Coup d’œil sur le cours d’économie politique de M. P. Rossi, ancien professeur au Collège de France, par Louis Reybaud (Journal des économistes, janvier 1842)
COUP D’ŒIL SUR LE COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE
DE M. P. ROSSI,
ANCIEN PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE.
L’enseignement économique du Collège de France dans le cours des années 1836 et 1837 vient d’être reproduit. Il témoigne tout ce qu’avait de solide à la fois et de mesuré la parole du professeur alors en possession de cette chaire, et prouve que pour s’élever jusqu’à l’éclat, il n’est pas nécessaire de sacrifier la vérité.
Dans un temps agité comme le nôtre par l’esprit d’aventures, rien n’est plus rare que les hommes assez sûrs d’eux-mêmes, assez fortement trempés pour résister au choc des idées turbulentes ou téméraires qui se croisent de toutes parts. On a beau avoir une vive confiance en des dieux longtemps respectés, la foi la plus robuste hésite devant un déchaînement d’attaques impunies, et le desservant le plus fidèle craint toujours de se trouver en face d’autels déserts. M. Rossi a eu cette fermeté qui se puise dans une conviction profonde ; il a résisté à l’entraînement qui pousse la foule vers la nouveauté et vers le bruit. Malgré le dédain, malgré la déclamation, il n’est pas sorti du terrain de l’expérience, et n’a pas dévié de la ligne de ses études. C’est une constance qui devient chaque jour plus méritoire, un titre dont les appréciateurs réfléchis doivent tenir compte. Pour être prise au sérieux, une science a besoin d’apporter quelque mesure dans les modifications qu’elle subit : elle ne peut pas se laisser refaire, tous les dix ans, de fond en comble ; offrir table rase à tous les essais, à tous les systèmes. La liberté d’une époque n’est pas enchaînée sans doute par le point de vue des époques antérieures, et il serait ridicule de vouer la pensée humaine à l’immobilité ; mais l’usage du droit de réforme ne saurait être accompagné de trop de ménagements, ni entouré de trop de réserve. Le passé lègue à l’appui de ses idées, outre leur valeur virtuelle, l’impression qu’elles ont produite, l’ascendant qu’elles ont acquis, la clientèle qu’elles se sont faite. Dans un système de destructions successives, tous ces résultats s’anéantissent, et un jour arrive où l’on ne trouve plus que le néant sur les ruines que l’on a faites.
M. Rossi nous semble avoir rencontré la limite dans laquelle l’innovation doit et peut s’exercer sans compromettre l’autorité d’une science. Il y a en lui le degré d’initiative nécessaire pour en reculer l’horizon, et en même temps un esprit de conservation assez puissant pour vaincre ce que cette tendance a parfois d’absolu et d’impérieux. C’est un interprète de la tradition, mais un interprète indépendant, discutant les problèmes économiques en esprit habitué à les dominer, ne se laissant pas conduire plus loin que ne le veut sa raison, et voyant toujours les faits à côté des théories. Dans ses affirmations comme dans ses doutes, on distingue cette modération, on reconnaît cette sagesse. La transformation sociale semble être, de notre temps, l’objet des mêmes poursuites que la transmutation des métaux au treizième siècle. On se propose d’assurer le bien-être de l’humanité à l’aide de recettes qui rappellent celles de l’alchimie ; on conjure nos infirmités industrielles et commerciales au moyen de formules presque cabalistiques. Le grand arcane est pénétré ; il suffit seulement de soumettre les sociétés aux initiations préparatoires. M. Rossi ne croit pas à ces découvertes, et n’affiche pas le dessein d’en faire dans ce sens ; il doute qu’on ait trouvé la nouvelle pierre philosophale, et il ne la cherche pas lui-même.
On ne saurait trop louer cet instinct de défiance. Le devoir des classes qui, par un droit direct ou indirect, concourent au gouvernement, est de songer à celles qui, moins favorisées, vivent encore sous une sorte de tutelle. Dans une société qu’animerait un mobile vraiment élevé, le dévouement devrait toujours se produire en raison de la position ; l’ambition la plus pressante devrait être celle de réaliser la plus grande somme de bien. On ne se conduirait pas ainsi par vertu, qu’il faudrait le faire par intérêt : c’est le seul moyen de prévenir les froissements des révolutions sociales. Mais en travaillant pour le peuple avec un intérêt réel et sincère, en songeant à ceux qui souffrent d’une manière active et efficace, en les conduisant peu à peu vers l’éducation et vers le bien-être, il ne faut pas promettre emphatiquement plus qu’on ne peut tenir, ni semer des illusions pour recueillir des mécomptes. Ne jouons pas avec le malheur ; ne lui présentons pas, comme autant d’objets réels, les mirages de l’imagination. On excite ainsi des désirs qu’il devient impossible de combler, on provoque les colères qui naissent toujours d’un espoir déçu. Depuis dix ans bientôt, c’est le jeu que l’on poursuit. On échauffe le peuple au récit exagéré de ses propres douleurs, on le berce dans les déceptions d’une métamorphose chimérique. Un monde fantastique est substitué au monde positif ; on promet plus de salaire en retour d’un moindre travail ; on supprime la privation, on abolit la misère. Qu’en résulte-t-il ? D’amers désappointements qui entretiennent dans les âmes un foyer de jalousie et de haine. Le rêve est pacifique ; mais l’impression qui en résulte l’est moins. Les cerveaux, exaltés par des perspectives imaginaires, perdent le sentiment des réalités, et continuent l’utopie dans le sens de la passion. Voilà où se trouve le péril. Il est à souhaiter que chacun le comprenne. Il faut songer au peuple ; c’est un devoir étroit, tout à la fois impérieux et difficile ; mais en conviant les classes laborieuses à une félicité sans bornes, craignons d’éveiller des prétentions qu’il n’est pas donné à la société de satisfaire. Moins de promesses et plus d’effets ; moins de bruit et plus de bien réel ; le soulagement partiel et immédiat au lieu du renouvellement intégral de condition, tel est le cercle dans lequel doivent s’exercer les efforts des hommes clairvoyants, des cœurs dévoués, des intelligences sympathiques.
Ce sentiment respire dans le livre de M. Rossi : on le découvre à chaque page. C’est l’œuvre d’un esprit qui se contient, mais qui se trahit aussi par intervalles, et répand une vive lumière. Rien n’est plus serré que la trame de sa composition : on croirait lire parfois un de ces beaux recueils d’aphorismes, monuments de la sagesse antique. Comme solidité, comme pénétration, nous ne connaissons rien de mieux, en économie politique, que plusieurs aperçus dont l’ancien professeur du Collège de France peut revendiquer tout l’honneur. Une théorie nouvelle sur le produit net et le produit brut du sol, des définitions originales sur le capital et ses modifications ; trois excellents chapitres sur la liberté et l’industrie et du commerce ; des vues ingénieuses sur la valeur, sur l’offre et la demande, sur les monopoles ; une étude approfondie de la grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture ; un coup d’œil sur quelques formules d’association agricole, composent une grande partie de cet enseignement, et ne sauraient être l’objet de trop d’éloges, ni motiver, sur presque tous les points, une adhésion trop entière. La dialectique en est précise, sans pour cela être moins éloquente, et la sobriété de l’image ne nuit ni au mouvement, ni à la couleur du style. Si l’on peut reprocher quelque chose à la forme et même à l’idée, c’est d’être, en une certaine façon, trop substantielles, trop nourries, trop concentrées. Chaque phrase porte et sollicite l’attention : aucun développement ne repose l’esprit en rappelant des notions déjà familières, et souvent même le professeur laisse à son auditoire le soin de tirer les conséquences qui sont en germe dans ses démonstrations. Jamais on n’a condensé la science avec plus de puissance et de vigueur. C’est un défaut peut-être, mais un rare et précieux défaut.
Il est inutile de s’étendre sur les parties du livre de M. Rossi, qui sont, à nos yeux, hors de controverse, et ne donneraient lieu qu’à des variations dans la formule d’un éloge mérité. La science gagnera davantage à l’exposition des doutes, des dissidences qui peuvent s’élever sur des points peu nombreux et pour ainsi dire de détail. C’est aussi le plus bel hommage qu’on puisse rendre à l’auteur, car il prouve que la réflexion s’est attachée à son œuvre. Pour entrer sur-le-champ dans cet ordre d’appréciations, nous soumettrons à M. Rossi nos scrupules au sujet de la distinction qu’il établit, au début de son livre, entre la science pure et la science appliquée, l’une et l’autre modifiées par des servitudes morales. Ces catégories ne nous semblent pas heureuses : au lieu d’éclairer le travail où elles règnent, elles y répandent, à notre sens, quelques nuages. Une science ne doit pas se créer ainsi deux existences, l’une dans le domaine de la spéculation, l’autre dans le domaine de la réalité. Elle peut subir des interprétations diverses, erronées ; elle peut se soumettre à tous les sacrifices qu’exigent le temps et l’espace, l’état des nationalités et des civilisations, l’éthique et la politique, des circonstances durables ou passagères, le despotisme des intérêts ou la ligue des préjugés ; elle peut se résigner à ne jamais connaître que des applications partielles, incomplètes, incohérentes, à être mal jugée, dédaignée, méconnue. Tout cela peut même ébranler, affecter son autorité extérieure ; mais l’essentiel c’est qu’elle conserve l’opinion qu’elle a de sa propre valeur, qu’elle défende son intégrité, qu’elle s’affirme. La loi qui la régit ne peut pas se dédoubler ; il faut qu’elle soit une, qu’elle soit formelle. Ainsi la science économique est ou n’est pas : si elle est, elle n’a qu’une formule ; si elle en a deux, c’est qu’elle n’est pas.
La distinction que propose M. Rossi dérive d’un sentiment dont nous comprenons toute l’influence. Il s’agissait de concilier les contradictions sans nombre qui se présentent dans la sphère économique, et d’expliquer pourquoi la vertu des doctrines ne se manifeste pas davantage dans les résultats extérieurs. De là cette nécessité d’adopter une définition, arbitraire sans doute, mais qui fournit du moins une réponse générale aux anomalies. On comprend ce soin, on voit où il tend. Mais le savant professeur n’avait pas besoin de poser cette réserve contre les objections, et d’affaiblir la science pour mieux la défendre. La vertu de l’économie politique ne saurait être atteinte par des applications défectueuses et par des réalisations qu’elle désavoue. La science existe, mais à l’état de théorie seulement : nulle part elle n’a été complétement essayée, elle ne saurait l’être sous l’empire des préventions actuelles. Dans plusieurs endroits de son livre, M. Rossi constate cette servitude de l’économie politique, et une semblable situation suffit pour excuser tous les mécomptes. La science économique peut être jugée d’une manière abstraite : c’est dans cette sphère seulement que les esprits doués de quelque pénétration prennent une idée exacte de ce qu’elle vaut. Quant à la pratique, elle n’y figure que par exception, d’une manière subreptice, et sous des conditions qui la vouent à de nombreux échecs. Rien n’est moins concluant que des expériences ainsi faites. Quand la politique parle, l’économie politique se tait ; on dirait que toute sa force est dans sa résignation. Elle se subordonne aux mille intérêts qui ont la voix haute de notre temps, s’efface derrière la morale, livre au monopole et au privilège toutes les positions qui leur conviennent, obéit même aux convenances de police. Loin d’être une science appliquée, c’est là, sans jouer sur les mots, une science non appliquée. M. Charles Dunoyer a établi ce fait d’une manière victorieuse. Que faire alors ? Comment surmonter tant d’obstacles et se débarrasser de tant d’entraves ? Le temps seul aura cette force et cet empire. Mais, en attendant, il importe que l’économie politique ne s’énerve pas par des capitulations prématurées, qu’elle ne scinde pas son action, qu’elle ne consente pas à devenir, ici une science de faits, là une science de théories. C’est l’écueil de la division de M. Rossi, division dont les limites seraient très difficiles à préciser. Ses inconvénients sont manifestes ; quant aux avantages, nous craignons qu’ils ne soient illusoires.
Une autre objection que l’on peut faire au savant professeur, c’est d’incliner trop ouvertement vers les doctrines désolantes de Malthus. Les dangers d’un excès de population semblent surtout préoccuper l’auteur du Cours ; cette crainte domine son enseignement, et y joue un rôle essentiel. Loin de nous la pensée de reproduire les déclamations dont l’économiste anglais a été l’objet. Malthus fut un homme de bien, consciencieux dans ses erreurs ; mais l’avenir jugera sévèrement son système. Déjà l’on sait que sa fameuse démonstration par laquelle les populations et les subsistances s’accroissent dans des proportions épouvantablement inégales, repose sur des bases vicieuses et constitue l’une des mille chimères de la statistique. Dans l’ordre des faits que Malthus prétendait régler, il n’y a rien à conseiller aux hommes ; la loi de l’union des sexes est aussi impossible que la loi des estomacs. Que dire d’une doctrine où la stérilité et l’impuissance seraient des titres, des privilèges d’organisation ; où la réflexion viendrait assister, comme régulatrice, à des actes auxquels d’ordinaire elle ne préside point ? La sagesse humaine ne peut pas aspirer à tout conduire ici-bas. Ce n’est pas elle qui imprime au globe son mouvement de rotation, qui communique au soleil sa chaleur, à la terre sa fécondité. Le régime sous lequel les êtres naissent, vivent, se développent et s’anéantissent, doit être soumis à des calculs plus sûrs que ne le sont ceux de quelques esprits mathématiques. Le grand ordonnateur a sans doute tout prévu, et il n’a pas voué le monde à la famine.
En envisageant les choses de plus haut, peut-être Malthus et ses continuateurs auraient-ils mieux compris dans quel sens et pour quelle fin s’exerce la loi de la fécondité. Ils ont entrevu que l’expatriation était l’une des inconnues du problème ; mais ils ne lui ont pas assigné son rang, ni restitué sa grandeur. Si l’on étudie le mouvement ethnographique du globe, on y reconnaît deux faits principaux : l’un est la tendance des grands centres de population à déverser leur excédant sur les contrées désertes ; l’autre est l’ordre de succession des races, et le remplacement des types inférieurs par les types supérieurs. C’est sous cette double loi que, d’une part, la terre se peuple, que, de l’autre, elle se civilise. Les grands courants de populations se sont établis de tous les temps ; l’histoire est pleine de migrations grandioses. C’est l’Asie qui répand d’abord ses flots d’hommes sur l’Europe : l’innombrable famille finnoise, les Alains, les Huns, les Avares, les Goths, les Slaves, les Celtes, les Germains, en débordant sur nos solitudes, y ont porté les premiers éléments de leur richesse actuelle. Si le principe de la contrainte morale eût régné sur les plateaux tartares, l’Europe serait encore une forêt et un marécage. À son tour, notre continent rend aujourd’hui le service qu’il a reçu. Depuis le seizième siècle, l’Europe, avec le seul excédant de sa population, va au loin réveiller des continents plongés dans le sommeil : dans le cours de trois cents ans, elle envoie en Amérique vingt-cinq millions de blancs, qui chassent devant eux les cuivrés éperdus ; se substitue aux Hindous en Asie, aux Nègres en Afrique, aux Polynésiens en Océanie ; fournit presque au globe entier un contingent nouveau ; et tout cela, non seulement sans s’appauvrir, mais encore en voyant tripler dans son sein ses ressources d’hommes. D’autre part, le phénomène se produit dans un sens inverse : partout où le type supérieur parvient à s’établir, le type inférieur s’efface. Les Caribes, et les mille tribus du grand continent américain ont à peu près disparu ; les îles de la mer du Sud, exposées depuis un demi-siècle seulement au contact européen, sont presque dépeuplées ; l’Inde elle-même est en retraite pour le chiffre de ses autochtones. Ainsi la loi de la fécondité s’équilibre dans ce sens que, tout en se retirant des races destinées à s’éteindre, elle s’élève à sa plus grande énergie parmi celles qui sont marquées du sceau de l’initiative. Cela est si vrai, que les contrées qui épanchent au dehors le plus d’émigrants sont aussi celles où se manifeste la reproduction la plus active. L’Angleterre voit doubler sa population dans le cours de trente années ; il nous faut près d’un siècle pour atteindre le même résultat.
Tant que ces deux mouvements ne seront pas arrivés à leur dernière phase, tant qu’il y aura sur notre planète des déserts à exploiter et des races inintelligentes à évincer, il faut croire que l’essor de la population permettra à l’Europe d’agir ainsi sur le globe, de le façonner à son image, de se l’assimiler. La besogne ne manque pas. L’Amérique appelle la main de l’homme sur une superficie aussi vaste que peut l’être notre continent entier ; l’Afrique est le domaine des bêtes féroces ; l’Océanie abonde en solitudes ; l’Asie elle-même offre des vides sur beaucoup de points. Que Malthus se soit effrayé dans une île où les êtres humains s’étouffent et manquent d’espace, cela se conçoit ; mais il aurait dû réfléchir davantage à ce vaste rayonnement que la race anglaise s’est ménagé sur tous les points, dans toutes les directions. Il y a quelques inconvénients attachés à ce rôle ; mais aussi que de gloire ! Laisser partout son empreinte, sa langue, ses mœurs, sa nationalité, est une ambition digne d’un grand peuple, et cette tâche, que la nature semble lui avoir déléguée, ne saurait être désavouée par la science. Sans doute la difficulté n’est que reculée, et elle se reproduirait, dans toute sa force, au moment où la surface entière du globe se trouverait couverte d’hommes ; mais quand on voit la loi qui préside à la fécondité et à la reproduction se transformer selon le temps, selon le lieu, selon la civilisation, selon la race, n’est-il pas à croire qu’elle se mettrait en harmonie avec un état nouveau, et que de même qu’elle procède aujourd’hui par voie d’excédant, elle procéderait alors par voie d’équilibre ? L’eau ne court que tant qu’elle trouve une pente.
En vain objecterait-on que l’économie politique n’a pas à se hasarder dans des considérations de cet ordre, et qu’elle ne saurait avoir la prétention de se substituer ici-bas à la Providence. Ses devoirs sont plus restreints, dit-on, sa mission est moins étendue. Il faut éviter de la pousser vers des généralités qui annulent ses vertus particulières ; de lui faire encourir le ridicule désormais attaché à ceux qui parlent au nom de l’humanité, la prennent sous leur tutelle, se proclament les arbitres de sa grandeur future. Soit ; mais pourquoi faire intervenir alors la science, sans intérêt urgent, sans motif bien précis, dans des questions qui se résoudront contre elle ? Pourquoi la mettre en guerre avec la destination évidente de l’homme ? La mission de l’économie politique est de découvrir, d’employer, de combiner les forces et les richesses de la nature. Pourquoi lui faire prendre parti contre la nature elle-même ? Si la science conseillait, comme on semble le vouloir, une certaine réserve dans l’émission des êtres humains, afin d’en relever la qualité, ne ressemblerait-elle pas à ces commerçants des villes hanséatiques qui brûlaient une portion de leurs thés, afin d’accroître la valeur du reste ? Et cet espoir serait encore déçu. Les contrées qui offrent le spectacle de la progression la plus lente dans le chiffre de la population ne sont pas celles, il s’en faut de beaucoup, où l’espèce est la plus belle, la plus riche, la mieux douée. Le résultat serait plutôt opposé. Les États-Unis, l’Angleterre, où le phénomène de l’accroissement atteint son plus haut terme, ne sont pas moins favorisés que les autres pays du globe sous le rapport de la race, et il suffit de citer l’Irlande, où les générations pullulent, pour rappeler la vigueur des formes, la régularité du type et les avantages extérieurs qui sont propres à ses habitants. Ainsi, rien dans les sentiments, rien dans les faits, ne donne raison à ce système de lutte gratuite que l’on veut établir contre la nature, contre le mouvement historique des peuples, contre la distribution des êtres, contre le besoin d’exploitation, chaque jour agrandie et perfectionnée, qui forme l’une des lois irrésistibles de la vie du globe.
L’économie politique doit rester neutre sur ce terrain : elle ne peut pas vouer le régime des existences à des combinaisons réglementaires qu’elle repousse dans la région des intérêts. Point d’encouragements, sans doute, point de primes aux nombreuses familles ; mais pas de contrainte systématique non plus, pas de conseils qui puissent ressembler à une menace. Sur des questions aussi délicates, le plus sûr est de s’abstenir : l’économiste doit s’en désintéresser comme le prêtre, et l’écueil est le même soit que l’on s’abandonne à une imprévoyance sentimentale, soit que l’on s’appuie sur une prudence scientifique. L’interdiction des mariages trop précoces suffit comme frein et comme garantie. Quant au reste, c’est le secret des couples ; la pudeur veut qu’on le respecte, et l’étude prouve qu’il est dominé par des lois générales, plus intelligentes que ne peuvent l’être les inspirations de la sagesse individuelle.
Il faut rendre cette justice à M. Rossi et aux économistes de l’école française, qu’ils se sont montrés, sur ces points délicats, pleins de mesure, de réserve et de goût. Ce qui les a séduits, c’est la pensée d’obtenir une espèce d’équilibre entre les biens de la terre et ceux qui sont appelés à en jouir, de telle sorte qu’à l’inégalité inévitable de la répartition, ne vînt pas s’ajouter l’insuffisance. Ils ont voulu en outre changer des faits passionnés en faits réfléchis, fonder la prévoyance dans le ménage, former des races remarquables, sinon par le nombre, du moins par le choix. Ces intentions sont saines, mais le résultat ne les sert pas. À notre connaissance, aucun de ces économistes n’a assigné à l’expatriation son véritable rôle. M. Rossi ne l’envisage qu’au point de vue des peuples qui y sont condamnés ; il récapitule les misères inhérentes à des déplacements coûteux, les déceptions qui attendent ceux qui mettent leur dernier espoir dans cette ressource. Hélas ! la douleur est de tous les temps et de tous les lieux ; quelque part qu’on soit, on la subit ; quelque part qu’on aille, on la retrouve. L’expatriation est le signe fatal que Dieu a mis sur le front de l’homme en lui disant : Marche ; et l’on ne se formerait qu’une idée incomplète de ses causes et de sa fin, si on la considérait seulement dans son influence sur le sort, le bien-être passager des individus. Ce qu’il faut voir surtout, ce sont les conquêtes qui en sont issues. L’expatriation est une propagande de la civilisation contre la barbarie. L’économiste ne peut ni négliger ni méconnaître la grandeur de cette poursuite ; elle se résume, dans l’ordre du bien-être matériel, en un accroissement de jouissances et de richesses. L’Europe doit à l’expatriation une foule de produits nouveaux qui forment aujourd’hui la base de ses échanges, et il faut savoir faire pour nos enfants ce que nos pères ont fait pour nous[1].
C’est dans ce sens que le principe des colonisations ne jouit pas encore, auprès des économistes, de toute l’estime qu’il mérite. M. Rossi lui rend justice sans doute, mais une justice, à notre sens, un peu froide. D’autres écrivains ont montré plus de dédain : ils inclinent, à leur insu peut-être, vers la condamnation de l’esprit d’entreprises ; et, en calculant d’une manière étroite ce que coûte et ce que rend un établissement colonial, on les voit presque toujours conclure contre lui. Ces calculs ont un tort grave, celui de reposer sur des faits accidentels et de n’embrasser que des chiffres sujets à des modifications profondes. Pour s’assurer de la valeur réelle d’un système de colonisation, il faut dominer les temps et planer sur l’espace. Voici trois siècles environ que l’Europe rayonne sur le globe ; l’élan de Colomb et de Vasco de Gama a été continué jusqu’à nous. Qu’en est-il résulté ? L’Europe, dans cet effort soutenu, s’est-elle appauvrie ? Il n’est pas nécessaire d’être bien versé en statistique pour répondre qu’elle y a beaucoup gagné, et qu’elle est aujourd’hui infiniment plus riche, plus forte, plus éclairée qu’elle ne l’était il y a trois cents ans. Sans son rayonnement extérieur, eût-elle grandi d’une manière aussi soudaine ? Avec la même certitude on peut répondre par la négative. L’activité extérieure doit toujours être en proportion directe de son irradiation ; elle devient d’autant plus intense qu’elle s’épanouit davantage au dehors. C’est une loi dynamique facile à comprendre. La prospérité des États peut d’ailleurs se mesurer dans l’histoire sur les phases de leur rayonnement lointain. Le Portugal, l’Espagne, la Hollande, ont vu leur influence, leur grandeur, décroître en même temps que leur puissance coloniale, et l’Angleterre doit à cet élément seul une position, une prospérité, une souveraineté sans exemple dans l’histoire des dominations humaines.
Certes, c’est là un éclatant témoignage de ce que peut l’esprit d’entreprises et de ce qu’il vaut. Si les agrandissements extérieurs étaient vraiment funestes, pesants, onéreux, l’Angleterre devrait aujourd’hui pleurer sur ses ruines. Il est peu de contrées où elle n’ait mis les pieds, où elle n’ait arboré son pavillon, et rien ne prouve qu’elle soit lasse ni assouvie. Sa force en Europe en est-elle diminuée ? Son ascendant a-t-il subi quelque échec ? On peut le voir. Cependant, depuis deux siècles elle est parvenue à s’emparer de la douzième partie du globe ; elle règne, d’une façon immédiate ou médiate, sur sept cent cinquante mille lieues carrées et cent quarante millions d’âmes. Voilà où l’a conduite son système d’agrandissement ; on n’a qu’à la laisser faire, elle le poussera plus loin encore. Il y a donc certitude acquise aujourd’hui que la force que l’on porte au dehors n’enlève rien à celle qui reste dans le berceau des nationalités ; que les ressources dont on dispose dans un but de développement lointain retournent à leur point de départ, accrues de tous les éléments nouveaux qu’elles ont ralliés ; qu’enfin les tendances d’une nation à se créer un bel état colonial n’ôtent rien, et ajoutent au contraire beaucoup à sa puissance. Tels sont les faits généraux, évidents pour tout le monde, écrits dans l’histoire. Des sophismes de détails, des subtilités de statistique, n’infirmeront pas ces imposantes preuves, d’autant plus concluantes qu’elles sont plus simples, plus accessibles à toutes les intelligences.
M. Rossi consacre au système colonial trois fort beaux chapitres, où la question est traitée avec étendue et décomposée dans ses éléments. Il faut renvoyer nos lecteurs à ces pages, qui sont des modèles de méthode, d’enchaînement, de clarté. On ne saurait ni mieux exposer, ni mieux déduire ; seulement il est une phrase que nous voudrions pouvoir en retrancher ; c’est celle-ci : « Peut-être aussi comprendra-t-on alors que la production du sucre peut, en conciliant les intérêts de tous les producteurs, offrir à notre trésor national un monopole aussi utile et aussi légitime que celui du tabac. Mais cette grave et belle question n’appartient pas à ce cours : je me propose de la discuter l’an prochain. »
Le professeur s’est arrêté là : cette page est la dernière de son livre. On ne peut donc savoir quels développements il réserve à l’appui de son idée ; mais son énonciation est si explicite, si formelle, qu’elle se passe facilement de commentaire. De quelque manière que l’exécution en soit réglée, un monopole est toujours un monopole, c’est-à-dire une exception économique, presque une monstruosité. Il semble difficile que ce puisse être là un bon moyen pour vider le différend des deux sucres, colonial et indigène ; car un monopole pareil, ne pouvant s’exercer dans l’ordre entier de cette production, devrait se transformer en une foule de petits privilèges pour des fabricants et des agriculteurs favorisés. Une énormité en entraînerait ainsi mille autres. Mais à ne voir que le monopole lui-même, est-ce bien un régime dont on doive désirer les empiétements ? Pour la poudre, on invoque la raison d’État, et, grâce à cet argument souverain, cette fabrication languit chez nous dans une infériorité désespérante. Pour le tabac, c’est une question d’impôt, d’impôt facile, prélevé sur un besoin qui est tout de fantaisie. Or, cet exemple, qu’invoque M. Rossi, ne suffit-il pas pour prouver que le monopole excelle à taxer fort cher de détestables choses ? En fait de vertus, il n’a révélé que celle-là. Qu’on l’applique au sucre, denrée d’une consommation usuelle, et l’on verra sur-le-champ les prix s’élever et les qualités déchoir. Est-ce là ce que M. Rossi désire ? Il est trop judicieux pour qu’on puisse l’en accuser.
C’est une illusion du temps que de vouloir, en bien des choses, substituer le gouvernement aux individus. M. Rossi s’en est défendu dans tout le cours de son livre avec une vigueur, une fermeté dont on ne saurait trop faire l’éloge : à la fin de son travail, au dernier paragraphe, il s’oublie, il fait cette concession à l’esprit du jour. Déjà l’on s’en empare : son autorité sert à couvrir les plus étranges desseins, et la réunion des trois conseils a vu se succéder, au sujet de la question des sucres, des propositions qui rappellent toutes plus ou moins le monopole. Ainsi, l’un des membres voulait que la production coloniale et la production indigène fussent limitées dans leur quantité, et que le gouvernement leur garantît un prix de revient comme il garantit un minimum d’intérêt à diverses compagnies de chemins de fer. Un autre demandait à l’État de devenir entrepositaire général de tous les sucres consommés en France, afin de conjurer la rivalité des deux productions, et d’assurer à chacune d’elles un prix rémunérateur suffisant. C’est toujours le même but ; celui de procurer à de certaines industries des bénéfices tranquilles, abrités contre la concurrence, soit aux dépens du trésor public, soit au préjudice des consommateurs.
Dans les pages qui précèdent et dans la controverse qui les remplit, nous avons cherché à donner une idée sommaire du Cours de M. Rossi. Ajoutons que rien n’en peut suppléer la lecture. Il est une foule de qualités qu’une étude attentive fait ressortir, et qui font aimer l’auteur à mesure qu’on le connaît davantage. Le Cours d’économie politique comptera certainement comme un des travaux importants inspirés par cette science, et se placera à côté des meilleurs. Si l’on peut exprimer un regret, c’est que le professeur n’ait pas eu le temps de parcourir dans son entier le cercle des doctrines économiques, et qu’il ait réservé, pour ainsi dire, les conclusions d’un enseignement trop vite interrompu.
LOUIS REYBAUD.
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[1] M. Blanqui a consacré dans son Histoire de l’Économie politique de fort belles pages à la réfutation des doctrines de Malthus. (Tome II, page 147.)
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