Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Pontchartrain, 3 mai 1691.
De Rouen, ce 3 mai 1691.
Monseigneur,
Le zèle que j’ai pour le service du Roi et la grandeur de votre ministère ne me permet point d’étouffer les lumières que j’ai acquises par quinze années de forte application au commerce et au labourage, auxquels seul je suis redevable de toute ma fortune, mon père et ma mère, encore vivants, et d’une famille considérable d’ici, ne m’ayant avancé de rien, quoiqu’ils eussent fait mon cadet conseiller au Parlement : ce qui n’a point empêché que sans rien faire ni de dérogeant ma naissance, ni à la qualité d’honnête homme, je ne me sois fait lieutenant général de Rouen, qui passe pour la seconde charge de la province. Comme cela n’a pu être, Monseigneur, sans entrer dans un très grand détail de toute sorte de commerce, et, par conséquent, des finances du Roi, qui y sont inséparablement attachées, cela m’a fait remarquer que Sa Majesté peut tirer présentement un très grand secours de ses peuples, si, quittant la création des charges, dont on ne saurait plus trouver le débit au moins dans cette province, sur quoi je vous puis parler, Monseigneur, avec expérience, puisque pour ma part j’en ai levé de nouvelle création pour plus de cent mille livres, que j’ai revendues à divers particuliers, et n’ai cessé que depuis que j’ai vu que personne n’en voulait plus, dans la crainte que leur grand nombre et leur nouveauté ne leur attirassent le sort des anciennes ; ce moyen, Monseigneur, serait de proposer aux peuples le rachat de certains impôts dont Sa Majesté n’ayant jamais rien tiré ou très peu de chose, leur création n’a pas laissé de causer un tort surprenant ; car comme de cette sorte les désordres cesseraient, la cause étant ôtée, et que ce qui a ruiné la province, qui est diminuée de plus de la moitié depuis trente ans tant dans son commerce que dans les revenus de toute sorte de fonds d’héritage, ce n’est point ce qui se paie au Roi, mais seulement la cessation de la consommation par la ruine de la liberté des chemins, en sorte qu’on est obligé de jeter les denrées dans les cantons où elles croissent, pendant qu’à dix ou douze lieues de là elles valent un prix exorbitant ; les peuples se porteraient avec plaisir à donner deux pistoles, à une fois payer, quand à même temps cela leur en formerait trois de revenu annuel : comme j’ose dire, Monseigneur, que cela arriverait incontestablement, puisque ce qu’il y a de moins de revenu dans la province qu’il n’y avait il y a trente ans, n’est tourné au profit de personne et n’est pas non plus anéanti, mais seulement suspendu par les causes que je viens de me donner l’honneur de vous représenter. Les deux mémoires que je prends la hardiesse de vous envoyer sont, s’il vous plaît, une preuve de cette vérité. Si vous voulez bien, Monseigneur, jeter les yeux dessus et souffrir, au cas que vous y trouviez quelque difficulté, que je me donne l’honneur de vous en aller éclairer ou en écrire à Monsieur l’Intendant, afin que j’en confère avec lui, j’ose même vous dire que j’en voudrais bien garantir le succès de tout ce que j’ai vaillant. Surtout Sa Majesté dans l’un et dans … [lacunes] a le bonheur de vous… de cette même espèce je veux dire… produiraient… de l’argent comptant à Sa Majesté de l’augmentation des revenus des particuliers, et par conséquent de ceux du Roi qui y sont attachés, et du soulagement au peuple qui n’est point misérable par ce qu’il paie au Roi, mais par la ruine du commerce et la diminution du produit des fonds, qui met les propriétaires hors d’état de consommer et de faire gagner la vie au peuple.
Je vous demande très humblement pardon de ma liberté et la permission de me dire avec un très profond respect,
Monseigneur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Boisguillebert
Lieutenant général de Rouen.
Lettre de Boisguilbert à un correspondant non identifié, 4 septembre 1698.
À Rouen, ce 4e septembre 1698.
Monsieur,
Les dernières paroles que vous eûtes la bonté de me dire, que le remède au mal de la France ne serait pas à l’épreuve de notre zèle reposté même au milieu de nos artères et de nos veines, me mettent la plume à la main pour ne m’adresser désormais qu’à vous pour ce sujet. Sur quoi je prendrai la hardiesse de vous représenter qu’il ne faut pas moins que de pareilles dispositions pour agir en cette rencontre, et que leur rareté est assurément cause que les malheurs jusqu’ici ont trouvé si peu d’obstacle. L’infaillibilité toujours réputée jointe aux premières places ne peut être révoquée en doute impunément, comme il arrive lorsqu’on ose annoncer à ces Messieurs qu’ils sont surpris par des personnes qui font des fortunes immenses à les tromper. Le Roi même s’engage à ne rien écouter qui puisse déroger à la haute idée qu’il a des gens qu’il emploie.
Il est pourtant question, Monsieur, de lui faire entendre que malgré les lumières et le zèle de ses premiers ministres, les terres sont en friche ou mal cultivées, le commerce, tant du dedans que du dehors, presque abandonné, les peuples contraints de périr de misère ou de se retirer dans des pays étrangers, et qu’enfin ses revenus n’étant augmentés depuis 50 ans que d’environ un tiers, ceux de ses peuples sont diminués de plus de moitié, ou plutôt que pour avoir 25 ou 30 millions de rente, on a anéanti 500 millions de revenu dans son royaume, au contraire de tous ses prédécesseurs qui avaient doublé tous les 30 ans tant leurs biens que ceux de leurs sujets.
Il est difficile, Monsieur, de faire passer un plus mauvais moment au Roi ; indépendamment de l’amour qu’il a pour ses peuples, la part qu’il prendra sur lui de cette méprise de ses ministres, si contraire à son idée, ne peut que lui être très sensible ; et la suite ou l’accompagnement de cette nouvelle, que l’on est prêt de tout rétablir en deux heures et de lui donner 100 millions de rente plus qu’il ne possède, a besoin de tout son agrément et de toute sa certitude pour compenser une si juste douleur. Mais, Monsieur, de vouloir s’adresser directement aux premiers ministres pour les rendre porteurs au Roi de ces vérités, comme vous me parûtes insinuer dans une des audiences qu’il vous plût me donner, vous me permettrez de vous dire que d’attacher ou d’attendre le salut de la France d’une pareille démarche, cela ne diffère guère du désespoir de toutes sortes de remèdes. Il me semble que l’on ne peut point supposer que ces théoriciens veuillent apprendre à Sa Majesté que jamais Roi de France, pour ne pas dire du monde, n’a été si mal servi, ses peuples si mal gouvernés, ni si malheureux. Les intérêts publics sont dans une trop longue possession d’être la victime des intérêts particuliers pour se promettre tout d’un coup une si grande victoire. Ce ne serait même rien d’apprendre au Roi une pareille nouvelle, si elle pouvait être dégagée de certaines circonstances qui en sont une suite nécessaire. En effet, il lui faudra faire savoir à même temps que le mécompte est arrivé parce que ceux qui gouvernaient les finances, bien loin d’être continuellement en garde contre toutes sortes d’avis et de propositions, surtout dans la bouche des traitants, s’étaient eux-mêmes mis de moitié dans les partis depuis 1583 jusqu’en 1660, ce qui est aisé à justifier.
Depuis ce temps, bien qu’on veuille croire qu’une manière si grossièrement criminelle ait cessé, cependant le Contrôle général qui lui a succédé, et lequel, quoique très récent, n’a point de principe légitime, à ce qu’on dit, n’a été qu’une dispense, à proprement parler, de prendre part publiquement à la cause de la ruine du Roi et des peuples, ce qui ayant levé le scrupule de tout mettre en parti, a redoublé cette conduite qu’un remords de conscience rendait auparavant fort suspecte à ses premiers auteurs.
La France estimerait le remède à ses maux bien avancé si Messieurs les premiers ministres s’en tenaient précisément à ne vouloir pas être porteurs eux-mêmes au Roi d’une pareille découverte. On en peut juger ainsi puisqu’on est bien assuré qu’il s’en est beaucoup fallu, toutes les fois que l’occasion s’en est présentée, qu’ils aient terminé leurs démarches au simple refus d’apprendre au Roi l’état de son royaume et de ses sujets.
Voilà, Monsieur, ce que j’ai cru être obligé de vous représenter au sujet du plus grand ouvrage que j’ose dire s’être rencontré depuis la création du monde, qui est de faire passer en un moment tout un royaume d’un extrême degré de misère en un haut point de félicité.
Pour y parvenir, vous me permettrez de vous dire qu’il ne faut pas juger d’autrui tant par vous-même, qui ne faites point malheureusement d’exemple, comme par tout le reste des hommes, qui n’ont de semblables que dans les qualités naturelles ; mais à l’égard de la piété, on peut dire qu’un véritable chrétien n’est presque pareil à personne dans une même contrée. Aucun des vôtres ne grossit la cour du Père de la Chaise, cependant cela ne vous est commun avec personne que je connaisse d’une qualité à mettre cette conduite sur le compte de la religion, ce qui vous doit convaincre de mon raisonnement ; et le contraire, quoique général, étant appelé simonie par tous les Pères de l’Église, ne nous doit laisser aucun doute de ce que le public en quelques-uns peut espérer de la conscience, lorsqu’elle se trouvera en compromis avec de violents intérêts temporels autorisés par l’exemple du plus grand nombre.
Il est pourtant nécessaire, Monsieur, de suivre pas à pas ce raisonnement pour le rétablissement des affaires du Roi et des peuples, et bien loin que ces sentiments blessent la charité chrétienne, je suis persuadé que l’on ne peut penser autrement sans intéresser la véritable piété, principalement les personnes en place et à portée d’agir, de qui Dieu exigeant des fruits proportionnés à leur emploi, ne sont point disculpées par une prétendue délicatesse de conscience susceptible de toute autre interprétation.
Pardonnez-moi, s’il vous plaît, Monsieur, la liberté et la longueur de cette lettre, dont je ne puis me repentir quand je songe à la matière dont il s’agit. Il y a 25 ans que depuis le matin jusqu’au soir je n’ai point de regret d’y donner tout mon temps ; les réflexions que je ne suis pas au-dessus de la moyenne région de l’air, et par conséquent exposé aux orages, ne me sont jamais entrées dans l’esprit.
Je me donne l’honneur de vous envoyer mon premier ouvrage corrigé et noté dans tous les endroits que je crois servir de réponse aux objections que vous avez pris la peine de me faire. Le moindre mécanique réduit dans un plus grand volume ne pourrait être conçu qu’après plusieurs lectures. Je vous supplie d’en user de même à l’égard de ce précis du labourage et du commerce, tant ancien que nouveau, et des moyens désolants ou innocents d’en tirer les droits du prince. Je consens de passer dans votre esprit pour un visionnaire si, à chaque lecture, vous ne faites point une nouvelle découverte. Je vous présenterai dans la suite le second, qui ne peut être compris qu’après une parfaite conviction de la vérité du premier. Trouvez bon que j’aille dans quelques jours à Paris exprès pour avoir l’honneur de vous voir, ne vous demandant que 4 ou 5 audiences de chacune une demi-heure pour obtenir de vous que vous fassiez agréer au Roi de soulager ses peuples en recevant le double, et cela dans un moment. Je prends sur mon compte le paiement de la part des peuples.
Qui croirait que ma fonction fût très aisée et la vôtre très difficile, c’est ce qui est pourtant aussi véritable que je suis, avec un très profond respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 25 novembre 1699.
À Rouen, 25 novembre 1699.
Monseigneur,
Comme je ne sus que la veille de mon départ tout ce qui s’était passé au Conseil du Roi lorsque vous prîtes la peine de parler de mon affaire, je ne pus vous marquer qu’une partie de ma reconnaissance, ne sachant pas à quel point vous aviez porté la protection que vous m’avez bien voulu donner, que je n’ai point méritée jusqu’ici. Je tâcherai à l’avenir, dans toutes les occasions où je pourrai contribuer à la gloire de votre ministère, de vous marquer que je ne perdrai jamais le souvenir de la bonté qu’il vous a plu avoir pour moi. Monsieur de la Bourdonnaye, qui veut bien que je passe une partie de ma vie auprès de lui, vous convaincra, par l’ordre qu’il mettra dans sa généralité, des vérités que je me suis donné l’honneur de vous marquer, que le dénouement des affaires du Roi est la parfaite connaissance des facultés de chaque taillable, et que l’on ne baille pas le change, comme on fait tous les jours, en voulant persuader qu’elles sont excessives, sous prétexte de leurs très ruineuses et pernicieuses répartitions. Je crois que Monsieur de la Bourdonnaye vous tiendra le même langage au premier jour qu’il aura l’honneur de vous voir.
Le sieur vicomte de Rouen est allé à Paris pour vous demander un dédommagement, quoique je lui eusse écrit de n’en rien faire et que je me soumettrais au dire d’un ami commun, quoique je n’y sois pas obligé. J’ai voulu vous donner en ceci une première marque de ma reconnaissance. Je crois que c’est ce qu’il peut avoir de plus avantageux, et que lorsque vous lui demanderez si 18 métiers qui étaient de sa compétence, des 100 qu’il y a à Rouen (le surplus étant de la mienne), étaient en jurande il y a 300 ou 400 ans, lorsque la charge fut créée, il lui serait impossible de vous le faire voir, ce qui tire tout à fait le Roi d’obligation de dédommager. Je suis, avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 mars 1700.
De Rouen, ce 14 mars 1700.
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous envoyer un mémoire des monnaies par où vous connaîtrez que la surprise de Messieurs vos prédécesseurs n’a pas été moindre sur cet article qu’à l’égard des autres. Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, qu’au commencement de votre ministère je vous assurai que vous doubleriez le revenu du Roi, ainsi que celui des peuples, avant quatre années, à commencer dès celle-ci ; mais comme cela ne se peut pas faire en marchant sur les mêmes principes, il a été nécessaire d’établir l’erreur du passé. Je crois y avoir plus que satisfait en ce qui concerne les terres et le commerce, et comme l’argent y joue un grand rôle, bien qu’on n’y ait fait jusqu’ici aucune réflexion, j’ai cru que vous trouveriez bon que je vous adressasse ce que je dois à l’application que j’y ai donnée, que je suis assuré ne pas me surprendre, ne l’ayant encore jamais été jusqu’ici, grâces à Dieu, dans quelque sorte d’affaire que je me sois embarqué.
Je me suis aussi donné l’honneur de vous communiquer un mémoire par lequel je faisais voir que la famine n’est venue plus fréquemment en France, depuis quarante ans, qu’elle n’avait fait cent ans auparavant, que parce qu’on empêchait presque toujours la sortie des blés. La Gazette de la semaine passée vient de confirmer cette doctrine, puisqu’elle marque, à l’article d’Angleterre, que l’impôt sur la sortie des blés a été levé : or il est constant qu’il n’y a pas un an qu’il y était plus cher qu’en France, et qu’on y prenait clandestinement pour y en porter ; et c’est si bien par cette maxime qu’elle subsiste, que l’on va bien plus loin, puisque lorsque le blé baisse extrêmement, on donne de l’argent du public à ceux qui le vendent au dehors, afin que l’agriculture se puisse continuer en sa perfection sans perte, ce qui ne se peut pas lorsque les grains sont à vil prix par trop d’abondance. Ainsi on néglige les labours et on prodigue les blés à des usages étrangers : ce qui fait que, la stérilité arrivant, elle est mal secourue par les années précédentes. M. de la Bourdonnaye attend avec impatience vos ordres pour la taille, à quoi les peuples sont déjà tout disposés.
Je suis, avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 13 juin 1700.
Ce 13 juin [1700], à Rouen.
Monseigneur,
Ayant appris à mon dernier voyage de Paris que M. de Vauban avait lu au Roi un projet de dîme royale pour remédier aux désordres de la taille, composé en la meilleure partie par un chanoine de Tournay relégué à Rouen, j’ai cru être obligé de vous donner avis de ce qui s’était passé entre eux et moi, qui est que leur projet était ridicule dans la proposition et impossible dans l’exécution ; et ne m’étant pas contenté de cela, je leur communiquai un petit traité que je fis le lendemain, tiré de la connaissance du commerce de la campagne, dont ils n’ont point la moindre teinture, quoique absolument nécessaire pour raisonner sur pareille matière. Mais, comme cela n’a pas arrêté M. de Vauban, que je vis ces jours passés aussi entêté de son projet comme si les taillables lui avaient dicté, je me donne l’honneur de vous envoyer le traité, par où vous verrez quel fond l’on y peut faire.
J’ai pris la hardiesse de vous marquer plusieurs fois, Monseigneur, que pour tout raccommoder, il ne faut rien innover, mais donner seulement pouvoir aux intendants de faire observer les ordonnances. Si vous voulez bien me confier une élection, je m’en charge à mes périls et risques, vous baillerai caution telle que vous souhaiterez, et ne vous demande ni édits ni déclaration, et me soumets de perdre ma charge si je n’y fais point doubler le commerce et le labourage. Il me semble que vous acceptâtes ce parti la veille de votre installation, que j’eus l’honneur de vous saluer. Je doute fort qu’une pareille proposition me soit commune en France avec qui que ce soit.
Je suis, avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 juin 1700.
A Rouen, 14 juin 1700.
Monseigneur,
Je reçois présentement celle que vous avez pris la peine de m’écrire au sujet de la police du pain : sur quoi je prends la hardiesse de vous dire que, si j’avais eu à changer quelque chose au prix que j’y ai trouvé mis par les commissaires du Parlement, qui avaient pris cette fonction aux juges ordinaires, il aurait fallu l’augmenter, et non pas le diminuer, comme vous verrez par les pièces et appréciations que je me donne l’honneur de vous envoyer. Feu M. Pellot fit faire un essai authentique de ce que le pain pouvait valoir par rapport au prix du blé, et il se trouva que, lorsque la mine, mesure de Rouen, qui est un peu plus de la moitié du setier de Paris, vaut 6 livres, le pain bis, qui règle l’autre, doit être vendu 14 deniers la livre ; et ainsi en haussant et diminuant. Depuis six mois que je suis en charge, il n’a jamais moins valu, savoir le blé, de 10 livres 10 sols la mine, et maintenant il passe 11 livres ; et cependant je l’ai laissé au prix de 18 deniers la livre, qui est plus de 4 deniers au-dessous de ce qu’il devait être par l’ordre établi en 1683. Ce qu’il y a de particulier est que je suis tourmenté par les boulangers pour leur hausser le prix sur ces pièces et raisons, auxquelles il me semble qu’il n’y a point de répartie. Tout ce que j’ai pu faire est de mollier sur les amendes, lorsque la contravention n’était que médiocre, cela me paraissant moins dommageable que la moindre hausse, qui est une espèce d’alarme qui n’a jamais manqué de faire enchérir les blés dans les marchés suivants. Je crois qu’en voilà plus qu’il n’en faut pour me justifier de ce qu’on vous a voulu inspirer que je n’apportais pas la dernière exactitude à m’acquitter d’une fonction que vous avez eu la bonté de me faire restituer : ce qui est peut-être la cause des plaintes que l’on vous en fait.
Puisque vous voulez bien entrer dans ce détail, j’aurai soin de vous en donner souvent des nouvelles, et serai fort heureux si vous voulez bien vous-même mettre le prix au pain sur les principes que je me donne l’honneur de vous envoyer. Les sons dont les boulangers sont chargés, et qui entraient en diminution du prix du pain, fait encore un très grand désordre. M. de La Bourdonnaye s’est donné l’honneur de vous en écrire plusieurs fois, et moi de vous en parler. En attendant un plus grand règlement, la ville de Rouen vous aurait une extrême obligation si vous vouliez bien autoriser M. l’Intendant d’y pourvoir par provision.
Je suis, avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 15 juin 1700.
À Rouen, 15 juin 1700.
Monseigneur,
Je me donne encore l’honneur de vous écrire aujourd’hui au sujet d’une députation que les hauts-justiciers des faubourgs de Rouen ont faite d’un Père de Sainte-Marthe, prieur de Saint-Ouen, cousin germain de M. de Montholon, qui lui ayant donné des arrêts favorables contre tout droit et raison, il est fâché de les voir détruire par le dernier arrêt du Conseil, que vous avez rendu avec toute justice, puisqu’il y avait pourvoi et renvoi devant M. de la Bourdonnaye, auparavant même la création des lieutenants de police. Ainsi ce n’est point par ce titre que je les détruis, c’est par les déclarations, édits et ordonnances qui défendent à toutes sortes de juges, tant royaux que hauts-justiciers, d’ériger aucuns métiers sans autorité du Roi et statuts passés au Conseil et scellés du grand sceau. Tous ceux que je reçois sont de cette nature. Le Parlement l’a prononcé plusieurs fois de la même manière contre les juges royaux, et tout le contraire pour les hauts-justiciers des faubourgs de Rouen, quoique les statuts concédés à ceux de la ville portasse « ville, faubourg et bonnelieue », ce qui est conforme à l’usage de toute la France, où il n’y a jamais sur le lieu qu’un seul corps d’un même métier dont la conservation est attribuée nommément à un seul juge pour éviter confusion. À Nantes le juge de l’évêque a presque la moitié de la ville pour les cas ordinaires, il ne dispute rien au prévôt, qui vient d’acheter la lieutenance de police. À Orléans la même chose. À Beauvais il y a plus, le siège de l’évêque et celui du chapitre se partagent presque la ville également ; cependant même avant la création des juges de police, celui de l’évêque avait les métiers, seul, parce qu’il en avait l’attribution par les statuts. Vous ne serez pas fâché, Monseigneur, d’apprendre que M. de Villeroy, comme abbé de Fécamps, que l’on voudra intéresser devant vous à cause d’une extension de cette abbaye dans un des faubourgs de cette ville, n’y a aucun intérêt, attendu que par le partage d’entre les moines et l’abbé, ce lot est échu aux moines. Les métiers de Rouen ont payé plus de 450 000 livres au Roi depuis la guerre, et les prétendus métiers des hauts-justiciers rien du tout. Le domaine de Sa Majesté y a encore un très grand intérêt, à cause des amendes, confiscations et droits de sceau, qui souffriraient une grande diminution, si cette usurpation, qui à peine était connue il y a vingt-cinq ans, avait continué à augmenter, comme elle a fait depuis M. de Montholon, que je m’y suis fortement opposé. J’ai cru être obligé de vous donner ces mémoires afin de vous mettre en état de marquer aux personnes distinguées qui vous parleront de cette affaire à la prière des moines, que le Roi ne leur fait aucun passe-droit en les traitant comme tous les autres juges de son royaume ; qu’ils n’ont qu’à produire des statuts devant M. l’Intendant, à qui vous avez renvoyé l’affaire, et qu’il les maintiendra sur-le-champ, même de mon consentement.
Je suis avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 2 juillet 1700.
À Rouen, 2 juillet 1700.
J’étais à la campagne lorsque celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet des loteries m’a été rendue. Je vous dirai qu’il ne s’en est fait aucune qui ait pu naturellement venir à ma connaissance, et, m’en étant informé plus exactement, j’ai appris que ce qu’on en a vu n’a été au plus que quelques remplacements de jeu entre des femmes pour des nippes de peu de conséquence, n’ayant été au plus que de 300 à 400 l. entre personnes de la même famille. Cependant j’ai rendu une ordonnance, et l’ait fait publier, qui les défend toutes, de quelques natures qu’elles soient, à peine de 1 000 l. d’amende, dont le maître de la maison où la chose se passe sera prenable.
Les blés ont un peu renchéri depuis les trois derniers marchés, à cause que la fleurison des seigles n’a pas eu temps favorable. On prétend même que l’épi du blé n’est pas nourri ; mais comme il me paraît que le changement du temps les raccommodera, je ne crois pas que cela ait de suite : ce qui fait que je n’ai point voulu hausser le pain aux boulangers, qui ne l’ont pas, à un quart près, sur le pied des mémoires que je me suis donné l’honneur de vous envoyer. Je serai obligé de fermer les yeux sur le manque du poids, cela faisant moins de bruit que l’augmentation du prix, qui est une espèce d’alarme dans le pays à l’ouverture de la récolte. Comme il y a quelques personnes en ce pays qui ont soin de vous informer de toute ma conduite, je vous supplie de vous en souvenir lorsqu’ils pourront vous écrire que je souffre aux boulangers faire le pain trop léger.
Je suis, avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 3 septembre 1700.
De Rouen, ce 3 septembre 1700.
Monseigneur,
Je me suis donné l’honneur de vous marquer que je prendrais la hardiesse de vous dire plus au long que l’année est fort abondante. Le blé n’est pas si grainu que l’année passée, ne rendant pas tant à la gerbe ; mais il y a beaucoup plus de paille, jusque-là qu’il y a eu peu de fermes où il y ait assez de bâtiments pour tout engranger. Pour cela, il ne faut pas dire que le prix des grains diminuera considérablement : l’abondance de l’argent l’empêchera ; les laboureurs sont pleins et baillent le change à leurs maîtres, lorsqu’ils les voient hors de volonté ou de pouvoir de labourer eux-mêmes, en ne voulant pas rehausser leurs terres, jusque-là que de bons marchands de cette ville, ayant commencé à labourer par nécessité, ont depuis continué par intérêt, déclarant que le profit de quelque commerce que ce fût n’approchait pas de celui du labourage. Je laboure pour recueillir environ trois mille setiers de blé et autant d’avoine, et la levée de plus de la moitié des terres vaut autant comme le fonds serait vendu. Je convainquis M. de la Bourdonnaye de cette vérité, en l’avertissant de faire toiser quelques granges dans la course qu’il commença pour l’exécution de votre projet, et il demeura d’accord avec moi, avant que de partir, que, par le nombre des gerbes, il avait trouvé que les levées valaient dix fois le fermage, au lieu qu’elles ne devraient valoir dans les bonnes terres que le double, et dans les mauvaises que deux fois plus. Sur ces principes il allait faire des merveilles en ce pays quand il a reçu sa mission pour Bordeaux. Je m’étais attaché à lui faire concevoir mes principes, qui n’étaient que la suite d’une très longue expérience, et, quoiqu’il me rît d’abord en face, parce qu’il n’en avait aucune pratique, il est parti d’ici très convaincu de leur vérité. Cependant comme il y a peu de fonds à faire sur ces messieurs, attendu leur instabilité, trouvez bon, s’il vous plaît, que quelque distance qu’il y ait de vous à moi, je m’adresse à vous immédiatement désormais ; et je me soumets de passer dans votre esprit pour un extravagant et un visionnaire, si dans trois mois vous n’êtes pas très persuadé qu’en quinze jours vous pouvez bannir toute la misère de la France, doubler les biens de tout le monde et augmenter ceux du Roi considérablement, jusque dans trois ans qu’ils seront pareillement doublés. Que le terme ni la chose ne vous surprennent point ; je me donnerai l’honneur de vous faire une lettre sur chaque article, et je suis assuré que, quoique d’abord vous soyez surpris, quatre ou cinq jours de réflexion vous persuaderont tout à fait. Nous voici en Normandie dans le même cas qu’il arriva il y a cinq ans : on perdit dans la généralité de Rouen quatre cent mille pièces de cidre, que l’on ne put aprofiter, et quatre années de suite on n’a bu que de l’eau par la campagne ; et toutefois vous pouvez faire cesser cette malheureuse situation en deux heures, sans rien mettre au hasard, parce que c’est une violence que l’on fait à la nature qui la cause. Il y a pleine année de fruits : on donnera des cidres pour 3 livres dans le pressoir ; mais il faut 7 francs pour le faire entrer à Rouen, et 9 livres au moins pour le détailler ; ce que la marchandise ne pouvant porter, il la faut laisser perdre. En diminuant les droits de moitié, je vous ferai donner de la hausse de la ferme en plusieurs endroits ; comme c’est sur des principes communs, cela doit servir de règle pour toutes les contrées.
Je suis avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 3 octobre 1700.
De Rouen, ce 3 octobre 1700.
Monseigneur,
Trouvez bon, s’il vous plaît, que je continue à vous faire savoir le détail de ce qui se passe à la campagne. Comme les choses y sont dans un perpétuel mouvement, il y a toujours de la nouveauté, qu’un ministre doit savoir, sans quoi il lui est impossible de réussir. Je m’étais donné l’honneur de vous marquer par toutes mes précédentes que toutes les terres n’étaient baillées que la moitié de leur valeur, eu égard à l’augmentation du prix de toutes choses, ce qui n’était qu’une suite nécessaire de la plus grande quantité d’or et d’argent qu’il y a présentement dans le royaume, cette gradation et conformité ayant toujours été depuis la découverte du Pérou, qui trouva à Paris le blé à 10 sols le setier, toutes les autres denrées étant proportionnées à ce prix. Or présentement, bien que le blé vaille depuis dix ans le double de ce qu’il valait années communes il y a cinquante ans, c’est néanmoins ce qui est à meilleur marché, puisque les bestiaux et la laine ont presque triplé ainsi que les toiles ; et cela parce que constamment il n’y avait que 200 millions en France en 1648 et maintenant il y en a plus de 500. Ceux des propriétaires qui se trouvent en état de faire attention à ces circonstances pour ne se pas laisser duper par leurs fermiers, ont augmenté au moins de moitié leurs fermes, et ces jours passés le Chapitre de Rouen donna une dîme 2 700 livres, qui n’était qu’à 1 100 livres. C’est sur ce point de fait que roule le rétablissement de la France et des affaires du Roi, et il faut que tout ce qu’il y a de grands seigneurs, qui afferment avec leurs terres une presque exemption de taille, conçoivent que ce n’est qu’en faveur de leurs fermiers qu’ils font cette injustice, et que les dupant les premiers en gagnant avec eux deux fois plus qu’ils ne devraient, ils veulent encore qu’ils leur aident à tromper le Roi et leurs compatriotes en leur faisant payer leurs tailles : témoin Mme de Roselin, dont je me suis donné l’honneur de vous écrire, qui fatiguant M. de la Bourdonnaye de lettres pour 150 livres de taille que son fermier payait sur 6 000 livres de recette, on lui trouva l’an passé 60 000 livres d’argent comptant. M. de Villeroy se trouve dans cette généralité à la tête de ceux de ce genre ; cependant s’il veut souffrir que ses fermiers paient leur juste taille sur le pied de la vraie valeur, on lui trouvera un receveur qui lui donnera à son pur profit le double de l’augmentation de la taille, et qui le payera par avance. Mais on peut dire que l’on ne s’engage à rien, car ses fermiers, voyant la mine éventée, ne quitteront pas un marché où ils gagnent beaucoup pour si peu de chose.
Cependant un pareil exemple ferait que tout le reste suivrait sans nulle peine. C’est la situation où j’avais mis M. de la Bourdonnaye, de ne pas asseoir la taille sur le prix des baux, mais sur la valeur de la terre, que l’on peut apprendre en une demi-heure en toisant les granges lorsqu’elles sont pleines, qui est le temps du département. Plusieurs mêmes acquiesçaient à la hausse sans murmure, de peur que cela n’apprît à leurs maîtres ce qu’ils leur cachent tant qu’ils peuvent. Je m’en vais tâcher d’inspirer la même doctrine à M. de Vaubourg pour l’année qui vient, ayant fait la plupart de ses départements sans que j’aie eu l’honneur de le voir.
Je suis avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 31 décembre 1701.
Ce dernier jour de l’an [31 décembre 1701], à Rouen.
Monseigneur,
Les milices, à quoi mon commis est obligé de travailler parce qu’il est greffier des métiers, sont cause que vous ne recevrez que lundi le détail de la capitation laïque, suivant lequel je maintiens que vous aurez votre somme sans peine, sans exécution, et sans blesser ni le commerce ni la justice ; mais le tout dépend de la capacité des personnes que vous emploierez. Il faut atteindre le degré de biens de tous les particuliers par des marques physiques dont la connaissance puisse fermer la bouche à ceux qui voudraient se plaindre. De cette sorte je crois que vous aurez vos 50 millions ; car comme je m’instruis à tous moments de plus en plus, hier, étant allé à la campagne vers le Neuf-Bourg, qui est, comme vous savez, de la généralité d’Alençon, par hasard je questionnai un laboureur d’une paroisse voisine, comme je fais toujours ; il m’apprit que le fermier de M. de Vieuxpont, sur 2 500 livres de ferme, payait 15 livres de taille, et que cela ne me devait pas surprendre attendu que c’était à peu près de même partout à l’égard des fermiers des gens de condition. Voilà pour la taille. Pour la capitation, je trouve le même mécompte, comme vous verrez, Monseigneur, par les mémoires de la laïque, et huit jours après vous aurez celle des ecclésiastiques, qui vous surprendra encore plus que tout le reste. Arrêtant tout à fait les affaires extraordinaires, qui désolent tout, vous sauverez d’abord la France, et puis vous la rétablirez, sans autre mouvement que de laisser 7 000 à 8 000 francs dans chaque généralité pour payer les espions et ceux qui travailleront, en établissant que, puisqu’il y a une si grande fortune à faire à tromper le Roi et ses ministres, et le ruiner par conséquent, il y ait quelque chose à gagner à l’empêcher d’être trompé et à l’enrichir. Ce sont sur ces principes que je vous souhaite une heureuse année, et que je ne doute pas que vous n’en procuriez plusieurs aux peuples de même nature, étant avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 30 janvier 1702.
À Rouen, ce 30 janvier 1702.
Monseigneur,
Comme j’ai vu entre les mains de Monsieur d’Herbigny une lettre que vous avez pris la peine de lui écrire, par laquelle vous lui marquez d’empêcher autant que faire se pourra les procès des arts et métiers qui les consument en frais, trouvez bon, s’il vous plaît, que je prenne la hardiesse de vous avertir que quatre particuliers de la communauté des épiciers, ayant demandé devant moi à tout le corps, composé de cent-soixante maîtres, une révision en justice de tous les comptes depuis 40 ans, je ne crus pas devoir les écouter ni souffrir une si grande combustion pour servir le chagrin de quatre particuliers, d’ailleurs gens de nulle considération ; je les envoyai sur leur demande hors de cour et de procès. Sur l’appel qu’ils ont interjeté, le Parlement les a non seulement admis, mais a encore ordonné qu’ils rendraient tous ces comptes en pleine grande chambre à l’extraordinaire, contre la disposition de l’ordonnance de 1667 qui défend d’évoquer le principal, à moins que se trouvant en état on ne le juge à l’audience. Le dernier où le Parlement en usa de même, qui fut les courtiers des vins et des cidres, il en coûta 1 300 livres pour les simples vacations des juges. Dans une autre occasion, Monseigneur, j’aurais pris un mandement du Conseil pour faire venir ces épiciers en règlement de juges, et je crois qu’il aurait eu le sort de tous les autres en pareille occasion. Mais comme il s’agit de police, j’espère que vous aurez la bonté d’en user comme vous avez fait il y a deux ou trois mois pour les cornetiers, où vous envoyâtes ordre à Monsieur d’Herbigny d’arrêter un procès prêt à juger au Parlement qui les consommait en frais.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 4 février 1702.
Ce 4 février [1702].
Monseigneur,
Je me donnerai l’honneur de vous allez saluer d’abord que les milices seront achevées, pour vous confirmer ce que j’ai toujours pris la hardiesse de vous dire, que l’argent ne vous manquera point quand il vous plaira ne pas vous attacher invinciblement aux manières ci-devant usitées, dont la première, et comme la pierre fondamentale, est de toujours augmenter les droits et ne rien jamais diminuer, quand il s’agirait d’un droit, comme il y en a plusieurs, qui ferait vingt fois plus de mal au peuple que le Roi ne reçoit de produit ; dont on vient de voir un grand exemple dans les droits de sorties, qui ayant été réduits à la moitié, c’est-à-dire à 2,5%, au lieu de 5%, cela a été aussitôt révoqué, assurément, Monseigneur, sur un faux énoncé que cela attirerait une diminution de 1 500 000 livres dans les fermes du Roi : ce qui est si contraire à la vérité que, par estimation faite de la valeur de toutes les marchandises sorties depuis un an par Rouen, qui est seule dans le cas avec La Rochelle, qu’il ne faut compter que pour peu de chose, il n’y en a eu que pour 2 600 000 livres, qui font, à cinq pour cent, 130 000 livres ; la moitié que le Roi remettait n’allait par là qu’à 70 000 livres, et quand La Rochelle aurait fait 400 000 livres, ce n’aurait été que 20 000 livres, et par conséquent 10 000 livres pour la remise, qui faisant en tout 80 000 livres, ne devaient pas attirer une révocation si subite dans un temps que le Roi tire plus de 4 millions de la province à l’extraordinaire, et est à la veille et dans l’obligation d’en tirer bien davantage. Il y a plus, c’est que la diminution des droits eût assurément augmenté la consommation ou la quantité des sorties ; et par conséquent il n’y eût eu rien, ou peu de chose, à diminuer. Tout ceci ne procède que de la cause que je me suis donné l’honneur de vous marquer par ma dernière, savoir que les traitants et ceux qui les protègent ne veulent pas que MM. les ministres conçoivent par expérience ce qu’il y a à gagner à les congédier. C’est pourtant là-dessus, Monseigneur, que roulent uniquement et le salut présent de la France, et son rétablissement dans la suite. Car me faisant fort de vous former le fonds pour 45 millions d’augmentation à l’ordinaire durant la guerre, sans blesser ni la justice, ni l’harmonie du commerce, je comptais que vous voudriez bien donner pour 2 500 000 livres de diminution sur certains droits ruineux, qui eussent dédommagé le peuple d’une hausse si effroyable, ce que j’eusse maintenu hautement ; et sans cela il n’y a point d’homme assez hardi qui ose offrir à MM. les ministres son service pour une pareille démarche, sans s’exposer à l’exécration de Dieu et des hommes. Ce ne sont point ici des chimères, ce sont des réalités, que je vous ferai garantir par des gens qui ont bien plus de montre de toutes les manières que tous ceux sur la foi desquels on a souvent ci-devant bouleversé tout l’État et mis les peuples au désespoir. Toute l’objection que l’on me fait, et avec raison, est qu’il est dangereux de proposer des diminutions dans un article pour les remplacer dans d’autres, parce qu’on n’a jamais manqué d’accepter le second et ne vouloir point entendre parler de l’autre. Comme j’ai l’honneur de vous connaître personnellement depuis douze ans, je suis convaincu, ainsi que les peuples, de vos lumières et de vos saintes intentions : ce qui fait que je ne m’arrêterai point par ces préjugés, et vous porterai au premier jour mon plan, qui n’aura de difficulté que parce qu’il vous faudra servir nécessairement de barbares, pour me servir du langage de Rome lors de sa décadence, qui ne donnait point d’autre nom aux habitants des provinces, de même de la Grèce ; ainsi la Normandie, qu’on appelle la Grèce de la France, ne doit pas espérer d’être mieux traitée. Tout le monde est dans la consternation dans la vue de l’orage qui se prépare, et moi je n’ai pas un moment de crainte, ne croyant pas qu’un État soit dans une mauvaise situation quand, pour sortir avec gloire d’une action périlleuse, il ne faut qu’exiger 5 000 livres d’un bénéfice de 50 000 livres de rente qui n’a rien coûté, et 1 000 livres de capitation de celui qui jouit de plus de 25 000 livres, surtout quand cela se remplace d’un autre côté, comme je maintiens que vous pouvez faire.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 8 février 1702.
Ce 8 février 1702.
Monseigneur,
Trouvez bon, s’il vous plaît, que d’ici à trois semaines que j’espère avoir l’honneur de vous saluer je continue à vous marquer quelques maximes fondamentales du rétablissement ou salut de la France, auxquelles il est de toute nécessité que vous fassiez attention. La première, que jamais l’État n’eut un si grand besoin de secours extraordinaires, et jamais il ne fut si peu en pouvoir de les fournir, parce que les peuples se trouvent dans la situation d’un homme qui fait cession de biens ayant de l’argent dans sa poche, qu’il ne baille point, parce que cela ne l’acquitterait pas, et il ne veut pas demeurer dépourvu. La seconde est que toutes les personnes qui composent le Conseil du Roi ne sentent pas par expérience que le temps soit malheureux, et la régie des finances ne roulant pas personnellement sur leur compte, il s’en faudra beaucoup qu’ils ne soient sensibles à un bien dont ils croiront recevoir du dommage, comme est la liberté des chemins et la juste répartition des impôts. Ce sera assez que l’on ne fasse pas ressusciter un mort pour prouver la vérité de votre projet, afin qu’ils le puissent rendre incertain. Il s’y joint encore, Monseigneur, un intérêt bien plus violent, qui est que l’exorde de tout rétablissement étant la découverte des surprises, et même quelque chose de plus, des ministères précédents, ceux qui règnent encore par eux ou par leurs représentants se trouvent intrigués, par la cause la plus violente qui puisse jamais être, à tout contredire et à se rendre parties directes. Ainsi il n’y a qu’un seul moyen, que je me suis donné l’honneur de vous mander une infinité de fois, qui est de les rendre d’abord récusables, en apprenant au Roi des faits si certains et si effroyables, à même temps qu’ils lui servent de bouclier perpétuel contre leurs belles raisons, que l’on tournerait aisément en ridicule si elles sortaient de la bouche d’un particulier. La troisième maxime, Monseigneur, et qui fera réussir votre dessein, est d’appuyer le pistolet contre l’estomac dans la conjoncture présente, en marquant que, sans contrainte violente et en observant une exacte justice, comme dans tous les autres États du monde, vous êtes prêt de fournir l’argent nécessaire, et que, si quelqu’un veut se charger d’en faire autant, en se soumettant en une peine en cas de non-réussite, vous êtes disposé à suivre sa route. Et la quatrième enfin, qui est la principale, est de fournir des appointements honnêtes à ceux qui serviront le Roi dans ses finances, sans souffrir que l’on puisse profiter d’un denier par des voies indirectes, qui ont seules tout perdu, et ce qui est venu en un si haut point, qu’il ne tombe sous le sens que l’on puisse approcher les personnes en place par d’autres vues. Je ne vous parle pas, Monseigneur, d’une autre circonstance, parce que votre droiture me persuade que vous en êtes très éloigné, savoir que, presque jusqu’à vous, MM. les ministres ont eu pour principe d’écouter froidement tous les avis que l’on leur pouvait donner, de cueillir ce qui pouvait être utile, et puis de regarder l’auteur comme on fait un traître ou une courtisane, que l’on voudrait voir péris après l’usage. Cette conduite n’est ni d’un chrétien, ni d’un honnête païen, et fait qu’un ministre marche toujours dans les ténèbres. Celui qui donna l’avis à feu M. Colbert du contrôle des exploits, qui est presque le seul édit bursal que l’on peut dire avoir été avantageux au peuple, eut la Bastille pour sa récompense, lorsqu’il voulut la demander un peu trop vivement, et cela parce que, jusqu’à vous, toutes les personnes en place ont eu un intérêt plus fort et plus sensible que celui de la réussite de leur ministère, savoir la conservation de leur poste, qu’ils eussent cru courir risque si le public venait à connaître que tout ce qui était parfait ne croissait pas singulièrement chez eux, ainsi que je me suis donné l’honneur de vous mander plusieurs fois. Cependant le gouvernement d’un État est quelque chose de si difficile, et à même temps de si délicat, qu’il a besoin de tout, et n’est point à l’épreuve de pareils ménagements personnels ; il faut au contraire y tout sacrifier. C’est ce qui a fait que tous les grands princes, et qui ont le mieux gouverné, se sont laissé souvent gourmander, pour ainsi dire, par leurs ministres, lorsqu’ils les connaissaient éclairés par expérience et affectionnés. Il y en a des exemples effroyables du temps de Henri IV, à l’égard du duc Sully, et ce prince n’osait faire une dépense de 10 000 livres, de peur que son ministre ne lui reprochât que ce n’était point le moyen de payer ses dettes. Je prends la hardiesse de vous faire ce détail pour vous marquer que quelque maître que ce soit est très mal servi quand il ne veut entendre que des applaudissements : de quoi vous êtes fort éloigné.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 5 mai 1702.
Ce 5 mai [1702].
Monseigneur,
Bien que, à la dernière audience que vous eûtes la bonté de me donner, j’aie cru concevoir que ma présence ne vous faisait point plaisir, et qu’ainsi mon dessein fût de vous marquer mon respect par mon silence de toutes les manières sur les affaires générales, cependant les choses sont venues en un point de désolation que j’ose vous dire, Monseigneur, que si vous retardez un moment à avoir recours à de justes contributions, comme dans tous les royaumes du monde, et non à des confiscations par des créations, les revenus ordinaires viendront à manquer, c’est-à-dire que la taille et la capitation souffriront du déchet, et les fermiers généraux demanderont des remises par le défaut de consommation.
La juste contribution des personnes puissantes aux impôts est si essentielle au maintien d’un État qu’en Angleterre, où l’on ne peut pas dire que la haute noblesse manque de fierté, elle les paie sans difficulté, et en France, où elle a une tout autre soumission pour son prince, elle croit n’y point déroger en refusant de lui payer ce qu’elle lui doit très légitimement par les plus anciennes constitutions. Vous y ferez, Monseigneur, telle réflexion qu’il vous plaira ; mais je me soumets en quinze jours de vous former les 50 millions de fonds qui vous manquent, d’être garant de l’exécution, dont tout le risque de la manque est que le Roi ne recevrait pas toute la somme, parce que dans le même moment je formerai aux peuples le double, voire le triple, de ce qu’ils paieront. Voilà par où je finis. Mon zèle ou mon inquiétude de plus de trente années ayant prévu ou écrit publiquement que la manière dont la France était gouvernée la ferait périr, si on ne l’arrêtait, je ne parle point un autre langage que tous les marchands et les laboureurs.
Je suis avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 mai 1702.
Ce 17 mai [1702].
Monseigneur,
L’année se montre si abondante en blés et en liqueurs que tout serait absolument perdu si on ne donne quelque ordre aux aides. Celui que je propose, et dont M. de Chamlay vous rendra compte, n’exige qu’un instant et ne fait pas le moindre déconcertement, puisqu’on vous trouve des traitants sur-le-champ qui prendront les fermes diminuées de droits, sans en demander aucune, y ayant même beaucoup à gagner. Ainsi vous avez à choisir de faire une richesse immense de ce qui serait, sans ce tempérament, la dernière des désolations.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 23 octobre 1702.
À Rouen, 23 octobre 1702.
Monseigneur,
En 1689 que la généralité de Rouen avait l’honneur de vous avoir intendant, le Roi ayant demandé une somme de 40 000 livres pour nouveaux gages au bailliage de cette ville, sur la difficulté qui se rencontra pour la répartition vous prîtes la peine de la faire vous-même après avoir entendu plusieurs fois toutes les parties intéressées. Elle fut trouvée si juste qu’on a suivi le même niveau dans toutes les taxes qui sont arrivées depuis. Mais j’ai été fort surpris de voir que, dans celle que l’on demande présentement, à peu près de même somme, la répartition se trouve toute faite, et moi à la moitié davantage que je n’étais en 1689, et tous les autres officiers soulagés considérablement, à la réserve du sieur Cavelier, lieutenant particulier criminel, qui a aussi de la hausse.
Comme cela tire, Monseigneur, à une extrême conséquence, de ne pouvoir compter sur aucune règle certaine en semblables occasions, et que ma charge, depuis 1689, est diminuée de deux tiers, et par la mairie aliénée, et par la lieutenance de police, qui forme un emploi séparé, j’ai fait trouver bon à M. d’Herbigny que je me donnerais l’honneur de vous écrire, comme il m’a promis aussi de faire de sa part, pour vous supplier de lui renvoyer la connaissance de cette affaire, afin de vous en instruire plus particulièrement. C’est la grâce que vous demande celui qui est, avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 28 décembre 1702.
À Rouen, 28 décembre 1702.
Monseigneur,
Monsieur d’Herbigny m’a communiqué une lettre de votre part, par laquelle vous lui mandez de marquer à ma compagnie qu’elle eût à surseoir la procédure criminelle qu’elle conduisait contre de faux monnayeurs, attendu que les officiers de la Monnaie auraient prévenu. Permettez-moi s’il vous plaît de vous faire remarquer que l’on vous a celé la vérité, que ma compagnie et les officiers de la Monnaie ont décrété le même jour, et que, pour la contestation qui arriva afin d’être saisi des prisonniers, les parties ayant été devant Monsieur d’Herbigny, où Monsieur de Beuvron les avait renvoyées, le décret des officiers de la Monnaie se trouva si défectueux, ayant été donné par 6 personnes non graduées et qui n’ont nulle connaissance des procédures, ni en ayant jamais vu aucune, que les prisonniers furent menés en nos prisons, où le procès a été entièrement instruit et achevé, ne restant qu’à juger, ce qui aurait été fait samedi sans celle que vous avez pris la peine d’en écrire à M. d’Herbigny. Il y a plus, Monsieur, encore pour ne pas renvoyer cette affaire à la Monnaie, qui n’ont nullement prévenu, comme vous voyez, quand le décret pourrait subsister, c’est qu’il y a un orfèvre compliqué et décrété dans cette affaire. Or le premier juge de la Monnaie est fils d’un orfèvre actuellement en boutique. Ayez donc la bonté de vous faire instruire de l’état des choses, avant que de donner lieu à aucune décision. Ma compagnie espère cette grâce de vous, et je vous la demande très humblement, en mon particulier, comme étant, avec un fort gros respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Président et lieutenant général civil et de police.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 18 juillet 1703.
Ce 18 juillet [1703], à Rouen.
Monseigneur,
Quoique le moindre degré de prudence me dût fermer la bouche pour jamais sur les affaires générales, cependant, voyant que le mal que j’ai toujours prévu augmente tous les jours, ainsi que le nombre des ennemis du Roi, tandis que les moyens de leur résister diminuent à vue d’œil, je n’ai pu m’empêcher, depuis six mois, de composer une lettre, que je me donne l’honneur de vous adresser, par laquelle je fais un fonds de 80 millions par an, en outre les revenus ordinaires, même la capitation en l’état qu’elle est, savoir 50 millions qu’il me semble que vous me marquâtes qu’il fallait d’extraordinaire, 10 millions que je crois que le Roi ou l’État ont contractés d’augmentation de dettes, et 20 millions pour une flotte qui est non seulement nécessaire pour procurer une paix avantageuse, mais même par rapport à l’utilité des peuples, puisque la mer fermée coûte à la France plus de 100 millions par an, tant à cause de la diminution que cela apporte à la marchandise qui doit sortir, que de l’augmentation que reçoit celle qui entre. Cependant bien qu’une imposition de 80 millions sur les peuples ne me dût pas faire apparemment regarder de bon œil, je puis dire au contraire qu’ayant communiqué mon ouvrage manuscrit à une infinité de personnes riches et éclairées, bien qu’ils conçussent aisément que je les mettais à quatre ou cinq fois de hausse sur leur capitation, ils m’ont néanmoins comblé de bénédiction, parce que je rétablis sur-le-champ quatre fois davantage dans leurs biens. Je dis, Monseigneur, sur-le-champ, et je foudroie en vingt pages ceux qui voudraient attaquer cette vérité, en leur renvoyant avec usure le ridicule dont ils me prétendent revêtir. J’ai tous les peuples de mon côté, qui ne demandent pour toute grâce que l’on n’attaque point les immeubles, sur la foi desquels tout le commerce roule, ni que l’on ne demande point de sommes immobilières, qui arrêtent toute sorte de consommation par l’impossibilité où l’on est de les fournir autrement qu’en cessant toute sa dépense, ce qui mettant les denrées à rien, aucun fermier ne peut payer son maître, ce qui est le comble de la misère telle que l’on l’éprouve aujourd’hui. Prenez la peine, s’il vous plaît, Monseigneur, de vous faire informer de ce que les lapereaux ont été vendus cet été à Paris ; vous trouverez que ceux de Gaillon, qui sont toujours les plus chers, n’ont point été à 5 livres, l’un portant l’autre, et les autres à 3 livres, c’est-à-dire bien moins qu’ils ne coûtent à exploiter et voiturer. Ainsi le fermier de Monsieur l’archevêque, qui en tient pour 1 500 livres, ne lui peut pas bailler un sol, pendant que le Roi ne reçoit pas la centième partie de la perte que produit la cause de ce désordre à l’État. Ceci n’est qu’un baromètre, et il en va de même de toutes les autres denrées. Cependant pour faire cesser tout cela, il ne faut que faire la paix avec les immeubles, c’est-à-dire une demi-heure, tout comme, au siège de La Rochelle, le pain, qui y valait 100 sols la livre dans la ville, fut mis au bout d’une heure à un sol, quand les portes furent ouvertes. Si M. le cardinal de Richelieu avait dit qu’il ne pouvait pas recevoir cette ville à capituler et la tirer par là de la famine, parce que le Roi avait alors la guerre en Italie et en Allemagne, n’aurait-on pas dit qu’au lieu d’être un grand homme, il aurait perdu le sens ? Toutefois aujourd’hui on tient ce langage ; on fait même plus, on croit qu’il n’y a point d’autre ressource, pour tirer la France de la conjoncture la plus importante où elle se soit jamais rencontrée, que les mêmes manières qui l’ont ruinée en pleine paix. Elle a pu jusqu’ici faire des fautes impunément, à cause de sa grande puissance, et cela même par un effet de la Providence qui l’a voulu comme enrayer, pour conserver une espèce d’équilibre qui fait le maintien des États ; mais à présent elle n’a rien de trop, ou plutôt elle a besoin de tout, et les fautes passées lui deviendront utiles parce que, mettant ce qu’elle perdait à profit, ce sera une espèce de magasin pour la nécessité d’aujourd’hui. Pour quoi je maintiens qu’il ne faut que deux heures comme au siège de La Rochelle, parce que c’est une simple violence faite à la nature qu’il faut cesser, et non rien créer ou former de nouveau. Je vous supplie très humblement, Monseigneur, de m’accorder trois heures de votre temps, quoique très précieux, pour vous porter moi-même mon ouvrage, une fois plus ample que le précédent, mais fort bref par rapport au dessein ; et si vous ne concevez pas que c’est le temps de votre vie que vous aurez jamais mieux employé, il m’en coûtera, pour ma témérité, ma charge de police, dont j’ai payé 30 000 écus, ayant remboursé le vicomte d’une partie ; vous en pourrez créer une nouvelle. Le plus difficile est de persuader qu’un sujet dont on vous a fait toutes sortes de portraits puisse être le moteur d’un si grand ouvrage ; mais je fais gloire d’avoir un caractère singulier, sans lequel je n’aurais pas des vues singulières. Je ne prétends congédier aucun traitant ni fermier du Roi.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 27 octobre 1703.
Ce 27 octobre [1703].
Monseigneur,
Je ne manquerai, Dieu aidant, de me trouver à l’issue de votre dîner à l’Étang vendredi prochain. Si je vous ai importuné de mes lettres depuis quinze ans, c’est que j’ai conçu qu’il pouvait y avoir du remède sous votre ministère : ce qui était absolument impossible sous tous les autres, par des raisons sur lesquelles le public vous rend justice, comme il arriva ces jours passés en la meilleure compagnie de Rouen, où M. Pecoil, gendre du sieur Le Gendre, nouvellement arrivé de Paris, dit que vous aviez refusé M. le duc de La Feuillade d’une affaire pour laquelle il vous avoua que l’on lui donnait 2 000 pistoles, en ajoutant que ni le Roi ni vous ne vouliez point absolument de cette manœuvre, qui se prenait entièrement sur le Roi ou sur le peuple, indépendamment que cela bannissait toute sorte d’attention, si ce que l’on proposait n’était pas cent fois plus désavantageux au public que le prétendu profit que l’on supposait en devoir revenir, tant à S. M. qu’au protecteur. Les choses n’en demeurèrent pas là, le sieur Le Gendre dit qu’il avait lui-même payé, sans néanmoins vouloir nommer les masques, 500 louis d’or pour une dame de la première considération qui, voyant sortir une personne qui venait d’obtenir une grâce du Roi, l’aborda et lui dit en deux mots que si dans la huitaine on ne lui comptait pas les 500 louis d’or, on trouverait détruit ce que l’on croyait être assuré. On composerait un gros volume, par noms et surnoms, de pareilles façons : ce que je prends la hardiesse de vous remarquer, parce que c’est cela seul qui a fait la ruine de la France, et qui formera le plus grand obstacle à son rétablissement.
Mais Monseigneur, pour préparer, s’il vous plaît, la matière pour jeudi, il faut que le fait soit constant, savoir l’erreur dans le passé. Pour base donc et pour principe, on peut maintenir avec autant de certitude qu’il est constant que la Seine passe dans Paris, que feu M. Colbert entra en 1661 au ministère, que le Roi avait alors 80 millions de revenu, et même plus ; cela se voit dans le procès de M. Fouquet ; et à présent 1703 le Roi n’a point, de revenu réglé, 120 millions, la capitation n’étant point un revenu : sur quoi les conquêtes du Roi en forment au moins 10 millions. Ainsi en plus de quarante ans, ce n’est qu’un tiers de hausse. Or à remonter ou rétrograder en 1660 quarante ans au-dessus, savoir en 1620, on ne trouve que 35 millions de rente. Donc dans ces quarante ans les revenus du Roi avaient plus que doublé. Remontant encore en 1620, on ne rencontre que 16 millions en 1570 : de façon qu’il faut qu’il demeure pour certain que jamais les revenus du prince n’ont reçu si peu d’augmentation que sous le ministère de M. Colbert et les suivants. Mais c’est bien pis du côté des peuples, ou de leur opulence. Elle avait souffert la même gradation dans les époques que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer, ce qui produisait la hausse des revenus du prince ; or par un sort tout contraire, toutes choses, l’un portant l’autre, ou plutôt tous genres de revenus sont diminués de moitié. Outre la certitude de ce fait par lui-même, cent mille arpents de vignes arrachées, les terres incultes ou mal ménagées, les étrangers bannis de nos ports en pleine paix, font une foi authentique de cette vérité. Cependant, Monseigneur, comment accorder cette manœuvre avec l’héroïsme supposé dans ce ministère, qui en fait regretter jusqu’aux cendres, si l’on en croit des personnes intéressées à se fermer les yeux pour ne pas voir clair en plein jour ? Et moi, tout au contraire, avec les marchands et les laboureurs, je vous maintiens que la destruction de ce que ce ministère a fait est de l’or en lingot.
Je sais bien que ce mouvement ne se peut faire en quinze jours ; mais il y a bien de la différence entre 1 500 millions de rente qu’il coûte à la France, et le quart seulement qu’il est besoin de rétablir : ce que je soutiens n’être l’ouvrage que de trois heures, sans rien mettre au hasard, ni congédier personne. Ayez donc la bonté de souffrir que j’arrive à votre audience sur ce principe de ruine passée, et non d’héroïsme à regretter : sans quoi je serais comptable à Dieu et aux hommes du temps que je vous ferais perdre.
Le second point, Monseigneur, à commencer par moi-même, est qu’il ne faut pas que toutes sortes de visionnaires se donnent la licence de vous aller importuner de leurs rêveries creuses : pour ce sujet, la loi, s’il vous plaît, des Athéniens, qu’on ne vous puisse rien proposer qui exige plus de mouvement que l’auteur n’en peut garantir, et qu’il soit puni sévèrement en cas de non-réussite, sans s’excuser sur aucun cas extraordinaire, qu’il a dû prévoir.
Le troisième point, s’il vous plaît, est qu’il faut établir le moins de nouveauté qu’il est possible, en perfectionnant les anciennes ordonnances, sans en faire de nouvelles.
Le quatrième consiste à observer une exacte justice dans la répartition, sans laquelle il faut qu’un État périsse, ou que toute l’antiquité, ainsi que l’Écriture Sainte, n’ait pas dit vrai ; or, il n’y en a aucune depuis quarante ans.
Le dernier point, qu’un homme ne se charge point d’une commission, ou qu’il se charge du succès, comme c’était autrefois chez les Turcs, et par où leur empire s’est si fort augmenté.
Avec ces principes, Monseigneur, je vous promets vos 80 millions par an, même avec plaisir de la part de ceux des peuples qui ne vivent point de la ruine publique, puisqu’avant que demander ces 80 millions vous en aurez rétabli plus de 400 millions.
Il y a ma personne qui demeure exposée à tout ce qu’on peut objecter de plus violent contre le dernier des hommes ; mais vous me permettrez de vous dire que, sans faire attention à ce que cela m’est commun avec de bien plus grands hommes que moi, ma vie passée jusqu’à cinquante-sept ans sans aucun reproche ou action de jeunesse, et une perpétuelle attache à mes devoirs et à ma fortune, dont je ne suis redevable, après Dieu, qu’à moi seul, me disculpent assez envers ceux qui jugent sans envie, passion ou prévention, outre que mes ouvrages imprimés me seront d’un grand secours, ainsi qu’à vous, Monseigneur. Les peuples vous paieront volontiers quand ils verront que vous ne les servez pas à plats couverts, et que ce n’est plus des bombes dont sauvent qu’il peut.
Ce n’est pas M. Desmaretz, mais M. de Vaubourg, son frère, qui après quatorze mois de demeure à Rouen, pendant lesquels je le vis tous les jours, déclara hautement que si M. Colbert m’avait connu, il m’aurait acheté à quelque prix que ce fût, par la grande pratique que j’avais du commerce et du labourage. Renonçant à la spéculation, comme m’accuse M. Desmaretz, M. de Vaubourg s’expliqua sur mon esprit d’une manière que je ne puis avoir l’honneur de vous dire.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 6 janvier 1704.
Ce 6 janvier 1704.
Monseigneur,
La dernière feuille que je me suis donné l’honneur de vous envoyer vous aura fait comprendre la grande méprise de Messieurs vos prédécesseurs d’avoir négligé en un si haut point la juste répartition des impôts, bien que cet article, comme composant le plus considérable revenu du prince, eût été cultivé dans tous les siècles avec la dernière exactitude, ainsi qu’il est encore actuellement dans tous les États du monde. Le merveilleux est que, Messieurs les ministres ayant si fort pris le change par rapport aux intérêts du Roi, ils ne l’ont pas moins donné aux possesseurs des grands domaines, par la tranquille immunité dans laquelle ils les ont soufferts à cet égard. Faites-y, s’il vous plaît, réflexion, Monseigneur, et songez que le temps presse et ne vous permettra pas toujours, à beaucoup près, de pouvoir choisir à tous les moments. Les cinq extraits que vous avez reçus sont le précis d’un grand ouvrage qui vous établit une possibilité d’exigence de 80 millions de hausse par un travail de trois heures, sans rien déconcerter ni mettre quoi que ce soit au hasard, mais par une simple cessation de la plus grande violence qu’aient jamais soufferte la nature, la justice et la raison, depuis la création du monde ; si elle n’a pas été si terrible que les ravages de ces conquérants qui se faisaient nommer les fléaux de Dieu, elle a de beaucoup regagné l’avantage et le dessus par sa longue durée. La seule chose que je n’ai pas pris la hardiesse de vous envoyer est la réponse que j’y fais aux objections que l’on pourrait apporter tant contre la chose, que la brièveté du temps ou la conjoncture de la guerre. Je vous assure, Monseigneur, qu’elle est de telle nature que je ne risque rien en passant ma soumission d’être mis aux Petites-Maisons pour toute ma vie, si les contradictions que l’on pourrait alléguer ne sont pas aussi visiblement ridicules et extravagantes que le serait de dire que la Seine ne passe pas dans Paris. Cependant, je conviens qu’il est de l’intérêt de ceux qui vous environnent de n’y pas donner les mains : leur réputation en serait absolument perdue auprès du Roi, qui est uniquement ce qui les importe, et que, par conséquent, ils croient être en droit de ménager. En effet, je ne pense pas que ce soit de son consentement, ni que l’on l’en ait averti après la chose arrivée, que la moitié des vignes du royaume sont arrachées, et le surplus diminué en valeur des trois quarts ; le reste, quoique moins sensible, est de même nature, et pareillement leur ouvrage, puisque c’est celui des partisans à qui ils ont mis les armes à la main.
On leur supposera toute l’intégrité du monde, s’ils veulent, et que des fautes si effroyables n’ont été que de pures méprises ; mais ils ne supprimeront jamais tous les exemplaires de livres imprimés, quelques-uns même avec privilège, qui font foi que, depuis 1550, arrivée des traitants en France, auparavant inconnus, jusqu’en 1660, Messieurs les ministres avaient eu part dans toutes les fermes, ainsi que dans tous les traités ; or il est constant que depuis 1660 cette manière de revenu du prince s’est poussée avec plus de violence qu’elle n’avait jamais fait et que la barrière même, savoir les remontrances des peuples qui les arrêtaient, a été levée par ces derniers, ce qui seul a causé la ruine du royaume. Or, de penser que l’intégrité n’a commencé d’être dans le ministère qu’en ce moment, vous me permettrez de vous dire, Monseigneur, que quand on aurait de la foi aussi gros qu’une montagne, je ne pense pas qu’il y en eût assez pour cela. Je vous parle avec cette liberté par la certitude où je suis, avec tous ceux qui ont l’honneur de vous connaître, de votre intégrité personnelle et singulière, étant certain que ce qui sera un comble de honte et d’infamie aux autres, vous sera à jamais un monument de gloire pour le présent et pour l’avenir.
Il y a encore une attention plus précise à faire dans le moment, qui est que la situation présente a pu se maintenir à l’aide d’une autorité absolue tant qu’elle n’a eu que la félicité des peuples, et même leur subsistance la plus nécessaire, à sacrifier à ses intérêts ; mais maintenant que toutes ces choses sont à bout, et que c’est une destruction générale de quoi il est question, ou bien il faut changer de batterie, il s’en faut beaucoup que vous deviez cacher les fautes d’autrui à ce prix. Si vous consultez les auteurs, ils ne balanceront pas un moment à prendre leur parti ; mais ils sont plus que suspects dans leurs avis, quelque nombreux qu’en soit le cortège. Mes 80 millions ne sont ni une vision, ni une chose problématique, comme ce n’est ni vision ni problème que tous les grains et liqueurs ne se vendent présentement par les possesseurs qu’à perte de ce qu’ils ont coûté à faire excroître : ce qui causant la ruine à toutes les professions qui en attendent leur subsistance, vous ne devez pas vous étonner que tout le monde soit dans la misère, et les pauvres plus que les riches, puisque quand les grains seraient encore à plus bas prix, ils ne se les peuvent procurer du moment que les riches, n’étant point payés, ne leur donnent rien à gagner. Ce sont là, Monseigneur, les éléments du gouvernement, desquels il n’est point permis de douter. Or si par trois heures de travail et quinze jours d’exécution, vous pouvez seulement hausser d’un quart et ces grains et ces liqueurs, vous redonnez plus de 400 millions de rentes au royaume, et chaque sujet, pris en particulier, conviendra, comme ils ont tous fait avec moi, qu’il est content de donner au Roi une partie du profit que vous lui avez procuré. Mes dernières feuilles, si elles étaient publiques, comme elles ne le sont pas par pur respect pour vous, couvriraient de honte les objections du défaut des espèces, qui ne sont point une denrée primitive en France, ainsi que l’on les suppose, mais seulement au Pérou. Au lieu de prendre ce parti de procurer aux peuples du bien pour en recevoir en contre-échange, je mets en fait, et l’ai prouvé invinciblement, tant dans mon premier ouvrage imprimé que dans les autres, que le Roi n’a pas eu une pistole par la main des partisans, de quelque nature qu’ils soient, qu’il n’en ait coûté 10 en pure perte à ses peuples, et que même, cette pistole, il lui a fallu rendre d’un autre côté ou se constituer, témoin ce qui s’est passé à Mantes et à Vernon à l’égard des vignes, où, outre la perte des biens des peuples, les tailles ont diminué trois fois plus que Roi n’a profité de la hausse des aides ; et comme c’est par une cause générale, c’est la même chose de tout le royaume, cette ruine si affreuse s’étant pratiquée tranquillement à l’aide de la suppression des remontrances, contre lesquelles elle n’aurait pas pu tenir un moment, si elles avaient été permises et souffertes ainsi que l’on avait fait durant douze cents ans : ce qui avait fait fleurir la monarchie plus qu’aucune de l’univers, et dont le contraire l’a réduite dans l’état que vous la voyez, et cela dans la conjoncture où elle aurait besoin de toutes ses forces. Cependant, Monseigneur, encore une fois, il n’y a rien de perdu, et sa gloire et sa félicité ne tiennent qu’à un filet, puisque ce que l’on croit être anéanti n’est que suspendu avec une très grande violence. Cessez donc cette force majeure, et tout le monde est riche, et le Roi par conséquent. Vous m’avez fait l’honneur de me marquer par votre dernière que vous contribueriez auprès du Roi de tout votre pouvoir au succès de mon entreprise ; vous me permettrez de vous dire que c’est la vôtre que j’ai commentée, puisque tout roule sur les tailles et aides, où vous avez travaillé publiquement avant moi. J’en attends le succès avec la dernière impatience, qui n’est autre sinon que vous ayez la bonté de me confier une contrée, où je ferai exécuter, par paiements avancés, la quote-part des 80 millions, et vous saisirai d’un modèle pour tout le royaume, par lequel il sera impossible de se méprendre, ni que le payant puisse nier d’être augmenté en opulence de trois fois plus que l’on ne lui demande.
Je ne prends point la hardiesse de vous parler d’une affaire personnelle où l’on me demande plus de 30 000 livres, avec suppression à même temps des choses taxées. Si je n’avais point payé 100 000 livres et plus depuis votre ministère, peut-être les pourrais-je payer. Il n’y a que l’impossibilité qui me puisse empêcher d’obéir, comme j’ai fait toute ma vie, m’étant vu le seul juge de Normandie, en 1693, qui ne sacrifia ni ma personne ni mes biens à la demande des nouveaux gages. Si vous vouliez bien avoir la bonté de me faire donner quelque surséance en vue des 100 000 livres qui rendent mon cas singulier, peut-être pourrais-je être en état de satisfaire.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 1er juillet 1704.
Ce 1er juillet [1704].
Monseigneur,
Je conçois, par celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que toute la difficulté que vous trouvez au rétablissement de la France roule sur un point qui n’en fait aucune parmi tous les hommes qui ont l’expérience du commerce. Personne ne me conteste d’avoir éclairci cette vérité, savoir qu’il y a une fois plus d’argent, quoique très rare, que lorsqu’il était bien plus commun, c’est-à-dire en 1660, et qu’il y avait pareillement une fois plus de revenu. Ainsi, Monseigneur, comme les disputes et les armes mettent une espèce de parité entre des sujets très différents, trouvez bon que je vous annonce que, quelque opposé que vous apparaissiez à mes sentiments à l’égard des espèces, je suis assuré qu’avant huit jours vous donnerez les mains à ce que je pense, avec tous les marchands et laboureurs, sur cet article. Non seulement il y a assez d’argent pour former en un moment les 80 millions au Roi, mais même pour faire précéder cette contribution d’une hausse de 400 millions dans les biens des peuples, qui en sont la source et le principe, encore que la maxime ait été tout opposée depuis quarante ans, et qu’on n’ait formé de l’argent au Roi que par leur destruction. Les deux feuilles de papier où j’ai réduit toute ma doctrine n’est que l’extrait d’un plus grand ouvrage dans lequel et les 80 millions pour le Roi et les 400 millions pour le peuple sont prouvés si invinciblement praticables en un moment, sans rien déconcerter, que je maintiens que l’on n’en peut passer doute ou niance sans se perdre de réputation de façon ou d’autre, tout comme les grands hommes qui ont traité d’extravagants les porteurs de nouveauté à l’égard du système du monde, ont fait retomber sur eux ces invectives. Par où je commence est un traité de trente pages, dans lequel je fais voir, sans craindre de répartie, que moins on voit d’argent en France, et plus il en existe et s’en conserve, de même que plus il en paraît dans le commerce, moins il en est, et plus il s’en perd. Ceci, Monseigneur, n’a besoin que d’un mot, qui n’est ignoré de personne de tous ceux qui sont exposés aux révolutions de l’une et l’autre fortune, mais peu connu aux autres, surtout à Paris, où l’on vit avec très peu de connaissance de la manière dont les peuples vivent et se procurent l’argent et leurs besoins dans les campagnes. Il y a donc de l’argent mort et de l’argent en vie. Le premier est celui qui, étant immobile et caché, n’est pas plus utile à l’État que si c’était des pierres, ou qu’il fût encore dans les entrailles de la terre, et l’autre, qui est en vie, est celui qui marche toujours et n’est jamais un moment en repos. Celui-là seul est compté dans un État, puisque lui seul en forme toute l’harmonie et fait subsister tous les états et toutes les conditions par sa circulation de main à autre. Vous voyez par là, Monseigneur, que c’est la consommation qui mène sa marche, qu’il s’arrête, décampe et court avec elle : en sorte que, se faisant beaucoup de consommation, peu d’argent, par sa fréquente représentation, passe pour une très grande quantité d’espèces ; et venant à diminuer, l’argent s’arrête aussitôt et fait dire qu’il n’y en a plus. Or de soutenir que depuis quarante ans on n’a pas déclaré une guerre ouverte à la consommation et au commerce, c’est soutenir que la Seine ne passe pas dans Paris. Des paroisses entières où les dîmes, qui en sont le contrôle certain, ne se trouvent pas au quart de ce qu’elles étaient en 1660, en sont une preuve trop certaine. Quand la guerre arriva en 1689 on trouva les revenus sabrés. Les traitants, qui sont comme le feu qui ne s’attache à son sujet que pour le dévorer, s’attaquèrent aux immeubles, surtout les charges de robe, qui en composent une partie si considérable, et on peut dire qu’ils ont rendu dans les provinces la place entièrement nette ; ce qui forme un grand surcroît d’ordre à l’argent de demeurer immobile, par la destruction de son maître, savoir la consommation, et cela en deux manières : la première, en ce que l’argent immeuble, qui prend sa part dans la circulation, a été arrêté à l’égard de cet article, n’y ayant plus de sûreté à acheter ou à prêter sur un gage aussi fragile que le sont devenus les charges, ou plutôt la plupart des immeubles ; et l’autre est qu’un homme coulé à fond par l’enlèvement d’une charge qui formait la meilleure partie de son bien, comme on ne peut pas dire qu’il n’y ait eu une infinité, n’a d’autre ressource que de faire finance, comme les marchands qui font banqueroute, ramassant tout l’argent qu’ils peuvent et tenant ferme en le faisant filer par un retranchement de toutes sortes de dépenses : ce qui est un rengrègement de mal pour la consommation, et par conséquent pour la paralysie d’argent. C’est à peu près le même de la demande de sommes immobilières au lieu d’un tribut réglé. Il faut arrêter tout à coup toutes sortes de dépenses, ou pour les fournir, ou pour montrer que l’on n’est pas en état de le faire : ce qui mettant les fermiers hors d’état de payer, par l’avilissement et la non-vente de leurs denrées, devient dans la suite un jeu forcé, et empoisonne toutes les conditions, qui, attendant leur subsistance de la vente des fruits de la terre, sont obligées pareillement de faire filer durant un mois ce qu’ils auraient dépensé en quatre jours. C’est sur ce compte qu’il y a des villages seuls présentement, autour de Mantes, qui ont plus de cinq cents pièces de vin qui seront absolument perdues si l’année continue comme elle commence, bien que ce même vin se vende à Caen, éloigné de trente-huit lieues, en détail, sur le pied de 160 livres et plus, et que l’on le laisse à Mantes à 30 livres, sans les pouvoir trouver. Tous ces désordres néanmoins, Monseigneur, n’ont besoin que d’un instant pour être arrêtés, puisque c’est une des plus grandes violences que l’on puisse faire à la nature, qui tend toujours à sa perfection, sans comparaison comme au siège de la Rochelle, où il n’y eut qu’une heure de distance entre une extrême disette et une grande abondance. J’aurai l’honneur de vous rappeler mes principes par six lettres jusqu’à la Madeleine, que j’aurai l’honneur de vous aller voir, quand vous m’en aurez donné ordre, et vous faire examiner, sans rien mettre à hasard, que vos 80 millions sont assurés, mais non pas sans que vous reveniez d’une façon très opposée des idées que vous avez eues de moi et de ceux qui travaillent avec applaudissement depuis quarante ans.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 4 juillet 1704.
Ce 4 juillet [1704].
Comme la prétendue disette d’argent, ou manque des espèces, est la première objection que vous avez pris la peine de me faire dans celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, bien que ma dernière semble vous avoir assez montré qu’il y a de la surprise dans cette pensée, et que l’argent, le valet de la consommation, s’arrêtant, marchant, et même courant avec elle à proportion qu’elle se fait, le même argent passant une infinité de fois en revue et passant pour autant d’argent nouveau, il est néanmoins encore à propos de vous faire remarquer un surcroît et un coadjuteur aux espèces que l’abondance et la consommation apportent dans le commerce, savoir les billets que l’on préfère à l’argent lorsque la solvabilité des négociants est presque générale, ce qui est un genre de monnaie qui se bat à toute heure et à peu de frais, comme vous savez, et qui va bien plus vite que l’argent. Mais du moment que cette solvabilité s’arrête, ce qui est l’effet de la cessation de consommation, la plupart de ces espèces sont mises au billon, et les Monnaies qui les fabriquaient, savoir les négociants, s’arrêtent tout à fait. Ce n’est pas le tout : l’argent en essence, qui était presque tout entier dans le bas commerce, où celle en papier ne peut avoir cours, en est aussitôt retiré pour venir tenir la place de celle que l’on n’y veut plus recevoir, bien que, un moment auparavant, elle fût dans une très grande valeur. Et cela va si loin dans ces temps de consommation, qu’un négociant étant abordé pour emprunt par un autre dont la solvabilité n’est pas à beaucoup près si bien établie, s’il lui veut faire plaisir, quoiqu’il n’ait point d’argent, il lui fait un billet payable à terme, et l’autre le négocie sur-le-champ. Or du moment que la consommation s’arrête, ce qui est inséparable de plusieurs banqueroutes par le manque de débit, ce genre de commerce cesse tout à fait ; et ces révolutions sont si subites et changent si fort du tout au tout dans un moment, que le sieur Le Gendre, avec sa grande opulence, que je crois aller à plus de 4 millions, puisqu’il a avancé ses enfants de la moitié et qu’il lui reste quantité de fonds avec son gros commerce, cependant il pensa faire une triste expérience il y a dix ans de ces cas inopinés : il n’y avait que deux jours qu’il avait donné 300 000 livres en rentes quand il reçut nouvelles de 250 000 livres de lettres de change par lui tirées sur Lyon et protestées à cause de deux ou trois banqueroutes ; et comme l’argent manqua tout à fait sur les places, tant à Rouen qu’ailleurs, il m’a avoué plusieurs fois qu’il fut une nuit sans en dormir tout à fait. La même chose arriva aux sieurs Le Couteux, la plus fameuse banque de France : dans le même moment tout l’argent, c’est-à-dire son cours, ayant tari tout à fait, tout le monde voulut ravoir ses espèces ; or comme les sieurs Couteux de Rouen avaient 200 000 livres à divers particuliers de la ville, ils les lui vinrent demander tous à même temps, ce qui les mit à deux doigts de leur perte. Il avait 20 000 livres à moi ; il me vint trouver la larme à l’œil, en me marquant qu’il était hors d’état de me les payer : ce que je n’exigeai pas, avec quelques autres, jugeant bien que ce temps-là passerait, comme il arriva. Et à la mort de l’un d’eux, arrivée il y a trois ou quatre ans, il s’est trouvé qu’ils avaient plus de 2 millions de vaillant. Dira-t-on, Monseigneur, que ces différentes révolutions soient l’effet du manque des espèces, et qu’ils aient disparu tout à coup, ou cessé d’exister pour renaître un moment après ? Rien moins que cela, s’il vous plaît : c’est leur marche cessée, et non leur existence. Ainsi prenez la peine, s’il vous plaît, de ne vous plus défier de l’argent, ou de croire qu’il n’y en ait pas assez en France pour former 80 millions de hausse pour le Roi, puisque je maintiens non seulement le contraire, mais que même, en un instant, vous en pouvez faire remarcher, et non renaître, une assez grande quantité pour servir une augmentation de consommation de 400 millions, puisque tout l’argent que l’on veut avoir, et que celui qui est nécessaire au Roi n’est exigé que pour se procurer les denrées nécessaires, lequel par cette fonction n’est nullement consumé, mais se peut continuellement trouver sur pied pour rendre partout le même service, ainsi que son substitut, qui est le morceau de papier ou le billet de change, dont le nombre excède beaucoup celui de l’argent quand la consommation se fait. C’est avec cette monnaie que l’opulence de la Hollande subsiste : la maison de ville d’Amsterdam doit plus de 100 millions, celle de Middelbourg environ 10 millions, dont l’un et l’autre ne font point d’intérêts. Chacun y porte volontiers ses deniers pour la facilité et sûreté du commerce, et même, loin de rien exiger, on lui donne 2% en pure perte. Et lorsque l’on veut négocier ces billets pour de l’argent, au lieu de l’aller quérir en ces maisons de ville, on rend ces 2% que l’on avait donnés. Vous savez, Monseigneur, que les peuples n’en usent pas tout à fait de même avec le Roi, quoique cela dût être avec bien plus de raison : mais ce n’est pas votre faute ; c’est certainement celle de ceux que la corruption, l’ignorance ou les intérêts personnels ont exaltés jusqu’aux cieux, malgré le malheureux état où ils vous ont laissé la France. Ils ont gâté le commerce entre le Roi et ses peuples, et vous en payez la folle enchère. Ils ont fait faire au prince comme le lion dans la fable lorsque des animaux furent à la chasse à communs frais, à condition de partager également la proie ; cependant le lion prit tout sous divers prétextes, dont le premier était : Quia sum leo. Le mal n’est pas sans remède, sans quoi je ne me donnerais pas l’honneur de vous en parler. Le précis donc, s’il vous plaît, de celle-ci est que l’argent est l’enfant et le père de la consommation ; que l’on ne le peut avoir que par la vente des denrées ; que la ruine de cette vente est aujourd’hui le revenu le plus liquide de presque toute la Cour, mais que le rétablissement ne tient qu’à un filet, et par conséquent celui du cours de l’argent, sans qu’il en faille faire venir du dehors. Ceci n’est point spéculation, mais de la plus grossière pratique, quoiqu’il devienne théorie à l’égard de ceux qui ne sont ni marchands ni laboureurs.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 9 juillet 1704.
Ce 9 juillet [1704], à Rouen.
Monseigneur,
Le pénultième lettre que je me suis donné l’honneur de vous écrire vous a dû faire comprendre que, n’étant question, pour rendre un pays riche, non qu’il y ait beaucoup d’argent, mais qu’il marche et circule toujours, de même en quoi consistait cette célérité et ce qui la causait, ma dernière vous a pareillement décrit que, lorsque cette vitesse de marche d’argent ne pouvait suffire à la quantité de maîtres qu’il est obligé de servir, il produit une infinité d’enfants, qu’il revêt de toute son autorité, savoir les billets de change, ou argent en papier, c’est-à-dire de matière intarissable pourvu qu’il y ait assez d’ouvriers pour en battre de la monnaie, qui sont les marchands ou courtiers de la consommation. Celle-ci, Monseigneur, vous fera, s’il vous plaît, remarquer qu’outre ces deux secours ou moyens, pour sauver ou le ridicule ou l’impossible de ma proposition de 80 millions de hausse pour le Roi et de 400 millions pour le peuple, l’existence réelle des espèces ne me manquera point assurément de garantie, malgré leur rareté apparente, que l’on ne peut non plus mettre sur le compte d’une entière absence ou privation que celle des femmes en Italie, parce que l’on n’en voit pas la vingtième partie, dans les rues et les églises, que l’on fait en France. Je maintiens donc, Monseigneur, qu’il y a présentement non seulement assez d’argent subsistant pour servir le produit que j’assure, mais même qu’il s’y en trouve ou s’en trouvera près du double, par compte fait de ce qu’il s’en rencontrait aux années 1660 et une ou deux suivantes, que le royaume était constamment une fois plus riche, les terres affermées et vendues le double, et les charges le quadruple de ce qu’elles sont aujourd’hui : ce qui se vérifie, malgré les applaudissements qui ont accompagné les régisseurs depuis ce temps, par les baux des dîmes, qui sont un contrôle certain. J’en sais une infinité diminués des trois quarts : la seule paroisse de Juziers, entre Meulan et Poissy, ne paie plus que 1 000 livres de taille avec difficulté, au lieu de 5 000 livres dont elle contribuait aisément autrefois. Les bureaux de consommation ou enseignes d’opulence comme cabarets et jeux de paume souffrent le même sort. Dans Paris seul, quoique le lieu le moins flétri par l’apport des dépouilles des provinces, il se trouvait en 1660 cent soixante jeux de paume, affermés plus cher que soixante qui restent, et qui s’abattent tous les jours. À Rouen, de vingt-cinq, il n’y en a plus que trois, et il n’en subsiste aucun dans toute la province, qu’un seul à Caen, bien que tous les lieux clos en eussent autrefois, comme Fécamp, Louviers et Montivilliers. Pour les cabarets, j’en crois plus de dix mille détruits dans la seule Normandie. Cependant, avec tout cela, Monseigneur, je soutiens que, dans la conjoncture de misère où l’on est, il existe près du double d’argent qu’il s’en trouvait dans ces années de richesses et d’abondance. En voici, s’il vous plaît, la preuve par écrit, et quelque intérêt que ceux qui vous environnent aient à ne pas convenir des vérités les plus constantes, il faut au moins qu’ils demeurent muets sur celle-ci : en 1642 il ne se trouva que 200 millions dans la réforme, et en 1694 il y en eut plus de 540, outre la proportion de vaisselle d’argent qui avait plus que quadruplé. Or, Monseigneur, cette crue ou cette augmentation n’était point venue tout à coup, mais par gradation, d’année en année, à proportion que le métal arrive dans l’Europe des pays où il naît, dans lesquels la fabrication est presque à peu près toujours la même, ainsi que la quote-part que la France prend dans la charge des flottes et des galions. Sur ce compte, en 1660 le royaume ne pouvait guère avoir acquis que 100 millions de crue d’argent, pour laisser l’excédent jusqu’à 540 aux trente-quatre années suivantes échues en 1694.
Depuis ce temps, ceux qui raisonnent très mal, ou plutôt qui, étant cause de tout le désordre, accuseraient plutôt le ciel qu’eux-mêmes d’avoir donné lieu à la misère, prétendent qu’il en passe quantité aux pays étrangers, volontairement pour la solde des armées, et aussi clandestinement par des intérêts indirects. Il en peut être quelque chose ; mais aussi il faut convenir qu’il en est venu depuis ce temps, surtout après l’union de la France avec l’Espagne, où la première a eu plus que sa part dans les crues des années dernières. De plus l’argent porté en Italie n’est pas absolument perdu, et vous avez très sagement permis la traite des blés de Languedoc en ces quartiers, ce qui retire une partie de l’argent.
Les armées de France et d’Espagne se fournissent de la plupart de leurs besoins à Milan, où l’on sait le grand commerce qu’y font les Suisses, presque tous marchands, qui viennent acheter en France, et surtout à Lyon. Ainsi je maintiens que, tout compensé, il y a autant d’argent qu’en 1694, et le plus ou le moins n’y fait rien pour ma proposition, puisqu’enfin, quand j’accorderais tout à mes contredisants, ils ne me demanderaient pas 240 millions de diminution : ce qui serait une extravagance qui ne leur donnerait pas gain de cause, puisqu’il s’en faut beaucoup que l’on soit dans la même situation qu’en 1660. Je ne suis donc point, Monseigneur, un visionnaire dans ce que j’avance praticable en deux heures par la possibilité de vente des denrées, que je soutiens pouvoir être en assez grand nombre pour former et les 400 millions au peuple et les 80 millions au Roi. Pour prouver et la somme et la manière, outre ce que je viens de marquer, qui est incontestable, je n’ai besoin que du règne du roi François Ier. Il levait, à ce que marque M. de Sully dans ses Mémoires, 16 millions par an, à quelque chose près, ce qui revient constamment à 240 millions d’aujourd’hui ; et comme il avait assurément un cinquième moins d’États, c’est certainement 300 millions, puisqu’enfin, Monseigneur, l’argent n’est indubitablement qu’une lettre de change réciproque pour la livraison des denrées. Or que les lettres de cette nature soient écrites dans un papier de grand ou de petit volume, qu’il y ait peu ou beaucoup de paroles, cela est tout à fait indifférent : il n’y a d’essentiel que la quantité d’argent que l’on donne ordre de payer. Ainsi, comme l’on ne vit que de denrées, et non d’argent, qui ne vaut qu’autant que l’on s’en peut procurer ses besoins, du moment qu’il s’ensuit que les peuples sous François Ier étaient obligés, pour lui fournir 16 millions, de vendre pour 300 millions de denrées au prix d’aujourd’hui, et que ceux à qui ce prince les donnait se procuraient autant de commodités que l’on en aurait à présent pour 300 millions d’argent, il s’en ensuivra de tous points que les peuples payaient et le prince recevait sur ce pied de 300 millions. Or cette proportion de prix se trouve imprimée dans le recueil des ordonnances de ce temps, titre de Police, et le code Henri, savoir : la livre de pain biset, à Paris, à 1/2 denier, les perdreaux à 6 deniers, les souliers à 5 sols, le sel à 24 livres et puis 45 livres le muid, et le reste à l’avenant, c’est-à-dire à quinze ou vingt fois moins qu’aujourd’hui. Cette supputation, qui est juste, coule à fond, d’une grande force, le prétendu héroïsme de Messieurs vos prédécesseurs, mais sera un rehaussement de gloire pour vous, si, après avoir reconnu l’écueil où ils ont tous échoué, vous l’évitez et rétablissez le passé. Mes trois dernières lettres ont purgé amplement le ridicule de ma proposition du côté de l’argent ; les trois suivantes en feront autant de la part de la livraison des denrées, ainsi que la brièveté du temps que je demande, sans rien déconcerter, ni mettre quoi que ce soit au hasard, sur la garantie de ma simple parole, comme ont fait ceux qui environnent MM. les ministres depuis quarante ans.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, sans date [juillet 1704].
Monseigneur,
Malgré l’idée commune de la Cour et du Conseil du Roi, de laquelle quiconque sera dans un sentiment opposé presque sur tous les intérêts des peuples rencontrera fort juste, parce que l’un et l’autre a commencé les premiers à quitter les routes pratiquées par toutes les nations du monde, et même en France jusqu’à l’arrivée des traitants ; malgré, dis-je, ces fortes préventions en ce qui concerne l’argent, mes trois dernières lettres vous ont amplement fait voir qu’il ne vous manquera point de sa part, pour le soutien ou le rétablissement du royaume, quand vous ne ferez pas une guerre déclarée à sa route, comme il se pratique impunément depuis quarante ans, puisqu’au lieu de prendre un droit de passage dans sa marche, ce qui, par un renouvellement continuel, aurait été Pérou inépuisable, on s’est mis sur le pied de le détrousser entièrement : ce qui rendant les chemins impraticables, il s’est trouvé dans l’obligation de ne se montrer que rarement, pour la pure nécessité, et encore en cachette, et, au lieu de prêter son ministère aux honnêtes gens et au commerce permis en honneur et en conscience, il s’est mis au service des filous, parce qu’ils lui donnent de plus grands appointements, contre toutes les lois divines et humaines, sous prétexte que la nécessité et l’impossibilité de faire autrement excuse toutes choses : sur laquelle excuse il ne s’assure pas tant, Monseigneur, qu’il ne trouve à propos de se déguiser sous des noms et habits empruntés. Comme vous m’entendez assurément bien, je ne m’expliquerai pas davantage, mais passerai, s’il vous plaît, au remède, qui roulant sur un principe que ce n’est point l’argent par lui-même qui rend les hommes ni les pays riches et heureux, mais la capacité ou la quotité que l’on en possède, on se trouve en état de procurer les besoins de la vie, je vous ferai remarquer que les ustensiles de cuisine qui se trouvent d’argent au Mexique n’empêchent pas qu’elle ne soit plus mauvaise qu’aux lieux où ces instruments sont de fer. Ce n’est donc point l’argent, Monseigneur, mais les commodités et les denrées qui sont le but et l’objet de l’opulence. Ce n’est pas encore tout : quelque libérale qu’en soit la nature dans une contrée, il faut des hommes et pour les faire croître et pour les consommer : sans quoi les propriétaires des meilleures terres ne sont pas plus avancés que s’ils ne possédaient que des sablons, puisqu’enfin tout pays et tout royaume sont un herbage qui ne vaut qu’autant qu’il y a des bêtes pour le pâturer, et des bêtes qui ne soient point amuselées, ce qui étant, comme il arrive aujourd’hui en France, tous les deux périssent, et les maîtres par conséquent. C’est ce divorce, Monseigneur, ou cette séparation des bêtes et de la pâture, qui forme la misère de la France. Il y a de l’argent, vous n’en devez pas douter ; il se trouve des denrées et même des hommes pour les consommer. Mais ces derniers sont emmuselés de manière que l’herbage et les bêtes périssent également, et l’argent, qui n’est que le valet de ce commerce, demeure inutile : ce qui arrive tant qu’il repose un moment, faute de maître pour l’employer. Plus de cinq à six millions de créatures raisonnables qui ne boivent que de l’eau à ordinaire règle, et la moitié au moins de muids de liqueurs qui se perdent, tant excrus que manque de culture, sans parler des autres denrées, présentent le même objet de l’herbage sans bêtes qu’emmuselées. Ce qu’il y a d’admirable est que les auteurs de pareilles manières, pratiquées, au moins à outrance, seulement depuis quarante ans, sont presque canonisés, sous prétexte qu’ils ont cru dédommager la ruine du commerce du dedans du royaume par des attentions au trafic étranger, qui n’a jamais été et n’ira pareillement jamais à la centième partie de ce premier, bien qu’ignoré par ces messieurs, ainsi que presque tout le reste, et que l’on ne doit avoir recours à ce dernier que par rapport et pour faire valoir l’autre, dont les intérêts demandent assez souvent que, bien loin de le cultiver, il le faut ruiner tout à fait comme il arriva, il y a quelques années, à l’égard des toiles peintes. Vous savez, Monseigneur, avec quelles peines et quels frais les compagnies de Guinée, de Madagascar et des Indes ont été établies, et vous n’en ignorez pas non plus le peu de succès, lequel, quand il aurait été aussi avantageux que le contraire s’est rencontré, n’aurait jamais compensé la dixième partie des pertes que ces prétendus héros causaient au dedans. Il n’est donc point nécessaire aujourd’hui, pour remédier au désordre, de traverser les mers et d’aller mendier chez les étrangers : ainsi l’allégation de la guerre qui se fait au dehors devient absolument vaine et frivole. Il n’est question que de mettre la paix au milieu de l’État, où il règne une guerre effroyable, d’abord entre le Roi et ses peuples, entre lesquels il doit y avoir un commerce continuel ; et pour y parvenir il faut y rétablir de la sûreté par l’observation des lois de la plus étroite justice, dont la contravention l’a toujours perdu entre quelques sortes de sujets et de pays que ce puisse être. Il est encore nécessaire d’en user de même de contrée à contrée, d’année à année, et de denrée à denrée, toutes lesquelles choses doivent être dans un trafic perpétuel pour s’aider réciproquement de leurs besoins, afin qu’étant dans une compensation continuelle de ce qu’elles ont de trop avec ce qu’elles ont trop peu, au lieu de deux extrémités toujours naturellement très défectueuses, il s’en forme un tout très parfait : ce qui seul peut rendre un État très heureux, pendant que le contraire ne peut rien faire que de très misérable, comme est aujourd’hui le royaume. Pour en avoir fait expérience, il se trouve dans cette fâcheuse situation, non qu’il manque d’hommes, de denrées et d’argent, mais parce que ces trois choses, très parfaites par leur union et leur concorde, et périssant par leur séparation, loin de s’aider par un concours continuel au commun bien, se trouvent dans une guerre perpétuelle et ne travaillent nuit et jour qu’à leur destruction réciproque. C’est donc réconciliation, Monseigneur, dont il s’agit, et c’est ce commerce qu’il faut rétablir. Ce n’est point les mers qu’il faut traverser, ni les cabinets et bijoux de la Chine que l’on doit aller chercher à trois mille lieues de pays ; c’est du pain et du vin, qu’il ne faut pas aller quérir aux Indes, mais de contrée à contrée et d’année à année. Bien que cette proposition ou demande, Monseigneur, paraissent ridicules, elles n’en sont pas toutefois ni moins véritables et sérieuses, et c’est le refus de ces grâces qui rend aujourd’hui l’État désolé et hors de pouvoir de fournir au Roi ses besoins. En effet, ces héros qui croyaient rendre un grand service au royaume en favorisant si bien le commerce étranger que l’on y voyait les denrées de dehors, et même des Indes, à trois quarts d’augmentation seulement de ce qu’elles coûtaient sur le lieu, toutes marchandises de luxe ont si bien fait par leurs grandes attentions et lumières que celles de pure nécessité, comme le pain et le vin, n’ont pu être trafiquées au milieu de l’État, de contrée à contrée et d’année à année, qu’avec une différence de prix sur dix parts neuf, qui sont ces deux extrémités si défectueuses que je viens de marquer : ce qui est toujours continuel à l’égard des liqueurs. Cependant comme cette situation n’est l’effet que d’une violence continuelle et d’une obstination outrée à ne pas avouer les erreurs passées, jointe à quelques intérêts indirects, placés à la vérité souvent en haut lieu, il ne faut qu’un instant pour voir la réussite de ma proposition, puisqu’enfin la cessation d’un très grand mal est un très grand bien. Pour finir cette lettre, Monseigneur, je prendrai la hardiesse de vous dire que Messieurs vos prédécesseurs ont cru que l’autorité seule devait tenir lieu de tout, et que les lois de la nature, de l’équité et de la raison n’étaient faites que pour ceux qui n’étaient pas absolus, et ils n’ont pas songé qu’il n’y a que Dieu de qui on puisse sagement croire : ipse dixit, et facta sunt. Ils ont fait comme celui qui débitait follement qu’il n’était pas nécessaire d’avoine pour faire marcher un cheval, que le fouet et l’éperon y suppléaient amplement : ce qui peut être pour une première traite ; mais la seconde fait périr la bête et met le maître à pied. Messieurs vos prédécesseurs ont eu un règne de fouet et d’éperon ; mais vous demeurerez en chemin, si vous ne donnez l’avoine, ce qui est beaucoup conforme à votre inclination. C’est sur quoi je vous offre mes services, ce qui sera pareillement le sujet de mes lettres suivantes, c’est-à-dire le rétablissement du pain et du vin, en démuselant et rendant libre la bouche des bêtes : après quoi ne doutez pas qu’elles ne marchent, et par conséquent l’argent, qui ne connaît point d’autres ordres que celui de la consommation, dans laquelle ces deux denrées tiennent une si grande place.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 15 juillet 1704.
Ce 15 juillet [1704].
Monseigneur,
Comme je ne doute pas que la dernière lettre que je me suis donné l’honneur de vous écrire ne vous ait laissé aucune obscurité que c’est à la consommation seule à qui il faut s’adresser pour voir et mettre de l’argent sur pied, en le tirant d’un repos où il ne reste jamais que par violence, parce qu’il est de la nature des rivières, in labore requies, et que, tant qu’il demeure dans cette tranquillité, ni le Roi, ni le propriétaire, ni qui que ce soit n’en peut tirer aucun avantage ni service, de même que le contraire est utile à tout le monde et devient une semence continuelle de richesse et d’abondance, je m’adresserai donc, pour y venir et pour rétablir une félicité si mal entendue par les héroïsmes passés, aux deux denrées primordiales d’abord, savoir le pain et le vin, qui mènent elles seules toutes les autres et les font baisser ou hausser, fleurir et dépérir, au niveau qu’elles expérimentent elles-mêmes ces différentes destinées, surtout la première, savoir les blés, qui ayant deux fonctions, l’une de nourrir tous les hommes, et sans laquelle ils périssent infailliblement, et l’autre, de l’excédent qu’en peuvent avoir les propriétaires des fonds ou leurs représentants, leur procurer par la vente le pouvoir d’acquérir tout le reste des besoins, jusqu’au luxe et au superflu. Vous voyez donc bien, Monseigneur, l’importance de cette matière, sur laquelle, bien qu’il soit impossible de faire de petites fautes, on peut néanmoins assurer, et je l’ai assez vérifié, que Messieurs vos prédécesseurs ont erré du tout au tout, et que leur méprise dans cet article seul coûte la vie à tout ce qui a péri d’hommes en 1693 et 1694, sans parler de plusieurs années précédentes à peu près semblables, et, outre cela, plus de 200 millions de rente, années communes, en pure perte au royaume. Ils ont donné tête baissée dans ce que la simple spéculation, qui était assurément toutes leurs lumières sur cette matière, présente d’abord à l’esprit, savoir que les blés étaient à peu près de la nature des truffes, à qui on fait dire : Non habeo semen, pariter sine semine nascor, au lieu que c’est justement le contraire. Ce n’est point du tout un présent gratuit de la nature ou de la terre en France. Tous les terroirs, surtout ceux qui sont d’une difficile exploitation, vendent cette denrée très chèrement, se rendant très rebelles à la main du laboureur et au soc de la charrue. Il y en a même d’entièrement impraticables, et qu’il faut ou tout à fait délaisser après avoir commencé de traiter avec eux, ou même ne songer jamais à leur rien demander, se trouvant absolument déraisonnables, comme il s’en rencontre quantité en France ainsi qu’ailleurs, qu’il est impossible de satisfaire sur ce qu’elles exigent pour leur rapport. Vous concevez bien, Monseigneur, que c’est donc le fort ou le bas prix des blés qui fait plus ou moins labourer, et, comme il dépend presque toujours de MM. les ministres de le donner tel qu’il leur plaît dans ce royaume, ainsi que je m’en vais avoir l’honneur de vous le marquer, et que c’est une des principales ressources de ma proposition praticable en trois heures, lorsqu’ils y mettent un taux au-dessous de celui que la plupart des terres veulent vendre leurs levées, comme ils ont toujours fait depuis quarante ans, c’est la même chose que de leur avoir ordonné de se tenir en repos, étant avantageux qu’il y eût 200 ou 300 millions moins de revenu dans le royaume. Ce n’est pas tout : comme ce trafic continuel qui doit être d’une année avec l’autre en compensant les abondantes avec les stériles, il est arrivé dans ces dernières que, les défenses précédentes de rapport aux terres de difficile et de chère culture ayant beaucoup moins provisionné l’État, les horreurs dont on n’a que trop fait expérience en sont ensuivies ; le tout par la première erreur d’avoir cru les blés à peu près de la nature des truffes, ce qui a fait tomber les auteurs dans une autre, qui est presque la même, et la cause de tout le désordre : ils ont pensé que la sortie des blés intéressait la nourriture des peuples par rapport à la quantité de la privation, et qu’il était avantageux de le maintenir à bas prix pour le maintien des menus peuples, au lieu que c’est justement le contraire de tous les deux, puisque premièrement, à l’égard de l’enlèvement, il est impossible avec une entière licence de transport qu’on en puisse jamais faire sortir la cinq-centième partie de ce qu’il croît dans le royaume, par la délicatesse de cette denrée, dont le moindre bruit de sortie fait un fracas et un rehaussement de prix qui met l’étranger hors d’état d’y trouver son compte, pendant que, la hausse se redoublant, le labourage rend les maîtres opulents, et par conséquent toutes les professions dont la destinée est attachée à celle des propriétaires des fonds. Ainsi, Monseigneur, je vous maintiens que la sortie des blés, vraie ou feinte, ce que vous pouvez pratiquer en tout temps à l’égard de ce dernier genre ne sert qu’à centupler ce que l’on enlève par l’augmentation d’excroissance, le tout parce que le prix peut supporter les frais, et à garantir les fâcheux effets des stérilités ; mais je soutiens à même temps que celui qui s’y trouve, et que l’on force de ne pas hausser de volonté délibérée, est très défectueux et très contraire aux violents intérêts dont je viens de vous parler, et qu’enfin il coûte au royaume plus que ce que le Roi tire, et même que ce que je promets. Il est le même qu’il était il y a cinquante ans, c’est-à-dire à 10, à 11 ou 12 livres le setier à Paris, 9 à 10 livres au plus dans les provinces, comme étant toujours au-dessous, en cela comme en toutes choses, et 6 et 7 livres le petit grain, ainsi qu’est presque tout celui des terres médiocres. Ce taux était excellent en 1650, parce que les terres ne vendaient pas leurs levées la moitié de ce qu’elles font à présent ; mais comme elles ont renchéri leur service par l’augmentation du prix de toutes choses, par exemple des souliers qui, ne valant que 45 ou 50 sols en 1650, se vendent aujourd’hui 4 livres 10 sols et 5 livres, de vouloir que l’un double et l’autre pas, ces souliers n’étant que l’échantillon de tout le reste, surtout des servitudes de frais qui accompagnent le labourage, c’est désirer que les terres et les fermiers fassent banqueroute par l’obligation de ne pouvoir vendre qu’à perte : ce qui rejaillit incontinent sur ces demandeurs de bon marché des blés. Le rétablissement de ce malentendu opéré par les héros passés n’a besoin que d’une heure de travail, et qu’autant de temps qu’il faut pour concevoir qu’en 1650 on était très sage de souffrir ou maintenir les blés sur un prix trois fois plus fort qu’ils n’étaient en 1600, parce que ces souliers de 45 sols n’étaient qu’à 15 sols, et en 1600 le même degré de sagesse de voir tranquillement un pareil triplement de prix de grains par rapport à cinquante ans auparavant, savoir 1550, que ces mêmes souliers ne valaient pareillement que 5 sols, cette gradation étant la suite des crues d’argent, dont on ne doit pas ôter la quote-part aux grains par l’enlèvement de la liberté de sortie, qui est l’un des apanages de leur destinée, sans quoi tous les malheurs et de leur disette et de leur avilissement, qui est encore plus dommageable, sont immanquables. Ce désordre, Monseigneur, peut être rétabli encore une fois en une heure, en remettant 200 millions de rente dans le royaume, sans autre fracas que le déchet de la réputation de Messieurs vos prédécesseurs, qui se sont trompés en cela comme dans tout le reste, malgré les applaudissements de la Cour, démentis par la diminution au moins de la moitié de tous les biens du royaume, au lieu des hausses précédentes expérimentées tous les trente à quarante ans dans les temps précédents. Je viendrai, dans ma prochaine lettre, aux liqueurs, dans lesquelles ces Messieurs n’ont pas assurément rencontré plus juste qu’à l’égard des blés, s’étant très fort gênés, et mis une infinité de monde en campagne, pour tout ruiner, en sorte qu’il est presque impossible de ne les soupçonner que d’une simple méprise : sur quoi la voix publique ne balance point à prendre son parti.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 juillet 1704.
Ce 17 juillet [1704].
Monseigneur,
Ayant à vous traiter dans celle-ci des liqueurs, je prendrai la hardiesse de vous dire qu’il s’en faudra beaucoup que les choses se passent aussi tranquillement qu’à l’égard des grains, dans lesquels, quelque effroyables qu’aient été les effets de la méprise, on n’en pouvait guère accuser qu’un peu de trop de présomption ou de témérité d’avoir supposé pouvoir emporter un art par spéculation et atteindre la connaissance des intérêts d’une denrée, quoique impénétrables qu’à une très longue pratique uniquement : ce qui est si certain, qu’en Angleterre, où les laboureurs ont part au gouvernement, on donne de l’argent en pure perte à ceux qui causent la sortie des blés du royaume, c’est-à-dire qu’il en coûte en ce pays pour pratiquer une chose dont le contraire est observé en France de volonté délibérée. Ainsi il faut absolument qu’il y ait une erreur grossière dans l’une ou l’autre des deux conduites si opposées, et les auteurs ne peuvent pas être également héros. Cependant, Monseigneur, on peut assurer que les méprises à cet égard ne sont que des roses en comparaison de ce qu’il s’est fait envers les liqueurs depuis quarante ans, puisqu’on peut soutenir que cette seconde manne primitive des hommes, et dont la nature a si bien partagé la France, a éprouvé des horreurs contraires à l’usage de toutes les nations du monde, à l’humanité la plus naturelle et au sens le plus commun. Je dis plus, Monseigneur ; je maintiens que tous les fléaux de Dieu, savoir la peste, la guerre et la famine, dans leur plus grande colère, n’ont jamais causé tant de désolation dans une contrée, que les manières pratiquées à cet égard depuis 1660 ont fait, à cet égard, dans la plupart des provinces du royaume ; ce qui a rejailli par contrecoup sur toutes les autres, ainsi que sur tous les genres de biens, qui ont une liaison si fort nécessaire et mutuelle, que les dispositions, quelles qu’elles soient, de l’un deviennent aussitôt communes et générales à toutes les professions. Car enfin, Monseigneur, ces fléaux de Dieu, quelque grands qu’ils soient, n’arrivant ordinairement que par la colère du ciel, ils n’avaient qu’une courte durée, après laquelle un pays désolé redevenait souvent plus florissant que jamais ; la guerre même, quoique tenant le premier rang parmi ces fléaux, n’est pas généralement incompatible avec le commerce et le labourage : les contributions payées régulièrement permettent de faire tranquillement le ménage des champs ; les passeports et les sauvegardes suppléaient au reste. Il n’en va pas de même des traitants : en plusieurs contrées, ils ne laissent rien à moissonner après eux, et si les premiers ont fait cette faute, ceux qui les ont suivis se sont bien gardés d’y tomber, et il faut bien que cela soit, puisque les officiers de ces armées désolantes se sont beaucoup plus enrichis que toutes les guerres, quelles qu’elles soient, n’ont jamais pu faire les généraux les plus intéressés et les plus décriés.
Je n’exagère point, Monseigneur, et ce qui s’est passé publiquement à l’égard de plusieurs contrées est si fort au-delà de ce qu’on peut s’imaginer que le portrait n’en saurait jamais égaler l’original. Dans la seule paroisse de Ménilles, près Vernon, il y croissait et se vendait autrefois pour 50 000 écus de vins avec profit, et cela ne va pas présentement à 10 000 livres, qui ne sont pas les frais de l’excroissance. Et cette désolation n’est point bâtarde, mais une production très naturelle et légitime des causes qui lui ont donné naissance ; car enfin, Monseigneur, persuadez-vous que des greffes publics font foi de procès intentés pour le paiement de futailles données à crédit avant la vendange, à condition de payer après la vente ; à quoi le vigneron n’ayant pu satisfaire, faute d’acheteurs, il offrit les pièces au marchand, pleines de vin, en pure perte et sans aucun retour, ce que l’autre ne voulut pas accepter, par les mêmes raisons qui lui faisaient offrir un si déplorable marché, bien que à dix-huit ou vingt lieues de l’endroit où cette malheureuse scène se passait le vin se vendît vingt fois davantage que le prix auquel on le laissait, savoir moins que le prix de la futaille ; ce qui était bien l’intention des traitants pour avoir carte double par ce moyen, c’est-à-dire le vin pour rien au pays où il croît, et la faculté de le faire vendre en détail pour leur compte un prix exorbitant dans les contrées de transport, mettant ordre d’ailleurs que qui que ce soit qu’eux n’y en puisse ni voiturer ni trafiquer, par les embarras de chemins et exigences de déclarations aux bureaux, où les commis étant juges et parties, les difficultés en sont insurmontables : ce qui a réduit cette consommation à la dixième partie de ce qu’elle était autrefois. Comme c’est à peu près la même chose partout ailleurs, jugez, s’il vous plaît, Monseigneur, si jamais guerre déclarée a produit de pareils effets, et si c’est à juste titre que l’on catéchise les auteurs de pareilles manières, qui seraient désavouées par les gens les plus dépravés, bien loin d’en attendre des louanges. Quoique les choses ne soient pas aujourd’hui dans cette atrocité, ce n’est pas qu’il y ait rien de changé, mais c’est que le mal a si fort exténué le sujet que la violence n’en paraît pas dans toute son étendue, ce qui se rengrège tous les jours ; et quoique cette conduite ne soit pas générale dans toute la France, on peut assurer qu’elle participe également au malheur des quatre généralités de Rouen, Amiens, Caen et Alençon, où il semble que le désordre a comme établi son trône et son empire, puisque, outre que les droits d’entrées y sont effroyables, celui de quatrième, uniquement pratiqué dans ces généralités, forme, avec ses entrées, un tout qui approche beaucoup plus, et par ses suites et par la simple vue, de la confiscation que d’un tribut, sans que le Roi tire la millième partie du tort que cela fait à son royaume, ces désolations de contrées devenant solidaires à toutes les provinces par la liaison nécessaire que tous les pays, ainsi que toutes les denrées, ont les unes avec les autres, surtout le désordre se passant, en cette occasion de quatrième, dans les contrées maritimes, qui forment la clef du commerce ; et si l’on voit les liqueurs à 6 deniers la pinte, ou plutôt à rien, le long de la Loire et au-delà, bien que ces lieux n’aient singulièrement presque nuls impôts, l’on en doit raisonner comme l’on ferait d’un fleuve de long cours arrêté dans son embouchure : non seulement il couvrirait les campagnes voisines de sa sortie, mais même l’inondation remonterait jusqu’à sa source, pour peu qu’elle durât, tout comme, au moment que la digue qui arrête son cours serait détruite, les champs se trouveraient aussitôt dégagés. C’est ce que vous pouvez faire, Monseigneur, en un moment, à l’égard des liqueurs de toute la France, par une très petite attention dans ces quatre généralités, sans qu’il soit nécessaire de faire nul dédommagement aux traitants ni en congédier aucun, quoique le royaume leur soit redevable de sa ruine ; et à leurs protecteurs, lesquels, sans intérêts personnels, par la seule qualité d’hommes, auraient été plus sensibles aux horreurs qui subsistent, et dont je viens d’avoir l’honneur de vous parler. Ainsi, si vous consultez ces Messieurs, ils aimeront mieux que tout le royaume périsse, que de laisser apercevoir par une expérience contradictoire ce que leur habileté coûte au Roi et au peuple. Vous pouvez donc, en un instant, tripler cette consommation, c’est-à-dire mettre l’argent à cet égard trois fois plus en route qu’il n’était, comme il ne peut faire un pas sans que le Roi en ait sa part, ainsi que vous connûtes la dernière fois que j’eus le bien de vous saluer, tout comme c’est peine perdue de le vouloir tirer par force du repos où la mort de son maître, qui est la consommation, le réduit par violence. Voilà, Monseigneur, les mesures qu’il faut prendre pour avoir les 400 millions pour le peuple, par où il faut commencer afin d’avoir les 80 millions au profit du Roi. Il ne veut recevoir de l’argent qu’à dessein de procurer des denrées à ceux à qui il le donne, et les peuples ne le peuvent payer que par la vente de ces mêmes denrées. Cependant leur destruction a formé tout l’héroïsme de Messieurs vos prédécesseurs et de ceux qu’ils ont élevés. Je crois que vous aspirez à une gloire d’un autre genre. Ma prochaine lettre traitera de cette solidité d’intérêts, dont je n’ai dit qu’un mot en passant. Comme elle se trouve également entre tous les hommes, les contrées et les denrées, le bien ou le mal singulier devient aussitôt général, bien que cette doctrine soit si fort ignorée depuis quarante ans, que personne n’a point de plus clair revenu que la destruction de son semblable : en quoi les traitants tiennent extrêmement le haut bout, et au-delà de ce que vous pouvez penser. Comme c’est par une violence continuelle, il ne vous faut qu’un moment pour la cesser et tout rétablir.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 20 juillet 1704.
Ce 20 juillet (1704).
Monseigneur,
Il ne se peut guère voir d’erreur plus grossière que celle qui règne dans la plupart des hommes à l’égard de l’argent. Ils le regardent presque tous comme une denrée naissante à tous moments des entrailles de la terre, comme en Espagne, et périssant par l’usage, ainsi qu’il fait dans cette contrée ; au lieu qu’en France il le faut considérer comme un enfant continuel de la consommation, qui naît et meurt à toutes les heures du jour, sans néanmoins jamais naître ni mourir que par fiction, n’ayant ces deux destinées que par rapport à chaque particulier qui le reçoit et s’en dessaisit, et nullement par lui-même, qui subsiste toujours dans une pareille quantité, à quelques déchets près, plus que remplacés par les colonies nouvelles qui nous viennent toutes les années des pays de son origine naturelle. Il est aisé de concevoir par ce raisonnement que, comme il est l’effet de la consommation, il en est pareillement l’objet, et qu’il joue à même temps ces deux personnages à l’égard de ceux qui commercent par son moyen ; il meurt chez l’un et naît chez l’autre, d’abord que tous les deux trouvent leur compte dans un marché ou un trafic ; mais que, d’abord qu’ils ne peuvent convenir ni s’accorder, l’argent et la denrée demeurent chacun de leur côté, non sans violence de part et d’autre. Ainsi l’intérêt, tant des possesseurs de l’argent que des denrées, est qu’il y ait beaucoup de consommation, ce qui ne peut jamais être sans qu’il y ait beaucoup de commerce : de manière que l’utilité de toutes les conditions, quelles qu’elles soient, consiste dans ce que chacun fasse valoir sa profession au plus haut point qu’il est possible, dans la certitude que tous les sujets sont autant de pièces d’horloge qui concourent au commun mouvement de la machine, le dérangement d’une seule suffisant pour l’arrêter entièrement. Cependant, Monseigneur, on peut assurer que, depuis quarante ans, tous les hommes et toutes les conditions ne travaillent en France qu’à leur destruction réciproque, et que, les plus hautes fortunes ne s’étant faites que par les désolations générales, de notoriété publique, cela a si fort établi cette manière que tout le monde ne songe qu’à faire son compte aux dépens de son voisin, sans songer que sa destruction attirera bientôt la sienne propre ; ce qui déclarant une forte guerre à l’argent, au lieu d’un cours libre, il ne peut presque plus faire un pas qu’il ne soit arrêté en chemin, n’étant en route que tant qu’il se trouve autant d’acheteurs que de vendeurs de toutes sortes de marchandises qui sont de mise. Du moment que l’un manque, savoir l’acheteur, l’autre ne foisonnant que de reste, ce qui forme la misère, la denrée reste, et l’argent par conséquent. Or étant nécessaire, pour qu’il ait un cours entier, qu’il passe par les mains de plus de deux cents métiers et professions qui subsistent au moyen chacune de la livraison d’une partie de leurs fruits ou de leur travail, il n’est pas besoin que toutes demeurent les bras croisés pour faire cesser cette circulation et cet arrosement continuel de l’argent ; il suffit d’une seule, comme l’eau arrêtée dans un unique endroit d’un long canal : et aussitôt les voilà toutes démontées, à proportion que la pièce sur qui le sort tombe est considérable ; et l’on a vu, dans un seul matin, des trois à quatre cents ouvriers demeurer tout à coup, parce que celui qui les faisait travailler avait fait banqueroute. Ainsi Monseigneur, comme souverain conducteur de l’horloge, vous pouvez entretenir cette harmonie entre toutes les pièces si nécessaires pour le commun maintien de l’État, en songeant, s’il vous plaît, que le désordre ne vient que parce que les consommants sont quelquefois mis tout à coup hors d’état de consommer : ce qui, arrêtant le cours de la circulation, fait payer au centuple la somme que l’on voulait exiger, et qui, mise au triple d’une autre manière, eût été imperceptible. Présentement donc, tout étant plein de vendeurs, tant de meubles que d’immeubles, et n’y ayant presque nuls acheteurs, l’argent ne peut plus marcher. Dégagez, Monseigneur, les canaux : les denrées seront recueillies, et l’argent, qui n’est que leur esclave, paraîtra à leur suite. Sinon, au lieu de circuler pour le commerce, c’est-à-dire pour le superflu, il ne marchera plus, comme il fait actuellement, que pour vivre simplement, c’est-à-dire pour le très nécessaire. Ainsi ne vous étonnez pas si vous le voyez trois fois moins en route : ce n’est que parce qu’il a trois fois moins de chemin à faire et trois fois moins de maîtres à servir ; ce que vous pouvez, encore une fois, Monseigneur, rétablir en deux heures, en donnant la paix aux meubles et immeubles, dont la guerre continuelle a été la principale fonction de Messieurs vos prédécesseurs, d’abord par prévarication, comme il n’est que trop connu, et ensuite par surprise, croyant que l’on ne pouvait faire autrement. Mais comme vous êtes beaucoup plus éclairé, vous ne donnerez pas assurément dans cette erreur, non plus que de dire que la guerre ait aucun rapport avec la régie du dedans du royaume, surtout aux conditions que je me donnerai l’honneur de vous écrire mardi, par ma dernière lettre. Si mes propositions de 80 millions dans le moment sont surprenantes, les clauses de ma part ne le sont pas moins : ce ne sera point, Monseigneur, un aveu et un consentement aveugle de votre part à un déconcertement de la situation présente, sur la foi de mes vues, que je supposerai être toutes remplies de creux et de vision, quoique je ne sois que l’organe de tous les peuples ; c’est un simple essai, dont tout le fracas, en cas de non-réussite, ne dérangera pas davantage la situation présente qu’une promenade inutile sur votre terrasse ; et consens, pour ma punition, que vous revendiez de nouveau une charge, quoique presque toute composée de ce que je possédais déjà, que vous me vendîtes près de 100 000 livres il y a quatre ans. Je crois, Monseigneur, vous avoir assez fait comprendre pourquoi, ce rétablissement étant si facile, il n’a point été pratiqué : c’est la même raison pour laquelle si vous uniquement n’étiez point en place, loin de l’espérer, je n’écrirais point une ligne pour le proposer, n’ayant jamais aimé à perdre mon temps. C’est une distinction qui vous est due par tous ceux qui auront l’honneur de vous connaître personnellement, mais que la postérité, qui ne jouira pas de ce bonheur, aura peine à vous rendre, si elle vous voit continuer, quoique avec intégrité, des manières que l’on a eu soin de lui apprendre n’avoir été instituées, à la ruine du Roi et des peuples, que par une pure prévarication.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 22 juillet 1704.
Ce 22 juillet (1704).
Monseigneur,
Je suis persuadé que les six lettres auxquelles je m’étais engagé pour vous faire comprendre que l’argent ne vous manquerait jamais de garantie pour fournir amplement les besoins du Roi, c’est-à-dire les 80 millions tant de fois mentionnés, malgré le ridicule dont on voudrait revêtir ma proposition, quand il vous plaira prendre la vingtième partie de la peine, pour le faire paraître et le mettre sur pied, que Messieurs vos prédécesseurs, malgré leurs bonnes intentions, ont employée pour l’obliger ou à se cacher ou à mettre trois mois à faire une route pour laquelle il ne faut régulièrement qu’un jour, m’ont amplement acquitté de ma parole. Au moins suis-je assuré que, le tout n’ayant été qu’extrait d’un traité par moi composé, et qui tôt ou tard doit être rendu public, ou pour montrer, si c’est de mon vivant, que l’on ne propose rien que du consentement des peuples, si c’est après ma mort, que je n’ai rien oublié pour empêcher leur ruine et par conséquent celle du Roi, et cet ouvrage, Monseigneur, ayant été communiqué aux plus sensés et plus intéressés sujets que je connaisse, c’est-à-dire les plus riches, il n’y en a aucun qui ne m’ait marqué être prêt de le signer, me faisant remarquer à même temps l’impossibilité du côté des intérêts du ministère : ce qui ne conclut rien à mon égard, parce que je suis très assuré que vous seul n’êtes point fait comme les autres. Cependant Monseigneur, vous concevez bien qu’il vous tombe en charge le même rôle de M. de Sully qui, ayant à opérer un pareil ouvrage que celui qui vous échoit, se vit aussitôt toute la Cour et toute la faveur sur les bras ; mais il s’en défit et les obligea à garder le silence, à peu de frais : il montra la juste suspicion à les voir opiner sur la cessation d’un désordre qui leur était si profitable, quoique très indirectement. Dans les 300 millions que levait incontestablement le roi François Ier, il n’y en avait pas un sol qui ne passât droit des mains du peuple en celles du prince ; ce n’est pas aujourd’hui tout à fait l’espèce qui règne, comme vous savez, Monseigneur ; ce quart fatal de remise, et qui se redivise en tant de canaux, tant connus qu’inconnus, est cause de tout le malheur, et non la quotité de ce que le Roi lève. Toute cette nation ne se laissera pas détrousser impunément. Ce n’est pas tout : rétablir toutes choses en deux heures et montrer en deux heures les erreurs passées, et, comme vous avez peu de sujets auprès de vous qui ne soient de l’ancienne roche, jugez, Monseigneur, du redoublement d’intérêts à me traiter de visionnaire, quoique porteur de l’aveu et du consentement de tous les peuples, et que mes adversaires leur soient en horreur, eux et leurs manières. Cependant, Monseigneur, ces forts intérêts que vous trouveriez à votre chemin vous jettent dans un autre tout opposé, qui est encore plus grand de votre part, savoir de leur résister, par la raison qu’il n’y a point de parti mitoyen qui puisse jamais faire rendre la justice qui est due à votre intégrité, et qu’il en arrivera comme du temps de César : qui n’était point pour lui, était estimé être contre lui ; c’est ce qui me persuade, malgré l’opinion commune, qu’à la première audience, que je vous supplie de me donner le matin, j’aurai le bonheur de vous vérifier que je vous propose un marché sans peur et sans péril, pour vous faire devenir le premier homme de votre siècle, en montrant à la vérité que Messieurs vos prédécesseurs, quoique très bien intentionnés, bien que cela ne leur soit pas accordé généralement par tout le monde, ont agi comme s’ils avaient été payés pour ruiner également le Roi et ses peuples. Ce ne sera point, Monseigneur, de vains raisonnements que je vous apporterai, mais bien un poinçon et un creuset pour vous faire remarquer la différence qui se trouve entre du cuivre doré très lavé, qui vous environne, et de l’or mêlé de gravier presque sortant de la mine. Il n’y a personne avec qui je renonce d’entrer au combat, mais à condition que ce sera par écrit, et que chaque plaidoyer ne contienne que trois lignes au plus, n’étant pas besoin de plus long discours lorsqu’il ne s’agit que de fait, et de oui et de non, ni que l’on reçoive d’autres expressions que ces deux termes, lesquels, bien qu’exclus du pays dont je suis, n’ont pas laissé de former toute ma jurisprudence ; et, dans mon portrait en vers latins, que je fis dans un accès de fièvre qui ne me permettait pas de lire, écrire dicter et questionner, les seuls emplois de ma vie, mon esprit, qui avait reçu un surcroît de chaleur, me dicta pour exorde :
Quamvis Neustriacis ad lucem venerim in oris, Nulla venoenatae traxi contagia terrae.
En effet, Monseigneur, vous comprenez bien que l’inquiétude des affaires publiques, n’étant pas un moyen d’accommoder les siennes, ne semblerait pas devoir être le rôle d’un Normand. Cependant cela est, et, bien que mon imagination ne me fasse grâce et ne me cache aucune des circonstances désagréables qui suivent cette conduite, je puis dire assurément que je ne m’en repens point, parce que vous n’êtes pas fait comme les autres, et que vous n’en savez plus qu’aucun de Messieurs vos prédécesseurs qu’attendu qu’on ne vous fâche pas de vous vouloir apprendre en matière de fait, où l’on peut dire que l’on n’achève jamais.
Enfin, Monseigneur, pour continuer à quitter le rôle de Normand, je ne vous dissimulerai point qu’il n’y a aucun milieu dans la manière dont vous prendrez la peine de regarder cette reprise de commerce dont j’ai osé vous supplier depuis un mois. Il me paraît que je vous dois sembler le sujet du monde le plus agréable et qui est en état de concourir à vous combler davantage de gloire, ou comme l’homme de la terre le plus importun, qui vient troubler par ses inquiétudes une sécurité et une tranquillité dans lesquelles ceux qui environnent MM. les ministres sont en possession de les entretenir par des applaudissements continuels, malgré la ruine publique qui augmente tous les jours. L’idée certaine que j’ai de votre intégrité, et qui seule me met la plume à la main, ne me permet pas de croire que je perde mes peines ni mon voyage comme par le passé, lorsque vous m’aurez marqué le jour ou le matin que vous me permettez de vous aller saluer. Au reste, Monseigneur, ce compte que je fais par centaines de millions, tant des biens de la France que des diminutions qu’elle en souffre, me parut vous faire quelque scrupule, l’année passée, comme renfermant quelque chose de ridicule. Si c’est une faute, l’auteur des Intérêts de l’Angleterre, qui a été assez applaudi, y est tombé comme moi ou après moi, ayant marqué que ce royaume, qui ne vaut point la cinquième partie de la France, possède près de 600 millions de revenu. Il y a encore une marque certaine par plus de 150 millions que le Roi tire présentement, et l’Église pour le moins autant : ce qui démontre qu’il faut nécessairement que les payants possèdent quelque chose de plus, et qu’il n’y a pas d’apparence que les peuples servent le Roi et l’Église pour rien. Je vous pourrai dire, Monseigneur, des faits surprenants, mais jamais de faussetés, qui est un rôle entièrement attaché à ceux qui ont fourni les mémoires à MM. les ministres depuis quarante ans, ayant en tout été au fait, sans en excepter quoi que ce soit.
J’attends l’honneur de vos ordres pour savoir mon sort et celui de toute la France, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert à Vauban, 22 août 1704.
Ce 22 août [1704], de Rouen.
Monseigneur,
Les attentions aux intérêts publics qui, ayant fait presque toute ma vie ma principale occupation, me procurèrent, il y a huit ou neuf ans, l’honneur de vous connaître personnellement, ne se sont point, à beaucoup près, depuis ce temps, ni bannies ni prescrites dans mon esprit. Le progrès même des désordres, dans une conjoncture où les mesures les plus justes sembleraient nécessaires et d’une entière obligation, m’a servi comme d’un plus fort aiguillon à m’y appliquer avec plus d’exactitude : en sorte que je puis dire aujourd’hui que, quelque applaudissement que le public ait donné à mon premier ouvrage, ce n’est rien, au dire des experts, en comparaison de ce que j’ai fait depuis. Je prétends, Monseigneur, pouvoir, en deux heures, sans rien déconcerter ni mettre au hasard par aucun nouvel établissement, fournir au Roi 80 millions par-delà la capitation : ce qui ne sera que le quart de ce que, en aussi peu de temps, j’aurai remis de revenu au peuple. Vous serez encore plus surpris, Monseigneur, quand je vous déclarerai que le projet en sera signé par autant de sujets très riches que je voudrait, le tout par avance payable, quand il y aura sûreté à s’expliquer. La première idée qui se présente à l’esprit sur une pareille proposition est pourquoi ne pas s’adresser uniquement à MM. les ministres : c’est par les mêmes raisons que l’on ne l’a pas fait depuis quarante ans que tout est exposé en proie, le Roi ne recevant pas un sol par la main du traitant qu’il n’en coûte 20 en pure perte au peuple. De quelque intégrité personnelle dont ceux qui sont à la tête soient remplis, ils ne veulent point mettre leur place en compromis en se commettant ou fâchant toute la Cour, qui s’associe avec tous les partisans. Je vous demande, s’il vous plaît, deux heures de votre temps, que j’irai prendre secrètement au jour que vous aurez eu la bonté de me marquer, comme vous fîtes, il y a huit ans, et suis, avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert,
Lieutenant-général
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 21 septembre 1704.
Ce 21 septembre [1704], à Rouen.
Monseigneur,
J’ai été trois jours à Versailles ou à Paris pour une affaire qui m’était survenue avec la Chambre des comptes, dont il fallait instruire M. le Chancelier. Mon dessein était de vous saluer ; mais, ne vous ayant trouvé qu’à Marly ou à l’Étang, ces séjours ont été pour moi des asiles impénétrables, n’ayant point de vocation particulière, comme les autres années, afin de me procurer extraordinairement cet honneur. Cependant je pense que j’aurais été assez heureux pour vous persuader que la rareté de l’argent et la difficulté de le recouvrer ne viennent nullement de son existence diminuée, bien que ce soit l’idée de tout le monde, et surtout de Messieurs de la finance. J’ai fait un traité, qui n’est que le préliminaire d’un autre, dont je vous supplie très humblement de vouloir bien prendre la lecture en ma présence, par lequel je prouve invinciblement, et sans que l’on y puisse répartir sans renoncer au sens commun, que plus l’argent est rare en France, comme à présent, plus il en existe et plus il s’en remet dans le commerce ; comme plus il est commun, et plus il s’en perd et s’en détourne à des usages étrangers. Ainsi, il y en a beaucoup moins, mais il fait mille fois plus de chemin : c’est pourquoi on le voit mille fois davantage. Sur ce compte, Monseigneur, malgré toutes les raisons qui me devraient porter à demeurer dans le silence à votre égard sur cette matière, j’ose vous dire que son importance, qui n’est point sujette aux lois ordinaires, me fait vous offrir encore, comme je fais depuis quinze ans, de vous rendre l’argent très commun, en deux heures de travail de votre part et quinze jours d’exécution de celle des peuples, sans déconcerter aucune chose, en sorte que toute la non-réussite se réduira à la perte de deux heures de votre temps et de trois ou quatre feuilles de papier. Il semble que, s’il s’agissait de la vie du Roi, qui est la chose du monde la plus importante, on écouterait le dernier des empiriques, pour ne pas dire des charlatans, à de pareilles conditions, surtout quand on ajoute, comme je fais, une punition exemplaire dans l’auteur, en cas que ses vues soient des visions. Je me suis déjà donné l’honneur de vous mander, Monseigneur, que le refus d’un pareil cartel fait plus qu’une demi-preuve de la certitude du succès. J’ai réduit toute ma doctrine en deux feuilles de papier, que je ferai signer par toutes les personnes non suspectes ou récusables, lorsqu’il y aura sûreté : ce qui n’était pas, à beaucoup près, ci-devant, et ce qui est cause que les désordres dont vous avez bien voulu convenir vous-même autrefois, Monseigneur, ont fait de si grands progrès, en sorte qu’on peut dire, sans exagération, qu’ils sont arrivés à leur comble dans le moment que la France se trouve dans la plus grande obligation qu’elle ait jamais été de se servir de toutes ses forces. Le mal est que cet intérêt général se trouve en compromis avec des avantages particuliers d’une haute protection, qui se trouvent détruits d’une infinité de façons toutes plus violentes les unes que les autres ; car premièrement, Monseigneur, loin de laisser penser au Roi que ceux qui ont gouverné ses finances depuis 1660 étaient des héros à qui il a de grandes obligations, ainsi que ses peuples, il lui faut faire concevoir que c’est la plus haute des erreurs dont un grand prince comme lui soit capable, puisqu’ils y ont si fort péché, du tout au tout, dans la perception de ses revenus, que la destruction ou la cessation de la moindre partie de leurs établissements est de l’or en lingot, sur-le-champ, pour lui et pour ses sujets. Or de supposer, Monseigneur, que les personnes intéressées, ou par eux-mêmes ou par représentation, donnent jamais leur consentement, non seulement à une pareille expérience, mais même que l’on ose révoquer en doute des habiletés si puissamment établies, c’est ne pas connaître le cœur de l’homme et attendre l’impossible. Ainsi, c’est une disposition qu’il faut que vous preniez vous seul, et dans laquelle vous ne serez secondé d’abord par personne, à cause de la crainte ou de l’intérêt ; mais du moment que le Roi et vous vous serez déclarés, tous les peuples vous seconderont. Je sais bien que vous avez beaucoup de peine à concevoir que des gens estimés si sages aient si fort erré, et que moi, dont on vous a fait toutes sortes de rapports, sois capable de les redresser et de faire, en si peu de temps et si facilement, ce que tant de grands hommes jugent impossible ; mais vous considérez, s’il vous plaît, que tous les auteurs des nouvelles découvertes n’avaient pas, à beaucoup près, tant de montre que moi, et, en second lieu, que personne ne dit, il y a dix ans, lors de l’arrivée de mon Détail de la France, que c’était l’ouvrage d’un fou, ni que la manquance qui y était décrite fût la démarche de gens très sages et qui savaient ce qu’ils faisaient. Je vous fournirai les 80 millions aux conditions marquées, qui ne seront que l’effet de 400 millions que je rétablirai aux peuples en agissant de concert avec eux, et non point despotiquement et mystérieusement, comme l’on fait depuis quarante ans. Et si, Monseigneur, vous vouliez pratiquer toutes mes vues et n’y rien changer, sans les concerter avec les peuples par la publication précédente des mesures que l’on va prendre, je renoncerai à vous fournir un sol de cette manière. Je vous supplie donc de m’accorder une demi-heure de votre audience, dans laquelle je ne vous demande autre chose que de lire un ouvrage fort court ; et si vous dites qu’il y a des gens qui signeront une contradiction aux faits que je pose comme incontestables, soit pour le temps, soit pour la chose, je demeurerai d’accord que mes yeux et ceux de tous les peuples les ont trompés. Jusqu’ici, j’attends cette grâce de vous, comme la dernière que je prendrai la hardiesse de vous demander, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 1er novembre 1704.
Ce 1er novembre 1704.
Monseigneur,
Je suis fâché que mon traité de la milice ne vous ait pas plu, quoique ne l’ayant composé que par rapport aux intérêts des peuples, afin de les garantir d’une obligation monstrueuse. Je me serais fort bien rendu exécuteur et garant du succès, parce qu’il n’y a absolument rien de ruineux ni d’impossible : ce qui n’est pas, comme vous savez, tout à fait le sort de ce qui s’est fait depuis quarante ans, l’un ou l’autre ayant assurément accompagné les démarches passées, jusque là que c’était héroïsme que tous les deux ne s’y rencontrassent pas, comme on ne peut pas nier qu’il est arrivé fort souvent.
Au surplus, Monseigneur, je vous remercie très humblement de l’obédience qu’il vous a plu m’envoyer pour vous aller saluer jeudi à l’Étang, à quoi je tâcherai de ne pas manquer moyennant la grâce de Dieu, bien qu’il faut une vocation aussi forte que la mienne pour le salut ou le rétablissement de la France, afin d’espérer le moindre succès sur la manière dont vous avez trouvé à propos de marquer vos ordres. Il paraît que votre bonté acquiesce à l’importunité d’un visionnaire, dont vous voulez bien prendre la peine de rétablir la tête en bonne assiette, sans qu’il ait jamais entré dans la vôtre qu’il y ait seulement apparence de vraisemblable dans les choses qu’il vous propose, ou dont il vous importune depuis quinze ans, après en avoir autant employé à les digérer par la pratique : ce qui manque absolument à ceux qui ont travaillé auprès de MM. les ministres depuis 1660. Comme tout roule, Monseigneur, sur cette différence de pratique et de spéculation, et que vous ne balancez pas un moment à me partager de la dernière, en mettant sur ce compte mes erreurs et ma contrariété de sentiments avec les manières présentes, dont par conséquent vous revêtez les auteurs d’une grande mesure du contraire, savoir la pratique, vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous représenter qu’il y a une surprise effroyable au fait ; car, sans recourir à mon genre de vie, à l’âge de cinquante-huit ans que j’ai présentement, et à l’histoire de ceux qui travaillent auprès de vous, ce qui suffirait pour me faire gagner ma cause, les marques spécifiques qui différencient la pratique de la spéculation sont aussi certaines et aussi grossièrement visibles que ce qui distingue l’Étang d’avec Paris. Voici, s’il vous plaît, quelles elles sont, et ayez la bonté de vous en souvenir, afin que ce soit une chose certaine quand j’aurai l’honneur d’arriver en votre présence, sans quoi il n’échoirait que de vous demander pardon de ma témérité et prendre congé de vous. La spéculation donc, Monseigneur, consiste à travailler sur des projets formés dans sa tête, sans qu’il ait encore paru, ni que l’on ait jamais rien vu de semblable ; et la pratique, au contraire, ne fait qu’imiter et se conformer à ce qui est déjà établi et suivi avec succès et applaudissement par le plus grand nombre. La spéculation promet et maintient des miracles de ce qu’elle invente, mais sans aucune garantie de sa part, sachant l’incertitude des sciences, et par conséquent de la théorie ; la pratique, au contraire, fait que ses sujets gageront leur vie sur la réussite, quand ils ont une fois atteint l’usage de leur art, et c’est un marché sans peur. La spéculation ne peut mettre ses rêves par écrit, qu’il ne se lève aussitôt une infinité de contredisants qui combattent sur le papier la nouvelle doctrine ; c’est ce qui fait qu’il y a deux cent sectes ou hérésies dans la religion chrétienne, qui s’entredamnent réciproquement. Quand la pratique écrit, nuls opposants, et tous les livres qui ont été faits sur les arts sont encore sans répartie. Sur ce portrait, Monseigneur, jugez, s’il vous plaît, le procès, tant sur le passé que sur le présent. Que les défenseurs du premier feuillettent tant qu’il leur plaira : je suis assuré qu’ils ne trouveront point d’exemple de ce qui s’est pratiqué depuis 1660. Et moi je maintiens que je ne propose rien que ce qui est et a toujours été en usage chez toutes les nations du monde, et même en France, jusqu’à l’innovation marquée, ainsi que je vous justifierai par pièces authentiques en vous saluant, de manière que, si l’on a versé, c’est que l’on a quitté le grand chemin : ce qui était immanquable. Aucun de ceux qui ont travaillé par le passé n’oserait se dire auteur d’aucunes des démarches passées, de peur de se couvrir de confusion et d’horreur, tout comme nul de ceux qui ont l’honneur de vous approcher n’entreprendra point de former au Roi un million à sa garantie qu’il ne fera pas vingt fois plus de mal au peuple qu’il n’entrera dans les coffres du prince, sans parler même du paiement, qu’il faudrait d’une autre nature que ce qui s’est fait depuis un an, de nouveau, dans la généralité de Rouen, où le Roi n’a pas reçu un sol d’aucune vente. Et moi, encore une fois, Monseigneur, que l’on traite de visionnaire, je suis prêt de me dire auteur de 80 millions de hausse par-dessus la capitation, de rendre mon projet public, comme il faut qu’il le soit, parce que l’expérience ne déplacera pas un commis de l00 écus de gages, et, en cas de non-réussite, je perdrai mes charges et mes biens. Si je tiens un langage si différent, c’est que je parle comme font tous ceux qui ont la pratique. On ne demanda pas tant de sûretés à celui qui guérit le Roi à Calais en 1658, puisqu’il lui fit prendre une potion qui avait jusqu’alors presque passé pour un poison. Si je plaide cette cause devant vous seul, je suis assuré que je la gagnerai. Si vous trouvez à propos de vous faire accompagner par d’autres, je n’abuserai point de votre temps précieux, qui serait absolument perdu. Vous seul, sur seize intendants que j’ai vus à Rouen, reconnûtes le désordre des tailles et des aides, M. le président de Motteville m’ayant dit, ces jours passés, que vous fîtes vendre en détail des liqueurs pour vous convaincre que le cabaretier ou le vigneron ne pouvaient faire ce trafic qu’à perte. Cela joint à la forte conviction que tous les peuples ont, et moi plus que qui que ce soit, que les surprises chez vous ne sont l’effet que de la méprise, ce qui ne s’en faut que du tout au tout que cela vous soit commun avec les autres, fait espérer le salut des peuples, malgré les circonstances avec lesquelles vous me permettez de vous en aller entretenir.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 novembre 1704.
Ce 14 novembre 1704.
Monseigneur,
Après vous avoir marqué ma très grande reconnaissance de la bonté avec laquelle vous m’avez reçu, je prendrai la hardiesse de vous dire que je ne fais nul doute que, pourvu que vos vues soient bien exécutées, vous rétablirez la France, et par conséquent les affaires du Roi et des peuples, et que vous marcherez sur les traces du roi Louis XI, qui tripla les revenus de la couronne, de M. de Sully, qui, après une longue guerre civile et durant une guerre étrangère, paya 250 millions de dettes et amassa au Roi 30 millions d’argent fait et entièrement quitte, et enfin du cardinal de Richelieu, qui doubla le revenu du prince, parce qu’il en fit autant de celui de ses sujets : en sorte que, Monseigneur, vous pourrez dire aux peuples, en formant 200 millions de rentes au Roi, comme je suis assuré que vous ferez, soit en paix ou en guerre, qui n’ont rien de commun avec le gouvernement interne du royaume, qu’ils n’ont pas sujet de se plaindre, mais de vous remercier, puisque cette hausse ne sera qu’un effet de celle de leurs richesses, que vous leur aurez procurée. Et de même qu’un Père de l’Église fait dire à un malade, en parlant à Dieu : Auge dolores, sed auge patientiam, vous leur pourrez aussi marquer : J’ai augmenté vos tributs, mais j’ai pareillement haussé vos facultés. Du moment que vous mîtes le pied dans la province, vous comprîtes sur-le-champ où était l’enclouure, savoir la culture des terres arrêtée par l’incertitude et l’injustice de la taille, et l’horrible mécompte des aides en l’état qu’elles se trouvent aujourd’hui. Tout ce que je ferai désormais, moi et tous les autres, ne sera qu’un éclaircissement de ce que vous avez pensé, que le partage de votre temps précieux ne vous peut permettre ; et l’on ne saurait croire autrement sans être plagiaire. Sur ce compte uniquement, Monseigneur, je m’en vais travailler désormais à vous insinuer des faits sur les blés et les liqueurs, qui est la seule chose que l’on vous peut apprendre, puisque les mesures et les conséquences que l’on en doit tirer seront bien mieux mises en pratique par vous que par qui que ce soit. Toute la grâce que je vous demanderai est que vous vouliez bien me charger de l’exécution en quelque contrée, m’étant indifférent quelle elle soit, pourvu que les aides et la taille arbitraire y aient lieu, non par aucune sensibilité ou préférence que de pareilles fonctions aillent au-dessus du poste que j’occupe dans mon pays, mais par la grande satisfaction que je percevrais de faire voir que ceux qui ne pourraient exécuter vos ordres s’en devraient accuser tout seuls, et non vous, Monseigneur, qui êtes incapable de rien ordonner d’impossible. Je me donne l’honneur de vous envoyer un précis de mon travail sur les blés ; il est imprimé, pour en rendre la lecture moins fatigante, ayant la permission de deux feuilles, sans privilège, quoique j’en aie retiré tous les exemplaires en petit nombre, et n’en envoie qu’à vous, Monseigneur, et à M. Desmaretz, parce que vous l’avez chargé de ce soin. J’en ferai présenter un aussi à M. d’Armenonville, en négociant une affaire particulière avec lui, outre que j’ai cru lui devoir cette marque de mon respect, ayant été présent à l’audience que vous avez eu la bonté de me donner. Je pense que, quand vous n’auriez que la prévention et l’amour-propre à faire revenir d’une erreur si profondément enracinée dans le Conseil du Roi, toute sorte de secours ne vous sera pas inutile pour seconder vos bonnes intentions et vos lumières, qui sont plus grandes que les miennes, ne vous ayant rien appris que vous ne sussiez déjà.
Je m’en vais travailler sur votre dessein des aides, qui ne saurait être plus grand et plus nécessaire. Les choses sont dans une horreur qu’il n’y a qu’une faute à faire, mais une faute effroyable, qui est de laisser les aides en l’état qu’elles sont, qui sont telles que je maintiens que tous les fléaux de Dieu, savoir la peste, la guerre et la famine, dans leur plus grande colère, n’ont jamais causé, en aucune contrée, la quatrième partie du mal ou du ravage que cet impôt a fait en France depuis quarante ans seulement, la ruine des terres et des peuples ayant été érigée en plus clairs revenus du Roi, ou plutôt des traitants : le premier saute aux yeux en quelque endroit que l’on les jette ; et pour le second, outre qu’il est également constant en fait, les fermiers ou receveurs de ces droits déclarent hautement que, sans les confiscations, ils perdraient dans leurs baux. Vous savez, Monseigneur, par mes écrits imprimés et manuscrits entre vos mains, que j’ai assez bien compris vos intentions. Je les mettrai en précis, comme les blés, pour le mois prochain, avec des pièces justificatives qui feront dresser les cheveux à la tête et étonneront que le royaume puisse encore subsister. Et avec tout cela j’ose vous dire, Monseigneur, que vous trouverez autre chose que de la prévention à combattre, comme aux blés, et je crois même que vous n’en doutez pas ; mais ce sera un rehaussement de gloire pour vous, à laquelle participeront les exécuteurs de vos vues, et à quoi je suis plus sensible qu’à tous les biens du monde. Mes lettres ou mes importunités seront désormais sur cet article des aides : ce qui me les fera pardonner en partie, à ce que j’espère de votre bonté, est qu’il y aura beaucoup plus de faits que d’avis, qu’il serait téméraire de vous donner. Or vous savez, Monseigneur, que dans la régie des peuples, comme dans l’administration de la justice, ex facto jus oritur. C’est ce qui fait qu’un bon général d’armée réussit à proportion qu’il a de bons espions, qui lui apprennent ce qu’il ne pourrait deviner. Quand M. Desmaretz, qui est très éclairé, sera convenu du fait des blés, le remède ou rétablissement sera très aisé.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert à Desmaretz, novembre 1704.
[Novembre 1704.]
Monsieur,
Je me donne l’honneur de vous envoyer l’extrait d’un traité que j’ai fait de la nature et de l’intérêt des blés, tant par rapport à la nourriture des hommes qu’au revenu du royaume, dont ils composent la partie la plus essentielle, qui donne même la vie et le maintien à tous les autres. Si cette doctrine n’avait pas été absolument ignorée depuis très longtemps de tout le monde, hormis de M. le Contrôleur général et de vous, je ne serais pas excusable de vous avoir soupçonné de la même erreur, dont vous me convainquîtes du contraire d’une façon si authentique, lorsque je vous saluai chez ce ministre, que ce serait désormais une extrême injustice de croire que vous ignoriez rien du détail, non plus que lui, qui s’y est rendu très accompli : de sorte que tout ce que j’ai fait jusqu’ici, et que je ferai à l’avenir, n’est qu’un commentaire de ses vues, dont il jeta les premiers fondements lors de son arrivée en Normandie, tant à l’égard des tailles que des aides. Sur ce compte, trouvez bon, s’il vous plaît, Monsieur, que je prenne la hardiesse de vous demander l’honneur de votre protection et celui d’un commerce avec vous, au moins sur les blés, desquels vous avez accepté de vous charger en présence de M. le Contrôleur général. Le rétablissement des véritables intérêts de cette denrée primitive et de nécessité absolue vous coûtera peu du côté de la chose, puisque, outre la véritable idée que vous en possédez parfaitement, vous trouverez un bon second en la nature, qui, tendant toujours à la perfection, achèvera puissamment ce que vous aurez une fois établi. Mais vous me permettrez de vous dire qu’il n’en ira pas tout à fait de même quand il sera question de faire voir clair à ceux qui ont été jusqu’ici dans les ténèbres sur une matière si essentielle. L’amour-propre, surtout lorsqu’il est placé dans un lieu éminent, ne prend pas plaisir que l’on lui fasse concevoir qu’il a été très longtemps dans une erreur très grossière. C’est par cette raison que Sénèque dit que, presque dans toutes les contestations ou disputes, non quaerimus doceri, sed non cedere. Ce qu’il y a de plus fâcheux est que le parti contraire prétend avoir de son côté l’amour ou la pitié du pauvre et les plus justes mesures pour éviter les sinistres effets d’une stérilité violente, pendant que c’est le moyen le plus certain de tomber dans l’un et l’autre de ces fâcheux accidents, comme l’expérience ne l’a que trop montré, ainsi que l’exemple de nos voisins, qui n’ont jamais rien souffert d’approchant, parce qu’ils ont suivi et suivent tous les jours des routes toutes opposées. Étrange fatalité de la monarchie, de n’avoir, pour être riche et heureuse, qu’à se défendre du zèle et des bonnes intentions de ceux qui la régissent ! M. le Contrôleur général et vous étant les uniques qui vous soyez sauvés de l’inondation, me fera souffrir cette expression. Si ce précis que je me donne l’honneur de vous envoyer est assez heureux pour se trouver de votre goût, je prendrai la même liberté pour tout l’ouvrage, dans lequel je fais voir invinciblement qu’empêcher la sortie et le commerce libre des blés en tout temps, hors ceux de cherté extraordinaire, qui portent leurs défenses avec eux, est la même chose que poignarder, toutes les années, une infinité de monde. Vous excuserez, s’il vous plaît, ma main, quoique très mauvaise, attendu les matières, qui n’admettent point de secrétaire, en ayant un qui peint fort bien. M. le Contrôleur général m’accorde la même grâce. Je suis, avec un fort grand respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 20 novembre 1704.
Ce 20 novembre 1704.
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous envoyer la vue figurée de l’élection de Mantes à l’égard des vignes et des vins. Quoique l’abandon des premières ne soit que d’environ de la moitié, comme l’on a négligé la culture de ce qui reste le produit sur le tout est diminué au moins sur quinze parts quatorze, ainsi que vous verrez par la comparaison de l’octroi en 1661 et le prix qu’il est aujourd’hui : ce qui est une balance infaillible et immanquable. Si la meilleure situation de l’univers a souffert le sort des terroirs les plus stériles par l’abandon des fonds du plus grand rapport, ce n’est point l’effet du hasard ou d’une cause surnaturelle, c’est une suite certaine de la conduite que l’on a gardée à leur égard. Je prendrai la hardiesse de vous en envoyer une feuille en précis dans le mois prochain, que je crois qui doit être rendue publique pour faire voir la grande obligation que la France vous aura de changer des manières qui ont surpassé toute sorte de désolation, et vous délivrer à même temps des obstacles ou des objections intéressées, qui sont les seules difficultés que vous pourrez rencontrer, mais qui ne doivent pas peser un grain mises en comparaison du grand bien que vous procurerez. Tout consiste, quant à présent, Monseigneur, à ce que le fait soit rendu constant : combien il peut y avoir de vignes en France subsistantes ; combien d’arrachées ; ce que la Normandie, sur laquelle vous aurez trois millions d’aides à remplacer, fournit de cidres années communes (je crois vous pouvoir fournir celui-là), et enfin le prix à peu près que chaque cru est vendu, y ayant des vins vendus 400 livres le muid, et d’autres 20 livres. De plus, les endroits où les aides sont effroyables n’auront pas de peine à recevoir un changement qui ne pourra être qu’avantageux ; mais il n’en sera pas tout à fait de même de ceux qui ne les connaissent point, quoiqu’ils souffrent un pareil déchet dans le débit de cette denrée, causé par l’anéantissement des vignobles limitrophes où ce droit a presque tout ravagé, y ayant une solidité d’intérêts dans les mêmes marchandises qui fait que le bien et le mal que souffre une partie devient aussitôt commun à tout le genre, tout comme au corps humain, où la désolation d’un membre fait périr tous les autres, si on n’y remédie. Cette doctrine, très véritable quoique très ignorée, doit être rendue publique, afin que ces contrées prétendues privilégiées par l’exemption des aides ne regardent pas comme une querelle d’Allemand la contribution que vous leur demanderez pour le rachat d’un droit qui les anéantit, quoique par contre-coup. Par exemple, Monseigneur, la Bourgogne, qui ne connaît aucun de ces droits, ne serait pas contrainte de donner son vin à un sol la même mesure qui se vend 24 sols au Havre, si les pays où elle se décharge de l’excédent de sa consommation n’y étaient point plus sujets qu’elle, de manière qu’elle est plus intéressée que ces contrées même à l’adoucissement de ces droits. C’est une attention et une économie dans le partage, qui dépend entièrement du fait. C’est un lieutenant général de Mantes que je connais depuis vingt ans, et avec qui j’ai très grande habitude, qui m’a fait tenir le mémoire que je me donne l’honneur de vous envoyer. Il est très versé dans le détail, et j’ose vous dire, Monseigneur, que tout le succès de ce très grand bien que vous procurerez à la France, et qui vous immortalisera dans les siècles à venir, dépend du service que vous rendront les personnes de ce genre qui travailleront par une pratique perfectionnée depuis un très long temps. Je regarderai comme la plus grande grâce que Dieu et vous me puissiez jamais faire, de me confier une généralité. Outre les aides, dont, à moins de quatre mois, je saurai tout le détail, c’est-à-dire combien il y aurait de ceps de vignes et d’arbres, par noms et surnoms, je suis assuré que je ferais sauter l’incertitude ou l’injustice de la taille, ainsi que les horreurs de la collecte, le tout coûtant trois fois plus que la taille à un pays ; et cela en y établissant une jurisprudence certaine, qui pourrait servir de modèle à tout le royaume, sur votre compte et non sur le mien, puisque quand j’aurais la mauvaise foi de m’attribuer l’honneur de votre première vue, on ne me croirait pas, et l’économie de la contribution des arts et métiers a été entièrement attribuée à M. Larcher, il y a douze ans, quoiqu’il n’y eût en aucune part, la commission même m’en ayant été donnée singulièrement par arrêt du Conseil. Je ne cherche point aucune gloire particulière : je serai trop récompensé dans le service que j’aurai l’honneur de vous rendre, et au public, de la quote-part que je pourrai prendre dans un rétablissement général qui vous rendra assurément le premier homme que la monarchie ait jamais porté, puisque, l’ayant trouvée dans la dernière désolation, vous l’aurez rendue très florissante. Je suis rempli de tous les défauts du monde, Monseigneur ; mais je me suis attaché à un genre de mérite, qui est de réussir dans toutes mes entreprises, sacrifiant tout, à la religion près, pour l’exécution de ce que j’ai une fois projeté. Il ne tiendra qu’à vous, s’il vous plaît, d’en faire expérience à mes périls et risques, puisque je ne vous demande point de rien déranger sur la foi de mes vues, ou plutôt pour l’exécution des vôtres. Il y a plus de trente ans que je m’y prépare par la pratique de tous les détails et la connaissance de toutes les contrées du royaume, et il faudrait que mon esprit fût bien grossier, si je n’avais quelque avantage sur ceux que la première sortie de Paris met en possession du gouvernement des provinces. Je crois que j’achèterais de tout mon bien cette grâce de vous, et que la ruine de ma famille me serait moins sensible que le plaisir que j’aurais d’avoir contribué au rétablissement public, croyant d’ailleurs pouvoir compter sur la promesse que vous avez eu la bonté de me faire, que vous me mettriez dans un canton où je me pourrais immortaliser. La gloire sera pour vous, et le travail pour moi.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 23 novembre 1704.
Ce 23 novembre [1704].
Monseigneur,
Je n’ai point cru qu’un écrit fût public pour être imprimé, quand il ne s’en trouvait aucun exemplaire, ni que ce fût vous commettre ou vous exposer à de mauvaises suites du côté du peuple, à l’égard des blés, que de vous faire imiter M. de Sully, qui déclara hautement la guerre aux ennemis de la sortie de cette denrée. L’Angleterre et la Hollande suivent la même doctrine, au moyen de laquelle elles se sont garanties du degré d’horreur qu’a éprouvé la France, aux années 1693 et 1694, avec un terroir beaucoup plus fécond. Cependant, Monseigneur, vous me marquez que ce sont deux fautes qui méritent la plus grande des punitions, savoir votre indignation. Il est nécessaire, pour que cela soit avec justice et fondement comme tout ce que vous faites, que vous soyez persuadé que je travaille depuis trente ans, et vous importune depuis quinze ans sur de pures visions ; autrement, et s’il y avait un peu d’apparence que je pusse contribuer à vous faire trouver, sans violence et sans difficulté, les sommes nécessaires, il est certain que de pareils crimes n’auraient pas de proportion avec la peine qu’ils m’attirent, et qu’il serait avantageux de les convertir en simples réprimandes, la religion ne permettant point de croire qu’un homme, à quelque âge qu’il soit, puisse jamais passer pour incorrigible. Quand j’ai pris la hardiesse de vous marquer que, sans constituer le Roi et sans désoler les peuples, vous pouviez recouvrer en quinze jours tout l’argent dont le Roi a besoin, je n’ai point exprimé des sentiments particuliers ; je n’ai fait qu’être plus sincère ou plus imprudent que le reste des hommes : la très grande persuasion que j’ai de votre intégrité me faisait croire que moi seul lui rendais justice, et que le silence des autres était criminel, bien loin de me trouver seul coupable, comme je fais une triste expérience. Le plus cruel est que je me vois privé de mon unique ressource, savoir l’espérance de la fin de maux où ma situation me donne une part proportionnée au mouvement que j’ai pris pour les arrêter. S’il arrive par hasard que la diminution journalière qu’éprouve la France depuis quarante ans, et qui marche à pas de géant depuis la guerre, vous fasse comprendre qu’il n’y a que Dieu et le temps d’infini, avant que de prendre des mesures conformes à cette nécessité, supposez, s’il vous plaît, durant quinze jours, que je n’ai pas absolument perdu l’esprit, et tout votre argent est trouvé ; et ayez encore la bonté de penser, à même temps, que ces principes de gouvernement, lesquels, pour augmenter les revenus du Roi, ont, par un trait de fine politique, fait diminuer ceux des peuples sur seize parts quinze au moins dans l’élection de Mantes, comme je vous l’ai justifié par ma dernière ; que ces idées, dis-je, qui ont pris le change d’une si grande force, n’ont peut-être pas mieux réussi dans le surplus, comme je prétends l’avoir prouvé invinciblement : de sorte que, la destruction d’un grand mal étant un très grand bien, il est infaillible que vous aurez 80 millions de hausse de tribut, en quinze jours, sur les peuples, lorsque dans le même espace vous leur en aurez rétabli quatre ou cinq fois davantage, comme vous pouvez facilement ; et les espèces, que vous m’avez autrefois écrit ne pouvoir répondre à une pareille promesse, ne vous manqueront point assurément de garantie, quoi que vous puissent dire ou alléguer ceux qui ont l’honneur de vous environner. Mon dernier ouvrage sera sur l’argent ; je prendrai la hardiesse de vous l’envoyer en manuscrit dans un mois, en gardant néanmoins mon ban, puisque vous m’y avez condamné. C’est un ouvrage qui m’attirerait beaucoup d’applaudissement s’il était rendu public, puisque je prouve que l’on raisonne sur ce métal un peu plus grossièrement que l’on n’a fait sur les vignes. Je n’aurais qu’à en abandonner le manuscrit au hasard : comme il n’y a rien que de très respectueux pour les personnes en place, les libraires s’en empareraient bientôt, comme ils firent de mon premier ouvrage. Mais je me consolerais aisément de la privation de ce plaisir, si, étant adressé à vous seul, il me peut obtenir le pardon de mes crimes, qui peuvent bien vous faire changer à mon égard, mais non pas rien diminuer de l’attache, de l’estime singulière, de la forte persuasion des lumières et de l’intégrité, ainsi que du très profond respect avec lequel vous m’avez permis de me dire depuis quinze ans, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 2 décembre 1704.
Ce 2 décembre [1704].
Monseigneur,
Il me paraissait, par celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire du 24 du passé, que vous m’aviez remis en quelque manière la faute que j’avais faite en laissant mouler une feuille sur les blés : ce qui n’est pas l’exposer au public, puisque j’avais retiré tous les exemplaires, en petit nombre, pour vous les envoyer, s’il se rencontrait de votre goût de faire revenir le Conseil du Roi de sa surprise sur cet article, qui coûte constamment à la France plus que ce que le Roi ne peut jamais lever. Cependant vous prenez la peine de me reparler encore de cette faute par votre lettre du 29 : sur quoi, je me réfèrerai à ma précédente, qui est que cela ne m’arrivera de ma vie, et que, quelque amour-propre qui règne parmi ceux qui écrivent, je vous sacrifierai les prétendus applaudissements que je pourrais attendre du public de mes ouvrages. Si je n’avais pas déjà été dans ces dispositions, les louanges que les examinateurs donnèrent à tout le livre dont cette feuille n’est qu’un précis, m’auraient fait succomber à la tentation, en ne cachant pas fort soigneusement le manuscrit. Vous n’en avez, Monseigneur, que la première partie, qui fait voir invinciblement que plus le blé est à bon marché, plus le pauvre est misérable, ainsi que le riche ; la seconde montre avec la même certitude que, si la sortie du royaume n’est libre en tout temps, les horreurs des stérilités sont immanquables, quand les récoltes ne sont pas abondantes. J’appelle à ma garantie la Hollande, l’Angleterre et M. de Sully. Je me donnerai l’honneur de vous l’envoyer, après que vous aurez reçu le mémoire de l’argent. Vous me marquez encore, Monseigneur, que je parle mal de personnes qui ne l’ont pas mérité. Permettez-moi, s’il vous plaît, de vous représenter que je ne nomme personne, mais ne fais la guerre qu’aux méprises, ne croyant pas non plus que lorsque vous vîntes en 1685 en Normandie, à ce qu’il me semble, avec MM. les autres commissaires du Conseil, que le sujet de votre voyage fût pour faire le panégyrique des manières établies depuis 1660 : au moins les billets circulaires ne portaient rien d’approchant ; non plus que les propriétaires des vignobles de l’élection de Mantes, dont le déchet va, sur seize parts à quinze, ainsi que le dernier mémoire que j’ai pris la hardiesse de vous envoyer justifie, soient très disposés à requérir que la couronne civique soit décernée aux auteurs de pareilles dispositions. Je m’en réfère entièrement, Monseigneur, à ce que vous en pensez et à ce que vous avez dessein de faire sur les aides : sur quoi je vous offre mes très humbles services, tant pour ramasser les pièces qui doivent former le bâtiment, que pour l’exécution, que je prendrai toujours à mes périls et risques dans une généralité, ainsi que la libération de l’incertitude, injustice et ruine de collecte des tailles, qui coûte au peuple trois fois plus que le corps de cet impôt, de notoriété publique. Comme le tout ne peut avoir lieu que pour l’année qui vient, puisque la taille et la capitation sont assises, si vous ne voyez pas une assurance certaine de gagner ce temps, le mal n’est pas sans remède, quelque ridicules que vous paraissent mes propositions, et je veux bien être garant du succès à la perte de tout ce que j’ai vaillant, sans que l’expérience ou le déconcertement qui pourrait s’en ensuivre coûte quoi que ce soit au royaume. Si vous trouvez à propos que j’en communique avec M. Desmaretz, prenez la peine de me le mander ; je me donnerai l’honneur de lui écrire sur ce compte, ne m’ayant point fait celui d’une réponse à ma dernière, non plus qu’à une précédente ; ou au moins je ne l’ai pas reçue. Il est très habile et a tout l’esprit du monde ; mais je pense que, s’il avait su ce qu’il a appris dans sa retraite, on pourrait dire des vignes et des liqueurs ce que Virgile marque de la ville de Troie, si on s’était aperçu de la tromperie de ce cheval fatal qui la fit périr :
Trojaque, nunc stares, Priamique arx alta maneres.
Vous êtes, Monseigneur, dans une situation très propre à rétablir la France, n’ayant aucune part aux causes de son désordre ; mais, même dans un âge très peu avancé, vous découvrîtes primo intuitu où était le mal, savoir les aides et la mauvaise économie des tailles : mais il s’en faut beaucoup que cela vous soit commun avec tout le monde, et il n’y a personne, si fort purgé d’amour-propre, qui prenne plaisir d’entendre dire que, pour faire une chose accomplie, il faut prendre le contre-pied de ce qu’il a pensé jusqu’ici. C’est pourtant là de quoi il s’agit aujourd’hui, et c’est de cette manière que, si les besoins de l’État ne vous font pas le crédit d’une année qui est nécessaire pour le rétablissement des aides, qui, étant votre ouvrage, redonnera plus de 200 millions de rente à la France, on peut imiter la médecine, qui use d’adoucissements jusqu’à une parfaite guérison. Je prendrai la hardiesse de vous en envoyer le modèle aux mêmes conditions marquées tant de fois. Quant à la force de mes expressions, dont vous me paraissez, Monseigneur, faire une reprise, elles sont beaucoup moins fortes que celles qui se trouvent dans plusieurs livres imprimés avec privilège, notamment les mémoires de M. de Sully, Mezeray, et même Saint-Evremond. Toute ma doctrine n’a et n’aura jamais qu’un mot, savoir : Donnez au peuple, et il vous donnera ; mais je mets en fait que, depuis quarante ans, toutes demandes que l’on lui a faites portaient avec elles l’enlèvement de dix fois plus de biens qu’il n’était nécessaire pour satisfaire à ce que le Roi exigeait. Cette maxime est encore certaine : les peuples ne peuvent rien payer que par la vente de leurs denrées, et l’on n’exige de l’argent d’eux que pour recouvrer des denrées. Cependant toutes sortes de choses sont présentement du fumier ; donc il est impossible qu’ils puissent satisfaire, et l’argent, étant seul en valeur, n’est rare que par cette raison, outre que c’est à lui à faire tout le commerce, au lieu qu’autrefois il n’en faisait pas la trentième partie, comme il est aisé de vérifier ; le crédit, qui est entièrement perdu, les billets, les contrats et la parole même faisaient les vingt-neuf autres.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert à Desmaretz, 20 décembre 1704.
Ce 20 décembre [1704], à Rouen.
Monsieur,
J’ai reçu celle que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, qui m’apprend le malheur de la France d’être dans la dernière misère à si grand marché, ou plutôt d’avoir à contester sa félicité contre de si faibles adversaires que sont ceux que vous avez pris la peine de me marquer. L’Angleterre et la Hollande ont pour sauvegarde, par les sentiments des peuples, contre la misère et la famine, une licence presque continuelle d’enlever les grains ; et même, dans la première, le pays l’achète à prix d’argent. Moyennant cela, on n’y a jamais vu ni l’une ni l’autre de ces extrémités. La France, qui a pris le contre-pied, a fait une malheureuse expérience de toutes les deux, qui lui sont également singulières dans toute la terre habitable ; et vous prenez la peine de me marquer qu’il y a des personnes en place que l’on ne saurait convaincre de cette vérité ! Que M. le Contrôleur général me laisse faire imprimer mon ouvrage sur les blés, dont vous n’avez vu qu’un extrait, et je suis assuré que ces Messieurs les contredisants auront une si grande honte de leurs erreurs passées, qu’ils se garderont bien de les vouloir augmenter par une obstination qui ne servirait qu’à convaincre qu’ils se mettent peu en peine de ce qu’il en peut coûter au Roi et au peuple, pourvu qu’ils ne conviennent pas d’avoir été capables de méprises. Pour l’autre raison, Monsieur, qui est la certitude du prix, c’est à la nature à le mettre. En 1650, elle l’avait haussé des trois quarts de ce qu’il était cinquante ans auparavant, sans nul déconcertement et sans que cela s’appelât famine, tout comme, en 1600, il avait pareillement triplé le prix auquel il était en 1550, savoir le setier de Paris à 20 sols ; tout cela, au niveau des autres marchandises, qui doivent conserver une parité de hausse, autrement, tout est perdu, comme dans la conjoncture d’aujourd’hui, où l’on abandonne la culture ou l’engrais de la plupart des terres parce que les frais excèdent le produit, et l’on prodigue d’ailleurs les grains en des usages étrangers, l’un et l’autre promettant une famine à la première apparence de stérilité ; le tout sans préjudice de la misère courante, cet avilissement de grains coûtant trois fois aux pauvres et aux riches ce qui serait nécessaire pour mettre le Roi hors de nécessité de ruiner ses peuples par la vente de leurs immeubles pour ses besoins, et cela à neuf de perte pour eux, pour un de profit qui revient dans ses coffres, ce surplus étant entièrement anéanti. Jugez, Monsieur, si une monarchie peut tenir longtemps avec de pareilles manières, surtout étant attaquée par toute l’Europe, qui la combat avec des contributions annuelles, qui a été la manière de la France jusqu’à l’arrivée de Catherine de Médicis, qui introduisit les partisans : ce qui est si véritable, que le roi François Ier, qui avait constamment autant d’ennemis que Louis le Grand, et à qui les cent mille hommes qu’il entretenait coûtaient autant que les cinq cent mille d’aujourd’hui, ne ruina point ses peuples, ne s’endetta point, et laissa 4 à 5 millions d’argent fait dans son Trésor royal, qui reviennent à plus de 50 millions d’à présent, et cela parce que les 16 millions de revenu dont il jouissait équipollaient à 300 millions. Il fallait que ses peuples, pour les fournir, rendissent la même quantité de denrées que pour donner maintenant 300 millions. Ce sont là des vérités, Monsieur, dont l’approfondissement ne fait pas, à beaucoup près, plaisir à tout le monde, mais dont la ressource, pour y avoir recours, devient tous les jours plus de saison ; et c’est sur ce compte et sur ce modèle que je maintiens que les peuples agréeront une assiette réglée de 80 millions de hausse en leur rétablissant trois fois davantage, en un moment, par la cessation d’une violence continuelle sur les grains et les liqueurs qui les anéantissent tout à fait.
Je suis avec un fort grand respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 23 décembre 1704.
Ce 23 décembre [1704].
Monseigneur,
J’ose vous dire que si mes lettres sont pressantes, l’état de la France ne l’est pas moins. Bien qu’il n’y ait qui que ce soit dans le royaume si maltraité personnellement que moi, je ne veux attendre mon salut que d’une cause générale, l’attention singulière et privilégiée dans laquelle chacun se renferme impunément depuis quarante ans, sans se mettre en peine de l’intérêt public, le sacrifiant même presque toujours à son profit particulier, étant uniquement ce qui fait périr la France. M. Desmaretz m’a fait l’honneur de m’écrire que, quoique vous fussiez convaincu, et lui aussi, de mes maximes sur les blés, cependant, comme ce n’était pas le sentiment de plusieurs personnes en place, cela faisait beaucoup de difficulté. Je vous avoue, Monseigneur, que, quelque prévenu que je sois de mon imagination, elle demeure tout à fait courte en cette occasion, et ne conçois pas que, s’agissant de prendre son parti en une rencontre où il est question de tirer les peuples d’une extrême misère, les mettre en état de fournir au Roi ses besoins sans beaucoup s’incommoder, et conjurer enfin les horreurs d’une stérilité future, on puisse s’arrêter tout court de peur d’intéresser la réputation de gens qui croient avoir bien mérité de la république, quoiqu’ils l’aient absolument ruinée. Si ce n’était pas cela seul, Monseigneur, que ces Messieurs ont pour objet par rapport uniquement à eux, ainsi que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer, l’exemple de l’Angleterre, où le peuple, constamment, qui gouverne l’économie du dedans, établit une récompense à pure perte sur lui pour ceux qui font sortir les grains, serait plus que suffisant pour convaincre les plus prévenus. Les horreurs de 1693 et 1694 seulement éprouvées en France, quoique la plus fertile contrée de l’Europe, par la pratique de cette maxime erronée, viendraient encore au secours : le tout sans parler de la discussion du labourage, par laquelle on voit clair comme le jour que la moitié des terres du royaume ne peuvent porter les frais de la culture au prix qu’est le blé, et que l’autre, d’un plus facile approfitement, ne saurait payer le fermage : ce qui est une perte causée volontairement, qui excède trois fois tous les besoins du Roi. Mais ce qui me surprend, Monseigneur, plus que toute autre chose, est que vous, qui êtes très rempli de lumière, prêtiez en quelque manière la main à maintenir les auteurs de sentiments si erronés et si préjudiciables au public dans cette malheureuse sécurité, et que vous les laissiez jouir si tranquillement d’une réputation si mal acquise. C’est parce que j’ai vu qu’il ne vous était pas agréable que mes ouvrages fussent rendus publics, que je n’en ai pas abandonné les manuscrits au hasard, puisque, si je ne les avais pas toujours suivis de très près, ils n’eussent jamais manqué d’être imprimés, sans aucun ministère de ma part, en sorte que l’on ne m’en eût pu former aucun incident, non plus que M. de Cambray de son Télémaque, ainsi qu’à bien d’autres. Je ne perds jamais le respect dû aux personnes en place, ni par mes écrits, ni dans mes discours, de façon que je n’ai rien à craindre de ce côté-là. Pour les surprises, dont vous n’êtes auteur d’aucune, ce n’est pas la même chose : je ne vois presque point de livre imprimé avec privilège qui ne s’en explique, dans les occasions, plus vivement que moi, et un prédicateur, ayant dit dans un sermon, au milieu de Paris, qu’il y avait des gens qui, n’étant parents de qui que ce soit, se faisaient héritiers de tout le monde, n’en a pas eu moins de vogue ni moins de liberté de prêcher. Si mon traité des blés avait été imprimé, la voix publique aurait fait ouvrir les yeux sur une prévention si préjudiciable, dont on n’est pas néanmoins si fort convaincu que l’on n’ait besoin d’autorité pour s’empêcher de perdre sa cause, avec de grands intérêts de prétendue réputation. Quand M. d’Argenson, à mon dernier voyage de Paris, me voulut marquer que le grand marché des blés, quel qu’il fût, était l’unique conservateur de la félicité publique, surtout dans Paris ; lui ayant demandé s’il concevait que les laboureurs devaient cultiver les terres à perte et ne rien à donner à leurs maîtres, il me répondit naturellement que cette prétention serait ridicule ; mais, sur la discussion de la dépense nécessaire et du prix auquel il fallait que fussent les grains pour y parvenir, je le trouvai très court, comme n’en sachant pas le premier mot, mais ne voulut point sortir de son principe qu’il fallait absolument que les grains fussent à bon marché. Lui ayant fait une reprise s’il trouverait que ce fût un grand avantage de les voir à 20 sols le setier à Paris, comme ils étaient il y a cinquante ans, c’est-à-dire à moins qu’il ne faut pour le simple ferrage des chevaux du laboureur, je le mis dans la même situation que M. Amelot, il y a deux ou trois ans, lorsqu’il avait liquidé 800 000 livres de défalcation à compte sur 1 500 000 livres que demandaient les fermiers généraux pour la diminution des droits de sorties des manufactures, que vous aviez bien voulu accorder ; lui ayant fait voir un fait du sieur Le Gendre, qu’il paierait tout passé 50 000 francs, et que lui et les fermiers s’étaient mépris, sur trente parties de vingt-neuf, il me fit connaître, sans nul crédit, que ma conversation ne lui était pas agréable. C’est par de pareilles lumières, Monseigneur, qu’il a passé en chose jugée qu’il faut que le laboureur cultive à perte, et que, par conséquent, il ne donne rien à son maître, qui, à son tour, ne donnera aucun travail aux ouvriers, comme il arrive présentement. Si vous en désirez bien être éclairci par un détail dont vous êtes singulièrement capable, prenez la peine de m’envoyer quérir trois marchands de détail dans Paris, savoir un chandelier, un épicier et un drapier, et faites-leur représenter leurs registres de cinq ans, que le blé valait 18 livres le setier. Vous verrez qu’ils vendaient six fois davantage qu’ils ne font à présent ; bien attendu qu’il leur fallait pour 6 sols de pain davantage par jour, sur une pistole qu’ils profitaient de plus. Or comme presque aucun d’eux ne fabrique, c’est le même raisonnement pour leurs ouvriers. Si mon traité des blés avait été rendu public, ces preuves, avec l’exemple des autres nations, auraient sauvé une perte au royaume ; mais il en aurait coûté un peu de réputation à des gens applaudis, et qui sont bien aises que l’on ne les vienne pas troubler dans cette tranquille jouissance. C’est par la même conduite qu’il y a 1 600 000 livres de perte sur les vignes de Mantes, et à proportion sur le reste du royaume. Un écrit public eût pu détourner l’orage et faire honte aux auteurs ; mais la perte publique est moins préjudiciable au royaume. Mahomet a établi sa religion sur les mêmes principes : défenses d’écrire, ni de disputer contre.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 28 décembre 1704.
Ce 28 décembre [1704].
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous envoyer l’histoire de la décadence des vignes de Vernon ; elle est d’un sieur Lemoine-Belisle, président au grenier à sel, qui a beaucoup d’esprit, du bien, et fait les affaires de M. de Bouville. Tous ceux que j’ai mis en besogne pour les exciter à travailler, je leur ai promis de vous les nommer, n’ayant point d’autre paiement à leur faire : je m’acquitte de ma parole, ou plutôt de la justice qui est due, quoique presque nullement pratiquée, dont j’ai fait expérience en ma personne. Quoique cet écrit soit mal peint, je le regarde comme une déposition de témoin, qui doit faire foi. Ainsi je ne l’ai point fait copier, outre que je ne pense pas qu’il vous apprenne rien de nouveau, et que vous n’ayez vous-même, Monseigneur, vu sur les lieux : de sorte que, comme les choses ne sauraient être plus déplorées, vous ne pouvez vous méprendre en apportant du changement. Je ne l’avais point conçu, depuis plus de trente ans que je travaille, devoir être fait d’abord en toute son intégrité par une suppression entière des aides, quoique l’avantage qui en reviendrait au Roi et au peuple fût assurément plus considérable que par la rétention d’une partie de la cause des désordres ; cependant, dans les très grandes maladies, les médecins ne donnent point d’abord de fortes médecines, de peur que la personne indisposée n’en pût souffrir la violence : un léger adoucissement dans les aides, faisant un fort grand bien, ne soulèverait pas une infinité de gens considérables, lesquels, sans être partisans, ne laissent pas de tirer du produit de ce malheureux impôt. Un pape, que je crois être Nicolas IV, ayant trouvé ridicule un tribunal en forme de Chambre des comptes où l’on rapportait toute la dépense des Cordeliers, jusqu’à leurs pitances et habits, comme Sa Sainteté en ayant le domaine, et eux le simple usage, sans nulle propriété, mit son autorité et son caractère en compromis, et lui au hasard d’être déposé ; au lieu, Monseigneur, que l’expérience du grand bien qu’il reviendrait par la diminution des droits exorbitants, vous ferait gagner du terrain et de la confiance pour achever ce que vous auriez si heureusement commencé. Mais ce n’est pas, quant à présent, ce qu’il y a de plus provisoire ; j’ose vous dire, avec tous les peuples, que vous avez besoin dans le moment de secours qui ne se fassent point attendre, et c’est ce que je maintiens que j’ai fait par mes quatre feuilles précédentes, y compris la première imprimée, quoique non publique, qui sont un précis de toute votre doctrine, et par conséquent une garantie certaine ; mais la cinquième, que j’aurai l’honneur de vous envoyer pour le premier jour de l’an, en vous le souhaitant heureux, en sera la plénitude. Je table sur 80 millions de hausse au Roi par un travail de trois heures, non seulement sans exécutions, mais en faisant plaisir au peuple. Je ne crains point d’être traité de visionnaire, parce que d’abord, en tirant l’épée, je jette le fourreau, et soutiens qu’il n’y a que les gens du même échantillon de ceux qui ont fait arracher les vignes pour enrichir le Roi et causé les famines de 1693 et 1694 qui me puissent contredire. Or comme une pareille nation ne fait aucune foi, je suis hors de peur. Mais il y a bien plus, Monseigneur : comme il s’agit des intérêts du public, il est juge souverain en cette partie ; ce qu’il acceptera ou refusera est une décision certaine du succès. Permettez-moi de rendre mes écrits publics, et vous verrez l’applaudissement que j’en recevrai, du plus grand nombre s’entend, car pour ceux qui vivent de la destruction d’autrui, je renonce à les persuader. Si je suis ridicule, il sera aisé de le faire voir ; mais c’est ce que qui que ce soit n’oserait entreprendre, et vous n’aurez point la peine de leur interdire l’impression d’aucun de leurs ouvrages pour la défense de manières qui font horreur à Dieu et aux hommes. Le cruel de ces 80 millions, et je le conçois dans toute son étendue, est qu’il faut faire entendre au Roi que le prince le plus mal servi dans la perception des tributs qui ait jamais été sur la terre, est Louis le Grand, comme ses peuples, sous le meilleur prince de l’univers, ont été les plus malheureux. C’est par la cessation de cet état violent que vous les pouvez enrichir en trois heures. Cela ne se peut faire sans fracas du côté de la Cour ; mais comparez, s’il vous plaît, la gloire qui vous en viendra, avec les suites des dernières extrémités dont la France est menacée, si elle ne peut subvenir aux besoins nécessaires, comme cela paraît naturellement impossible, tant que l’on ne se servira, pour y subvenir, que des mêmes moyens qui l’ont rendue misérable. Je conçois encore, Monseigneur, que mon ministère semble revêtir l’insulte que je fais à des gens applaudis d’un surcroît de honte, qui semble porter leur patience à bout, en ce que passant, et chez eux et chez autrui, pour gens d’une extrême sagesse, moi qui ai une réputation fort équivoque, comme tous mes semblables, ose lever la crête contre eux et leur faire la leur d’une manière si insultante.
Mais un mot, s’il vous plaît, de réflexion. La sagesse ne consiste pas dans un extérieur bien composé, des paroles concertées et une représentation éclatante dans tout ce qui paraît au dehors. Si sous cette couverture il y règne des passions, surtout corporelles, une ignorance grossière, et un manque de réussite dans toutes les affaires d’importance, il s’en ensuivra de tout point : pulchra facies, sed non cerebrum habet. Je veux bien être jugé à ce niveau-là. Par la grâce de Dieu, dans toute ma vie, il y a nulle action de jeunesse, n’étant redevable, après le ciel, de ma fortune qu’à mon travail. Vous avez eu la bonté de marquer que vous me confieriez un canton : ce que je souhaite plus que de vivre, pour le rétablissement de la France. Mais, si vous consultez les sages à la mode, vous ne me mettriez pas dans un village ; et moi je maintiens qu’à moins que vous n’envoyiez au plus habile d’entre eux les morceaux tout taillés, qu’aucun ne réussira dans la répartition des tailles, qui est ce qu’il y a de plus provisoire. La simple promesse de ce que vous avez envie de faire pour les peuples produira sur-le-champ un très grand bien. Or ce sera une marque certaine de vos intentions de me mettre dans un canton. Si cela se pouvait acheter à prix d’argent, je ne vous en importunerais point. C’est cette espérance qui fait que désormais je ne chercherai pas d’autre applaudissement que le vôtre, quoique tous mes semblables aient toujours succombé à cette tentation, qui est plus vive que la passion même des richesses.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 22 février 1705.
Ce 22 février [1705].
Monseigneur,
Bien que je commence à désespérer d’obtenir de vous la grâce que j’ai pris la hardiesse de vous demander par mes deux dernières, quelle qu’en ait été la raison, que je n’entreprendrai pas de pénétrer, je ne laisserai pas de vous importuner encore par celle-ci de la même chose. Il me semble que c’est la moindre démarche que je dois à l’utilité publique et à mon salut particulier, d’autant plus qu’il me paraît que les manières que l’on médite, à ce qui nous est rapporté, pour trouver de l’argent au Roi, sont beaucoup plus propres à le rendre encore plus rare qu’il n’est, qu’à le faire devenir plus commun parmi les peuples, qui est l’unique mobile par où il entre dans les coffres du prince, quoiqu’on pense et on pratique justement le contraire depuis quarante ans. Inde mali labes. Une hausse de droits déjà exorbitants ruinent la consommation ; vous en avez trop d’exemples, Monseigneur, dans les aides, dans les douanes, et récemment dans les lettres, pour en douter. Cependant, quelque éclairé que vous soyez là-dessus, ainsi que sur le reste, vous regardez et écoutez comme des oracles ceux qui osent proposer des manières si contraires au sens le plus commun. Vous les feriez taire à bon marché si vous preniez la peine de leur proposer de vouloir bien se déclarer publiquement auteurs de pareilles dispositions, et d’être à même temps garants du succès, qui est mon espèce aujourd’hui, bien que vous me regardiez peut-être comme le dernier des hommes. Mais le public, si j’ose dire, me rend bien plus de justice, et mes manuscrits étant ici connus de tout le monde, je suis applaudi en taillant 80 millions de hausse sur les peuples aux conditions y apposées, qui sont un rétablissement sur-le-champ de quatre fois davantage de biens qu’il ne coûterait pour satisfaire à ce surcroît envers le Roi ; bien entendu que la tentative, en cas de non-réussite, ne coûterait que la perte d’un morceau de papier et la punition de l’auteur. L’objection du temps de la guerre est tournée si fort en ridicule dans sept à huit pages, que je fais voir clair comme le jour qu’il faut renoncer à la qualité d’homme raisonnable pour oser proférer rien de pareil après la lecture de mon ouvrage.
Je vous demande encore, s’il vous plaît, pour la dernière fois, la grâce de souffrir qu’en une demi-heure d’audience vous en souffriez ou preniez la lecture, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 1er mars 1705.
Ce 1er mars [1705].
Monseigneur,
L’indisposition de M. de Chamlay a retardé les attentions que vous lui avez bien voulu confier dans un temps que tous les moments sont précieux pour la France. Je ne redoute que sa modestie et que son manque de confiance en ses lumières. L’année, qui se montre belle de toutes les façons, ou sera une richesse suivant l’usage que vous ferez de ces biens, ou un très grand mal, s’ils ont le sort des temps précédents, de ruiner leurs possesseurs par leur trop grande abondance, tout comme un sujet qui ne périt pas moins par trop d’aliments que par la disette entière.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert à Desmaretz, 3 mai 1705.
Ce 3 mai [1705] à Rouen.
Monsieur,
La maladie de mon secrétaire a retardé l’envoi de ce mémoire pour l’assiette de la taille, ce qui fait qu’il est écrit de deux mains. Vous y verrez la manière pratiquée par toutes les nations du monde, dictée par le sens commun même le plus grossier, dont la dérogeance continuelle d’une façon effroyable fait la misère de la France, et non la quantité des sommes que le Roi lève, lesquelles sont bien au-dessous de son pouvoir, puisque étant certain que les peuples ne peuvent rien payer ni au prince, ni à qui que ce soit que par la vente de leurs denrées. Depuis 40 ans, on n’a pas de moyen plus plausible pour l’exigence des tributs que d’anéantir pour dix fois plus de ces mêmes denrées que ce qui en revient à Sa Majesté. Le chapitre de la capitation suivra dans trois jours. J’attends avec impatience de savoir quel sera le sort de la France, dont la félicité ne tient qu’à un filet, et suis avec beaucoup de respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Le chapitre de la capitation arrive. Il reste un quatrième en surtout qui fait la perfection de l’ouvrage des 80 millions, par trois heures de travail et quinze jours d’exécution.
Lettre de Boisguilbert à M. de Chamlay, 24 mai 1705.
Ce 24 mai [1705].
Monsieur,
Quoique je vous sache très occupé au travail dont Monsieur de Chamillart vous a prié de vous charger pour le salut de la France, trouvez bon que je vous interrompe pour continuer à vous représenter que tout peut être opéré en un moment par la cessation de la plus grande violence que la nature ait jamais soufferte depuis la création du monde, ce qui suppose la plus grande des méprises dans les auteurs d’une pareille conduite. Comme cela ne s’accorde pas, à beaucoup près, avec les applaudissements qu’ils croyaient mériter, ainsi qu’avec les obligations dont ils se flattaient que le Roi leur était redevable, c’est un ennemi que le rétablissement aura à combattre, et un bouleversement général leur serait moins sensible qu’une utilité procurée à ce prix, savoir que le Roi demeure convaincu que la destruction, seulement en partie, du passé et des manières applaudies, est un Pérou pour lui et pour ses peuples.
Je suis avec beaucoup de respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 25 juin 1705.
Ce 25 juin [1705].
Monseigneur,
Je pris la hardiesse de vous demander l’année passée une audience pour vous faire concevoir qu’en deux ou trois heures vous pouviez former 80 millions de hausse dans le produit des peuples envers le Roi, sans incommoder personne, et faisant même plaisir à tout le monde ; vous me l’accordâtes, et je ne vous en touchai pas un mot, parce qu’il me parut que le fruit n’était pas encore mûr, d’autant plus que la base et le fondement de tout ce que j’avais à vous proposer étant que, depuis 1660, on avait pris justement le contre-pied des véritables intérêts de l’État, vous comptiez néanmoins pour une ressource assurée le secours de ceux qui avaient eu part aux premières surprises. Maintenant, dans l’idée que j’ai que l’expérience d’une année vous a pu faire comprendre que le mécompte ne vient pas des personnes mais des manières, et qu’il n’est pas douteux que 1704 a pour le moins tiré sa quote-part du déchet continuel qu’éprouve la France depuis ce temps fatal de 1660, trouvez bon, s’il vous plaît, que
je vous renouvelle la même prière, malgré des circonstances personnelles qui me devraient obliger à vous faire ma cour par un silence perpétuel sur pareilles matières, s’il n’en allait pas du salut des États comme de celui des âmes, à l’égard duquel ce qui s’appellerait importunité et imprudence dans une autre rencontre devient obligation dans celle-ci. Sur ce compte donc, Monseigneur, souffrez que je vous demande la dernière audience de ma vie ; ma mort vous répondra que je tiendrai parole, puisque je ne crois pas et ne désire point pouvoir survivre à ma ruine entière et à celle de toute ma famille, qui est inévitable si les choses continuent leur train, surtout l’offre des conseillers des requêtes de Rouen, qui travaillent à vous proposer de les revêtir de ma dépouille entière et de celle de tous les juges de Normandie, moyennant chacun 10 000 livres, que je suis assuré qu’ils ne trouveront jamais, ni en corps ni en particulier, et cela pour dispenser le Parlement, qui donne son consentement à ce projet de création ou de nouveaux gages, que la plupart étaient très en pouvoir de fournir, de notoriété publique, pendant que les premiers juges, taxés en même temps, avaient marqué leur obéissance malgré les suppressions précédentes de la plus grande partie de leurs fonctions. Mais comme, Monseigneur, je ne prétends rien faire de particulier, et que je n’attends mon salut que d’un bien général, voici, s’il vous plaît, les conditions auxquelles j’ose encore vous importuner pour une audience du matin, n’ayant que peu ou point d’esprit dans les autres temps, ce qui m’est commun avec tous ceux qui ont de grandes obligations à leur imagination ; or personne ne me dispute que je ne sois redevable de quelque chose à la mienne, c’est-à-dire au moins de ce que je suis, ou de ce que j’ai été. Je m’engage de vous faire convenir, Monseigneur, non par raisonnement, ni par discours, qui ne font qu’aigrir les esprits entre pareils, et ne vérifient rien non plus lorsque les sujets sont très différents de qualités, comme dans l’espèce présente, parce que le respect empêche de contester et même de repartir, mais par épreuve, démonstration et expérience aussi certaine et infaillible qu’est celle qui apprend, dans l’arithmétique, que deux et un font trois ; de vous vérifier, dis-je donc, Monseigneur, que vous pouvez, sans congédier personne ni faire aucun mouvement violent ou douteux, former 80 millions de hausse au Roi par-dessus les tributs ordinaires, même la capitation, et cela en deux ou trois heures, parce qu’auparavant, en aussi peu de temps, vous aurez causé au peuple 400 à 500 millions de surcroît en ses revenus, sans que le fracas de la non-réussite dérange davantage qu’une promenade que vous auriez faite inutilement sur votre terrasse. Voilà, Monseigneur, le corps de mon cartel. Si cette proposition vous semble tenir du plus creux de l’empirique, pour ne pas dire du charlatan, ce qui va suivre déroge tout à fait aux lois de cette profession, dans laquelle la première idée qu’elle jette paraît me ranger certainement : c’est que, le manque de succès ne déconcertant pas davantage que ce que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer, ce qui la doit faire accepter, elle n’aura de fâcheux accident qu’à mon égard, qui mériterait punition en ce cas d’abuser d’un temps aussi précieux que le vôtre. Ainsi, comme vous savez, Monseigneur, que la maison de ville de Rouen désire depuis longtemps de m’ôter la police, vous ayant présenté des placets pour ce sujet, en me remboursant à l’aide de quelque octroi en sa manière ordinaire, j’y donne les mains au profit du Roi en cas de manque de succès dans ma proposition. Quoique tout ceci semble sans répartie, j’ose dire par avance que, pour peu que vous consultiez ceux qui vous environnent, ils ne donneront jamais les mains à une pareille expérience, bien que ce refus dût faire plus qu’une demi-preuve de sa réussite : les auteurs des manières pratiquées aimeront mieux voir un bouleversement général et ruiner tout le monde, que de mettre en compromis les applaudissements qu’ils ont cru mériter jusqu’ici, et dont ils sont dans une pleine et entière possession, au moins de la part du Roi et de la Cour, quoique ce soit tout le contraire de celle des peuples, et encore davantage de leurs biens, lesquels, quoique témoins muets, déposent avec plus de certitude de la vérité en cette occasion. Mais il faut, s’il vous plaît, que vous fassiez deux classes de vous et de ceux qui ont travaillé aux finances depuis 1660 jusqu’à présent. Je puis dire même que c’est sur cette diversité d’intérêts que tout le salut de l’État est fondé : vous n’êtes auteur d’aucun des désordres, quelque grands et quelque continuels qu’ils soient ; vous n’avez fait que travailler in fide parentum : ce qui, joint avec votre intégrité personnelle, nullement révoquée en doute en quelque état que vous vous soyez trouvé, vous rend maître de prendre impunément tel parti qu’il vous plaira, n’ayant nul intérêt personnel de maintenir aucun désordre, parce que vous n’avez contracté avec pas un, ce qui néanmoins ne vous étant pas commun avec tout le monde, de notoriété publique, a été jusqu’ici le seul et unique empêchement à la cessation des malheurs de la France, et non les belles raisons que l’on propose : le renversement du royaume, ou que le temps de la guerre est exclusif de tout changement, ce qui porte visiblement sa réprobation avec soi. Ainsi, Monseigneur, vous voyez qu’il est question du plus bel ouvrage qui se soit rencontré depuis l’établissement de la monarchie, et qui vous couvrira le plus de gloire, aux dépens, à la vérité, de ceux qui vous environnent, jusque-là même que le degré de vos applaudissements sera celui de la découverte de leurs méprises. J’ai contre moi le sort de tous les porteurs de nouveautés surprenantes ; la qualité de fous et d’insensés a toujours été les préliminaires des audiences que l’on leur a données, et Copernic, le dernier en date, a eu de surcroît la menace du feu, ce qui l’empêcha de publier son système que huit jours avant sa mort, étant assuré de ne pas relever de sa maladie ; et puis, dans la suite, ses prétendus bourreaux sont devenus ses sectateurs.
Les étrangers se plaignent que le Français traite d’extravagance tout ce qu’il ne conçoit point. M. de Sully, dans la réforme des finances, fut traité de fou par ceux qui étaient en place ; mais le roi Henri IV répartit que, comme les gens sages l’avaient ruiné, il voulait essayer si les fous ne le rétabliraient pas ; ce qui ne fut que trop véritable. Changez, s’il vous plaît, les noms, et vos 80 millions sont trouvés. J’ai réduit toute ma doctrine, ou mes expériences, en deux feuillets de papier, en sorte que toute la scène n’excèdera point deux ou trois heures ; mais la clef, qui ne saurait être mise sur le papier, ne vous peut être donnée que de bouche. C’est pourquoi je vous réitère encore ma très humble prière, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 4 juillet 1705.
À Rouen, ce 4 juillet 1705.
Monseigneur,
Je ne sais point en quel état sont les suites de la dernière audience que vous eûtes la bonté de me donner, mais je suis bien assuré que vous n’avez point à choisir présentement entre prendre le parti de toutes les nations du monde, qui est uniquement ce que je propose en commentant vos premières vues, ou à compter sur une extrémité que l’on n’oserait presque envisager, qui est par où vous cloriez la bouche aux contredisants, en leur offrant de les écouter sur quelque chose de meilleur, parce que eux et leur chevance seront garants du succès suivant les lois des Athéniens, des Égyptiens et des Turcs.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 11 août 1705.
Ce 11 août 1705.
Monseigneur,
Pour profiter du peu de jours qui me restent avant que de vous saluer, je prendrai la hardiesse de vous répéter que le salut de la France consiste à abattre quatre monstres qui l’ont mise au pitoyable état où elle se trouve : ce que vous pouvez en deux heures, puisque il ne s’agit que de cessation. Le premier, qu’il soit possible que l’on fasse une fortune de prince à prêter son ministère pour faire recevoir ou passer les secours d’argent des mains du peuple en celles du Roi ; le second, que la quotepart de contribution, en une infinité de particuliers, doive être leur dépouille entière, et même par-delà ; le troisième, que, dans les tributs ordinaires, comme les tailles, on accable les indéfendus les uns après les autres ; et le quatrième enfin est que les personnes puissantes fassent consister leur crédit à s’exempter en tout ou partie de cet impôt, ce qui met par contrecoup leurs fonds à rien. Voilà ce que je prêche depuis trente-deux ans, et voilà ce qui s’appelle, au dire de mes parties, vouloir renverser l’État.
Vous en déciderez une fois pour toutes le 21 de ce mois ; et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 27 août 1705.
Ce 27 août [1705], à Bizy.
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous écrire de Bizy, où j’ai vu et entretenu M. de Bouville, qui ne m’avait point fait de réponse, pour n’avoir reçu la vôtre qu’à ce matin. Il est très convaincu de mes principes, tirés de la pratique, et sur lesquels il y a déjà longtemps qu’il travaille lui-même. Il m’a seulement fait remarquer qu’ayant déjà eu soin de hausser la capitation, vous n’y trouveriez pas un si grand succès qu’ailleurs. Il a convenu avec moi qu’il faut absolument les besoins du Roi, et qu’à quelque somme que les redevables se taillent volontairement pour être portée directement au prince, ils y gagneront considérablement en n’en laissant pas le soin aux traitants, lesquels, outre leur préciput (3), en mettent beaucoup davantage au néant, comme la moitié du royaume en friche ne le vérifie que trop. Le simple bruit de votre permission d’enlèvement de blés les a déjà fait rehausser d’un sept à huitième ; jugez, s’il vous plaît, du reste quand il vous plaira cultiver cette plante. Je m’en vais convenir avec M. de Bouville de toutes les circonstances pour le travail.
J’aurai l’honneur de vous en donner avis, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 27 août 1705.
Ce 7 septembre [1705], à Rouen.
Monseigneur,
Je prends la hardiesse de vous envoyer un extrait du testament du roi François Ier à son lit mortel, adressé au roi Henri II, son fils, sur lequel je n’ajouterai qu’un mot : Hoc fac, et vives. Ce prince déclare que ses peuples ont été toujours très obéissants parce qu’il ne leur a jamais rien demandé que juste. Vous éprouvez, Monseigneur, une forte dérogeance au premier, surtout dans les affaires extraordinaires, attendu que depuis 1660 c’est une dérogeance continuelle au second, et je ne crois pas même que depuis la création du monde que l’injustice ait jamais joui d’une plus ample et plus libre carrière qu’elle a fait en France depuis ce temps. Comme vous n’êtes auteur d’aucune de ces pernicieuses démarches, le champ vous est ouvert pour vous acquérir une gloire immortelle. C’est de cette sorte que vous trouverez tous les besoins du Roi, à titre même lucratif du côté des peuples ; mais il faut absolument qu’il soient instruits de vos intentions, sans quoi tout leur serait suspect, et croiraient que la facilité d’un paiement serait une occasion à une nouvelle demande, comme par le passé. Mon ministère, sans cela, serait tout à fait inutile, et ma vocation à cet emploi, d’elle-même extraordinaire, ne servirait qu’à me rendre encore plus odieux dans une fonction très fort décriée, et non sans sujet, depuis si longtemps.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
EXTRAIT DU TESTAMENT DU ROI FRANÇOIS IER À SON LIT MORTEL
Mon fils, je ne vous recommande principalement ce royaume, duquel le peuple est le meilleur, le plus obéissant, la noblesse la plus loyale et la plus dévote et affectionnée à son Roi, qui soit ne qui fut oncques. Je les ai trouvés tels, et tels vous les trouverez. La conservation et amplification d’un royaume sont les armes quant à la force et quant à obvier aux accidents qui peuvent avenir de dehors ; mais si n’est ni le dehors, ni le dedans jamais bien, ni la paix, ni la guerre, s’il y a faute de justice : laquelle justice gardez-vous d’enfreindre, ni violer directement ni indirectement, en quelque façon que ce soit. Aimez votre royaume et son bien plus que vous-même.
Mais quand vous viendrez en l’état où je suis maintenant, pour aller rendre compte devant Dieu, ce vous sera grand réconfort de pouvoir dire ce que je dirai maintenant, que je n’ai point de remords en ma conscience pour chose que j’aie jamais faite, ni fait faire injustice à personne du monde que j’aie su.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 10 septembre 1705.
Ce 10 septembre 1705, à Rouen.
Monseigneur,
Je reçois une lettre de M. de Bouville, qui me mande, après la lecture du précis de mes mémoires que je lui ai envoyés, de le venir trouver à Bizy pour traiter la chose à fond, et vous en rendre un compte exact : sur quoi je prendrai la hardiesse de vous représenter que, quoique ce soit déjà beaucoup qu’un homme de son importance soit converti, cependant ce n’est point encore assez, et qu’il faut absolument que M. d’Armenonville soit dans les mêmes sentiments, parce que, encore que votre autorité n’ait besoin que d’elle-même pour faire passer tout ce qu’elle jugera à propos, cependant l’âme du nouveau système est de ne rien faire que de concert avec les peuples et par rapport aux véritables intérêts de tout le public, et non de quelques particuliers, qui croient pouvoir faire justement leur fortune aux dépens de la ruine générale : en sorte, Monseigneur, que, mettant bas absolument la maxime qui règne depuis quarante ans : Sit pro ratione voluntas, vous en ferez succéder une autre, savoir : justicia ante eum ambulabit, et ponet in via gressus suos. Or comme la Cour ne vit que de partis, et Paris d’usures, cette utilité générale que vous procurerez rencontrera assurément des ennemis, qui seront plus aisément débellés, par rapport seulement à la rumeur publique, quand plusieurs personnes de considération seront prévenues de la justesse de vos sentiments. Je puis dire qu’il n’y a qui que ce soit dans Rouen qui n’en soit persuadé : de façon que vous n’aurez pas de peine à exiger dix fois la capitation de plusieurs sujets, sur le pied qu’ils la paient à présent. Sur quoi il y a une attention à faire, qui est que ce surcroît, tant sur la capitation que sur la taille, par les mesures que vous avez prises, doit croître à pur profit au Roi, afin de suppléer aux affaires extraordinaires, dont la simple cessation redonnera plus au peuple que ne leur coûteront tous ces remplacements. Je me donnerai l’honneur de vous en écrire plus précisément, et suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 septembre 1705.
De Bizy, ce 14 septembre 1705.
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous écrire, après deux jours de conférences ou de travail avec M. de Bouville, qui est si bien au fait et a si exactement pris le précis des mémoires que je lui ai fournis, qu’il en fait un abrégé où tout l’essentiel est renfermé ; et je suis assuré qu’il est en état dans le moment de le faire exécuter sans nul risque ou péril. Cependant, Monseigneur, je ne me résilie point, et si vous désirez absolument un canevas, je partirai pour Orléans aussitôt qu’il y sera. Comme M. d’Armenonville agrée que j’accompagne M. de Bouville la semaine prochaine qu’il le doit aller voir à Rambouillet, vous saurez les choses plus exactement ; et suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 septembre 1705.
Ce 17 septembre [1705], à Rouen.
Monseigneur,
Je rejoins M. de Bouville mardi, pour de là l’accompagner à Rambouillet. Je porte le modèle d’un édit dans lequel je maintiens trois choses : la première, que, quoique que le Roi y exige à peu près tous ses besoins en tributs réglés, savoir la taille et la capitation, cependant il redonne une fois plus à ses peuples, par le rétablissement de leur opulence et de la vente libre des denrées, qu’il ne leur coûtera pour y satisfaire ; la seconde, que l’on n’y peut faire d’objection par écrit, que l’on n’en montre sur-le-champ la défectuosité ; et la troisième, enfin, que qui que ce soit ne vous peut proposer autre chose pour sortir de la conjoncture présente, dont l’exécution ne fût absolument impossible. Je suivrai incontinent M. de Bouville à Chartres et à Orléans, et pour y travailler, et pour mettre les peuples dans la même situation que sont ceux de Normandie, lesquels ont compris leurs intérêts, qui sont de payer le Roi de la raquette afin de n’y être pas contraints par le battoir. Je suis assuré, pour peu de conférences que j’aie avec les plus raisonnables, qu’ils regarderont l’exécution de vos premières vues, qui est tout ce que je propose, non comme des bombes, desquelles sauve qui peut, mais comme les ancres qui assureront les vaisseaux contre les orages et les tempêtes qui les submergeaient tout à fait. Il est absolument nécessaire que l’on ne comprenne pas dans l’assiette de cette année, en diminution du corps de la taille, les personnes ci-devant exemptes, dont les prétendus privilèges sont fort sagement révoqués : ce doit être un conquêt au profit du Roi, lequel, avec les autres de même nature, remplace les affaires extraordinaires, qui coûtaient dix fois plus au peuple par pur anéantissement, que ce qu’il en revenait au Roi.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 24 septembre 1705.
Ce 24 septembre (1705), à Rambouillet.
Monseigneur,
Les choses ne peuvent mieux aller. M. de Bouville est non seulement au fait, mais il y a mis M. d’Armenonville. Après trois heures de conférence à ce matin, il a convenu que le Roi peut aisément tirer 30 millions et plus de hausse dans la capitation, étant justement répartie suivant les biens, à un tarif que le Roi et vous mettrez, et il s’est rencontré un officier considérable de Vernon qui a soutenu qu’il se chargerait bien, à sa garantie, d’en faire la répartition dans sa contrée, à peine de dédommager les plaintifs en son propre et privé nom, au cas qu’il se fût mépris : ce que j’ai l’honneur de vous citer seulement pour l’exemple, et montrer que ce qui est possible en un pays l’est partout, quand il vous plaira choisir des sujets qui tiendront le même langage. Je sens bien, Monseigneur, que 30 millions ne sont pas à beaucoup près contentement, et la ressource des tailles n’en est point une au sentiment de M. de Bouville, au moins dans la généralité d’Orléans, où il marque que les tailles sont déjà à 4 sols pour livre ; il convient néanmoins que, comme il faut absolument les besoins du Roi, sur lesquels il n’y a point à capituler, et que, lorsqu’on les tire par les affaires extraordinaires, cette voie en prend au moins la moitié en remise, perte ou frais, c’est toujours gagner par les peuples de les payer par des tributs droit aux mains du prince ; qu’ainsi, si un vingtième ne suffit pas, il faut tailler plus haut. L’essai qu’il veut bien que j’aie l’honneur de faire avec lui à Bizy, de l’élection de Chartres, me fera, Monseigneur, vous parler plus précisément ; mais ce qui absolument me rend plus hardi, et ce qui fera le sujet de la conférence de demain matin, est que je prétends, avec tous les peuples, que vous pouvez en un travail de deux heures, c’est-à-dire par une simple cessation de violence à la nature, doubler la vente de deux mannes primitives qui sont présentement à rien, savoir les blés et les vins, ce qui dédommagera au triple les peuples de ce surcroît de tributs.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 7 octobre 1705.
Ce 7 octobre [1705], à Rouen.
Monseigneur,
M. de Bouville me fait l’honneur de m’écrire que vous lui avez mandé d’être le 7 à Fontainebleau. Comme je suis persuadé que vous aurez pris votre dernière résolution sur vos premières vues commentées par moi, je vous supplie très humblement de me donner permission de vous aller saluer, ainsi que vous eûtes la bonté de faire après que vous eûtes entendu M. de Chamlay.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 9 octobre 1705.
Ce 9 octobre [1705], à Rouen.
Monseigneur,
Quelque pressantes que soient mes lettres, je ne doute pas que vous ne soyez persuadé que les besoins de l’état du recouvrement, desquels vous êtes chargé, ne le soient encore davantage. M. de Bouville vous aura dû faire voir que la levée de 50 millions sans faire d’affaires extraordinaires n’est pas impossible, et, comme je sais que ce n’est pas assez, j’espère vous faire voir, dans l’audience que j’ai pris la hardiesse de vous demander, que vous pouvez aisément passer ce taux, à titre même lucratif du côté des peuples. Quoique je n’aie fait que saluer la généralité d’Orléans en la personne de sept à huit officiers de Chartres, je les ai aussitôt mis dans mes principes, parce qu’ils sont gens de pratique, comme moi, et non de spéculation, savoir que les peuples vous disent : Auge dolores, sed auge patientiam, c’est-à-dire nos revenus, ce que vous pouvez en deux heures. J’attends avec impatience l’honneur d’une permission de vous aller saluer, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 13 octobre 1705.
Ce 13 octobre [1705].
Monseigneur,
Je souhaiterais que la situation de la France pût attendre aussi tranquillement le retour du Roi de Fontainebleau que moi, à qui vous l’ordonnez : mais vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous représenter qu’il n’en va pas dans la nature comme dans la grâce, où Dieu peut, en un instant de véritable repentir, redonner tout le mérite d’une très longue vie. Toute la ressource d’aujourd’hui consistant dans le rétablissement de la consommation, seul principe des revenus d’où se tirent tous les tributs du prince, elle dépend également du temps comme de la matière, et de même que celle-ci ne peut être suppléée par quelque autorité que ce soit, l’autre pareillement, une fois perdu, n’a point de retour, la nature étant une ouvrière qui ne peut faire autant de besogne, quelque désir que l’on en ait, en trois mois, qu’il lui serait facile d’opérer en six, si on lui en donnait la permission. Je veux dire, Monseigneur, que les denrées les plus précieuses, qui périssent dans une contrée pendant que celle qui est voisine en manque tout à fait, et qui souffre le même sort à l’égard d’une autre qui la met dans la même situation, éprouvent chaque jour ce destin sans ressource envers le passé. Les chevaux mêmes, qui font journellement un larcin à la nourriture des hommes par l’avilissement des grains, ne restitueront assurément rien ; il y a même à craindre les représailles dans une année stérile, et qu’une cruelle nécessité n’oblige les hommes d’usurper à leur tour la nourriture des bêtes, qui est une peur que les années 1693 et 1694 empêchent beaucoup que l’on ne puisse mettre sur le compte d’une terreur mal fondée. Je prends la hardiesse de vous représenter ces attentions, afin que vous ayez la bonté de concevoir que, dans le poste que vous occupez, il semble très naturel que vous partagiez ou me pardonniez mon impatience. J’aime pourtant beaucoup mieux, Monseigneur, que mon renvoi au retour de Fontainebleau soit la suite de l’idée où vous pouvez être que les choses ne soient pas si pressées que l’effet d’une légère indisposition, que j’apprends avec douleur vous être survenue, puisque, dans l’un, mon application et mon travail peuvent être de quelque secours, et que, dans l’autre, bien qu’il me soit plus sensible, que je ne puis contribuer que de mes vœux et de mes prières, que je continuerai toute ma vie, comme étant, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 octobre 1705.
Ce 17 octobre [1705].
Monseigneur,
J’apprends par MM. d’Armenonville et de Bouville que vous n’êtes pas encore tout à fait déterminé, quoique j’aie mis ces personnes illustres et éclairées, ainsi que M. de Chamlay, dans mes sentiments, qui est tout ce que vous m’avez paru souhaiter pour prendre votre parti. Je vous avoue, Monseigneur, que je ne puis concevoir sur quel pied vous pouvez avoir encore du penchant pour l’alternative, c’est-à-dire le maintien de la situation présente, laquelle me semble n’être autre chose qu’une impossibilité absolue de recouvrer les besoins de l’État dans une conjoncture où il s’agit tout à fait d’une révolution entière. Je reconnais de bonne foi une lieue de mauvais pays dans la route que je propose, savoir, que l’exorde est de faire connaître au Roi que la cessation ou destruction de manières que l’on avait cru établir avec applaudissement même de sa part, est non seulement une richesse immense, mais même l’unique ressource dans l’occasion présente. Cependant, Monseigneur, faites, s’il vous plaît, la balance, et vous n’aurez aucun doute à qui donner la préférence. Je me donne l’honneur de vous envoyer un plus court précis de toute ma doctrine, qui est vôtre, ne demandant, pour être convaincu que je me méprends, que quelqu’un veuille ou ose se charger de la contradiction par écrit, puisque je suis persuadé qu’il faudrait qu’il commençât auparavant par renoncer au sens commun et démentir toute la terre.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 5 novembre 1705.
Ce 5 novembre [1705].
Monseigneur,
J’apprends avec un extrême déplaisir que le travail de toute ma vie et l’attache singulière que j’ai eue à votre personne depuis seize ans n’ont produit d’autre effet que de m’attirer votre indignation. J’ai été gâté par le public, qui m’a laissé comprendre qu’en vous offrant 80 millions de hausse de tribut de sa part pour être dispensé d’exigences impossibles dans l’exécution, quoique ruineuses dans la simple demande, je plaidais ses véritables intérêts. Si depuis quelque temps j’ai plaidé devant vous cette cause avec trop de vivacité, vous pardonnerez s’il vous plaît ces mouvements convulsifs d’une nature qui n’est plus dirigée par la raison, se voyant au moment d’une dissolution entière : c’est ma ruine inévitable que j’ai voulu conjurer avec celle des peuples. Je me restreins présentement à mon particulier, et vous demandant très humblement grâce et pardon du passé en faveur de mes intentions, qui ont toujours été très sincères, étant tout ce que Dieu exige, je vous supplie de me laisser assez de votre protection pour être un des derniers exposé aux effets de demandes impossibles, comme j’expérimente présentement à un très haut point, puisque vous avez compris, avec M. de Bouville, que leur cessation a des conséquences qui surpassent mes vues.
J’aurai l’honneur de vous en aller supplier en personne, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 16 novembre 1705.
Ce 16 novembre [1705], à Rouen.
Monseigneur,
Permettez-moi, s’il vous plaît, de vous représenter que la ressource du crédit du Roi, auquel vous me marquez vouloir donner la préférence, pour subvenir aux besoins de l’État, à ce que je prends la hardiesse de vous proposer depuis si longtemps de la part des peuples, me paraît une fort grande surprise, non seulement à moi, mais à tout homme qui a la moindre connaissance de l’état des choses. L’emprunt est une démarche qui doit être absolument volontaire de la part du prêteur, et quand on déroge à cette règle, cela ne dure pas assurément longtemps, et fait au contraire resserrer l’argent bien plus exactement qu’auparavant. Or comment, Monseigneur, pouvez-vous compter sur une libre volonté pour procurer cet effet de prêts considérables, puisque la force majeure a acquiescé à venir à bout en plus de dix mille endroits où une infinité de particuliers se sont laissé vendre, et même emprisonner, plutôt que de prêter au Roi, le tout par impossibilité en la plupart, et d’autres parce qu’ils voient bien que le prince ne pourra jamais acquitter ses dettes, non pas même le courant, le Roi s’en étant déclaré que ses dettes ne sont point les siennes, mais celles de l’État ; en sorte que, si j’ose dire, vous préférez un moyen impossible, de notoriété publique, à des manières présentées par les peuples mêmes, à qui seuls il appartient d’en juger, puisque c’est à eux à payer. J’avance ceci avec certitude, puisque tout le monde, sachant que je travaille auprès de vous pour faire payer 80 millions de hausse, tout le monde me regarde avec bénédiction, connaissant à quelles conditions. Jugez, s’il vous plaît, si c’est là le sort de ceux qui agissent sous vous pour de bien moindres services.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 26 novembre 1705.
Ce 26 novembre [1705].
Monseigneur,
Le second article qui me tombe en charge pour vous vérifier mon engagement qu’il suffit, pour tout rétablir en deux heures, de cesser un renversement continuel de la religion et du sens commun, sont les aides, à l’égard desquelles on peut avancer hardiment, sans crainte de tomber dans la calomnie, que ceux qui les ont mises sur le pied que l’on les voit en plusieurs provinces, ont aussi peu ménagé leur réputation que les intérêts du Roi et des peuples, ayant également fait bon marché de l’un comme de l’autre. Je ne vous dirai point, Monseigneur, qu’il n’y a presque aucune liqueur qui ne sorte des mains d’un taillable, et que le prince ne perdrait rien en prenant l’impôt auquel cette denrée est sujette dans sa naissance, sans l’exposer à assouvir l’appétit de dix mille personnes, dont quelques-uns font des fortunes de prince, le tout aux dépens du monarque ou du public. Mais de mettre plusieurs bureaux, plusieurs traitants, au nombre quelquefois de six ou sept, sur une même liqueur en un même lieu, c’est déclarer hautement que c’est des traitants que l’on veut, et non pas du revenu au Roi, à qui un seul eût suffi, et l’on eût gagné ces frais et fortunes prises par préciput. Les sous-fermiers en voient l’horreur, mais non pas les chefs, qui, étant enfants de la faveur, n’y connaissent rien. Je vous en trouverai de tout prêts pour prendre ces fermes, sans diminution, à la moitié des droits payables en un même bureau, et l’on ne verra plus le vin à un sol le pot en Anjou et Orléanais, et à 30 sols à Caen et Basse-Normandie, où l’on oserait en porter. Ces mesures n’exigent point une heure de votre travail, sans rien risquer ; ainsi, je ne vous donne point ma garantie pour sûreté.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 décembre 1705.
À Rouen, 14 décembre 1705.
Monseigneur,
Je n’ai point voulu vous importuner sur un incident qui m’est survenu avec le Parlement au sujet du transport des grains de Rouen à Paris par la rivière, dont cette compagnie prétendait avoir la direction singulièrement en la personne de celui qui se trouvait à la tête. Comme j’en avais une possession tranquille depuis mon acquisition, fondée sur deux déclarations, qui porte en termes formels que le seul juge de police donnera les permissions pour le commerce des grains, et de plus l’exemple de Paris, qui doit servir de modèle, aux termes de l’édit, ainsi que celui de tout le royaume, où aucun premier président ne prétend rien de pareil, j’avais envoyé le tout à M. de Pontcarré, en le priant que nous terminassions l’affaire ensemble à son retour. Il me l’avait accordé par une lettre ; mais j’apprends que l’on poursuit un arrêt devant vous pour attribuer cette compétence à celui qui présidera au Parlement, quoiqu’elle soit tout à fait gratuite de ma part. Cette distinction singulière sur tout le royaume ne pourrait pas être faite en ma personne sans me couvrir d’indignité. Ayez la bonté de ne pas me condamner sans m’entendre, et de souffrir que M. d’Armenonville vous rapporte l’état de la question. Je crois que, pour mettre tout le monde d’accord, ce transport doit être libre, sans permissions de qui que ce soit, et qu’il ne faut non plus de congé pour faire sortir les grains de Rouen que d’Andely et de Vernon, d’où on les porte tous les jours à Paris sans nulle formalité.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 14 janvier 1706.
Ce 14 janvier [1706].
Monseigneur,
Ce que j’éprouve aujourd’hui en mon particulier pour avoir acheté par 150 000 livres tout ce que l’on a créé de nouveautés sur moi, sans me laisser contraindre ni exécuter comme mes semblables, a tant de rapport avec l’état général de la France que, sans déroger à la règle que je me suis imposée, depuis quinze ans, de n’abuser point de l’honneur de votre commerce pour des affaires personnelles, je puis prendre la hardiesse de vous en entretenir. Vous saurez, s’il vous plaît, Monseigneur, que n’ayant pas voulu croire ceux qui me disaient que, d’acheter quoi que ce soit des traitants, c’est contracter sa ruine, parce qu’ils ont soin de faire un catalogue de ceux de qui ils ont eu facilement de l’argent, afin de les revenir voir au plus tôt, quand ils devraient leur revendre une seconde fois, sous un autre nom, la même marchandise, ainsi qu’il est arrivé une infinité de fois, et que j’éprouve malheureusement aujourd’hui ; ayant donc eu cette imprudence jusqu’à un haut point, j’en souffre le destin en un degré proportionné, c’est-à-dire d’une ruine entière, puisque mes 150 000 livres de denrées sont anéanties par une nouvelle création de semblables choses, accompagnées d’un triplement de droits, ce qui coule à fond la perception des premiers, comme il est toujours arrivé en pareilles rencontres par une semblable conduite, et surtout aux vignes, dont vous avez la bonté de demeurer d’accord. Et pour me consoler de la perte d’un bien si chèrement et si récemment acheté pour la seconde fois, puisque je n’acquérais que des gages au denier trente-trois avec ce qui m’appartenait déjà, on me demande 58 000 livres. Vous concevez bien, Monseigneur, qu’il n’y aura rien d’effectué dans tout ceci que ma destruction, qui est certaine, puisqu’il est public que qui que ce soit n’achètera aucune nouveauté aux conditions sous-entendues, c’est-à-dire de les repayer autant de fois qu’il plaira aux traitants, ou plutôt jusqu’à ce qu’ils soient absolument ruinés, sans qu’une triple finance, déboursée sur-le-champ, soit un titre certain pour se maintenir en possession de ce que l’on a tant de fois acquis. Quant à ma possibilité personnelle de financer 58 000 livres, la rareté de l’argent se trouvant accompagnée de mon entière destruction, j’ose, Monseigneur, vous en faire entièrement juge, et passer dans votre esprit pour un rebelle, si M. de Courson vous fait savoir après une discussion que cela m’est possible en la moindre partie. Voilà mon portrait, ou plutôt celui de toute la France, d’être ruinée sans qu’il en revienne rien au Roi. Vous êtes convenu de cette vérité à l’égard des vignes, et j’ose soutenir, avec tout le royaume, que ce que l’on fait envers les immeubles est de même nature, que le Roi ne reçoit rien qu’autant qu’il est constitué, et que cela ruine ses peuples et les met hors d’état de lui fournir, en revenus ordinaires et sans le constituer, quatre fois plus qu’il ne reçoit de ces affaires désolantes. Vous m’estimerez, Monseigneur, un fou tant qu’il vous plaira, ainsi que tous ceux qui vous font mention de moi ; mais après vous avoir fait remarquer que la singularité de mes sentiments, qui me fait donner ce nom communément avec tous les auteurs des nouvelles découvertes, me tourne à gloire, je suis prêt, en trois heures de travail, pourvu que ce soit de concert avec les peuples, ce qui n’exige que la publication de mes ouvrages, de vous fournir les 80 millions de hausse dont vous avez besoin, parce que, dans le même moment, on aura rétabli quatre fois plus à ces mêmes peuples. Je parle à coup sûr, puisqu’ils ont pris communication du projet et y ont topé avec applaudissement envers moi ; et, comme c’est par un intérêt général, la convenance de sentiments entre cent personnes prouve également pour tous les autres. Le renversement de tout le royaume sera toujours préféré par ceux qui vous environnent à cette acceptation qui les perdrait de bien et d’honneur ; ils continueront à vous inspirer que l’argent n’est rare que parce qu’il passe aux pays étrangers, et qu’ainsi il faut user de violence pour l’avoir. Les feuilles que j’ai pris la hardiesse de vous envoyer, et qui ne m’ont peut-être attiré que du mépris de votre part, ont fait voir que ce raisonnement est chimérique, et qui que ce soit n’a résisté après les avoir lues ; tous ont convenu que les espèces sont rares parce qu’elles se cachent, attendu que l’on leur fait la guerre, ce qui les oblige de se renfermer. Que l’on leur accorde la paix, ce qui se peut en un moment, et on les verra courir comme auparavant. Les liards et les sols ont-ils passé dans les pays étrangers ? En voit-on davantage à proportion que de la monnaie d’or ? Donc c’est un faux raisonnement. La Hollande et l’Angleterre ne font-ils pas sortir plus d’espèces que la France ? Et loin que cela y fasse renchérir l’argent, il ne vaut actuellement que 4% en Hollande, parce qu’on ne lui fait pas la guerre, bien que je maintienne qu’elle paie trois fois plus de tributs réglés que l’on ne fait en France. Et en Angleterre de même, où il y a tel sujet dont la capitation va à plus de 100 000 livres, comme c’est la quote-part de ses biens, l’harmonie du commerce n’en est point déconcertée ; ce n’est point sauve qui peut et s’enrichit qui peut des dépouilles de son voisin, comme en France, impunément, depuis quarante ans. Ayez la bonté d’ouvrir les yeux sur la situation du royaume, et, si vous croyez le pouvoir tirer de la conjoncture présente par la continuation de pareilles manières, je vous puis assurer que vous êtes le seul de votre sentiment, n’ayant vu qui que ce soit, même du Conseil du Roi, qui en soit persuadé. Je prends la hardiesse de vous répéter ce que je vous ai marqué une infinité de fois depuis quinze ans, que, pour tout rétablir, il n’est pas nécessaire d’agir, mais de cesser d’agir, ce qui n’exige qu’un moment ; que la dispense des affaires extraordinaires remettra sur-le-champ plus de 500 millions de rente en France, c’est-à-dire en consommation de denrées ; que cela est possible par un établissement de contribution annuelle réglée et justement répartie, laquelle, bien loin d’être à charge quand elle serait triplée sur le pied de la capitation d’aujourd’hui, apporterait encore du profit à tous ses sujets, excepté ceux qui vivent de la ruine des autres ou d’intérêts au denier dix. Cependant cette grâce ne sera jamais acceptée par ceux qui vous environnent, attendu que ce serait leur congé entier que vous leur donneriez, sans préjudice des réflexions sur la conduite passée. Je vous supplie au nom de Dieu, Monseigneur : que l’on ne mette point ma femme et mes enfants sur le carreau, avec mes meubles, par l’impossibilité où je suis de payer 58 000 livres sur des effets qu’une autre bande de traitants m’enlève dans le même moment, qui est une coutume introduite seulement depuis quinze ans, d’ôter le bien d’un homme, et puis le taxer pour le maintien d’une chose qu’il n’a plus : ce que j’éprouve aujourd’hui en un degré effroyable. Je ne croyais pas que ce dût être mon sort sous votre ministère, ni que l’attache et le respect que j’ai pour vous depuis que j’ai l’honneur de vous connaître dussent aboutir à vous supplier de ne pas me réduire dans la dernière misère.
De quelque manière que les choses se tournent, je serai toujours avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 15 janvier 1706.
À Rouen, ce 15 janvier [1706].
Monseigneur,
Vous savez que, dans le commerce que vous m’avez bien voulu souffrir avec vous pour le rétablissement général, je n’y ai jamais mêlé mes affaires personnelles, quoique le plus exposé, et même accablé des orages du temps : j’avais cru que ma quote-part d’un bien public suffirait pour me rendre heureux. Présentement que cette ressource m’est ôtée, trouvez bon que je vous demande la même grâce que Dieu accorde à tous les fidèles, savoir la liberté de s’adresser tous les jours à lui pour leurs besoins particuliers. Les sommes extraordinaires que j’ai payées, et qui n’ont nul exemple qui en approche dans aucun officier du royaume, n’ont servi que de semence pour m’attirer l’exigence de pareilles sommes. M. d’Armenonville m’a fait l’honneur de me mander que l’intention du Roi ni la vôtre n’étaient point de réduire qui que ce soit à l’impossible ; ayez la bonté de régler vous-même, sur l’exposition du fait, ce qui est en mon pouvoir, et, pour ce sujet, de m’accorder la permission de vous aller saluer à l’Étang, dans huit jours que j’irai à Paris à cette occasion. Si par même moyen vous vous trouvez dans la disposition d’écouter une proposition des juges subalternes, pour 2 millions qu’ils vous donneront sans contrainte, et même avec plaisir, j’aurai l’honneur de vous en entretenir. Le fracas en sera assurément moins grand que celui du mariage que deux compagnies de Rouen viennent de contracter, lequel, ressemblant beaucoup à ceux qui se font à l’Officialité, c’est-à-dire malgré les parties, ne produisent guère de fort heureux ménages. Vous trouverez des traitants sur-le-champ, sans aucune garantie de la part du Roi, pour ce que j’aurai l’honneur de vous proposer. Comme ces choses ont plus de rapport aux manières du temps qu’aux attentions qui ont fait l’emploi de toute ma vie, j’espère qu’elles ne seront pas un obstacle à la permission que je vous supplie de m’accorder de vous aller saluer à l’Étang, et suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 4 mars 1706.
Ce 4 mars [1706].
Monseigneur,
M. de Chamlay m’a fait l’honneur de m’écrire qu’un voyage de huit jours à Anet a interrompu le commerce que vous avez la bonté de me permettre avec vous par son moyen : ce qui me redonne quelque espérance d’en voir la réussite. Je l’ai supplié de vous lire ma dernière lettre, par laquelle je vous demande uniquement trois articles pour avoir tous les besoins du Roi, avec profit des peuples, même dès cette année. Le premier ne vous coûtera qu’une douzaine de lettres ; le second, l’acceptation de fermiers des aides dans quatre généralités à moitié des droits, et paieront autant et mieux que ceux d’aujourd’hui ; et le troisième, de me confier une généralité en pays d’aides et de tailles arbitraires, parce que je consignerai la valeur de 100 000 livres si, dans le cours d’une année, il y a un denier de taille et capitation perdu, ni un exploit donné. Voyez, s’il vous plaît, Monseigneur, si c’est risquer ou bouleverser la France, et si cela a du rapport avec la paix ou la guerre. Vous avez même autant de certitude de la réussite que si un ange vous en assurait. Voici comme je raisonne, avec tous les hommes du monde : tout fait qui est reçu avec applaudissement du public et ne peut être contesté sans rendre le contredisant ridicule, est aussi certain que si un homme ressuscitait pour l’assurer. Or j’ai cette preuve par-devers moi ; donc ma conséquence est infaillible. Vous en pouvez faire expérience quand il vous plaira, en donnant commission à quelqu’un des défenseurs de la situation présente de me contredire par écrit, soit pour le temps, pour le hasard, le péril ou la conjoncture. La plume assurément leur tomberait des mains, tout comme dans tout autre moyen que l’on pourrait proposer pour sortir autrement de l’état où l’on se trouve aujourd’hui. Mettez, s’il vous plaît, les peuples en état de payer par le rétablissement de la vente de leurs denrées, et ne soyez pas en peine comment avoir de l’argent de gens qui seront en pouvoir d’en donner.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 juin 1706.
Ce 17 juin [1706].
Monseigneur,
M. de Chamlay me mande que vous lui avez marqué que le grand accablement d’affaires où vous êtes vous fait retarder l’audience que vous m’aviez bien voulu accorder, et pour laquelle j’ai été dix jours à Paris ; sur quoi je prendrai la hardiesse de vous dire que je ne vous demande qu’une demi-heure pour refuser ou accepter que je construise le canevas d’un édit qui, sans rien risquer, troubler ni déconcerter, portera la capitation à plus de 100 millions par an, de l’agrément des peuples. On est tout près, dans Rouen, de payer 400 000 livres de hausse, qui est plus que le sol la livre des 100 millions. Jugez, s’il vous plaît, si vous avez aucune occupation de plus grande importance, dont tout l’honneur du succès vous sera attribué, et non à moi, qui ne réclamerai que celui d’avoir travaillé sur vos premières vues lorsque vous parûtes en Normandie.
Accordez-moi, s’il vous plaît, cette dernière audience ; et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 24 juin 1706.
Ce 24 [juin 1706].
Monseigneur,
Je reçois votre permission ce matin, et pars sur-le-champ pour me rendre à votre audience à trois heures. Je vous porte le salut de la France à coup sûr, puisque c’est de l’aveu des peuples. Outre le dépérissement des biens, il y a de surcroît celui des cœurs ; mais comme la destruction de ces premiers avait entraîné l’autre, leur établissement produira le même effet à l’égard des autres. Je ne sers point les peuples à plats couverts ; tout le monde sait ici que je veux porter la capitation à 110 millions et m’applaudit aux conditions que j’y joins, et que vous opérez en deux heures, qui dédommagera les contribuables au quadruple.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert à Desmaretz, 18 juillet 1706.
À Rouen, 18 juillet 1706.
Monsieur,
J’apprends que Messieurs des requêtes du Palais à Rouen s’adressent à vous pour obtenir, après une infinité d’efforts inutiles, l’évocation des décrets en leur compagnie, contre les privilèges de la province, confirmés par quantité de déclarations et par plus de 2 millions de taxes payés depuis vingt ans, tant sur les juges, greffiers, sergents, procureurs, que receveurs des consignations et saisies réelles, dont j’ai payé pour ma part plus de 50 000 livres, étant même présentement demandé plus de 100 000 écus pour ce sujet, qui ne sont pas, à beaucoup près, acquittés. Vous voyez, Monsieur, quelle proportion il peut y avoir entre cet intérêt et 5 000 livres que chacun de ces Messieurs, au nombre de douze, offre, et pour lesquels on leur donne déjà, par la déclaration, beaucoup plus qu’il ne faut pour les tirer de perte. J’espère avoir l’honneur de vous saluer dans huit jours ; ainsi, je vous supplie de supercéder jusqu’à ce temps. Quantité de grands seigneurs, et même des princes, à qui appartiennent les greffes de cette province, joindront leurs prières aux miennes.
Je suis avec un très grand respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 17 mars 1707.
Ce 17 mars [1707].
Monseigneur,
Je vous demande très humblement pardon si 112 000 francs de taxe par moi payés depuis votre ministère, pareille somme à moi présentement demandée, m’ont assez fait perdre la raison pour désobéir à vos ordres, dans l’espérance que le public joindrait ses prières aux miennes pour obtenir de vous des manières sur lesquelles vous avez trouvé bon que j’eusse l’honneur de vous entretenir si longtemps. J’ai reçu un ordre d’aller à Brive-la-Gaillarde. Je suis persuadé, Monseigneur, que ma peine serait moins grande que mon crime, si ma situation était semblable à celle des autres hommes ; mais quitter Rouen, à mon égard, est réduire une femme et un grand nombre d’enfants que j’ai à l’aumône, présentement que l’on ne reçoit rien des terres, n’ayant d’autre moyen de subsister que les émoluments journaliers de ma charge. J’ai commencé par faire supprimer partout où j’en ai pu trouver les exemplaires de tout ce que j’ai fait, brûler tous mes manuscrits en très grand nombre ; et si, à l’exemple de Dieu, Monseigneur, vous voulez bien user de miséricorde à mon égard, vous connaîtrez par la suite que mon repentir est véritable, la pénitence volontaire de l’auteur faisant plus d’effet dans ces occasions que la peine que l’on lui peut faire. Je vous supplie, Monseigneur, que ma femme et mes enfants ne soient point punis pour un crime qui m’est singulier, et que votre caractère tout rempli de bonté veuille bien m’accorder ma grâce, et que mon silence à l’avenir vous marque ma reconnaissance.
Je suis, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Chamillart, 11 avril 1707.
Ce 11 avril [1707].
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous confirmer de mon territoire la parole que j’ai pris la hardiesse de vous donner dans une terre étrangère, savoir de ne parler ni écrire, en façon quelconque, du gouvernement, excepté à votre égard seulement, quand vous m’en aurez donné la permission, espérant qu’à l’exemple de Dieu, qui oublie tout à fait le passé lorsqu’il pardonne aux pécheurs, vous voudrez bien m’accorder la grâce de vous saluer quand je me rencontrerai à Paris. J’ai brûlé tous mes manuscrits, en très grand nombre, à la réserve d’un exemplaire des mémoires de M. de Sully, en huit tomes, par moi apostillés, avec des étiquettes attachées à chaque page, au nombre de cent seulement, en sorte que, sans feuilleter ni même ouvrir ces livres, vous verrez en une demi-heure toute la politique par laquelle un cavalier de trente-cinq ans, sans étude, rétablit en trois mois tout le royaume, beaucoup plus désolé par une double guerre civile et étrangère qu’il n’est aujourd’hui, non sans se mettre tout le Conseil et toute la Cour sur les bras, jusqu’à le vouloir faire assassiner : de quoi il est averti par le Roi même. Le premier principe de sa régie est la libre sortie des blés, sans impôts, sans permission et sans passeport, le roi Henri IV s’expliquant par une lettre écrite de sa main que tout est perdu quand on en use autrement. Cet article coûte aujourd’hui, avec l’abandon de la moitié des terres, quatre fois plus que la guerre. Il m’a été dit que vous comprenez fort bien cet article, mais que le Roi est prévenu du contraire. Peut-être que, si S. M. voyait les sentiments de son aïeul, il les préférerait à ceux de M. le premier président de Paris et de M. d’Argenson, surtout étant contraires aux vôtres et à ceux du public.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Réponse à cette lettre :
Puisque vous vous adressez encore à moi après avoir donné au public toutes vos extravagances, le seul bon conseil que je puisse vous donner, c’est de brûler vos remarques sur le mémoire de M. de Sully, et de pouvoir imaginer une fois en votre vie que l’on ne saurait appliquer aucuns exemples que pour en faire usage quand les choses sont à peu près dans la même proportion, et qu’un royaume est assez riche pour soutenir la dépense que les rois veulent lui faire porter. Si vous entendez bien ce que je vous veux dire, et qui n’est pas difficile à comprendre, vous vous occuperez à l’avenir de rendre la justice, et vous renoncerez au gouvernement de l’État.
Lettre de Nicolas de Boisguilbert, conseiller au Parlement de Rouen, au Contrôleur-Général Chamillart, 27 juin 1707.
Ce 27 juin 1707.
Monseigneur,
Ma belle-sœur, au désespoir du malheureux état où l’interdiction de mon frère l’a réduite et sa famille, a pris la résolution de partir avec ses enfants pour s’aller jeter à vos pieds, et m’a prié de l’accompagner, Monseigneur. Je n’ai osé la refuser tout à fait, Monseigneur, car c’est une dame de mérite et de vertu, et qui souffre pour une faute où elle n’a eu aucune part. Je l’ai seulement priée de trouver bon que j’eusse encore l’honneur de vous écrire une fois, et que je me flattais que vous auriez la bonté de m’honorer d’un mot de réponse par compassion, et parce qu’il y a longtemps que j’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguilbert.
Réponse à cette lettre :
Si elle paraît avec vous en ce pays-ci pour demander grâce au Roi de la manière dont elle l’a résolu, je ne pourrai me dispenser de représenter à S. M. que la famille, loin de reconnaître les bontés qu’elle a eues de modérer son interdiction au temps de six mois, qui est une peine peu proportionnée à celle que méritait le sieur de Boisguilbert, croit être autorisée à se plaindre : ce que S. M. ne doit point souffrir, tant le gouvernement et ceux qui ont l’honneur d’être dans le ministère se trouvent attaqués. J’ajouterai même que le seul moyen de procurer quelque diminution du temps de six mois au sieur de Boisguilbert, c’est de faire connaître par son repentir et la douleur de sa famille qu’il le mérite.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Desmaretz, 30 août 1708.
À Rouen, 30 août 1708.
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous écrire au sujet d’une question qui se présente devant moi, qui me paraît de la dernière conséquence, et que je crois que vous seul pouvez décider, d’autant plus que vos lumières vous ont tiré, à ce que j’ai connu, de l’erreur commune, savoir que les grains ne pouvaient jamais être à trop bas prix, M. de Harlay, ci-devant premier président de Paris, ayant écrit il y a trois ans au lieutenant général de Chartres que, quand le blé ne vaudrait qu’un sol le setier, il ne souffrît pas que les laboureurs et marchands pussent remporter leurs sacs du marché. Vous saurez donc, s’il vous plaît, que l’avilissement où cette denrée a été depuis six à sept ans, dont le prix, même au-dessous des frais du labourage, a fait abandonner la culture de quantité de terre dans la plupart des provinces du royaume et mis presque tous les propriétaires hors de pouvoir de rien recevoir de leur revenu, ce déchet, dis-je, aurait été encore plus grand, et les suites fâcheuses par conséquent, si quelques particuliers, pour faire valoir leur argent, n’en avaient fait des magasins en achetant dans les marchés et métairies. Or, un receveur des tailles du Pont-de-l’Arche qui est dans ce genre, ayant vendu cent cinquante setiers ou environ de blé à des boulangers de Rouen, et la livraison faite dans les greniers, les marchands de grains, érigés en métier, avec des statuts du Conseil, depuis dix à douze ans, les ont approchés à la police et en demandent la confiscation, prétendant, sous prétexte de quelques anciennes ordonnances, que cette vente ne peut être faite qu’en plein marché et qu’après que la denrée y a posé. Ces mesures, qui semblent excellentes dans un temps de cherté, produisent un effet tout contraire dans la conjoncture opposée, et porter les choses à la rigueur serait une interdiction générale aux particuliers d’acheter pour plus que leur provision, et par ainsi une hausse des causes du trop grand avilissement de cette denrée et du désordre du labourage, dont les conséquences sont sans nombre. Comme j’espère avoir l’honneur de vous rendre mes respects en personne dans cinq ou six jours, je recevrai vos ordres, ayant pris la hardiesse de vous en donner avis.
Je suis avec un très grand respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert,
Lieutenant-général.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Desmaretz, 16 septembre 1708.
De Rouen, ce 16 septembre 1708.
Monseigneur,
Le lendemain de l’audience que vous eûtes la bonté de m’accorder, j’eus l’honneur d’entretenir longtemps M. de Vaubourg, et je convins avec lui que je lui enverrais, sous votre agrément, par parties détachées, les unes après les autres, le modèle d’édit que M. de Chamillart me fit composer, il y a trois ans, avec M. de Chamlay, qui travailla pendant trois mois, sans discontinuation, sur mes mémoires, et en a gardé les pièces et l’extrait, qu’il vous rapportera quand il vous plaira. Le tout même aurait eu son effet dès la même année, et de l’agrément des peuples, ainsi qu’il fut vérifié dans la généralité d’Orléans en présence de M. de Bouville, sans que M. d’Harlay, premier président, sapa le fondement auprès du Roi en empêchant formellement que l’on n’établît et maintînt un prix aux blés qui permît de labourer toutes les terres en satisfaisant sans pertes à toutes les charges. Comme, Monseigneur, c’est, de tous points, conditio sine qua non, il fallut tout abandonner. Or pour le bonheur de la France, vous ayant trouvé, il y a quatre à cinq ans, lorsque j’eus l’honneur de vous voir chez M. de Chamillart, prévenu, quoique presque uniquement parmi les personnes d’élévation, d’autres principes, j’ose dire que la réussite est aujourd’hui un coup sûr ; mais je suis convenu avec M. de Vaubourg qu’avant que de lui faire tenir ce mémoire ou modèle, je ferais précéder, sous l’enveloppe de votre nom, pour sauver le port, des pièces originales pour justifier que je ne suis point assez téméraire pour croire pouvoir faire de nouvelles découvertes sur une matière qui a fait l’attention et l’étude des plus grands hommes. J’ai seulement fourni de mon travail dans la compilation, article par article, des ministères de MM. de Sully et de Richelieu, surtout du premier : ce qui, Monseigneur, vous mettra extrêmement au large à l’égard des objections qui ne vous manqueront pas de la part des personnes qui auront peine à comprendre que l’autorité, la naissance et la faveur ne sont point des titres légitimes pour s’exempter de sa juste contribution aux impôts et besoins de l’État, quelque usage qui se soit établi au contraire. Ainsi ce n’est point mon projet ; c’est celui d’abord de la justice et de la raison, exactement pratiqué par M. de Sully, l’erreur au fait y ayant apporté une extrême dérogeance depuis vingt ans, quelque sincères que fussent les intentions de Messieurs vos prédécesseurs. Tout mon extrait se réduit en deux parties. Par la première, le Roi, ou vous, rétablissez la consommation ; et par l’autre, vous redemandez au peuple une partie de ce que vous leur aurez redonné. M. de Sully fit cinq articles capitaux de sa politique : les blés toujours soutenus, par un commerce libre, à un prix qui permette l’exploitation de toutes sortes de terres, puisque c’est le plus grand revenu du Roi et des peuples ; les chemins libres d’un bout du royaume à l’autre ; les impôts justement répartis, tant sur les personnes que sur les denrées ; les douanes, aides et gabelles point excessives, de peur de causer une perte au Roi, bien loin de lui apporter du profit ; et enfin les immeubles sacrés. Il déclare même que le manque d’attention à ces principes ferait périr le royaume : sur quoi, il semble que si, depuis vingt ans, on avait eu envie de vérifier la certitude de cette prédiction, on n’aurait pas pu agir autrement. Cependant, Monseigneur, vous avez encore un exemple en sa personne que la conjoncture présente n’est point un obstacle au rétablissement qu’il pratiqua de son temps avec avantage, puisqu’il doubla le bien du Roi en en faisant autant de celui des peuples, ayant trouvé le royaume en un état plus pitoyable, le Roi nullement obéi en quatre provinces, et seulement presque par bénéfice d’inventaire dans toutes les autres, en suite d’une guerre civile de cinquante ans qui avait tout désolé, et les ennemis étrangers ayant pris Amiens, Calais et Doullens, et eu surtout toute la Cour déclarée contre lui. Cela ne le découragea point, et la France en espère autant de vous, et serait trompée, si, par impossible, cela n’arrivait pas. Vous la confirmez même dans cette idée depuis six mois, ayant fait ressentir plus de repos que l’on n’en avait éprouvé depuis vingt ans. On dit même que vous avez pris le parti de faire faire la fonte des espèces nouvellement arrivées aux dépens du Roi : par où vous laissez comprendre que vous n’estimez pas la semence que l’on jette dans la terre perdue, mais au contraire mise à usure, et que l’avenir vous est aussi cher que le présent.
Avec de simples lettres, vous maintiendrez le prix des blés, et ferez par conséquent labourer une très grande partie du royaume entièrement en friche, y ayant dans la seule contrée de Bourbon cent cinquante domaines ou fermes abandonnées aux corbeaux et aux hiboux. Il ne vous en coûtera pas beaucoup davantage pour empêcher que les deux tiers de la France ne boivent que de l’eau pendant que l’on arrache les vignes de tous côtés. M. de Chamlay me dit, à mon dernier voyage à Versailles, qu’au territoire d’Auxerre la mesure de vin ne vaut que 6 deniers, et moi, je lui appris que l’on la vend à Caen et aux environs 24 sols. Tout de même, Monseigneur, de la taille, au moins en Normandie : j’ai une liste de plusieurs grands seigneurs dont les fermiers ne paient rien, ou approchant, pendant que l’on ravage tout dans la maison d’un malheureux. M. de Sully avait encore une maxime fondamentale de rendre ceux qui travaillaient sous lui garants du succès, au moins à l’égard du paiement, et il fallait que le Roi eût tout reçu auparavant que qui que ce soit touchât un sol. Par ce moyen il n’avait jamais de non-valeurs. Il n’estimait non plus le mérite des personnes que par le succès, dont le manque n’était jamais remplacé par la faveur ou la naissance. Je ferai tenir à M. de Vaubourg tout son ministère à pages pliées et surlignées, en six petits tomes, les uns après les autres, où tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous marquer, et ce que je débite depuis si longtemps, est marqué. Je n’aurais pas pris la hardiesse de vous adresser immédiatement ce mémoire, si ce n’avait été pour ôter l’énigme de l’envoi de tant de volumes qui doivent passer par les mains de vos commis. Si vous trouviez à propos de les ouvrir dans le passage, pour vous en donner une première vue, qui ne vous coûtera qu’un moment, les choses se trouveraient avancées lorsque M. de Vaubourg vous ferait son rapport du tout. Je vous demande très humblement pardon ou de mon zèle ou de mon indiscrétion, et suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Il me semble, Monseigneur, que vous aviez eu la bonté de me dire que vous écririez à M. de Courson de marquer aux marchands de blés de cette ville qu’ils eussent à demeurer en repos dans un procès qu’ils font aux boulangers pour avoir acheté des grains dans des greniers, et non dans le marché.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Desmaretz, 21 août 1709.
De Fontainebleau, ce 21 août [1709].
Monseigneur,
Je me donne l’honneur de vous envoyer le projet du rétablissement de tous les premiers juges de France, dont la plupart des charges sont vacantes aux parties casuelles, et les mêmes causes qui les y font tomber subsistant toujours, il y a tout sujet de croire, s’il n’arrive aucun changement, que ce qui en reste, quoique en petit nombre, prendra bientôt la même route. Dans toute la Normandie, Monseigneur, où l’on accuse le caractère du pays d’avoir un prix d’affection pour ces sortes d’effets plus fort qu’ailleurs, je ne sais que trois ou quatre sujets lesquels, à l’aide de leurs créanciers, ont racheté la paulette avec moi. Cependant, Monseigneur, je prétends que, par l’admission du projet que je prends la hardiesse de vous présenter, elles seront presque toutes levées avant un an, et les sièges, à peu près déserts, entièrement remplis : que le Roi recevra près d’un million, et que tout le monde sera content. Il m’a même paru, dans quelques audiences que vous m’avez fait l’honneur de me donner, que vous entriez assez, comme très éclairé que vous êtes, dans ces sentiments. Monseigneur le Chancelier, à qui j’en ai présenté une copie par son ordre, a eu la bonté de me dire qu’il appuierait la chose de tout son pouvoir, lorsqu’on la proposera dans le Conseil du Roi. J’espère, Monseigneur, que vous connaîtrez, par le succès de cette affaire, qu’il est très possible de tirer des secours des peuples en leur rendant, avec avantage en quelque manière, le rétablissement de leurs biens par une résurrection subite de ce qui paraissait anéanti. Comme cet article est le moindre parmi une infinité d’autres plus considérables qui ont aujourd’hui malheureusement le même sort, votre pénétration en voit les conséquences très naturelles pour l’avantage du Roi et des peuples. Je prends aussi la hardiesse de vous présenter un placet pour vous supplier de modérer en ma faveur et celle de mon fils deux charges de conseiller de police au bailliage de Rouen, créées dans tous les sièges il y a huit ou neuf ans sans qu’on en ait levé aucune, et je ne les prends que pour empêcher que mon fils, lieutenant général de police alternatif, dont je poursuis les provisions, ne me précède dans son année d’exercice. Vous eûtes la bonté de m’accorder cette grâce à la prière de M. de Vaubourg ; mais, comme il n’y eut rien d’écrit, on demanda 1 100 livres de plus au bureau. Je m’y soumis même par une soumission en forme, en stipulant des temps de paiement : ce qui m’ayant été refusé, je reviens, Monseigneur, à vous supplier de la première grâce, parce que je paierai tout comptant. Je ne prétends pas mêler la demande d’aucune gratification extraordinaire dans les services que je me donne l’honneur de dévouer à votre ministère, de peur de les rendre suspects. J’ose dire que je ne vous supplie point d’une chose qui ne soit dans le prix courant. Les charges anciennes dans ce siège, avec part aux épices, sont vacantes en bon nombre depuis longtemps aux parties casuelles, à 2 500 livres, et celles de police de nouvelle création n’ont aucuns émoluments. Je n’attends, Monseigneur, l’établissement de ma famille, ou plutôt le rétablissement de mes affaires, extrêmement en désordre par plus de 160 000 livres payées au Roi depuis 1691, que d’une paix générale à la consommation et au commerce du dedans, que je maintiens, Monseigneur, que vous êtes en pouvoir de donner dès cette année à la France, indépendamment de la guerre étrangère, qui n’ayant ni liaison ni rapport avec le labourage et le trafic interne, tous deux en très grand désordre par des causes faisant violence à la nature, et par conséquent aisées à faire cesser, elle met au contraire dans une plus forte obligation de ménager ces deux uniques sources de la fourniture des besoins nécessaires pour soutenir cette même guerre et en sortir de façon ou d’autre avantageusement. On ne peut être plus au fait qu’est M. le Cousturier. Il a tous les principes essentiels pour le salut du royaume, et en tire les conséquences naturelles : ce qui lui est très singulier dans le poste qu’il occupe, où il semble qu’on a presque fait vœu jusqu’à présent de s’en tenir uniquement à l’usage, et même de s’en rendre, en quelque façon, martyr, sans s’embarrasser si cela attire le même sort à tout le royaume d’une façon tout opposée. Savoir, Monseigneur, si le cœur, par des raisons assez connues, et qui ne doivent rien moins que leur naissance à votre ministère, non plus qu’aucunes des causes qui ruinent aujourd’hui l’État, n’a pas plus part que l’esprit à de pareilles dispositions, c’est sur quoi les auteurs sont au moins partagés. Il est à propos, Monseigneur, que je vous présente le ministère de M. de Sully surligné à feuillets pliés, en sorte que vous ferez le dépouillement de ce qui est essentiel en moins d’une demi-heure. Vous verrez qu’il trouva la France en plus pitoyable état qu’elle n’est aujourd’hui, et qu’au milieu de deux guerres il la rétablit, paya toutes les dettes et amassa 30 millions d’argent quitte au Roi, parce qu’il rendit les peuples riches par la protection qu’il donna au labourage et au commerce du dedans ; et vous apercevrez à même temps qu’il n’eut point de plus grands adversaires dans sa route que le Conseil du Roi et les courtisans, jusqu’aux princes. Cependant, comme il eut le maître et les peuples de son côté, il vint à la fin à bout de tout. Je n’oserais dire, Monseigneur, que ce n’est qu’à ces conditions que vous pouvez plutôt sauver que rétablir le royaume par rapport à l’état du dedans : ce qui vous procurera une gloire pareille à la sienne. De plus cette lecture fera connaître que ce n’est point le projet du lieutenant général de Rouen que vous suivez, qui ne s’estime point un assez grand auteur, ni téméraire jusqu’au point de se donner pour guide dans une pareille route, comme a fait fort mal à propos feu M. de Vauban, sauf le respect dû à sa mémoire, bien que je ne m’en sois pas caché, dans mon ouvrage, de son vivant, et qu’il m’eût donné des louanges dans le sien. Au fond, c’était la production d’un prêtre d’une vie fort équivoque, à qui il avait bien voulu prêter son nom. Votre unique fanal sera, Monseigneur, la justice, la raison, l’usage de la France durant mille ans avec avantage et gloire, celui de toutes les nations qui ont fleuri, ainsi que vous connaîtrez par les livres que je me donnerai l’honneur de vous présenter, et enfin la politique d’un ministre qui, ayant trouvé le royaume plus désolé qu’il n’est à présent, le rétablit de tous points, comme espère, avec tous les peuples, que vous ferez, celui qui est, avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Desmaretz, 26 mai 1710.
De Rouen, ce 26 mai [1710].
Monseigneur,
Je vous remercie très humblement de la grâce que vous m’avez accordée de réduire toutes les demandes que l’on me fait et qui prennent date du ministère précédent, à 9 300 livres cette année, et 8 000 livres dans les suivantes. M. de Vaubourg m’a fait l’honneur de m’écrire que, dans le partage que vous en avez bien voulu faire par rapport aux diverses affaires, vous marquez le rachat de mon droit annuel à 4 000 livres, qui est le prix où je vous supplie très humblement de le réduire, qui, n’étant que le tiers où il serait sans remise, ne laisse pas d’être très fort par rapport à l’état où toutes ces charges ont été réduites, qui est tel qu’il n’y a que moi que je sache, dans toute la Normandie, qui paie l’annuel et qui soit dans la disposition de le racheter volontairement, parmi les premiers juges, quelque réduction qu’il s’en fasse ; outre, Monseigneur, que je suis très persuadé que ce rachat, ainsi que celui de la capitation, sont choses qui ne peuvent subsister, quand même on aurait la paix cette année. De pareilles mesures ont été l’effet de la nécessité du temps qui ne permettait pas de capituler avec le moment présent, ou de la dureté et de l’aveuglement des peuples, et, si on est assez peu éclairé pour croire que des sujets puissent acquérir les revenus du souverain, qui servent à soutenir et défendre l’État, sans s’attendre à lui en former de nouveaux sur leurs biens mêmes, on a… [lacune] sur lui, comme on n’a que trop malheureusement fait jusqu’ici, sans penser pareillement qu’il leur tombe uniquement en charge d’en payer les intérêts, ainsi que d’en amortir le capital. Je vous puis assurer, Monseigneur, que je suis, avec bien d’autres, dans une pensée toute contraire, très convaincu que, quand on ouvrira les yeux, on vous demandera la même grâce que vous m’avez bien voulu faire, même par contrée, c’est-à-dire tout le royaume, ce qui sera son unique salut ; et comme je trouve le mien à payer quarante fois ma capitation, une pareille faveur, réduite à la sept ou huitième partie, sera une charge fort légère, puisque je ne suis pas accablé d’une charge si fort excédant ce taux, et fournira amplement les besoins de l’État. Et j’oserai vous représenter qu’il est de la gloire de votre ministère que les peuples ne pensent point qu’il est possible de régir ces mêmes nécessités d’une manière moins fâcheuse que celle que l’on pratique depuis si longtemps, et qui n’y peut même atteindre. Le rachat de la capitation subsistant, il est impossible que le Roi paie ses dettes, même après la paix, et il est plus avantageux aux peuples que le Roi lève sur eux de quoi y satisfaire, que non pas qu’il y manque en tout ou partie, c’est-à-dire de celles qui ont été justement contractées, et non des autres, quoique en grand nombre. J’aurai l’honneur de vous en dire davantage aux fêtes prochaines, que j’aurai celui de vous remercier en personne, si vous me faites la grâce de me donner un quart d’heure d’audience.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert M. Le Cousturier, premier commis du Contrôleur-Général Desmaretz, 3 septembre 1711.
Ce 3 septembre [1711].
Monsieur,
Me voilà sur mes fins, et j’espère, avec l’aide de Dieu, achever après-demain, ou plus tôt, en ce qui est de mon ministère, savoir de montrer certainement la porte des cieux ; mais c’est au Roi et à Monseigneur le Contrôleur général, qui en ont la clef, de l’ouvrir sans prétendre l’enfoncer, à quoi certainement je ne contribuerai pas. Si S. M. et son ministre, apprenant qu’il meurt toutes les années plus de deux cent mille personnes dans le royaume de misère, et que la moitié des terres sont en friche, conçoivent qu’il n’y a rien de plus pressé que de couper pied à un pareil désordre, plus cruel que la peste, le Roi n’a qu’à donner un plein pouvoir à Monseigneur le Contrôleur général de conclure un traité de paix qui finisse une guerre si funeste. J’en ai les articles tout prêts. Ils consistent en quatre, dont trois n’exigent qu’un simple acte de volonté sur le papier, avec promesse de tenir parole. Il n’y a que le quatrième qui demande un autre remplacement d’environ 6.000.000 l. par an, qui en coûtent à l’industrie et à l’agriculture plus de 500 toutes les années, qui seront rétablis sur-le-champ par ce morceau de papier, qui sera de tous points une mainlevée de cette somme. Cette dernière feuille est aussi importante que celle d’avant-hier. Il est nécessaire que je salue Monseigneur le Contrôleur général, s’il veut bien le préalable : après quoi, en quatre ou cinq feuilles, je donnerai un baromètre certain et immanquable du degré d’opulence de toutes les conditions. Sinon, je le supplie de m’empêcher de périr en m’accordant les justes conclusions de mes deux placets.
Je suis, avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
Lettre de Boisguilbert au Contrôleur-Général Desmaretz, 29 janvier 1713.
De Rouen, ce 29 janvier 1713.
Je vous remercie très humblement de la justice qu’il a plu à votre bonté de me rendre par votre dernier arrêt, et vous en marquerai ma reconnaissance par une entière cessation d’attentions qui avaient fait presque toutes celles de ma vie depuis plus de trente ans, avec cette différence que le public n’a rien vu de moi sous votre ministère, par un respect singulier pour la justice que vous y observez, surtout à mon égard. J’avais commencé à entrer en matière avec M. Maynon par votre ordre ; j’ai tout sursis, quoique je fusse certain de l’amener à mon point. S’il avait douté, M. Roujault, son gendre, lui eût écrit qu’il exécuterait dans sa généralité, à ses périls et risques, ce que je propose, comme M. de Richebourg eût fait, s’il en eût reçu les ordres du Roi et de vous, Monseigneur, savoir de tripler avec profit des peuples le dixième denier sur la grande industrie, six fois plus opulente que les fonds, quoiqu’ils paient seuls ce tribut et qu’elle n’y contribue de rien. Le modèle de cette généralité servirait à tout le royaume, comme il arriva, il y a vingt ans, dans un édit que je proposai pour les arts et métiers, et qui fit payer 6 millions, sans un denier de frais. J’ai la clef de toute sorte d’industrie avec tant de certitude que l’on ne pourrait s’y méprendre que volontairement : ce qui, joint avec un soulagement à la consommation qui vous est très aisé, la triplerait et ferait que ce tribut serait moins une hausse d’impôts que d’opulence. Voilà les derniers mots que j’en dirai, écrirai et m’embarrasserai jusqu’à ce que, ayant l’honneur de vous saluer, vous m’ordonniez d’en user autrement.
Je suis avec un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Boisguillebert.
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