Correspondance inédite de Louis-Paul Abeille avec la Société économique de Berne
[Bibliothèque de la Bourgeoisie (Burgerbibliothek), Berne, Suisse :
Fonds d’archives de la Société économique de Berne (Oekonomische Gesellschaft).]
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Lettre d’Abeille à la Société économique de Berne [à S. E. Monseigneur d’Erlach], 15 février 1761.
De Rennes, le 15 février 1761.
Monseigneur,
Puis-je me flatter que les bontés dont vous avez honoré mon père s’étendront jusqu’à moi ? Ce serait le plus précieux héritage qu’il m’eût laissé. Je les regarde comme un titre de famille ; en sorte qu’après m’être entretenu mille fois avec mon père des marques de confiance et d’intérêt qu’il avait reçues de vous, Monseigneur, et de feu M. l’avoyer d’Erlach, j’en entretint souvent et mes frères et ma fille, afin qu’ils se souviennent toujours de faits dont la mémoire doit leur être si chère.
Je n’ai point embrassé la profession de mon père. Les premiers éléments de l’éducation qu’il m’a donnée m’ayant conduit à cultiver la physique et les arts, mon penchant m’a porté à diriger particulièrement mes études vers les objets utiles. Mon zèle, plus que mes talents, m’a fait donner la place de secrétaire de la Société d’agriculture, de commerce et des arts établie en 1757 par les États de notre province. Je prends la liberté, Monseigneur, de vous envoyer le premier volume des mémoires de cette compagnie que j’ai rédigés et je vous demande la permission de vous adresser le second qui, je l’espère, paraîtra cette année. Je vous supplie de les lire avec indulgence. Les premiers pas qu’on fait dans une carrière nouvelle sont toujours timides, et il faut de l’habitude pour marcher avec sûreté et avec rapidité.
Vous verrez, Monseigneur, par ces mémoires, que nous cherchons à perfectionner tout ce qui peut continuer à l’aisance du peuple, portion de l’humanité la plus nombreuse, la plus laborieuse et la plus indigente. La Société d’agriculture de Berne ne refusera pas, sans doute, de secourir des hommes qui ont des besoins, sous quelque domination que la Providence les ait fait naître. Le caractère propre des compagnies savantes est de porter la lumière partout où elle n’a pas pénétré. Persuadé que ces sentiments animent tous les membres qui la composent, permettez-moi de vous supplier de l’engager à me faire faire un dessein exact d’une machine qui nous serait de la plus grande utilité.
La Bretagne produit une très grande quantité de chanvres excellents. Cette matière est de première nécessité dans une province maritime. Mais nous sommes forcés de tirer beaucoup de chanvre du Nord, parce que les nôtres sont affaiblis et raccourcis par les préparations, outre qu’ils demeurent chargés d’une grande partie de leur chènevotte.
Une personne qui a voyagé en Suisse m’a assuré, Monseigneur, qu’après que le chanvre était roui et séché, on se servait d’une espèce de moulin qui brisait si parfaitement la chènevotte que les filaments du chanvre en étaient entièrement purgés et conservaient toute leur longueur. Sur la description qu’on m’a faite de ce moulin, je l’ai dessiné et j’en ai fait faire un modèle. Comme celui qui me guidait n’avait pas examiné les moulins de Suisse avec assez d’attention pour en saisir tous les détails et en retenir les proportions, je ne puis me résoudre à faire exécuter en grand le modèle que j’ai fait faire. Un dessin, et une courte explication de la machine dont on se sert en Suisse, aplanirait toutes les difficultés que je me fais, ou plutôt lèverait les scrupules que je sais qu’on doit avoir lorsqu’on veut servir le public.
C’est ce dessin et cette explication que je vous supplie, Monseigneur, de vouloir bien me procurer. Si je croyais que la savate et respectable Société de Berne voulût agréer un exemplaire de nos mémoires, je prendrais la liberté de le lui envoyer. Mais nous travaillons sur un sol si différent et nous sommes si peu avancés dans la carrière que nous avons entreprise, que je n’oserais me flatter que cet ouvrage pût être utile, ou agréable à cette compagnie. Pour vous, Monseigneur, je suis rassuré par les sentiments dont vous avez honoré mon père. Ils me font espérer que vous lirez avec quelque intérêt un ouvrage que j’ai rédigé en entier et au fond duquel j’ai eu plus de part que ma place de secrétaire ne me permettait de le dire. Vous devez être bien persuadé, Monseigneur, que si vous désiriez quelques instructions sur notre agriculture, il vous suffirait d’ordonner ; j’aurais le plus grand empressement à vous satisfaire.
Je suis avec un très profond respect,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille.
Lettre d’Abeille à la Société économique de Berne [à un membre non identifié—sans doute Élie Bertrand (1713-1797)], 5 avril 1761.
Rennes, le 5 avril 1761.
Monsieur,
Permettez qu’après vous avoir écrit au nom de la Société d’agriculture, des arts et du commerce, je prenne la liberté de vous écrire une lettre particulière. Peut-être avez-vous connu, ou du moins entendu parler de mon père. Établi à Genève avec sa famille au commencement de ce siècle, il avait dès lors de grandes liaisons avec plusieurs personnes distinguées du canton de Berne et surtout avec feu M. l’adoyer d’Erlach. De retour en France depuis longtemps, il fut appelé par Son Éminence à Berne même vers l’année 1732, et y passa quelque temps, occupé à des travaux publics de votre respectable république. J’ai la mémoire remplie des noms de d’Erlach, de Vadevile, de Simmer, de Muralt, de Sehteiger, de Sturler et de plusieurs autres personnes dont mon père me parlait toujours avec la plus grande vénération et dont les bontés lui avaient inspiré la plus tendre reconnaissance.
J’ignore entièrement, Monsieur, si ces personnes existent encore, et un fait assez récent me fait craindre en particulier pour M. d’Erlach. Je parle de celui qui pendant la vie de mon père portait le nom d’Hieigestorff, nom que j’ai entendu prononcer mille fois, mais que mon orthographe défigure peut-être assez pour vous empêcher de le reconnaître. Quelques Suisses que je vis à Paris il y a un an, me dirent qu’il était advoyer. J’eus l’honneur de lui écrire le 15 février dernier en lui envoyant un exemplaire du corps d’observations de notre Société. Je lui parlais beaucoup de la vôtre et de l’empressement que j’aurais à lui envoyer le même ouvrage si je croyais qu’il pût être utile ou agréable à cette compagnie. Enfin je le priais de me procurer un dessin de moulin dont je supposais, alors, qu’on se servait en Suisse pour purger le chanvre de sa chènevotte. Cette lettre est demeurée sans réponse, quoique j’eusse pris des mesures exactes pour qu’elle fût rendue à son adresse. M’aurait-on trompé en m’assurant que M. d’Erlach était advoyer ? Je vous serais fort obligé, Monsieur, si vous vouliez bien dissiper les nuages que je me forme à cette occasion.
Mon père a été traité si favorablement en Suisse que votre patrie m’est extrêmement chère. L’établissement de la Société économique ne pouvait que fortifier les sentiments de respect, de vénération et j’ose le dire d’attachement, que je conserverai toujours pour une nation si vertueuse, si sage, si éclairée. Ainsi, Monsieur, ne soyez pas étonné que je cherche à renouer le fil que la perte de mon père semble avoir rompu. Si ses anciens amis n’existent plus, j’espère un peu, parce que je le désire beaucoup, que la nature de vos occupations et des miennes me procurera l’avantage d’une correspondance durable avec vous. Je vous prie avec instances de m’accorder cette grâce et d’être bien persuadé de tout le respect avec lequel je suis,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille.
Lettre d’Abeille à Élie Bertrand, de la Société économique de Berne, 15 avril 1761.
Rennes, le 15 avril 1761.
Monsieur,
Nous avons reçu avec la plus grande reconnaissance l’exemplaire du recueil de mémoires publié par la Société économique de Berne. M. le marquis de Turbilly ayant voulu profiter du retour d’un Breton dans la province, pour nous le faire tenir, il nous est parvenu extrêmement tard, ainsi nous avons été privés pendant longtemps des lumières que nous y avons puisés et du plaisir de vous témoigner combien nous sommes sensibles au beau présent que vous nous avez fait. Nous vous prions, Monsieur, de vouloir bien faire agréer à Messieurs les associés de Berne, l’exemplaire de notre premier recueil, comme un gage de la liaison que nous désirons d’entretenir avec eux. Dès que le second volume, qui est actuellement sous presse, nous sera remis, nous serons très attentifs à l’envoyer à votre savante et respectable société.
Permettrez-vous, Monsieur, que nous commencions à entrer en correspondance avec vous en vous demandant des instructions qui nous seraient très nécessaires et que nous croyons que vous pouvez nous donner aisément ? Nous serions très flattés si vous vouliez nous mettre à portée de prendre notre revanche.
Vous parlez, page 200 de votre recueil, de l’instrument dont on se sert communément pour broyer le chanvre, ou, ce qui est la même chose, pour en briser la chènevotte. La culture de cette plante est d’une si grande importance pour notre province, que nous ne nous lassons point de rechercher ce qui peut contribuer à en faciliter la préparation. Ces recherches nous ont procuré un modèle de l’instrument usité parmi les Livoniens pour cette opération. Il est un peu différent du nôtre et comme cette différence peut faciliter le travail des ouvrières qui en font usage, nous voudrions savoir si l’on se sert en Suisse de la machine ordinaire de Bretagne, ou de celle de Livonie, parce que dans le dernier cas, nous pourrions nous servir de cette dernière, supposé qu’elle soit préférable. Nous croyons qu’une description scrupuleuse serait inutile dans cette occasion, cet instrument, comme vous le dites dans votre recueil, est généralement connu ; ainsi nous n’aurons pas de peine à vous entendre.
Notre instrument, que nous nommons broie, est composé de deux mâchoires mobiles, qui s’engagent l’une dans l’autre dans toute leur longueur, et dans toute leur profondeur lorsqu’elles ne sont pas en travail. La broyeuse passe une poignée, ou queue de chanvre, entre ces mâchoires, et elle la frappe à coups redoublés et successivement dans toute sa longueur, en élevant et en baissant la mâchoire supérieure. Par ce moyen la chènevotte tombe sous la machine, en passant entre les lames qui forment la mâchoire supérieure.
La machine de Livonie est différente en ce que les mâchoires ne s’engagent l’une dans l’autre dans toute leur profondeur que sur la moitié de la longueur. Cette partie est du côté de l’axe qui réunit les deux mâchoires et ne diffère en rien de notre broie. De ce point de milieu jusqu’au manche de l’instrument, ce ne sont plus des lames qui s’engagent les unes dans les autres, mais des canaux creusés dans la pièce de bois, dont on a fait chacune des mâchoires. Ces canaux forment des angles saillants et des angles rentrants, et ils sont disposés de façon que chaque angle rentrant de la mâchoire supérieure répond à l’angle saillant de l’inférieure. Cette disposition fait que lorsque la machine n’est pas en mouvement, les deux mâchoires du côté du manche sont immédiatement appliquées l’une sur l’autre et se touchent dans toutes leurs parties, au lieu que du côté de l’axe il y a du vide entre les lames des mâchoires.
Nous avons soupçonné que cette différence dans la construction avait pour but 1° de broyer le chanvre dans la partie qui répond à l’axe et de laisser des issues à la chènevotte à mesure qu’elle est brisée ; 2° d’assouplir ensuite les fibres du chanvre dégagée de chènevotte, en les pressant à discrétion entre les cannelures qui sont du côté du manche. La filasse étant engagée entre les angles rentrants et saillants de ces cannelures y glisserait en serpentant lorsque la broyeuse retirerait à elle la poignée de chanvre. Il y a beaucoup d’apparence que cette manœuvre étant réitérée la filasse serait beaucoup plus douce et plus souple qu’après avoir été simplement broyée. Mais comme ceci n’est qu’une conjecture nous vous prions instamment, Monsieur, de nous marquer si vous connaissez la broie de Livonie et si elle sert en effet au double objet que nous avons envisagé, ou à quelqu’autre usage.
Nous vous aurions la même obligation si vous vous portiez à nous donner un autre éclaircissement qui, comme le premier, regarde les préparations du chanvre. Il s’agit de cette espèce de moulins dont il est parlé page 202 de vos mémoires et que vous nommez des battoirs. Sur la description qui en est faite, quoique très sommaire, nous avons cru reconnaître une machine dont nous avons fait faire un modèle d’après le récit d’un étranger qui avait passé plusieurs années à Riga. Mais au lieu que vos battoirs sont uniquement destinés à assouplir le chanvre et à le purger de tous les corps étrangers qui y restent après qu’il a été broyé, l’étranger dont nous parlons nous a dit que ce moulin servait immédiatement à écraser la chènevotte et à la détacher des filaments de chanvre. Il nous avait fait entendre que cette machine dispensait absolument de faire usage de cet instrument à mâchoires qu’on nomme maque ou broie dans plusieurs provinces de France. Nous en avions pris une idée d’autant plus avantageuse qu’il nous assurait que cette machine servait à préparer les chanvres du Nord. Or ces chanvres sont, sans comparaison, les mieux nettoyés que nous connaissions. Cet étranger ajoutait que le même moulin était employé aux préparations du lin, article très important pour la Bretagne où l’on en recueille des quantités très considérables.
Vos mémoires nous donnent lieu de penser qu’il y a beaucoup à rabattre de ces promesses. Et nos soupçons, à cet égard, sont d’autant mieux fondés que cet étranger nous a dit qu’en Suisse on se servait de moulins à peu près semblables à celui qu’il nous décrivait de vive voix. Ce sont vraisemblablement vos battoirs.
Des contretemps dont nous nous plaignions d’abord, et dont nous nous félicitons aujourd’hui, nous ont empêché de faire exécuter cette machine en grand. Mais nous ne tarderons pas à le faire si vous voulez bien nous donner une idée de vos battoirs un peu plus développée que ce qu’on en trouve dans vos mémoires, sans cependant entrer dans une description détaillée. Vous mettriez le comble au bienfait, si vous vouliez bien y joindre un dessein que nous pussions comparer avec le modèle que nous avons fait faire.
Il est digne d’une nation aussi sage que la vôtre, aussi heureusement constituée pour faire le bien, de ne pas refuser des secours à des amis de l’humanité qui cherchent à se rendre utiles. C’est notre titre pour vous demander les instructions dont nous avons besoin ; nous les recevrons avec la reconnaissance due à ceux qui ont l’âme assez grande pour envisager tous les hommes comme leurs frères et que des sentiments si purs rendent les bienfaiteurs du genre humain.
Nous sommes avec une estime aussi respectueuse que distinguée,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille,
Secrétaire de la Société d’agriculture, de commerce et des arts
Lettre d’Abeille à Élie Bertrand, de la Société économique de Berne, 19 avril 1761.
Rennes, le 19 avril 1761.
Monsieur,
Agréez et faites agréer à Messieurs de la Société économique de Berne les nouveaux témoignages de reconnaissance que nous leur devons. M. le marquis de Turbilly votre associé et le nôtre, nous a envoyé le projet que vous venez de publier pour l’établissement de sociétés correspondantes. Rien n’est plus sagement conçu et plus clairement exécuté. Nous sentons tous les avantages que retirera la Suisse d’une compagnie aussi éclairée et aussi zélée que la Société économique.
Nous ne devons pas dissimuler, Monsieur, combien nous avons été flattés des éloges que ce corps respectable a donnés aux États de notre province et au recueil que nous avons publié. Nous y avons été d’autant plus sensibles que la candeur helvétique est universellement reconnue. L’estime et l’approbation de la Société économique est pour nous un encouragement très puissant et il nous fait sentir la nécessité de redouble d’attention pour nous conserver les sentiments dont elle nous honore. Il ne nous reste qu’à désirer que le second volume du Corps d’observations pour les années 1759 et 1760 que nous faisons imprimer, justifie l’idée que vous vous êtes faite des progrès de nos opérations.
Nous sommes avec une estime aussi respectueuse que distinguée,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille,
Secrétaire de la Société d’agriculture, du commerce et des arts
Lettre d’Abeille à la Société économique de Berne, 22 mai 1761.
Rennes, le 22 mai 1761.
Messieurs,
Nous jugeons par la date de la lettre que M. Bertrand a écrite au secrétaire de notre Société, qu’il n’avait pas encore reçu celles que nous lui avons adressées le 15 et le 19 du mois dernier. Elles avaient pour objet de vous remercier du beau présent que vous nous avez fait, en nous envoyant les trois premières parties de votre recueil, et le projet que vous avez publié pour l’établissement de sociétés correspondantes. Vous ne vous lassez point de nous prévenir, puisque nous venons de recevoir la quatrième partie de votre recueil ; un modèle de la machine à espader le chanvre ; et les instructions nécessaires pour en faire usage. Nous sentons, Messieurs, combien nous vous devons de reconnaissance et nous vous prions d’être bien persuadés que nous nous livrons sans réserve à un sentiment aussi doux et aussi juste.
Vous avez la bonté de nous faire offrir tout ce qui peut dépendre de vous pour favoriser nos vues. Nous sommes bien éloignés de refuser des secours dont il est aisé de prévoir toute l’utilité ; nous vous en remercions d’avance au nom de nos compatriotes ; et nous vous prions très instamment de nous faire naître des occasions de contribuer de notre côté, au succès des respectables travaux auxquels vous vous livrez. Vous nous trouverez toujours, Messieurs, le plus grand empressement à vous satisfaire.
Nous sommes avec une reconnaissance et une estime aussi respectueuse que distinguée,
Messieurs,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille,
Secrétaire de la Société d’agriculture, du commerce et des arts
Lettre d’Abeille à la Société économique de Berne [à Élie Bertrand], 22 mai 1761.
Rennes, le 22 mai 1761.
Monsieur,
Sur ce que me marque M. le marquis de Turbilly, j’ai lieu de croire que vous avez reçu les lettres que la Société de Bretagne vous a adressées le 15 et le 19 du mois dernier et une lettre particulière que j’avais l’honneur de vous écrire. Vous y aurez vu que les trois premières parties de votre recueil et le projet pour l’établissement de sociétés correspondantes nous étaient enfin parvenus. J’ai à vous remercier aujourd’hui de la quatrième partie, du modèle, et des instructions sur la manière d’espader le chanvre. Ce modèle est très bien fait et je ne me dissimule pas que nous vous devons quelque chose de plus que de la reconnaissance. Je vous serai donc très obligé si vous voulez bien me donner une note de ce qu’il vous a coûté, afin que je sois en état de m’acquitter à cet égard. Je réunirai cette somme à ce que je pourrai vous devoir dans la suite en conséquent des offres obligeantes que vous voulez bien nous faire, et je vous rembourserai le tout à la fois.
Je vois par votre mémoire, Monsieur, que vous avez des terres lourdes et visqueuses. C’est précisément le caractère des terres de la partie de la Bretagne que j’habite. Pour vaincre la résistance qu’elles opposent aux instruments de labourage, toute notre industrie s’est bornée à y appliquer des charrues extrêmement fortes. Mais par cette raison elles sont beaucoup trop pesantes et ajoutent par conséquent à la fatigue déjà excessive des chevaux et des bœufs qui les font agir. J’ai fait venir des modèles de charrues de différentes provinces du royaume, mais je n’en ai trouvé aucune qui n’eût ou le même défaut que les nôtres, ou celui d’être trop faibles. Je ne serais pas étonné, Monsieur, qu’une nation aussi ingénieuse que la vôtre et aussi propre par ses méditations à passer du bien au mieux, eût trouvé le moyen de réunir dans une charrue la solidité et la légèreté, en augmentant peut-être la puissance propre à vaincre la résistance de la terre. Un instrument de cette espèce serait pour nous un bien inestimable. L’envie de le procurer à ma patrie, quelque part qu’il soit (et je le suppose plus aisément en Suisse que partout ailleurs) m’engage à vous supplier de vouloir bien me faire faire un modèle de la charrue dont on fait usage dans vos terres pesantes et tenaces. Vous m’avez mis en état de la faire exécuter en grand par l’échelle proportionnelle que vous m’avez envoyée. Ainsi je n’ai que deux choses à vous demander, supposé que vous vouliez bien me procurer ce modèle. L’une de le faire faire en bois de sapin, qui est plus aisé à travailler que le chêne et que le hêtre ; l’autre est de faire employer du plomb laminé extrêmement mince, pour imiter tout ce qui s’exécuter en fer dans la charrue en grand. Par ce moyen les modèles se font plus promptement et à moins de frais.
Dans une autre saison, Monsieur, je compte vous demander une certaine quantité de graine de sapin de la plus belle espèce, surtout de celui qui est propre à la mâture des vaisseaux. Cet arbre réussit on ne peut mieux en Bretagne, mais il y en a fort peu. Cependant il est aisé de comprendre quelle resource ce serait pour une province maritime et qui renferme une quantité effrayante de terres incultes.
Vous voyez, Monsieur, que j’use et peut-être même que j’abuse, des offres que vous avez eu la bonté de me faire. Je serais plus circonspect si je n’agissais que pour moi ; mais comme une grande province profitera des secours que je prends la liberté de vous demander, je compte un peu plus sur votre indulgence.
Permettez que je joigne ici une lettre pour M. l’avoyer d’Erlach. Je désire extrêmement d’avoir le portrait de son illustre père. Je suis embarrassé comme vous, Monsieur, sur les moyens de le faire parvenir à Paris. J’écris à M. le marquis de Turbilly que s’il connaît quelque voie sûre, je le prie de vous l’indiquer. S’il n’en connaît point il faudrai bien se résoudre à attendre qu’il se présente quelque occasion favorable.
Il ne me reste, Monsieur, qu’à vous témoigner combien je suis flatté en mon particulier du jugement que vous portez du Corps d’observations de la Société. J’espère que vous serez pour le moins aussi content du second volume et vous le recevrez dès que l’impression en sera achevé. Je me servirai pour vous le faire tenir de l’a voie de M. de Turbilly. Vous vous glorifiez, dites-vous, de l’avoir pour confrère. Il ne m’a pas dissimulé, Monsieur, combien il était flatté de ce titre, et je sens bien qu’il n’y a personne qui ne dût être fort sensible à l’honneur de tenir à une compagnie qui n’a pour principe et pour but que ce qui tend au bonheur de l’humanité. J’ai l’honneur d’être avec la considération la plus distinguée,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Abeille.
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