Création d’une caisse des invalides du travail

Société d’économie politique. Création d’une caisse des invalides du travail, 5 juillet 1882. Annales d’économie politique, 1896.


M. Frédéric Passy propose de mettre en discussion une question que la Chambre des députés, incidemment, par un vote récent, paraît avoir voulu trancher : c’est la création d’une Caisse des invalides du travail, à laquelle la Chambre a attribué le produit de la vente des diamants et joyaux de la couronne.

La question est mise aux voix et adoptée par la réunion.

LA CRÉATION D’UNE CAISSE DES INVALIDES DU TRAVAIL.

M. F. Passy a la parole pour l’exposé de la question.

Je me permets de demander, dit M. F. Passy (et je suis tout prêt à le demander ailleurs à mes honorables collègues du Palais-Bourbon), si, en adoptant, comme ils l’ont fait, d’enthousiasme, l’idée assurément très sympathique, mais à mon avis irréalisable, qui les a séduits, ils se sont suffisamment rendu compte de ce qu’ils veulent et surtout de ce qu’ils peuvent faire, et s’ils n’ont pas été, pour tout dire, quelque peu dupes des mots.

Nous avons les invalides de la guerre ; pourquoi n’aurions-nous pas les invalides du travail ? Voilà une phrase à effet ; et pour beaucoup cela suffit.

Assurément Louis XIV, en élevant le superbe édifice dans lequel il a voulu abriter les débris mutilés de ses trop nombreuses guerres, avait eu une pensée qui, pour son époque, ne manquait pas de grandeur. Elle était, d’ailleurs, conforme à ce besoin de faste et de magnificence qui était dans ses habitudes comme dans les goûts de ses contemporains. On peut se demander, toutefois, s’il n’aurait pas beaucoup mieux agi, au point de vue de l’humanité comme au point de vue de l’économie, en allouant à ses vieux soldats des pensions modestes, en les laissant finir leurs jours dans leurs villages. Aujourd’hui, à plus forte raison, le système est-il critiquable ; et, si l’hôtel des Invalides n’existait pas, celui qui l’inventerait mériterait d’être envoyé à Charenton. L’hôtel des Invalides est aujourd’hui, sous la République, une institution aristocratique au premier chef, puisqu’il n’admet qu’un nombre relativement restreint de privilégiés. On peut dire que tous y ont des droits pourtant ; car ce n’est pas de leur plein gré, quel que soit leur amour pour leur pays, que les soldats vont affronter les risques et les dangers du régiment. C’est pour la société entière qu’ils y vont, et par son ordre ; c’est elle qu’ils servent. Et, quand au service de la société ils ont subi un dommage, l’équité, à ce qu’il semble, exigerait qu’elle leur en tînt compte.

Est-ce qu’il en est ainsi du travail ? Est-ce que dans les professions diverses dans lesquelles nous employons et parfois usons notre vie, c’est pour le public, et non pour nous, que nous travaillons ? Sans doute, toute existence laborieuse contribue au bien général, et, en ce sens, tous les honnêtes gens sont des serviteurs publics. Mais ce qu’ils poursuivent, avant tout, pour la plupart, et parfois uniquement, c’est leur intérêt privé. Ils travaillent pour eux, pour leur famille, parce qu’ils veulent acquérir la fortune, l’aisance ou tout simplement parce qu’il faut vivre et que la faim commande. Rien n’est plus respectable, plus touchant, si l’on veut. Mais rien n’est moins fait pour constituer à leur profit, vis-à-vis de l’État, une créance proprement dite. L’État nous doit à tous la sécurité, la liberté, la justice ; il ne nous doit pas du travail pendant la période de l’activité, et des rentes après.

D’ailleurs, qu’entend-on au juste par les invalides du travail, et au profit de qui réclame-t-on une dotation ? Quels seront, une fois l’institution créée, ceux qui en pourront bénéficier, et à quels avantages pourront-ils prétendre ? M. Passy ne s’arrête pas au chiffre absolument dérisoire de la première mise de fonds présumée : une dizaine de millions placés à 3,5%, à 4 si l’on veut : 350 000 ou 400 000 francs, ce serait peut-être de quoi monter une administration ; ce ne serait pas seulement de quoi la faire marcher ; à plus forte raison de quoi subvenir aux besoins de ses clients. Mais qu’entendra-t-on par invalides du travail et à quels caractères reconnaîtra-t-on les ayants-droit ? S’agira-t-il de ceux qui, de leur vrai nom, ne sont plus valides, c’est-à-dire tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne peuvent plus travailler ? Sérieusement, c’est tout le monde ; car il n’est personne qui, à un âge ou à un autre, ne soit plus ou moins atteint par les infirmités ou par les accidents. En ce cas, c’est toute la société française à pensionner ; tous les contribuables, en d’autres termes, payant un impôt nouveau en vue d’un service public nouveau. Et le moins qu’il faille faire, c’est de doubler le budget. Est-ce là ce qu’on veut, et croit-on que ce fût un moyen bien certain d’accroître l’aisance et la satisfaction générales ?

Que si c’est un petit nombre seulement à choisir dans la foule, alors ce seront des privilégiés, des favorisés. Et pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Préférera-t-on les ouvriers des villes ? Ceux des campagnes valent-ils moins, par hasard, ou ont-ils moins de peine à vivre ? Songe-t-on spécialement aux travailleurs des ateliers et des usines ? Mais en quoi le copiste atteint de la crampe des écrivains, le peintre dont la main tremble, le photographe dont la vue s’est altérée, le musicien qui a perdu la voix ou la couturière que ses pratiques abandonnent, sont-ils moins intéressants que le maçon ou le mécanicien, que le charretier ou le fileur ? Quoi qu’on fasse, si l’on exclut les uns au profit des autres, à quoi aura-t-on abouti, sinon à faire porter à ceux-là double charge pour en exonérer ceux-ci ? Et puis de quelles conditions faudra-t-il justifier pour être admis, et par devant qui ? Il faudra avoir travaillé sans doute, et réellement travaillé, sans quoi on ne serait pas invalide du travail, mais invalide de l’oisiveté. Il faudra avoir été sobre, économe, rangé, prudent même dans son métier ; car autrement nous ne ferions qu’établir à grands frais une prime à l’imprévoyance, à la débauche et à la témérité. Et que diraient ceux qui se seraient privés toute leur vie, le jour où, à leurs dépens, ils verraient servir des rentes à ceux qui ne se seraient jamais rien refusé ? Certes, il y a des ouvriers qui travaillent dur et qui ne s’accordent guère de douceurs ; mais il y en a qui peuvent gagner 10 francs, 20 francs par jour (les appointements d’un sous-chef ou d’un chef de bureau), travaillant deux ou trois jours par semaine et qui le reste du temps sont au café, mangent des huîtres et courent les spectacles et les concerts. Est-ce ceux-ci qu’on a en vue ou ceux-là ? Et étant admis qu’il faudra choisir, qui choisira ? Par devant qui, en cas de refus, l’appel pourra-t-il être porté ? Autant de difficultés auxquelles on s’est bien gardé de songer, et autant de difficultés qu’on n’eût pas résolues ; car elles sont insolubles. On ne fera donc que jeter dans la société, avec de nouvelles charges et de nouvelles gênes, de nouvelles causes de mécontentement, de jalousie et de révolte. Et l’on atteindra, ce qui n’est pas moins grave, de la façon la plus sérieuse, ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme et ce que la société est le plus intéressée à respecter et à développer chez tous ses membres : le sentiment de la prévoyance et de la responsabilité. Déjà nos institutions d’assistance, quelques efforts qu’on fasse pour éviter cet écueil, ne sont pas irréprochables à ce point de vue. Trop de gens, pour s’excuser à leurs yeux ou aux yeux des autres, répondent, quand on leur parle de la maladie ou de la vieillesse, que Bicêtre n’est pas fait pour les chiens. Que serait-ce, le jour où l’on aurait proclamé, législativement, que ni la maladie ni la vieillesse n’ont plus de menaces pour personne et que la patrie, dans sa munificence, fait des rentes à tous ses enfants ? On aurait décrété la misère, ni plus ni moins, et pis que la misère, la déchéance morale de la nation.

C’est de l’aristocratie à rebours et de la pire. Il faut avoir le courage de le dire ; nous sommes à cet égard, s’écrie M. Passy, engagés sur une mauvaise pente ; et, si l’on n’y prend garde, l’amour de l’effet, l’emphase oratoire et la griserie de la mauvaise popularité nous perdront.

Il faut reconnaître que la masse saine de la nation est encore en état de comprendre que le travail est la grande loi, et dans une société qui se prétend démocratique il n’y en a pas d’autre. « Si quelqu’un vous dit qu’on peut s’enrichir autrement que par le travail et par l’économie, répétait Franklin, ne l’écoutez pas, c’est un empoisonneur. » On n’en appellera pas de cet arrêt.

Que l’État, par des facilités données à la prévoyance, comme il le fait par les avantages conférés aux caisses d’épargne, aux caisses de retraite, aux sociétés de secours, encourage l’effort personnel, soit, mais qu’il ne se substitue jamais à lui !

M. LIMOUSIN prévoit qu’il sera seul de son avis sur cette question ; mais il ne croit pas, pour cela, devoir se dispenser de dire son opinion. Cette question de la retraite des vieux travailleurs n’est qu’une des faces de la grosse question de l’intervention de l’État dans le domaine économique. Cette intervention, l’orateur ne la repousse pas, contrairement à l’opinion de la plupart des économistes. Il ne croit pas qu’il y ait une loi scientifique qui proscrive l’immixtion de l’autorité sociale dans les phénomènes de la production et de la distribution des richesses.

Dire que la science condamne cette immixtion, c’est se faire une idée inexacte de la science. La science n’a pas d’opinion et ne connaît ni le bien ni le mal ; elle constate des phénomènes, recherche et établit les lois qui président à leur accomplissement, et c’est tout.

Si l’on dit qu’il a été observé que l’intervention de l’autorité sociale dans les phénomènes économiques nuit toujours à la production et empêche une équitable répartition, je répondrai, dit M. Limousin, que cette observation a été mal faite. Il y a des interventions qui donnent d’excellents résultats.

La seule opinion qui lui paraisse scientifique en cette matière est celle-ci : l’intervention de la puissance publique dans les phénomènes économiques modifie ces phénomènes. Or, cette modification peut être nuisible, comme dans le cas de la protection des industriels contre leurs concurrents de l’étranger, ou bonne, comme dans le cas de la protection des femmes et des enfants employés dans l’industrie, ou encore dans celui des prescriptions hygiéniques pour les ateliers ou les mines.

La question du caractère bon ou mauvais de l’intervention sociale est une question d’espèce et non de principe, et c’est faire en quelque sorte de la métaphysique que de la repousser a priori et de parti pris.

En ce qui concerne le cas spécial de la Caisse de retraites pour les invalides du travail, il y a à examiner l’espèce et à se demander si l’intervention, dans ce cas, produirait de bons ou de mauvais résultats. Pour bien examiner cette question, il faut la bien poser ; il ne s’agit point, en réalité, des 10 ou 12 millions dont la Chambre des députés a décidé le versement dans cette future caisse. Cette somme serait absolument insuffisante, ainsi que l’a fort bien fait remarquer M. Frédéric Passy. Il s’agit du système d’après lequel, comme l’a également dit M. Passy, on imposerait tous les Français, pour faire des rentes à tous les Français.

Il ne s’agit pas, avec ce système, d’un acte de charité accompli par un être de raison qu’on appelle l’État au profit de certains individus qualifiés d’ouvriers : il s’agit simplement d’une obligation, imposée à tous les membres d’une société, de payer une prime d’assurance en vue d’un risque. C’est quelque chose d’équivalent à la contribution qu’on nous oblige de payer pour la sécurité, l’éclairage et le balayage des rues.

Cette obligation dépasse-t-elle les droits que, dans un pays civilisé, on doit attribuer à l’autorité sociale ? Pour le savoir, il faut se demander quelle est la condition qui permet de reconnaître quand l’État reste dans la mesure de ses attributions légitimes. Cette condition est double, elle consiste en ceci : 1° le service public ou l’obligation créée doit être indispensable ; 2° l’État seul, c’est-à-dire la société obligatoire, doit pouvoir l’établir.

En est-il ainsi pour l’assurance contre le dénuement dans la vieillesse ? M. Limousin le croit. Il est incontestable qu’il est nécessaire, plus que nécessaire, qu’aucun individu ne meure de faim. Tout être humain complet, c’est-à-dire ayant du cœur, le sent. Si tout à l’heure, dit-il, en sortant de cette réunion, nous rencontrions sur le boulevard un malheureux n’ayant pas à manger, tous nous fouillerions dans notre poche, et nous donnerions à ce malheureux de quoi se sustenter, non seulement immédiatement, mais pendant quelques jours. Nous agirions ainsi, lors même que nous saurions positivement que ce misérable souffre par sa faute.

Ce sentiment de pitié et de charité doit-il être éprouvé par les seuls individus, et les collectivités qu’ils forment en doivent-elles être exemptes ? Il faut, à son avis, être aveuglé par un parti pris pour le soutenir. Que l’on consulte tout le monde et l’on verra que quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent pensent que la société ne peut pas laisser mourir un de ses membres de faim. L’histoire nous apprend que ce sentiment a été éprouvé à toutes les époques. C’est parce qu’elles ont affirmé cette obligation que les religions, non seulement les églises chrétiennes, mais toutes les religions, ont conquis les peuples et exercé une si forte influence sur eux. Beaucoup d’établissements hospitaliers de notre temps remontent fort loin dans l’histoire, et à toutes les époques, leur création et leur entretien ont été à la charge de l’impôt, aussi bien qu’à celle de la charité privée.

La société qui possède la puissance de coercition peut seule efficacement créer et entretenir de semblables établissements.

Lors d’une précédente discussion, l’on a déjà dit, comme aujourd’hui, que c’était à la prévoyance individuelle des intéressés à pourvoir au pain de leurs vieux jours. M. Limousin répète, comme l’autre fois, à ses collègues ; — Et ceux qui n’auront pas pu, qui même n’auront pas voulu épargner, qu’en ferez-vous ? Les laisserez-vous mourir d’inanition ? C’est à cette question que je veux vous réduire. C’est elle qu’il faut résoudre.

On objecte qu’alors on prélèvera sur ceux qui ont été prévoyants au profit de ceux qui ont été imprévoyants. C’est ce qui se fait, dans une certaine mesure, aujourd’hui ; mais ce n’est pas ce qu’il demande. Il veut qu’on prélève sur les individus virils, en pleine puissance de production, un impôt qui permettra plus tard de leur payer une pension alimentaire, et il ne peut voir dans ce prélèvement rien qui dépasse les attributions légitimes de l’autorité sociale.

On a dit, lors de la précédente discussion, comme aujourd’hui, que la certitude d’une pension empêcherait les pauvres gens d’être prévoyants et d’épargner. C’est là une opinion d’ordre purement logique et que l’observation ne confirme pas. Il n’y a pas, en fait, d’épargneurs plus décidés que les travailleurs des administrations qui assurent une pension de retraite à leur personnel. Selon une expression familière, ceux-ci, étant sûrs d’avoir le morceau de pain, veulent y joindre le morceau de fromage. L’insécurité du lendemain, les accidents de la vie qui amènent souvent la disparition des épargnes péniblement amassées, sont les pires facteurs de l’imprévoyance.

Ce besoin de sécurité pour le lendemain, et cette conscience de la difficulté qu’il y a pour les pauvres gens à se l’assurer par leurs efforts personnels, sont si répandus, que tous les emplois qui la donnent sont ardemment recherchés et acceptés avec enthousiasme, même au prix d’une diminution de gain assez notable. Une loi qui établirait cette sécurité pour tous les pauvres gens, fût-ce au prix d’une contribution à payer d’autorité, serait acclamée par tous les pauvres gens, qui seraient enchantés qu’on les obligeât à être prévoyants, comme on le fait dans les entreprises de l’État et dans les chemins de fer.

L’orateur croit devoir protester, une fois de plus, contre les accusations d’imprévoyance et de dissipation qu’on a de nouveau dirigées contre les ouvriers de Paris. Il vient d’entendre parler de gains s’élevant à 8 et 10 francs par jour. Le gain moyen des ouvriers parisiens, d’après l’enquête de l’Assemblée nationale, peu suspecte de tendances socialistes, est de 4 fr. 99 par jour pour les hommes et d’environ 2 francs pour les femmes. C’est le gain moyen, ce qui signifie que, s’il en a qui gagnent plus, il y en a qui gagnent moins. Et ceux-là sont plus nombreux que les autres. D’autre part, cette moyenne a été établie par un procédé vicieux. Mais soit ! Il l’accepte. Cela fait, à raison de trois cents jours ouvrables par an, 1 500 francs pour les hommes et 600 francs pour les femmes ; avec cela il faut vivre trois cent soixante-cinq jours. Il faut aussi tenir compte des chômages provoqués par des causes diverses : maladie, surabondance de produits, fluctuations de la mode, concurrence des pays étrangers, changement d’atelier. Les ouvriers ont un axiome très vrai sous son apparence paradoxale. Ils disent : « Cent sous par jour, c’est 100 francs par mois, et 100 francs par mois, c’est 1 000 francs par an. »

Quant aux femmes, il leur est impossible de vivre de leur salaire. Sans doute, dans les ménages qui n’ont pas d’enfants et qui ne sont pas atteints par le chômage, 2 100 francs par an peuvent permettre de vivre ; mais ceux qui ont des enfants, deux enfants seulement ? Et, quelque malthusien qu’on puisse être, on ne peut trouver que c’est là un nombre excessif ; chacun a, certes, le droit et le devoir de fournir un remplaçant pour lui au pays. Eh bien, pour ceux qui ont deux enfants, les ressources sont insuffisantes pour vivre, à plus forte raison pour épargner. Il faut tenir compte, en outre, de ce fait, que les soins à donner aux enfants prennent du temps à la mère et, par conséquent, diminuent son gain.

À ceux qui tiennent le langage qu’il critique, il dira, paraphrasant Figaro : « Aux qualités que vous exigez des ouvriers, combien de bourgeois seraient dignes d’être ouvriers ? Lequel d’entre vous se contenterait du revenu ou du gain qui, selon vous, doit fournir aux ouvriers les moyens de vivre et d’épargner ? »

Ce n’est pas devant la Société d’économie politique qu’on doit avoir besoin d’insister sur la loi de Ricardo, d’après laquelle le salaire se réduit toujours à ce qui est indispensable à la moyenne des salariés pour vivre ; loi vraie, dans la plupart des cas, et dont Karl Marx et Lassalle ont su faire un si terrible usage contre les économistes.

On a dit, lors de la précédente discussion : « Mais, puisque le salaire se réduit au strict nécessaire, comment espérez-vous, même par l’obligation, faire payer par les pauvres la prime de leur assurance sur la vie ? À cela deux réponses : d’abord, si la prime d’assurance entrait dans le strict nécessaire, elle entrerait du même coup dans le salaire. Ensuite, le strict nécessaire lui-même est doué d’une certaine élasticité. On l’a constaté lorsque, à la suite de la guerre de 1870-1871, on a établi de nouveaux impôts indirects ou augmenté les anciens. Ces impôts ont pesé principalement sur la masse pauvre, et elle les a payés. Comment ? En rognant sur son nécessaire. Eh bien, pourquoi ne ferait-elle pas à son profit ce qu’elle a fait pour payer les folies des politiciens ? M. Limousin reconnaît la difficulté, le point faible de la thèse qu’il soutient. Pour assurer une pension de 600 francs par an à chacun des 4 millions de vieillards français ayant plus de soixante ans, il faudrait, par an, 2 milliards 400 millions. Ce chiffre ne l’effrayerait pas, lui, mais il convient qu’il peut effrayer nos législateurs. Il y a cependant moyen de marcher lentement vers l’application du système. Le jour, par exemple — qui, malheureusement, ne paraît pas proche — où l’on aura aboli ces armées permanentes, on disposera d’environ 1 milliard par an. Comme, d’autre part, alors, on rendra au travail près de cinq cent mille hommes qui aujourd’hui ne produisent rien, on aura des excédents de revenus qu’on pourra également appliquer au service de la pension des vieillards.

On peut employer d’autres moyens, et, pour son compte, il est prêt à accepter tous ceux qui mèneront au résultat. On pourrait, par exemple, à notre époque de loteries, en organiser une permanente, en affectant les neuf dixièmes du prix des billets à assurer une pension aux acquéreurs et un dixième aux lots servant d’amorce. Seulement, dans ce cas encore, l’État seul peut organiser et administrer.

En résumé, M. Limousin soutient que le législateur a le droit d’organiser un service d’assurance sur la vie, obligatoire ; que non seulement il en a le droit, mais que c’est son devoir. Il ajoute qu’en le faisant il n’offensera en aucune manière la science économique.

M. Achille MERCIER rappelle un passage des Mémoires d’outre-tombe, où Chateaubriand dit : « Il est vrai que, si nous ne pouvons guère concevoir la société antique reposant sur l’esclavage, un temps viendra où l’on ne pourra comprendre la société actuelle au sein de laquelle un homme peut mourir de faim, quand un autre possède 1 million de rentes. » À cette pensée, il faut ajouter la suivante de Franklin : « Il vaut mieux donner au pauvre le moyen de sortir de son état précaire que de lui faire l’aumône. » Ce n’est donc pas la charité, le don, quelles que soient sa forme et son origine même, s’il vient de l’État, qui donnera une solution.

Le salaire, dit-on, ne peut dépasser le strict nécessaire ; oui, quand l’ouvrier isolé lutte seul contre le capital, ; mais on a vu, dans les charbonnages du pays de Galles, les ouvriers associés, par milliers, établir, de concert avec les patrons, une échelle des salaires, qui devaient hausser si le bénéfice de la mine devenait plus grand, et baisser en cas contraire.

Avec une telle organisation, l’ouvrier saura bien amener le salaire à un taux supérieur au strict nécessaire. Quant au vote sur la caisse des invalides du travail, il a empêché le bien. La commission de la Caisse des retraites pour la vieillesse était d’avis de soulager les victimes des accidents dans l’industrie, mais à condition qu’ils eussent préalablement, pendant un certain nombre d’années, fourni à la caisse une modeste cotisation de 2 francs par an. C’était encourager l’économie. On avait parlé aussi de rendre l’assurance en cas d’accident obligatoire pour le patron. Tous ces projets parlementaires tombent devant un vote qui n’a qu’un mérite, celui d’être bruyant.

Soulager celui dont un membre a été broyé dans un engrenage, avec le prix des diamants des reines et des impératrices, cela frappe les imaginations ; mais, par une tout autre voie, on aurait fait plus modestement autant de bien et l’on n’eût pas privé nos musées de millions dont ils ont besoin.

Nous traversons une période de faux socialisme auquel prennent part la Chambre aussi bien que le Conseil municipal avec son projet de bourse du travail. On ne s’occupe pas assez des associations syndicales qui, bien comprises, rendraient le travail aussi fort que le capital. On s’imagine que la classe ouvrière est représentée dans ces congrès où tel comité d’études sociales de trois personnes, portant le nom d’un arrondissement de Paris, délègue deux de ses membres pour prendre la parole dans des réunions où l’on prêche l’insurrection et le pillage de la propriété.

M. C. LAVOLLÉE constate que M. Frédéric Passy a combattu la création d’une caisse des invalides du travail en se fondant sur les principes économiques, et que M. Limousin vient, au contraire, de soutenir la nécessité de cette création, en proclamant le droit des ouvriers, en tant que membres du corps social, à être préservés de la faim et de la misère, même aux frais du budget. Dans le cours de la conversation qui s’est engagée, il a été parlé incidemment de l’imprévoyance des ouvriers qui ne songent pas, quand ils le pourraient, à économiser pour leurs vieux jours, et qui, à Paris surtout, seraient plus enclins à faire des grèves ou des émeutes qu’à placer à la caisse d’épargne. Avant d’exprimer son avis sur la question qui se discute, M. Lavollée croit utile d’opposer le résultat de ses investigations personnelles à l’opinion défavorable que l’on se forme trop aisément au sujet de l’ouvrier de Paris.

Dès 1865, en étudiant une statistique très complète, publiée par les soins de la Chambre de commerce, il avait pu se convaincre de l’immense somme de travail et des conditions satisfaisantes de conduite et de moralité que présente la population ouvrière parisienne. Depuis, ayant participé à l’administration de deux grandes compagnies qui occupent plusieurs milliers d’ouvriers, il rend ce témoignage que la grande majorité de ces ouvriers est très laborieuse et animée de l’esprit d’ordre. Il ne faut pas confondre l’ouvrier parisien avec ces nomades et ces cosmopolites qui, trop nombreux, affluent vers la grande ville et y font, à l’occasion, émeutes ou révolutions. L’un des inconvénients de cette confusion, c’est qu’elle peut, comme dans le cas actuel, égarer le jugement des meilleurs esprits et des plus bienveillants, quand il s’agit des questions qui intéressent les ouvriers. Cela dit, M. Lavollée ne partage pas la doctrine de M. Limousin quant à la création d’une caisse générale des invalides du travail ; mais, d’un autre côté, il craint que les principes économiques, soutenus avec tant d’autorité par M. Frédéric Passy, ne suffisent pas pour porter remède à des infortunes devant lesquelles l’État ne saurait demeurer indifférent, et il croit qu’il y a lieu de procurer à ces invalides autre chose que d’excellents conseils de prévoyance et d’économie.

Lorsque les ouvriers, blessés dans le cours de leur travail, sont au service de grandes entreprises, ils reçoivent d’ordinaire des secours et des indemnités convenables ; mais lorsqu’ils travaillent isolés ou au service de patrons qui ont peu de ressources, il ne leur reste plus aucun moyen d’existence. Les économies, s’il y en a, sont bien vite épuisées, et les caisses de secours mutuels sont, en pareil cas, impuissantes. Voilà les invalides dont le sort mérite d’exciter l’intérêt du législateur. Il ne s’agit pas des millions d’ouvriers dont M. Limousin voudrait que l’État entretînt la vieillesse. Le problème est beaucoup plus restreint, et il ne semble pas qu’il soit trop difficile à résoudre, soit par une caisse spéciale, soit par la création d’établissements hospitaliers.

La fondation de l’asile de Vincennes a donné lieu, en son temps, à des critiques assez vives de la part des économistes, qui y voyaient un commencement de socialisme. De même pour l’asile du Vésinet. Ces deux établissements rendent de tels services que les critiques ont cessé. Les principes économiques, si tant est qu’ils soient lésés par l’existence de ces asiles, n’ont pas prévalu contre tant de misères utilement soulagées.

L’économie politique n’a point à se montrer trop rigoureuse ni trop rigide dans ces questions d’assistance qui se posent nécessairement, plus pressantes qu’autrefois, sous un régime démocratique. On a fait depuis quelques années d’énormes dépenses pour propager l’instruction. Tout le monde est d’accord sur ce but, mais n’a-t-on pas quelque peu exagéré les libéralités ? Eh bien ! s’il fallait faire quelques sacrifices en faveur des victimes du travail, on devrait s’y résigner, et l’économie politique n’en serait pas moins bien venue à recommander l’épargne, l’assurance, c’est-à-dire les véritables remèdes contre la misère de la vieillesse et contre les accidents, mais remèdes qui ne suffisent pas toujours.

M. le docteur Lunier, après avoir entendu, dit-il, l’exposé si net et si précis que M. Frédéric Passy a fait de la question qui vient d’être l’objet, à la Chambre des députés, d’un vote quelque peu inattendu, ne pensait pas voir la discussion prendre une pareille extension.

Il va essayer de limiter le débat.

En principe, tout le monde est d’avis que la société ne doit pas laisser mourir de faim l’ouvrier infirme ou âgé qui ne peut plus travailler et qui n’a pas pu se créer des ressources pour ses vieux jours. Tous les membres de la réunion ou presque tous pensent également qu’il serait dangereux de poser en principe le droit à l’assistance. Ce serait, comme l’a fort bien dit M. Fr. Passy, encourager la paresse et l’imprévoyance.

Sous ce rapport, M. le docteur Lunier ne peut partager l’opinion de M. Limousin, lorsqu’il dit que ni l’ouvrier célibataire qui gagne 4 à 5 francs par jour, c’est-à-dire, en ne comptant que 300 jours de travail, de 1 200 à 1 500 francs par an, ni le ménage qui gagne 7 et 8 francs par jour, c’est-à-dire de 2 100 à 2 400 francs par an, ne peuvent économiser et qu’ils ont à peine le strict nécessaire. Mais n’oublions pas qu’à Paris même, beaucoup de petits employés à 1 500 et 1 800 francs trouvent le moyen de vivre et d’élever leurs enfants.

M. Limousin voudrait que l’État assurât à tous les ouvriers âgés ou infirmes une pension de retraite qui les mît à l’abri du besoin.

M. Lunier le veut bien, mais à la condition que tant qu’ils seront jeunes et valides, ils consentiront au prélèvement sur leurs salaires d’un tant pour cent auquel l’État ajouterait au besoin la somme nécessaire pour compléter le quantum de la pension de retraite jugé indispensable.

Mais c’est ce que font aujourd’hui les grandes administrations en opérant sur le traitement de leurs employés une retenue obligatoire.

C’est ce que font, dans un autre ordre d’idées, les sociétés de secours mutuels ; et comme les cotisations bien modestes des membres participants ne pourraient à elles seules constituer un fonds de secours suffisant, on a créé la catégorie des donateurs et des membres honoraires, et, de plus, en cas de besoin, on fait appel, et bien rarement en vain, aux subventions de l’État.

C’est en développant ces sociétés de secours mutuels et peut-être même en obligeant, comme on l’a fait ailleurs, les ouvriers à en faire partie, qu’on parviendra à résoudre la question qui préoccupe à si juste titre tous les économistes.

M. Alph. Courtois tient tout d’abord à rectifier une erreur commise par M. Limousin.

Celui-ci semble croire que le développement de la misère est un fait inévitable quant à ceux qui en éprouvent les étreintes et qu’il ne dépend pas d’eux, mais de ceux qui sont fortunés ou aisés, que cette misère ne s’étende ou ne se restreigne.

C’est une erreur. Loin d’éteindre la misère, des efforts inconsidérés, imprudents quoique généreux, peuvent, allant à l’inverse de leur intention, faciliter son accroissement, amortissant l’initiative, supprimant toute l’énergie du travail et de l’épargne.

Le relèvement, pour être fécond, doit se faire par ceux-là mêmes qui sont frappés, aidés d’ailleurs par des actes privés. L’intervention officielle de l’État est des plus nuisibles ; elle engendre la faveur d’une part, et la croyance erronée, d’autre part, que l’assistance est un droit, que l’État est institué pour la pratiquer. L’État n’a à s’occuper que de la production de la sécurité ; tout autre but, et particulièrement la bienfaisance, est une ingérence regrettable sur le terrain de l’initiative privée.

Pourquoi regrettable ? Parce qu’elle amène l’inaction de ceux qui seraient disposés à secourir leurs semblables. On compte sur l’État et l’on s’abstient ou tout au moins on fait peu. Que l’État renonce ostensiblement à toute fonction ayant pour but la bienfaisance, et l’on peut s’attendre à ce que l’initiative privée, sachant qu’il n’y a qu’elle pour secourir le malheur méritant, multipliera ses efforts, mais avec critique, et en intéressant, tant qu’elle le pourra, l’individu à son propre relèvement financier.

C’est ce que font les sociétés de secours mutuels particulièrement. M. Courtois, qui connaît leur fonctionnement, étant administrateur de plusieurs d’entre elles, est témoin du soin que mettent les membres participants à n’accorder que des secours mérités, capables de redonner du courage et non d’éloigner du travail, de déshabituer de l’épargne. Aussi ces sociétés sentent-elles que l’Assistance publique est leur ennemi le plus sérieux, celui qui s’oppose le plus directement à leur développement, et demandent-elles, comme cela a eu lieu il y a deux ans au Congrès des sociétés de secours mutuels tenu à Paris, sa suppression complète et absolue.

M. Georges RENAUD considère qu’il faut séparer la question accidentelle de la caisse des invalides, qui est un détail, un côté restreint de la discussion, de la question de principe, qui est bien plus grave. M. Limousin vient de se faire l’interprète d’une tendance qui n’est que trop générale en France, non pas seulement dans les classes populaires ou ouvrières, mais aussi dans la bourgeoisie et même dans les grands corps de l’État, au conseil d’État et ailleurs. M. Limousin l’a dit : c’est le droit à l’assistance. Tout Français aspire aujourd’hui à avoir une retraite, et M. Renaud considère comme ce qu’il peut y avoir de plus déplorable pour une nation cette aspiration vers une situation calme, tranquille, sans aléa, sans grand risque et aussi sans grand bénéfice. On se restreint, on se limite, on se prive, au lieu de faire des efforts pour donner satisfaction à de puissantes aspirations, à des exigences pressantes. L’ambition est bornée ou, du moins, elle l’est quand il s’agit de faire des efforts personnels pour produire ; elle ne l’est plus quand il s’agit de solliciter de l’État.

L’orateur fait remarquer qu’il y a tout un monde dans cette formule : le droit à l’assistance. C’est le droit pour toute personne qui, en réalité ou en apparence, est dans un état de fortune dit insuffisant, de réclamer à l’État un secours, une pension, une place. Vous vous êtes ruiné parce que vous avez fait vos affaires d’une façon inintelligente ; vous avez été chassé des administrations privées comme incapable ; vous avez quelquefois été rayé des cadres des administrations publiques pour « malhonnêteté ». Vous venez vous rejeter sur l’État, recommandé par de grands personnages politiques, pour solliciter un morceau de pain, vous dispensant de chercher à vous tirer d’affaires proprio motu, par des efforts spontanés.

Ce n’est pas parce que vous êtes méritant, parce que vous êtes capable, parce que vous êtes un homme de caractère ou de volonté qu’on vous nomme à une fonction publique, mais parce que vous êtes ou que vous vous dites misérable. Vous avez perdu votre fortune à la Bourse ou dans des spéculations douteuses. Vous avez des fous dans votre famille, et il vous a été transmis quelque chose par l’hérédité. Il en résulte que vous êtes un être médiocrement intelligent, à charge à votre famille. L’État doit venir en aide à cette famille, et il vous nomme à une fonction quelconque. Ainsi se recrute trop souvent notre bureaucratie française.

Est-ce digne de la République et du gouvernement républicain d’encourager ainsi les citoyens à n’être que des solliciteurs et des mendiants, au lieu de faire acte de travailleurs actifs et laborieux, devant tout à eux-mêmes et ne comptant que sur eux-mêmes ? Ah ! sans doute, on doit leur assurer la liberté du travail la plus complète, la liberté du commerce la plus absolue ; mais c’est tout ce qu’ils doivent demander.

Ce qu’il faut éviter de supprimer, c’est l’effort individuel. L’homme, naturellement, n’aime pas à faire des efforts. Il tentera tout pour les éviter, quitte à vivre misérablement et petitement. Il supportera encore de préférence l’effort physique, l’effort manuel ; il ira même jusqu’à l’effort intellectuel, quoique déjà il soit plus pénible ; mais il se soustraira par tous les moyens possibles à l’effort moral, à l’effort de volonté, de responsabilité, aux préoccupations. Eh bien, malheureusement, en France, ce qui fait le plus défaut actuellement, c’est l’esprit d’invention, l’esprit de combinaison, l’esprit d’organisation. Notre production ne s’accroît pas. Elle demeure stationnaire, parce qu’il ne se fait plus d’efforts que d’une manière trop rare pour la relever et l’étendre. On recule devant le poids de la responsabilité d’une entreprise. C’est une des raisons principales de la décadence de notre marine marchande.

On se tourne vers l’État et l’on vient lui demander sa protection.

Le système des retraites généralisé ferait disparaître le peu d’efforts individuels qui se font encore. Garantir à tous un repos et une vieillesse assurés sans qu’ils aient à faire d’efforts, ce serait aller à l’encontre des nécessités du progrès, ce serait exposer notre nation à tomber au rang le plus bas. Supprimer l’aléa, supprimer le risque, c’est abaisser le niveau moral des individus et des peuples, c’est supprimer le plus puissant moyen d’éducation du caractère du citoyen. On n’est un homme, digne de ce nom, qu’autant qu’on se sent responsable, appelé à prendre des décisions susceptibles d’engager cette responsabilité et capable d’en supporter les conséquences.

Du reste, à quoi bon créer une caisse des invalides du travail ? Qui sera qualifié d’invalide du travail ? Le boutiquier qui aura vécu toute sa vie à faire du petit commerce, qui y aura usé son existence, sera-t-il un invalide du travail ? À quoi distinguera-t-on un ouvrier d’un bourgeois ? Enfin, que pourra-t-on faire avec 600 000 francs de revenu par an ? Il y a 4 millions de personnes de plus de soixante ans, dit-on. Laissons faire la bienfaisance privée. Elle s’exerce assez abondamment, elle crée un nombre assez considérable d’œuvres charitables. Voilà ce qui est bien, ce qui est utile, et encore, à la condition que ceux qui les organisent s’appliquent à distinguer les vraies misères des autres infortunes moins grandes, mais qui peuvent trouver un remède dans le travail. Dites que ces œuvres de bienfaisance ne sont pas assez parfaites, que, souvent elles font fausse route, que l’assistance publique laisse à désirer ; d’accord. Mais n’oublions pas que la loi des pauvres en Angleterre a créé des millions de pauvres, qui, sans cela, auraient cherché à assurer eux-mêmes leur existence. Plaignez-vous de l’insuffisance de l’administration de l’assistance publique, qui a créé toute une population vouée à l’assistance héréditairement. Ici nous serons unanimes ; mais, dit M. Renaud en terminant, avant tout, évitons de généraliser les exceptions, car ce serait compromettre les forces vives de la production et les conditions intimes de la prospérité d’une grande nation.

M. MARCHAL partage entièrement l’opinion de M. Frédéric Passy et des membres qui ont parlé dans le même sens. Pendant plus de quarante ans, il a été, dans l’exercice de ses fonctions, en rapport avec des ouvriers de presque tous les états, tant à Paris qu’en province, et il a remarqué que ce ne sont pas ordinairement les plus rétribués qui ont le plus d’ordre et d’économie. Il y a une catégorie importante d’ouvriers, tant par le nombre, qui s’élève déjà à près de 400 000, que par les services qu’ils rendent, qui se contentent de modestes salaires très inférieurs à ceux qu’on signalait tout à l’heure comme insuffisants. Il ne font ni grèves ni révolutions, ils sont généralement mariés et élèvent honnêtement leurs familles. Ce sont les cantonniers. Leurs salaires, il y a trente ou quarante ans, ne s’élevaient pas à plus de 35 ou 45 francs par mois. Ils sont aujourd’hui de 50 à 90 francs suivant la classe. Ils trouvent dans la fixité de cette modeste rémunération et dans leur inscription d’office à la Caisse des retraites de la vieillesse, moyennant une retenue obligatoire de 5, 6%, une compensation à la modicité de leurs salaires ; leurs fils, après avoir payé leur dette comme soldats, s’estiment heureux de suivre la carrière de leurs pères.

Or, la vie matérielle (loyers à part) n’est pas plus chère pour les ouvriers à Paris qu’en province. Il est donc aussi faux que dangereux de prétendre que l’ouvrier de Paris ne peut pas vivre et pourvoir aux besoins de sa vieillesse avec des émoluments doubles ou triples de ceux qui suffisent aux modestes et honnêtes cantonniers.

Il est une autre catégorie de travailleurs, plus nombreuse encore, dont les salaires ne sont pas plus élevés : ce sont les ouvriers ruraux. Les uns sont occupés à l’année dans les fermes, logés et nourris, recevant des gages qui n’équivalent pas à 1 fr. 50 ou 2 francs par jour. Les autres, employés à la journée d’une manière intermittente, ont des salaires très variables suivant les saisons, qui ne dépassent pas en moyenne 3 fr. 50 à 4 francs, sans nourriture ni logement.

Lorsque les théories socialistes pénètrent dans les campagnes, elles y causent des désastres. Les ouvriers ruraux, alléchés par l’appât de gros salaires et de plaisirs faciles, quittent les fermes d’abord pour les villes voisines et celles-ci pour Paris. La main-d’œuvre manque à la culture et aux récoltes. Or, l’agriculture, si cruellement éprouvée depuis quelques années par les intempéries, ne peut pas allouer de gros émoluments. Elle peut à peine nouer les deux bouts ; avec les taux actuels des salaires urbains et les excitations de toute nature, la désertion des ouvriers ruraux amènera, si elle continue, la disette en permanence et tous les fléaux qui en sont la conséquence.

On trompe les ouvriers quand on les leurre de l’espoir de gros salaires, on les trompe quand on leur promet de mettre à la charge permanente de la société les soins de leur vieillesse.

Quelques chiffres suffiront pour mettre cette assertion en évidence.

Le nombre des vieillards auxquels, d’après la théorie de M. Limousin, il faudrait assurer une pension est de quatre millions. La pension, fût-elle réduite à la modique somme de 1000 francs, nécessiterait un prélèvement annuel de quatre milliards sur le revenu social. Où trouver ces 4 milliards ?

Si l’on parvient à grand’peine à réunir quelques millions ou quelques dizaines de millions, on ne manquera pas de les attribuer exclusivement aux ouvriers parisiens déjà si largement rémunérés, d’où un attrait de plus et une accélération de la désertion des campagnes au profit de la capitale, dont la population croît chaque année de 30 000 à 40 000 âmes.

La véritable, la seule caisse des invalides du travail est la caisse actuelle des retraites de la vieillesse, accessible à tous et alimentée par les épargnes individuelles.

On prétend que cette caisse est en déficit par suite du taux élevé de la capitalisation des fonds qui y sont déposés. Qu’on conserve cependant ce taux de capitalisation, ce sera une subvention que l’État accordera à titre d’encouragement à l’épargne. C’est la seule qu’il soit légitime de lui demander.

Encourageons donc la prévoyance par tous les moyens en notre pouvoir, et gardons-nous de faire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte à la pratique de cette vertu aussi essentielle que difficile à exercer.

Le comte Cieszkowski rappelle que, dans une précédente discussion sur le crédit au travail, il a soutenu que la véritable base du crédit pour l’ouvrier, c’est l’assurance. Ici encore, c’est l’assurance qui permettrait de résoudre la question des retraites ou des pensions aux travailleurs vieux ou infirmes. En disant cela, il est parfaitement d’accord avec Benjamin Franklin, dont on vient à si juste titre d’invoquer l’autorité et de citer le célèbre aphorisme sur le travail et l’épargne ; car, qu’est-ce donc en définitive que l’assurance, sinon la forme la plus puissante et la plus prudente de l’épargne ? Seulement, cette assurance, il ne la veut pas obligatoire ; il suffirait qu’elle fût facultative, avec le concours, avec les subventions de l’État, et cela pour des raisons pratiques dans l’intérêt bien entendu des ouvriers eux-mêmes. Fidèle à sa doctrine, qui maintient toujours la vieille devise économique : Laissez faire, laissez passer, mais en y ajoutant comme complément désormais indispensable : Aidez à faire, encouragez, développez, M. Cieszkowski considère comme aussi juste qu’utile et praticable, non seulement de garantir au travailleur ses épargnes, comme cela a déjà lieu dans les caisses d’épargne proprement dites, mais encore de les grossir proportionnellement par des subventions encourageantes dès qu’elles seraient constituées en assurances.

M. LIMOUSIN se borne à répondre quelques mots, vu l’heure avancée. Il fait remarquer que la plupart des orateurs qui lui ont répondu ont accepté la nécessité d’une assistance publique plus ou moins large. Ils paraissent ne pas avoir compris que ce système a l’inconvénient d’opérer un prélèvement sur les prévoyants au profit des imprévoyants.

Mais ce n’est pas là la principale critique qu’on puisse adresser à cette opinion. Cette critique est celle-ci : Vous désertez, vous aussi, le principe de la non-intervention de l’État dans le domaine économique ; il n’y a plus, par suite, entre nous qu’une question de nuances. Soyez bien sûrs, d’autre part, que les institutions politiques ont leur loi d’évolution ; la démocratie française aboutira fatalement à l’établissement du système de l’assurance obligatoire contre les risques de la vieillesse.

M. Frédéric PASSY, en regrettant que l’heure avancée ne lui permette pas de répondre plus complètement à M. Limousin, relève rapidement quelques points de l’argumentation de son confrère.

Sans l’Assistance publique, a dit celui-ci, les 120 000 pauvres qu’elle soutient à Paris mourraient de faim. On peut se demander, et les rapports des inspecteurs généraux de l’Assistance, celui de M. de Watteville notamment, semblent le démontrer, si, sans cette assistance dont les secours deviennent le patrimoine héréditaire de générations successives, ces 120 000 pauvres seraient dans la misère, et si, en somme, le remède, quelque soin qu’on prenne, ne fait pas plus de mal que de bien.

Il y aurait à dire aussi, sans méconnaître ce qu’il y a de pénible et de poignant parfois dans la condition des vrais ouvriers, si M. Limousin n’exagère pas quand il déclare impossible de vivre avec des salaires qui ne sont pas (par exemple des salaires de 5, 7 et 8 francs) au-dessous de ceux de bien des petits employés, qui vivent et parfois économisent.

Mais, dit M. Passy, la plus grave erreur, à la fois de doctrine et de fait, commise par M. Limousin, est celle qui consiste à rééditer la théorie de Ricardo sur le salaire forcément réduit au strict nécessaire, et à supposer que la contribution décrétée par l’État s’ajouterait, en y entrant de par la loi, à ce strict nécessaire ; de même qu’en Angleterre le droit à l’assistance, compensation des spoliations commises par les landlords, aurait eu pour effet de combattre la misère.

Ce qu’on appelle le nécessaire, dit M. F. Passy, est éminemment variable, et dépend à la fois de l’état général de la richesse et des habitudes. On n’y faisait pas entrer jadis les souliers et les chemises. On y comprend aujourd’hui des vêtements de drap, de la viande, et bien des choses que nos pères eussent appelées du luxe. Mais il n’est pas au pouvoir de la loi de relever à volonté cette moyenne, parce qu’il ne dépend pas d’elle de créer à volonté des richesses et d’accroître le fonds dans lequel se puisent les salaires. Ce qu’elle donne d’une main, elle le retire de l’autre ; et l’expérience de la nation anglaise est là pour le prouver.

Les lois des pauvres ont été des lois de misère ; et l’assistance qu’elles ont assurée aux misérables a été cruellement escomptée sur les gages. À cet égard, la leçon est faite, et sans réplique.

M. Limousin dit qu’on ne peut pourtant pas laisser mourir ceux qui ne trouvent pas à vivre et que ce n’est pas le moment, quand un homme est sans pain ou quand il est malade, de lui faire subir un examen de conscience pour savoir s’il n’a pas plus ou moins mérité son sort. Sans doute, et Malthus, qu’on accuse si souvent à tort, l’a dit avant nous, en termes aussi touchants que sages. Mais autre chose est de venir en aide à celui qui est tombé, même par sa faute ; autre chose de prendre à l’avance l’engagement de relever tous ceux qui tombent n’importe où, quand et comment. Assister est un devoir, dans la mesure du possible ; être assisté n’est pas un droit. Et le jour où c’en sera un, la source de l’assistance n’en aura pas pour longtemps avant de tarir.

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