assignés, excepté seulement en quelques occasions particulières, que le public impartial pourrait bien ne pas trouver heureuses pour vous. Permettez-moi d’éclaircir ces petites questions moitié grammaticales, et moitié politiques.
N°. PREMIER.
Des richesses foncières et des richesses mobilières.
« On distingue (dites-vous, Monsieur) les productions de la terre en denrées et en matières premières. Les denrées sont les productions qui servent à notre subsistance et à celle des animaux que nous élevons. Les matières premières sont des productions qui peuvent prendre différentes formes, et par là devenir propres à divers usages.
Les productions considérées comme denrées, ou comme matières premières, se nomment richesses foncières, parce qu’elles sont le produit des fonds de terre.
Les matières premières travaillées, manufacturées, mises en œuvre, se nomment richesses mobilières, parce que les formes qu’on leur a fait prendre en font des meubles qui servent à nos besoins. » (pag. 70 et 71)
Dans ce langage, Monsieur, il est une portion que vous n’avez point créée, mais empruntée de nos maîtres ; elle est très vraie, très philosophique et très utile. Il en est une autre que vous avez totalement faite, mais aussi je la crois très erronée, je dis même à tel point, que vous serez forcé vous-même de l’abandonner. Il en est enfin une troisièmequ’on trouvera pour le moins très problématique.
Quant à la première portion, je vous citerai, Monsieur, l’analyse économique des États policés, imprimée depuis six ans[5].
« Telle est (disais-je d’après nos maîtres) la loi de la nature, que les objets propres à nos jouissances périssent tôt ou tard par l’usage même que nous en faisons. C’est ce qu’on appelle consommation.
Mais il est aisé de voir que les uns sont de consommation subite, totale et momentanée ; les autres de consommation lente, partielle et successive.
Nos aliments, nos boissons, les matières que nous brûlons pour divers usages, sont de la première espèce; nos habitations, nos meubles, nos vêtements sont de la seconde.
La première s’appelle donc, pour abréger, les subsistances ; la seconde s’appelle, dans l’état brut, ou de simplicité primitive, les matières premières. » (Page 11).
Et ailleurs, « les subsistances périssent chaque année, chaque jour, chaque moment, par la consommation totale qu’en font les êtres vivants : on appelle ces biens des richesses sans cesse périssantes et renaissantes, ou de consommation subite.
Les matières premières se conservent plus ou moins longtemps, suivant les ouvrages qu’on en forme, et suivant leurs qualités naturelles. La plupart des ouvrages de l’art ne s’usent que peu à peu, procurent les mêmes jouissances pendant plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années. Ces biens s’appellent richesses de durée. » (Page 1)
Ainsi, Monsieur, la distinction et la définition des subsistances et des matières premières ne sont point de votre invention. À cet égard, le sens et la valeur des mots avaient été parfaitement déterminés.
Mais quand vous dites, les matières premières « sont des productions qui peuvent prendre différentes formes, et par là devenir propres à divers usages », permettez-moi d’observer que ce n’est pas là précisément le caractère qui les distingue des subsistances.
Le froment, par exemple, peut aussi « prendre différentes formes et par là devenir propre à divers usages » : on en fait, comme vous savez, du pain, de la bouillie, des pâtisseries, de la colle, ou de l’amidon.
Quand vous dites, « les matières travaillées et manufacturées, mises en œuvre, se nomment richesses mobilières, parce que les formes qu’on leur fait prendre en font des meublesqui servent à nos besoins ». J’observe encore, premièrement, que les habits et les bijoux sont de ce genre ; qu’on ne les appelle pas communément des meubles, si ce n’est dans le style judiciaire ; mais surtout que les maisons elles-mêmes, toutes leurs parties et tous leurs ornements, se trouvent précisément encore dans la même classe ; car ce ne sont exactement, comme vous savez, que des matières travaillées et mises en œuvre. Cependant, je tiens pour assuré qu’en aucune langue on ne les appelle des meubles.
Ce sont-là, Monsieur, des expressions dont le succès me semble assez problématique.
Mais l’innovation qui me paraît absolument inadmissible, c’est celle que vous vous êtes permise, en appelant richesses foncières « les productions considérées comme matières premières ».
Nous appelons, Monsieur, richesses foncières les fonds cultivables dont le propriétaire peut jouir ou disposer ; une terre, une ferme, une métairie, une vigne, un pré, un jardin. Richesses, parce qu’on peut les vendre ; foncières, parce que ce sont des fonds selon vous-même.
Les productionsrécoltées sur ces fonds sont aussi mobilières, avant la façon qui après avait été mise en œuvre. Un ballot de laine, un fagot de chanvre, une barrique de vin, etc., sont des effets mobiliers.
Était il nécessaire de changer ce langage ? Trouvez bon que j’en doute. Car, enfin s’il faut appeler richesses foncièresles productions récoltées sur les fonds cultivés, comment faudra-t-il appeler ces fonds mêmes qui les ont fournies ? Vous croyez bien, sans doute, qu’ils sont une richesse, et même une richesse du premier ordre. Par quelle épithète les distinguez-vous donc, Monsieur, permettez que je vous le demande ? Car enfin je l’ai cherchée dans votre livre, cette épithète, et je ne l’ai pas trouvée.
Quant à celle de mobilier, vous seriez évidemment obligé de culbuter toute notre jurisprudence, et de renvoyer à l’école tous nos légistes, si les denrées simples, comme le grain battu, la laine, le chanvre, le vin, les fruits, les légumes, une fois récoltés, ne devaient plus être mis au rang des effets mobiliers.
N°. II.
Du colon et du propriétaire foncier.
Cette première erreur en nécessite une seconde. Nous appelons propriétaire fonciercelui qui est le maître du fonds productif, qui peut le vendre et l’échanger ; nous appelons cultivateurou colon, celui qui fait les avances et les travaux de la culture, proprement dite, le fermier, le régisser, le métayer, le propriétaire lui-même s’il laboure, s’il sème, s’il récolte par ses mains.
Pour vous, Monsieur, vous appelez colon le propriétaire foncier, quand il est différent du cultivateur. « Retiré dans une ville (dites-vous page 94), le colon cesse de veiller par lui-même à la culture de ses terres. Alors il cède sur le produit une partie de la propriété au fermier qui les régit, et cette partie est le salaire du fermier. Celui-ci fait la récolte, il livre au colon la part convenue, et il acquiert un droit de propriété sur tout ce qui reste. »
« Dans cette régie (continuez-vous) nous voyons un homme qui fournit le fonds, c’est le colon ; un entrepreneur qui se charge de veiller à la culture, c’est le fermier ; et des valets ou journaliers qui font les ouvrages. »
Dans le vrai, Monsieur, nous avions depuis longtemps distingué, comme vous faites, celui qui fournit le fonds d’avec celui qui fait et dirige la culture, et d’avec ceux qui travaillent comme valets ou journaliers. Voyez l’analyse économique (pages 124 et suivantes).
Mais, nous appelons le premier, propriétaire foncier, parce qu’il fait les avances foncières des édifices, des plantations, des fossés, du nivellement du mélange des terres, et parce qu’il trouve dans la possession de ses domaines une richesse foncière.
C’est le second fermier, c’est-à-dire le métayer, le régisseur et directeur de la culture, que nous appelons colon, comme les latins l’appelaient colonus ; nous disons aussi, même plus souvent en cultivateur, du verbe français cultiver, je cultive, parce qu’en effet on traduit en latin ces mots, cultiver, je cultive, cultivateur, par ceux-ci, colere, colo, colonus ; d’où le français colon tire évidemment son origine.
Convenez, Monsieur, de bonne foi, qu’il était encore pour le moins inutile de changer ce langage ; mais surtout il ne fallait pas dire, comme vous faites, que le propriétaire habitant des villes cède sur le produit une partie de sa propriété au fermier ; que ce fermier, après avoir payé la portion convenue, acquiert un droit de propriété sur tout ce qui reste.
Le produit ou la récolte est originairement en grande partie la propriété du cultivateur qui en a fait tous les frais, dirigé tous les travaux, et couru tous les risques ; c’est même à lui seul qu’il appartient de disposer du total. Si sa ferme est payable en argent, le fermier seul à droit, en ce cas, de vendre et d’échanger tout le produit.
Quand le propriétaire foncier veut recevoir en nature sa portion des fruits récoltés, c’est un partage, entre deux co-propriétaires, de ces productions, qui se fait suivant leurs conventions et leurs droits respectifs.
Aucun des deux ne cède à l’autre une part de la récolte ; aucun des deux n’acquiert alors une propriété.
Cette question n’est pas purement grammaticale ; elle influe, Monsieur, sur tout votre ouvrage et principalement sur l’analyseque vous avez cru devoir faire des sociétés policées ; c’est un article fondamental sur lequel nous avons besoin d’une explication claire et détaillée.
La suite aux plus prochains recueils.
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Nouvelles Éphémérides économiques (1776, tome 5)
NOUVELLES ÉPHÉMÉRIDES ÉCONOMIQUES.
SECONDE PARTIE.
ANALYSES, ET CRITIQUES RAISONNÉES.
N°. PREMIER.
SUITE des Observations économistes à M. l’abbé de Condillac, par M. l’abbé Baudeau.
N°. III.
Des diverses classes de citoyens qu’on doit distinguer dans les États civilisés.
Voici, Monsieur, votre analyse des sociétés policées.
« Il n’y a en général que deux classes de citoyens : celle des propriétaires, à qui toutes les terres et toutes les productions appartiennent ; et celle des salariés qui, n’ayant ni terres, ni productions en propre, subsistent avec les salaires dus à leur travail.
La première peut facilement contribuer (aux dépenses publiques), parce que toutes les productions étant à elle, si elle n’a pas tout l’argent, elle a plus que l’équivalent, et que d’ailleurs il passe entièrement par ses mains.
La seconde ne le saurait : elle ne peut pas fournir la subsistance à ceux qui travaillent, puisqu’elle n’a point de productions en propre ; elle ne peut pas leur donner de l’argent dont ils ont besoin pour acheter cette subsistance, puisqu’elle n’a pour tout argent que son salaire, et que ce salaire réduit au plus bas par la concurrence, n’est précisément que ce qu’il lui faut pour subsister elle-même. » (page 313 et 314.)
Ce texte si formel va me fournir plusieurs observations.
La première et la plus directe aura pour objet la troisième classe de citoyens, très clairement distinguée des deux autres par nos maîtres, ou plutôt par la nature même de son art, de ses travaux, de ses avances ; classe que vous affectez d’une part de confondre avec la deux autres ; tandis que vous êtes obligé, par la force de la vérité, de les distinguer vous-même toutes les fois qu’il s’agit d’expliquer les rapports mutuels des fonctions qui s’exercent dans les sociétés policées, la distribution des subsistances et des matières ouvrées, la circulation de l’argent qui fait, pour ainsi dire, la vie politique des empires.
Cette classes, Monsieur, c’est celle des cultivateurs en chef, des entrepreneurs et directeurs de toute exploitation productive avec les ouvriers agricoles qui marchent à leur suite.
En lisant votre ouvrage, on ne sait avec laquelle des deux autres vous l’avez confondue : est-ce avec celle des propriétaires ? Est-ce avec celle des salariés ?
Me permettrez-vous de remarquer en passant que vous adoptez ici tout naturellement, sans vous en apercevoir, le langage ancien des Économistes ; que vous appelez avec nous le propriétaire foncier par son nom de propriétaire ; que vous ne lui donnez plus le titre de colon, variété qui n’est pas unique dans votre ouvrage, et qui montre, je crois, que vous n’êtes pas encore bien accoutumé vous-même au langage nouveau que vous semblez vouloir introduire.
Quoi qu’il en soit, vous n’ignorez pas, Monsieur, sur quels fondements nous appuyons la distinction de cette classe, pour en former trois absolument différentes l’une de l’autre, comme nos maîtres l’ont établi depuis plus de seize ans, et non pas deux simplement, comme vous essayez de le faire.
Les avances foncières sont totalement séparées des avances d’exploitation. Voilà, Monsieur, la distinction essentielle, fondamentale. Les fonctions, les devoirs et les droits du propriétaire foncier sont absolument différents des fonctions, des devoirs et des droits du cultivateur en chef. Il serait bien étonnant que ces vérités vous fussent étrangères.
En ce cas, je vous dirais, Monsieur, jetez les yeux sur une certaine étendue de terres en friche : hélas ! nous n’en manquons pas en France (même aux portes de Paris), grâce aux prohibitions, aux exclusions, aux monopoles, aux exactions de toute espèce.
Avant d’y pouvoir établir un fermier, une culture annuelle, régulière et perpétuelle, que faut-il ? Des bâtiments ou corps de fermes, des chemins, des clôtures, des plantations, des préparations du sol ; des extirpations de pierres, de troncs et de racines ; des écoulements d’eau et des abris.
Ce sont là, Monsieur, comme vous savez, les avances foncières, les vrais travaux des propriétaire, les vrais fondements de son droit de propriété.
Avant ces dépenses, les friches ne valaient rien, ou du moins presque rien ; la propriété de ces déserts n’était qu’un droit illusoire, qu’une expectative, qu’une faculté d’acquérir des revenus.
Par les avances foncières, le sol brut et sauvage devient un fond cultivable, une vraie richesse, une source féconde et perpétuelle de productions.
Le devoir du propriétaire foncier est de les entretenir, de les renouveler, de les améliorer de plus en plus, sous peine de perdre son revenu.
Mais, Monsieur, le propriétaire, après avoir ainsi formé par ces avances le domaine vraiment susceptible de culture, a rempli toutes ses fonctions. Faire valoir habituellement la ferme ou la métairie, c’est une entreprise absolument différente. Labourer, fumer, semer, herser, récolter, vendre les productions, tels sont les travaux du cultivateur en chef.
Ses avances, essentiellement distinguées de celles du propriétaire, sont de deux sortes, vous le savez sans doute ; les unes sont primitives, ou de premier établissement, savoir, les troupeaux, les animaux de labourage et de charroi, ceux de la basse-cour ; les instruments aratoires, les meubles et ustensiles du ménage agricole, les premières semences et les subsistances provisoires.
Les autres avances du cultivateur sont annuelles et journalières : ce sont les gages ; les entretiens, les salaires, les subsistances, les semences qu’il est obligé de dépenser habituellement et périodiquement pendant le cours d’une année.
Le devoir du cultivateur est de perfectionner la pratique de l’agriculture, d’épargner les frais et d’augmenter la production, sous peine de gagner moins sur son exploitation.
À des traits si bien marqués on ne peut plus méconnaître une profession totalement distinguée de celle du propriétaire.
Vous ne m’objecterez pas sans doute que, dans les premiers temps de la civilisation, dans la premièreorigine d’une famille isolée, le même homme est à la fois propriétaire et cultivateur ; vous savez bien qu’à cette époque le même homme fabrique aussi son habitation, ses outils, ses meubles, ses vêtements ; qu’il se sert lui-même, et qu’il confond par conséquent toutes les fonctions de la classes qu’il vous a plu de mettre la seconde et la dernière de la société, avec celle de la première.
Il n’en est pas moins vrai que bâtir une grange et l’entretenir, est un travail ; filer la laine, tisser le drap, coudre l’habit, un autre travail tout différent ; labourer un champ, semer et moissonner, encore un autre travail aussi différent.
Le fermier cultivateur n’est point, Monsieur, le salarié du propriétaire. La récolte est le fruit de ses dépenses et de son travail ; elle est sa propriété ; c’est lui qui en a fait les avances, c’est lui qui en court les risques, c’est lui qui en prend toute la peine.
Pour supposer le contraire, il faudrait imaginer que la terre produit d’elle-même, il faudrait oublier que ses récoltes sont proportionnées à la mise et à l’intelligence du cultivateur.
Si quelque citadin pouvait raisonner d’après une si étrange supposition, vous n’auriez qu’à lui proposer de chasser d’une ferme tout l’atelier du laboureur pendant l’espace d’une première année ; de récolter l’année suivante les productions qui naîtraient d’elles-mêmes en vertu des seules avances foncières faites par le propriétaire, et de vendre toute cette récolte pour salarier la troisième année des ouvriers agricoles, il verrait quelle moisson et quelle culture il aurait établie.
À quoi bon, Monsieur, effacer autant qu’il est en vous, de l’esprit de vos lecteurs ces idées si vraies, si simples, si nécessaires, sur la classe respectable des cultivateurs ?
Ils ne sont, Monsieur, ni propriétaires fonciers, ni salariés ; c’est un point qui me paraît de la plus suprême évidence.
C’est à eux qu’appartient la majeure partie des productions ; le reste est le partage de la classe des propriétaires, dans laquelle est compris le souverain ; c’est par inattention que vous avez annoncé le contraire, en disant « que toutes les terres et tontes les productions appartiennent aux propriétaires » ; mais cette inattention influe beaucoup trop sur votre ouvrage.
En réduisant les sociétés policées à deux classes, vous anéantiriez le Tableau Économique, ce chef-d’œuvre du maître, cet abrégé précieux de la doctrine économique. Vous n’avez sûrement pas eu l’intention de faire ce tort à la science, ni à la mémoire dudocteur Quesnay, dont vous fûtes avant moi le disciple et l’ami.
Mais les envieux de sa gloire (vous savez qu’il en existe beaucoup : eh ! quel mérite supérieur n’en a pas suscité par milliers !) les envieux de cette gloire si justement acquise, ont saisi avec avidité cette occasion de déprimer sa doctrine : peut être, Monsieur, trouveriez-vous que ce motif secret a beaucoup influé sur les élogesprodigués tout à coup à vos éléments.
Vous n’êtes sûrement pas complice de ces desseins cachés ; vous n’ignorez même au fond, ni ne contestez la distinction des trois classes, et j’en trouve la preuve dans votre ouvrage (page 268 ).
« Telle est donc (dites-vous, Monsieur) en général la répartition des richesses entre les campagnes et les villes : c’est que les campagnes sont riches en productions par le travail (vous auriez pu ajouter, et les avances) du laboureur, et que les villes sont riches en argent par les revenus des propriétaires, et par l’industrie des artisans. »
Ici vous adoptez clairement le langage économique ; vous distinguez comme nous le laboureurriche en productions, première classe ; le propriétaire riche en argent de ses revenus, seconde classe ; l’artisan riche en salaires de son industrie, troisième classe.
Ailleurs (page 326) vous aviez dit : « toutes les richesses ne se multiplient qu’en raison de notre travail (toujours oubliant les avances) ; nous devons toutes les productions au travail du cultivateur, nous devons au travail de l’artisan ou de l’artiste toutes les formes données aux matières premières. »
Dans ce passage, vous ne dites point ce qu’on doit au propriétaire, à son travail, à ses avances ; mais vous ne l’ignorez pas, et vous l’aviez dit très éloquemment (page 97 ).
« J’ai desséché des marais, j’ai élevé des digues qui mettent mes terres à l’abri des inondations ; j’ai conduit des eaux dans des prairies qu’elles rendent fertiles ; j’ai fait des plantations dont le produit m’appartient, et dont cependant je ne jouirai pas : en un mot, j’ai donné à des terres sans valeur une valeur qui est à moi tant qu’elle dure, et sur laquelle par conséquent je conserve des droits pour le temps où je ne serai plus. »
Il serait certainement impossible de mieux désigner les avances foncières, et les droits du propriétaire.
C’est donc, Monsieur, selon vous-même, avec beaucoup de raison et de justesse que j’avais analysé, d’après nos maîtres, les sociétés policées en trois classes, celle des propriétaires, celle des cultivateurs, et celle des autres arts.
C’est sur le fondement de cette distinction en trois classes qu’est fondé le Tableau Économique.
Vous n’êtes pas sans doute, Monsieur, du nombre de ceux qui veulent tourner en ridicule cette formule admirable et son auteur immortel votre maître et le mien en métaphysique, en économie.
Cette « répartition des richesses entre les villes et les campagnes, entre les cultivateurs, les propriétaires et les artisans » dont vous parlez (page 368), est précisément l’objet du Tableau.
Si j’étais obligé de vous en démontrer encore l’utilité, je me servirais pour preuve de votre propre exemple.
C’est faute d’avoir pris la peine de graver dans votre esprit assez profondément la formule abrégée de toute la science, que vous avez voulu réduire la société civile à deux classes au lieu de trois, oubliant une classe bien capitale et bien essentielle, celle des cultivateurs.
C’est par la même faute qu’il vous échappe de dire « que tout l’argent passe entièrementparles mains des propriétaires fonciers » (ibidem). Jetez les yeux sur le Tableau, vous y verrez une vérité bien frappante : c’est que les cultivateurs ne donnent point en argent ou revenus au propriétaire toute la valeur des productions récoltées.
La masse de ces productions se divise très évidemment en trois portions. La première n’est point vendue ; c’est celle que les cultivateurs sèment ou consomment eux-mêmes ; la seconde est vendue pour payer en argent le revenu du propriétaire particulier et l’impôt du souverain ; la troisième est vendue pour payer aux artisans et aux marchands ouvriers et autres agents de la troisième classe tout ce qu’ils fournissent aux cultivateurs.
Cette portion d’argent n’a, Monsieur, qu’une circulation incomplète ; elle va de la classe productive ou cultivatrice, à celle des arts stériles, sans passer entre les mains des propriétaires.
Quand votre fermier achète des souliers, un meuble, un habit, il opère la première marche de cette circulation.
Les artisans, les marchands, les gens à talents quelconques, ne rendent jamais aux propriétaires immédiatement une seule obole de cet argent-là ; ils l’emploient tout en achats de subsistances ou de matières premières, et ces productions appartiennent (comme vous dites vous-même, pages 326 et 368) au laboureur.
Cette partie considérable du pécule circulant ne passe donc point entre les mains du propriétaire. C’est ce que vous auriez trouvé très clairement exposé dans l’explication du Tableau économique, par moi publiée dans les Éphémérides de 1767 et 1768[6].
Consolez-vous, Monsieur, vous n’êtes pas le seul écrivain justement célèbre qui soit tombé, contre ses propres intentions, dans des fautes graves, faute d’avoir eu l’attention d’apprendre et de retenir le Tableau économique ; c’est ce qui nous donne plus d’attachement pour cette formule, plus de vénération pour son inventeur.
Quand on la sait bien une fois, on ne l’oublie jamais, et l’on ne tombe plus dans les contradictions semblables à celles que je me suis vu forcé de relever ici dans votre ouvrage, et que j’aurai l’occasion de vous montrer encore par la suite, afin que vous en préserviez la troisième partie qui n’est point encore publique, et que vous les fassiez disparaître à la seconde édition du volume qui contient les deux premières.
La suite aux plus prochains recueils.
(Les Nouvelles Éphémérides du citoyen cessèrent de paraître en juin 1776, avec la mise en exil de l’abbé Baudeau.)
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[2] Celle de la Philosophie rurale et de l’Analyse économique.
[5] Chez Delalain, près l’ancienne Comédie française.
[6] On trouve encore quelques exemplaires de cette explication chez Delalain, libraire, rue et à côté de l’ancienne Comédie française.
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