Contre M. Th. Ducrocq, statisticien, qui affirmait qu’en France la criminalité des étrangers est quatre fois plus importante de celle des nationaux, Gustave de Molinari appelle à se méfier des statistiques. Selon lui, elles voilent certaines réalités, comme le déséquilibre homme-femme dans cette population immigrée, et conduisent un peu aveuglément à des conclusions rigoureuses, comme le renvoi des étrangers hors de France et l’interdiction de leur entrée future.
[PS : Nous ne rappellerons jamais assez que l’Institut Coppet entend apporter des éclairages nouveaux à partir de la tradition libérale française, sans prétendre juger ou trancher des controverses contemporaines.]
Journal des économistes, 5e série, tome II, avril 1890, p.91-95
CORRESPONDANCE
La criminalité des étrangers en France
Paris, le 26 mars 1890.
Monsieur et cher confrère,
Le droit de réponse ne saurait avoir de plus sûr gardien que vous. Si la Note du Rédacteur en Chef, placée dans le Journal des Économistes, au bas de l’une des pages du compte rendu de la dernière séance de la Société d’Économie politique, s’était produite, en séance, à titre de réfutation de l’un de mes arguments, vous ne m’auriez pas, comme président, refusé le droit de répondre, même à vous. Puisque l’objection a été réservée pour cette note du compte rendu dans le Journal, veuillez me permettre d’user du même droit.
M’emparant d’un fait constaté par les statistiques, si généralement appréciées en France et à l’étranger, de la justice civile et criminelle dressées par le ministère de la justice, j’avais dit que : « la criminalité des étrangers en France était quadruple de celle de nos nationaux ».
C’est ce mot que vous avez relevé dans le dernier numéro du Journal des Économistes de la manière suivante : « Il convient de remarquer toutefois que l’immigration étrangère se recrute principalement parmi les adultes du sexe masculin, tandis que la population indigène se compose pour une forte part de vieillards et d’enfants, y compris les enfants à la mamelle, lesquels ne contribuent que faiblement à grossir l’armée du crime. Méfions-nous des moyennes. (Note du rédacteur en chef.)
Les chiffres suivants, empruntés aux tableaux dressés par le service de la Statistique générale de la France au ministère du commerce et de l’industrie, vont mettre vos lecteurs en mesure d’opter entre l’exactitude de la note ci-dessus, et celle de la moyenne du ministère de la justice.
Sur 1 126 531 étrangers habitant la France, le dénombrement de la population de 1886 a constaté 508 945 femmes de nationalité étrangère, contre 617 586 étrangers du sexe masculin. Il n’est donc pas exact de dire que « l’immigration étrangère se recrute principalement parmi les adultes du sexe masculin » ; les hommes n’y figurent que pour un cinquième en plus, et d’autres chiffres vous montreront qu’il y a des vieillards et de nombreux enfants, voire même à la mamelle, comme dans la population française. Les nationalités Allemande et Anglaise comptent même plus de femmes que d’hommes ; les Américains comptent 100 femmes pour 104 hommes, les Belges, les Hollandais et les Luxembourgeois pour 110, les Espagnols pour 120, les Suisses pour 133, etc.
D’autre part, le dénombrement de 1886 constate la présence en France de 431 423 étrangers nés en France. Vous avez là successivement, année par année, un bel effectif d’enfants à la mamelle. Vous voyez aussi que ce n’est pas sans raison que la loi du 26 juin 1889 a été surtout faite en vue des étrangers nés en France. Ils forment le tiers des étrangers habitant la France, 1 sur 3 ; c’est la moyenne générale ; et vous voyez que les moyennes ont du bon, puisqu’elles font la lumière et constatent la vérité des faits.
En poussant plus loin les recherches dans ces tableaux du dénombrement dressés avec les actes de l’état civil, nous trouvons qu’il y a des départements, tels que ceux du Nord, de l’Aisne, du Pas-de-Calais et de la Somme, où le nombre des étrangers nés en France est de 48% ; c’est près de la moitié de l’effectif des étrangers, belges principalement, de ce département. Dans les Pyrénées-Orientales, où il y a surtout des Espagnols, la quantité des étrangers nés en France est de plus de la moitié, 52%. Elle s’élève encore dans les Ardennes à 53% ; dans la Loire et dans l’Hérault à 54% ; et même dans le Doubs à 67%. Vous voyez combien de familles entières, avec le mari, la femme, les enfants, et les vieillards, forment sur toutes nos frontières, et dans Paris, cette population étrangère, dont une partie si considérable est établie en France avec une si remarquable fixité.
En outre des chiffres du dénombrement de 1886, un document plus récent, inséré au Journal officiel du 28 août 1889, vient encore jeter une vive clarté sur le point qui nous occupe. C’est un Rapport présenté au ministre du commerce et de l’industrie sur le mouvement de la population pendant l’année 1888. On y constate, à l’article relatif aux mariages, que 14 373 personnes de nationalité étrangère se sont mariées en France, dont 6 130 ayant formé mariage entre étrangers, et 8 243 mariages mixtes entre étrangers et nationaux. Un autre chiffre de ce Rapport est bien digne de remarque au point de vue qui nous occupe, et d’une indiscutable éloquence : en 1888, les registres de l’état civil de France ont constaté 29 105 naissances d’enfants d’étrangers et étrangères, puisque dans ce nombre il y a 15% de naissances naturelles.
Nous n’avons l’un et l’autre en tout ceci, Monsieur et cher confrère, qu’un seul souci, celui de la vérité. La statistique est une auxiliaire pour toutes les autres sciences, pour l’économie politique comme pour le droit, l’administration, la politique. À ce titre penserez-vous peut-être que ces chiffres sont utiles à faire connaître à vos lecteurs, et je vous aurai dû, par l’insertion gracieuse de cette lettre, cette fugitive, mais cordiale collaboration au Journal des Économistes.
Agréez, je vous prie, Monsieur et cher confrère, l’expression de mes sentiments de haute distinction.
Th. DUCROCQ,
Professeur à la Faculté de droit, correspondant de l’Institut, vice-président de la Société de Statistique de Paris.
***
Tout en convenant que l’élément féminin de la population étrangère est inférieur d’un cinquième à l’élément masculin, tandis qu’il est égal et même légèrement supérieur dans la population française, notre savant collègue affirme qu’il n’est pas exact que l’immigration étrangère se recrute principalement parmi les adultes du sexe masculin. Nous pourrions lui faire remarquer qu’il n’est pas d’accord sur ce point essentiel avec les auteurs des diverses propositions ayant pour objet d’enrayer l’invasion des étrangers en France. Tous affirment, au contraire, que cette invasion se compose presque exclusivement d’individus valides « qui laissent leur famille dans leur pays[1] ». Mais nous voulons bien ne pas tenir compte de ce témoignage unanime, et nous accorderons à l’honorable vice-président de la Société de statistique que les deux populations se composent des mêmes éléments et, par conséquent, qu’il est bien vrai, comme il l’a affirmé, à la Société d’économie politique, que la criminalité des étrangers en France est QUADRUPLE de celle des Français.
S’il en est malheureusement ainsi ne nous trouvons-nous pas en présence d’un phénomène aussi inexplicable qu’effrayant ? On n’ignore pas, en effet, que dans les pays qui appartiennent à la même civilisation, tels que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, la Suisse, le taux de la criminalité ne présente que des différences presque insensibles. Eh bien, voici ce qui se passe. C’est qu’aussitôt qu’un Anglais, un Allemand, un Belge, un Italien, un Suisse, ont franchi la frontière française, leurs instincts du meurtre, de vol et de rapine prennent un développement si rapide et si extraordinaire qu’ils commettent en France quatre fois plus de crimes qu’ils n’ont l’habitude d’en commettre chez eux. Ce phénomène, la statistique ne l’explique pas, mais elle le constate, et il faut bien la croire puisqu’elle est officielle. Elle le constate et elle le signale à l’attention des hommes politiques, des criminalistes et même des économistes, afin qu’ils s’ingénient à chercher un remède aux maux et aux dangers que cet accroissement des instincts pervers des immigrants étrangers ne peut manquer de causer.
Ce remède consiste-t-il, comme le pense l’honorable professeur à la Faculté de droit, dans la naturalisation obligatoire appliquée à la descendance des immigrants ? Mais c’est un autre phénomène reconnu, hélas ! par la science moderne, que les instincts pervers et les inclinations vicieuses se transmettent par l’hérédité, aussi bien que les dons de l’intelligence et les qualités morales. Ne serait-ce donc pas commettre une inexcusable imprudence que d’introduire dans la population française, sans qu’il soit désormais possible de l’en distinguer et de l’en expulser, un élément si pernicieux ? Et remarquons bien que le danger ne vient pas seulement du surcroît de méfaits, dont l’élément étranger se rend coupable, dès qu’il a touché le sol français, mais encore de la contagion de ses inclinations vicieuses et criminelles. Ne suffit-il pas d’un fruit véreux pour gâter toute une corbeille de fruits sains ? Si la philanthropie humanitaire peut conseiller d’admettre au sein de la famille française des gens qui appartiennent visiblement à la race de Caïn, — la statistique ne l’atteste que trop, — le patriotisme bien entendu ne commande-t-il pas impérieusement de la préserver de ce funeste contact ? Le gouvernement a interdit l’importation des moutons allemands à tort ou à raison soupçonnés de propager la fièvre aphteuse. La contagion du vice et du crime au sein de la population n’est-elle pas autrement redoutable que la contamination du bétail ?
La naturalisation obligatoire de la descendance des immigrants, que préconise l’honorable M. Ducrocq, aggravera certainement le mal en enracinant à perpétuité, en France, un élément de population dangereux et vicieux. Le remède que proposent MM. Lalou, Macherez, Millevoye et Deroulède, savoir une taxe sur les immigrants, avec l’obligation de servir pendant trois ans dans la Légion étrangère, ne serait-il pas préférable et, en tous cas, plus logique ? Cependant, suffirait-il ? Le seul moyen vraiment efficace d’arrêter l’invasion de cette tourbe quadruplement criminelle d’étrangers ne serait-ce pas de la prohiber à l’entrée et d’expulser les 1 300 000 immigrants qui souillent déjà le sol français ? À ceux que la rigueur d’une telle mesure ferait hésiter, ne pourrait-on pas opposer cet axiome tutélaire du droit romain : Salus populi suprema lex ?
Voilà où nous mène la statistique. N’avons-nous pas eu raison de dire qu’il fallait s’en méfier ?
G. de Molinari
_______
[1] « Au moyen d’une organisation spéciale, laissant la famille dans leurs loyers, vivant par groupes nomades le plus souvent insaisissables pour l’application de certains impôts, ces étrangers se trouvent dans une situation avantageuse pour faire concurrence à nos ouvriers, à nos employés ; et lorsqu’ils ont obtenu tout le profit de cette situation, réalisé de sérieuses économies, atteint leur but, ils retournent dans leur pays, drainant ainsi notre or chez eux. »
(Proposition de loi ayant pour objet la protection du travail national contre les étrangers, présentée par MM. MACHEREZ, DEVILLE, LINARD, DÉPREZ.)
« Voici par exemple une escouade de Piémontais, occupés à des travaux de terrassement. Quelles sont leurs charges ? Ne se réduisent-elles pas strictement à celles qui frappent leur consommation quotidienne ? Ils ont laissé leur famille dans leur pays. »
(Extrait d’un rapport de M. PRADON, cité dans l’Exposé des motifs de la proposition de loi tendant à régler les conditions des étrangers en France, présenté par M. LALOU.)
« Les renseignements statistiques estiment à 1 300 000 le nombre des étrangers résidant en France. Ce chiffre est certainement beaucoup au-dessous de la vérité.
C’est ainsi que Élisée Reclus estime à 500 000 le nombre des Italiens qui émigrent en France, alors que nos statistiques n’accusent que 264 568 résidents.
Les chiffres fournis par les recensements ne portent que sur la population étrangère fixée en France, ils ne peuvent tenir compte de la population nomade, c’est donc, en résumé, non pas un million trois cent mille, mais plus de deux millions d’étrangers que la France nourrit chaque année.
« Comme circonstance aggravante à cet état économique, nous devons faire observer que la population étrangère, soit fixe, soit flottante, ne comporte pour ainsi dire que des individus valides. »
(Proposition de loi relative aux conditions de séjour et de résidence des étrangers en France, présentée par MM. CASTELIN, DEROULÈDE, MILLEVOYE, etc.)
Laisser un commentaire