En 1878, les éditions Guillaumin publiaient une correspondance de Frédéric Bastiat avec la famille Cheuvreux. Depuis, cette ressource n’a cessé d’être utilisée par les spécialistes de son œuvre ou du libéralisme français, qui y trouvent les confessions et les états d’âme d’un auteur cardinal. — Récemment, l’Institut Coppet a mis la main sur deux copies inédites de ces lettres, qui dévoilent de nombreuses et profondes altérations. Dans cette nouvelle édition les lettres et fragments censurés sont rétablis, faisant réapparaître Bastiat dans toute son originalité et son authenticité.
Correspondance de Frédéric Bastiat
avec la famille Cheuvreux.
Édition corrigée des
Lettres d’un habitant des Landes (1877)
sur la base de deux copies manuscrites.
__________________
NOTE SUR L’ÉTABLISSEMENT DU TEXTE
(a) Copie des lettres sous forme de cahier.
(b) Copie des lettres sur feuilles, avec l’introduction de Prosper Paillotet qui se trouve en ouverture des Lettres d’un habitant des Landes.
(c) Texte imprimé sous le titre de Lettres d’un habitant des Landes (1877).
(b) indique que le texte, présent dans la copie en question, y a été barré.
__________________
LETTRE XXI
(a)Mugron, Septembre 1849.
(bc)Mugron 18 septembre 1849.
(c)Madame,
(abc)Il y a un fond de tristesse dans votre lettre, madame, c’est bien naturel. Vous veniez de perdre une amie d’enfance. Dans ces circonstances, le premier sentiment est celui du regret, ensuite on jette un regard troublé (a)autour de soi… [en (bc) devient : sur son entourage, et on finit par faire un retour sur soi-même ;] l’esprit interroge le grand inconnu et, ne recevant aucune réponse, il s’épouvante ; c’est qu’il y a là un mystère qui n’est pas accessible à l’esprit, mais au cœur. (a)… — (abc)Peut-on douter sur un tombeau ? Madame, permettez-moi de vous rappeler que vous n’avez pas le droit d’être longtemps triste. Votre âme est un diapason pour tous ceux qui vous chérissent et vous êtes tenue d’être heureuse, sous peine de rendre malheureux votre mère, votre mari et cette délicieuse enfant que vous aimez tant que vous forceriez tout le monde à l’aimer, si elle n’y pourvoyait fort bien elle-même. (a)…
(abc)Mes idées ont pris la même direction, car nous avons aussi nos épreuves ; le choléra n’a pas visité ce pays, mais il y a envoyé un fâcheux émissaire : la femme de chambre de ma tante est gravement atteinte ; on espère pourtant la sauver ; (a)… (abc)du même coup il semble que ma tante a perdu vingt ans, car elle est sur pied nuit et jour. Pour moi, je m’humilie devant de tels dévouements, et je vous soutiendrai toujours, mesdames, que vous valez cent fois plus que nous. Il est vrai que je ne suis pas d’accord avec les autres économistes sur le sens du mot valeur. [1]— Vouliez-vous me railler, madame, en me reprochant de ne pas écrire ? (a)…. — (abc)Cinq lettres en quatre semaines ! Mais qu’est donc devenue la précieuse missive dont vous me parlez ? Je ne me consolerais pas qu’elle fût définitivement égarée.
Quel sujet traitait M. Augier pour que vous ayez eu l’aimable attention de m’adresser son œuvre ? (a)…. (abc)J’aime bien les vers du jeune poète, et je me rappellerai (ab)longtemps (abc)la vive impression que nous avons ressentie [en (b) : éprouvée] (abc)à la lecture de son drame.[2](ab)Je me figure qu’il en aura ressenti une plus vive encore en voyant des larmes (a)briller dans de certains yeux [en (b) devient : mouiller de beaux yeux]. (a)Mais (abc)enfin cette pièce pourra se retrouver ; il en a sans doute conservé la copie, et il voudra bien me la communiquer.
Mais votre lettre, celle de Mlle Louise sont-elles perdues pour toujours ? En ce cas serez-vous (a) toutes deux (abc)en état de me les réciter ? (a)… (abc)Soyez sûre que je vous le demanderai. (a)…
(a)Samedi [en (bc) devient : C’est samedi que] (abc)je pars pour Bayonne ; je n’ai plus que quatre jours à rester ici. Quoique Mugron soit la monotonie réalisée, je regretterai ce séjour de calme, cette parfaite indépendance, cette libre disposition de tout mon temps, ces heures si semblables l’une à l’autre qu’on ne les distingue pas.
L’uniforme habitude
Qui lie au jour le jour ;
Point de gloire ou d’étude,
Rien que la solitude,
La prière et ……
Je n’achète pas le vers, car mon maître de littérature m’a appris qu’il ne fallait jamais sacrifier la raison à la rime.
(a)19 juin 1849. (bc)Le 19 septembre. — (abc)Dans deux heures, j’irai moi-même à Tartas pour remettre au courrier les boîtes contenant des ortolans. Ils partiront jeudi matin et arriveront à Paris samedi ; si, par hasard, on ne les portait pas à l’hôtel Saint-Georges, il faudrait que vous prissiez la peine de faire passer à la poste ; car la ponctualité est nécessaire envers ces petites bêtes. (ab)Mon intention a été de calculer de manière à ce que ce souvenir des Landes arrivât pour le dimanche, jour où toute votre famille se réunit (a)à la Jonchère… [en (b) devient : autour de vous].
(abc)Je souhaite que mes compatriotes ne se laissent pas corrompreen route, et que vous n’ayez pas à répéter le mot de Faucher à propos des incompatibilités : « Que peut-il venir de bon des grandes Landes ? » Notre ami de Labadie est déjà une bonne protestation ; qu’en pensez-vous, mademoiselle Louise ? Puisque je m’adresse à vous, laissez-moi dire que mes pauvres oreilles sont ici comme dans le vide. Elles ont faim et soif de musique. Réservez-moi une jolie romance, tout ce qu’il y a de plus mineur. Ne voudrez-vous pas aussi perfectionner cette « Nuit des Tropiques » ? Elle finira par vous plaire.
De la musique aux Harmonies la transition est bien tentante. Mais comme il s’agit d’harmonies économiques, cela refroidit un peu. (a)Je vous dirai seulement que mon livre, [en (bc) devient : Aussi je ne vous en parlerai pas ; seulement je vous avouerai que mon livre], à cause des développements auxquels j’ai été entraîné, ne touchera plus que les hommes du métier ; (bc)je suis donc à peu près résolu, ainsi que je l’ai dit à M. Cheuvreux, à entreprendre une publication mensuelle. Je m’adresserai à vous pour placer des billets. En fait de journaux le placement importe au moins autant que la confection. C’est ce que nos confrères oublient trop. [en (a) ce développement est résumé par une phrase lapidaire.] (abc)Il faudra que vous intéressiez les femmes à cette œuvre.
Adieu, madame, rappelez-moi au souvenir de M. Cheuvreux. Je ne suis pas surpris qu’il trouve que l’air de la Jonchère vaut mieux que celui de Vichy. Je prie Mlle Louise de me permettre le mot amitié. On est toujours embarrassé avec ces charmantes créatures ; hommages, c’est bien respectueux ; affection, c’est bien familier. Il y a de tout cela ; et on ne sait comment l’exprimer. Il faut qu’elles devinent un peu.
(abc)Votre (bc)bien (abc)dévoué,
F. Bastiat.
LETTRE XXII
(abc)Mugron, 12 septembre 1849.
(bc)Madame,
(a)Les jours se traînent, Madame, (abc)il me semble que vingt courriers sont arrivés sans m’apporter de lettres. Le temps, comme ma montre, s’est-il arrêté depuis mon retour ici ? Ou bien Mlle Louise m’a-t-elle pris au mot ? Mais un savant calcul, déjà refait cent fois, m’avertit qu’il n’y a pas huit jours que ma lettre est partie. Ce n’est pas votre chère fille qui a tort, c’est mon impatience. (a)… (abc)Je voudrais savoir si M. Cheuvreux vous est revenu en possession de toute sa santé, (ab) si la voix de votre fille ne vous laisse rien à désirer, (b)bien entendu, du côté de la force, (bc)si vous-même êtes délivrée de ces tristes insomnies ; (abc)enfin, s’il y a autant de bonheur à la Jonchère qu’on en mérite, et que j’en souhaite ? (a)… (abc)Que le télégraphe électrique sera une bonne invention quand (ab)il se mettra au service de l’amitié [en (bc) devient : on le mettra au service de l’amitié] !! (abc)Peut-être un jour aura-t-elle une lorgnette qui lui permette de voir à deux cent lieues. L’éloignement alors serait supportable ; maintenant, par exemple, je la tournerais vers votre salon. Mlle Louise est au piano ; je devine, à sa physionomie, la romance qu’elle chante. M. Cheuvreux et vous éprouvez la plus douce joie qu’on puisse ressentir sur cette terre, vos amis oublient que le dernier convoi va passer. — Ce tableau fait du bien au cœur. — Est-ce qu’il y aurait quelque chose de déplacé et de par trop provincial à vous dire que ce spectacle de vertus, de bonheur et d’union, dont votre famille m’a rendu témoin, a été pour moi un antidote contre le scepticisme à la mode, et un préservatif contre le préjugéanti-parisien. Que signifie cette apostrophe de Rousseau : « Paris, ville de boue, etc. » ? Tout à l’heure il m’est tombé sous la main un roman de Jules Janin. Quelle triste et funeste peinture de la société ! — « L’écurie et l’Église se tiennent », dit-il, pour exprimer qu’on est estimé à (bc)Paris [en (a) devient : P…] (abc)que par le cheval qu’on fait parader au bois, ou par l’hypocrisie. Dites-moi, je vous prie, que vous n’avez jamais connu cet homme, ou plutôt qu’il ne vous a jamais connus. — Ces romanciers, à force de présenter la richesse et l’égoïsme comme deux faces d’une même médaille, ont fourni des armes aux déclamations socialistes. J’avais besoin pour mes Harmonies de m’assurer que la fortune non seulement est compatible avec les qualités du cœur, mais qu’elle les perfectionne. (a)… (abc)Je suis fixé maintenant, et me sens proof, comme disent les Anglais, contre le scepticisme. (a)…
(ab) Et maintenant [en (bc) devient : À présent], (abc)madame, voulez-vous que je vous passe un instant ma lorgnette merveilleuse ? Vraiment, je voudrais que vous pussiez voir derrière le rideau ces scènes de la vie de province : le matin, nous nous promenons dans ma chambre, Félix et moi, lisant quelques pages de Mme de Staël ou un psaume de David ; à la nuit tombante, je vais chercher au cimetière une tombe, mon pied la sait, la voilà ! Le soir, quatre heures de tête-à-tête avec ma bonne tante. Pendant que je suis enfoncé dans mon Shakespeare, elle parle avec l’animation la plus sincère, ayant la complaisance de faire les demandes et les réponses. Mais voici que la femme de chambre, qui se doute que les heures sont longues, se croit obligée de les varier ; elle survient et nous raconte ses tribulations électorales. La pauvre fille a fait de la propagande pour moi : on lui objectait toujours le libre-échange ;elle, d’argumenter. (a)Mais (abc)hélas ! quels arguments ; elle me les répète avec orgueil, et pendant qu’elle disserte en jargon basque, patois et français, je me rappelle ce mot de Patru : « Rien de tel qu’un mauvais avocat pour gâter une bonne cause. » (ab)… Mais je garde la réflexion pour moi ; (abc)enfin l’heure du souper arrive, chiens et chats font irruptions dans la salle, escortant la garbure. Ma tante entre en fureur. (a)Ces (abc)maudites bêtes ! s’écrie-t-elle, voyez comme elles s’enhardissent dès que Monsieur arrive ! [en (c) cette dernière phrase est entre guillemets] (abc)Pauvre tante ! cette grande colère n’est qu’une ruse de sa tendresse ; traduisez : (a)… (abc)voyez comme Frédéric est bon. Je ne dis pas que cela soit, mais ma tante veut qu’on le pense.
Je vous le disais bien, madame, que des lettres du village sont redoutables, nous ne pouvons trouver nos sujets épistolaires que dans le milieu qui nous environne ou dans notre propre fonds.
(a)Quelle différence avec Paris pour celui qui écrit ! [en (bc) devient : Quel milieu que Paris pour celui qui écrit !] Arts, politique, nouvelles, tout abonde ; mais ici l’extérieur est stérile. Il faut avoir recours (a)au monde de l’intimité [en (bc) devient : à l’autre monde, celui de l’intimité]. (abc)En un mot, il faut parler de soi (a)… ; (abc)cette considération aurait dû me déterminer à choisir le plus petit format ; au lieu de cela, je vous envoie maladroitement un arpent de bavardage ; ce qui me rassure, c’est que mon indiscrétion aura beau faire, elle n’épuisera pas votre indulgence.
(ab)Il me semble [en (c) devient : Je crois] (abc)que la prorogation a calmé quelque peu l’effervescence politique ; ce serait un grand bien et, sous ce rapport, il faudrait désirer qu’elle ne fût pas si près de son terme. Je voudrais qu’à notre retour le ministère nous livrât en pâture une foule de lois pour absorber notre temps et nous détourner de débats stériles, ou plutôt fertiles, seulement, en haines et exagération. (a)…
(abc)Veuillez exprimer à M. Cheuvreux et à Mlle Louise tout le plaisir que je me promets de les revoir bientôt. Peut-être le dimanche 30 septembre me retrouverai-je à la Jonchère (a)au milieu de votre excellente famille.
(abc)Si je suis à Paris, j’irai m’offrir pour cavalier à Mme Girard, heureux d’être le confident de ses joies et de ses sollicitudes maternelles. Quant aux touristes, je me propose d’écrire prochainement à M. Say.
Adieu, madame, permettez-moi de vous assurer de ma respectueuse affection.
F. Bastiat.
LETTRE XXIII
(bc)Paris, novembre 1849.
Madame,
Voici un document qui vous intéressera. Pour moi, je n’ai pu le lire sans être touché jusqu’aux larmes (nature de montagne n’est pas toujours nature de rocher) ; pour faire partager mes impressions, à qui m’adresser, si ce n’est à vous ?
Je vais être obligé de discuter l’opinion de mes amis, cela me coûte. Mais je ne sais quel Grec disait : « J’aime Platon, mais j’aime mieux la vérité. » Il me semble à présent indubitable que l’économie politique a ouvert la porte au communisme ; c’est à elle à la fermer.
Si vous avez cinq minutes à perdre, oserais-je vous prier de me donner des nouvelles (b)de la trinité [en (bc) devient : du trio] ?
Votre bien dévoué,
F. Bastiat.
LETTRE XXIV
(bc)Le 2 janvier 1850.
On me tire de mon assoupissement pour me remettre trois volumes, que vous me renvoyez sans les accompagner d’un seul mot ; aurais-je été assez malheureux pour vous déplaire ?
Hier, vous avez réuni autour de votre table votre famille et quelques amis, pour inaugurer le nouvel an ; ce repas ne devait être que fête, joie et cordialité ; hélas ! la politique s’en est mêlée ; il est bien vrai que, sans moi, la politique n’eût pu y jeter ses sombres reflets, car tout le monde peut-être eût été d’accord.
Mais suis-je coupable ? N’ai-je pas longtemps gardé le silence, et n’ai-je pas mis sur le compte de généralités ce que j’aurais pu prendre pour des personnalités ? Des paroles qui ressemblaient à des provocations ?… — Que deviendrais-je, madame, si cette réserve ne suffit pas ?
Isolé, retenant à peine pour le travail un reste de force qui m’échappe, faudra-t-il perdre encore les douceurs de l’intimité, seul charme qui me rattache à l’existence ?
Entre M. Cheuvreux et moi, qu’importe une dissidence d’opinion, alors surtout qu’elle ne porte pas sur le but, sur aucun principe essentiel, mais seulement sur les moyens de surmonter les difficultés du moment ?
C’est par égard pour lui, autant que pour vous, madame, que j’ai dévoré le calice que (b)deux autres de (bc)ces messieurs[3] ont approché de mes lèvres. Et, après tout, ces opinions qu’on me reproche, sont-elles donc si extravagantes ?
Je souhaiterais bien que l’on consentît à me considérer comme un solitaire, un philosophe, un rêveur, si vous voulez, qui ne veut se livrer à un parti, mais qui les étudie tous, pour voir où est le péril et si l’on peut essayer de le conjurer.
Je vois, en France, deux grandes classes qui, chacune, se subdivise en deux. Pour me servir de termes consacrés, quoique (b)impropres [en (c) devient : improprement], je les appellerai le peuple et la bourgeoisie.
Le peuple, c’est une multitude de millions d’êtres humains, ignorants et souffrants, par conséquent dangereux ; comme je l’ai dit, il se partage en deux, la grande masse assez attachée à l’ordre, à la sécurité, à tous les principes conservateurs ; mais, à cause de son ignorance et de sa souffrance, proie facile des ambitieux et des sophistes ; cette masse est travaillée par quelques fous sincères et par un plus grand nombre d’agitateurs, de révolutionnaires, de gens qui ont un penchant inné pour le désordre, ou qui comptent sur le désordre pour s’élever à la fortune et à la puissance.
La bourgeoisie, il ne faudrait jamais l’oublier, c’est le très petit nombre ; cette classe a aussi son ignorance et sa souffrance, quoiqu’à un autre degré ; elle offre aussi des dangers d’une autre nature. Elle se décompose aussi en un grand nombre de gens paisibles, tranquilles, amis de la justice et de la liberté, et un petit nombre de meneurs. La bourgeoisie a gouverné ce pays-ci, comment s’est-elle conduite ? Le petit nombre a fait le mal, le grand nombre l’a laissé faire ; non sans en profiter à l’occasion.
Voilà la statistique morale et sociale de notre pays.
Tenant très peu et croyant encore moins aux formes politiques, irai-je consumer mes efforts et déclamer contre la république ou la monarchie ? Conspirer pour changer des institutions que je regarde comme sans
importance ? Non ; mais quand j’ai l’occasion de m’adresser au peuple, je lui parle de ses erreurs, de ses fausses aspirations ; je cherche à démasquer à ses yeux les imposteurs qui l’égarent, je lui dis : « Ne demande que justice, car il n’y a que la justice qui puisse t’être bonne à quelque chose. » — Et quand je parle à la bourgeoisie, je lui dis : « Ce ne sont pas les fureurs, ni les déclamations qui te sauveront, il faut en toutes rencontres accorder au peuple ce que la justice exige, afin d’être assez fort pour lui refuser tout ce qui dépasse la justice. »
Et c’est pourquoi les catholiques me disent que j’ai une doctrine à deux tranchants ; et c’est pourquoi le Journal des Débats dit que je dois m’habituer à déplaire aux deux partis. Eh ! mon Dieu, ne serait-il pas plus commode pour moi de me lancer corps et âme dans un des deux camps, d’en épouser les haines et les illusions, de me faire le flagorneur du peuple ou de la bourgeoisie, de m’affilier aux mauvaises fractions des deux armées ; (b)m’associant… [quelques mots effacés]. Ce ne sont pas mes hommes.
(bc)F. Bastiat.
LETTRE XXV
(b)Paris, vendredi, avril 1850.
(c)Paris, avril 1850.
(abc)Bien chère Madame Cheuvreux,
Pardonnez-moi ce mot échappé à un moment d’effusion. Nous autres souffreteux, nous avons, comme les enfants, besoin d’indulgence, car, plus le corps est faible, plus l’âme s’amollit et il semble que la vie, à son dernier comme à son premier crépuscule, souffle au cœur le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l’effet de tous les déclins ; fin du jour, fin de l’année, demi-jour de basiliques, etc., etc., je l’éprouvais hier sous les sombres allées des Tuileries. Ne vous alarmez pas, cependant, de ce diapason élégiaque. Je ne suis point Millevoie, et les feuilles qui s’ouvrent à peine ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, au contraire, mais seulement plus faible, et je ne puis guère reculer devant la demande d’un congé. C’est, en perspective, une solitude encore plus solitaire ; autrefois je l’aimais ; je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle ; momentanément, tous ces vieux amis me délaissent, même cette fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille, elle n’a jamais été si active ; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies et il semble que le livre de l’humanité s’ouvre devant elle ; mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis continuer à transcrire les pages de ce livre mystérieux, sur un livre plus palpable édité par Guillaumin ; je chasse donc ces chers fantômes, et comme ce tambour-major grognard qui disait : « Je donne ma démission, que le gouvernement s’arrange comme il le pourra » ; moi aussi, je donne ma démission d’économiste et que la postérité s’en tire, si elle peut.
Bon, voilà une jérémiade pour expliquer une maladresse. On dit des malheurs, qu’ils n’arrivent [en (b) devient : ne viennent] (abc)jamais seuls ; cela est encore plus vrai des maladresses ; que de mots pour en justifier un que vous auriez pardonné, sans tous ces commentaires, car vous ne m’en voudrez pas si, dans cette indigence d’occupations, ma pensée se réfugie vers l’hôtel Saint-Georges, où l’on est toujours si bon pour moi. Ce cher hôtel ! il est maintenant tout plein d’une préoccupation très grave. L’avenir de votre Louise s’y décide peut-être, et par conséquent le vôtre et celui de M. Cheuvreux. L’idée que tant de paix, d’union et de bonheur domestique vont être mis à l’épreuve d’une révolution décisive est vraiment effrayante. Mais prenez courage, vous avez tant de bonnes chances !
(ab)Et quant aux mauvaises, notre Louise ne leur laisse aucune prise. Elle doit être heureuse, et elle le sera. Quel homme, à moins d’être un monstre, n’y mettra l’application de toute sa vie ? Bien heureusement les monstres sont encore plus rares que les Phénix…. Je suis sûr que dans cette œuvre si douce M. et Mme Cheuvreux [en (a) devient :« le père et la mère »] (ab)trouveront un zèle rival.
(b)Voici deux pages noircies, et je ne vous ai pas encore demandé comment vous étiez. Vous vous sentiez beaucoup mieux avant-hier et je ne doute pas que ce ne soit le point de départ d’une convalescence rapide. N’allez pas la compromettre, en vous lançant trop tôt dans votre cercle d’activité ; faites vous suppléer par Mme de Vatry, n’oubliez pas que votre santé est responsable de deux autres.
(bc)Vraiment, mes lettres dépassent de cent coudées celles de M. Blondel [en (c) devient : M. B…] (bc)Je vous prie, madame, d’accepter mes excuses. La plus valable, c’est que je n’ose guère paraître chez vous ce soir ; n’est-ce pas bien de l’égoïsme d’aller chercher des distractions là où on ne peut apporter de quinteuses importunités ? Bien entendu, je ne dis pas cela pour mes amis ; ce serait de l’ingratitude. Mais la société est-elle solidaire de votre bienveillance ?
(bc)Adieu, madame ; croyez-moi votre dévoué,
(abc)F. Bastiat.
(bc)Mme Shwabe vient d’arriver sans ses enfants. Je désire vous faire faire sa connaissance.
LETTRE XXVI
(a)Bordeaux, mercredi 1850.
(bc)Bordeaux, mai 1850.
(a)De Bastiat à Mme Cheuvreux.
(bc)Me voici à Bordeaux plongé avec délice dans l’atmosphère du midi. Quoique je quitte le tumulte parisien pour aller retrouver le calme du toit paternel, je vous assure que ma pensée, tout le long de la route, s’est retournée bien plus souvent en arrière qu’elle ne s’est portée en avant ; aussi je m’empresse de déployer le secrétaire de voyage que je dois aux soins si délicats de M. Cheuvreux.
En être réduit à faire de ma santé le premier chapitre de mes lettres, m’humilie un peu, mais votre bonté l’exige ; je le comprends, les maladies dont la toux se mêle ont le tort de trop alarmer nos amis. Elles portent avec elles comme une cloche importune qui ne cesse de poser cette question : qui l’emportera, du rhume ou de l’enrhumé ? Le voyage, au lieu de me fatiguer, m’a soulagé ; il est vrai que j’ai eu à ma disposition, pendant trois jours, un excellent remède, le silence ; ce n’est que depuis Ruffec que je me suis un peu écarté à cet égard de vos prescriptions ; mes deux compagnons, montés tour à tour dans le cabriolet du courrier, pour se livrer aux douceurs du cigare, ont eu la curiosité de visiter la feuille de route (b), savoir quel était ce taciturne camarade. — (bc)Or il s’est rencontré que c’étaient deux enthousiastes d’économie politique ; en reprenant leur place, ils ont tenu à me montrer qu’ils connaissaient mes opuscules (car le titre même des harmonies ne leur était pas parvenu) et, alors l’occasion, l’herbe tendue, et sans doute quelque diable aussi me poussant, j’ai tondu de ce pré (la causerie) la largeur de ma langue ; je n’en avais nul doit, puisqu’on me l’avait défendu. Mais, j’ai donc succombé et le larynx n’a pas manqué de m’en punir ; ne me grondez pas, madame ; est-ce que le silence n’est pas un régime qui vous conviendrait quelquefois, autant qu’à moi ? Et pourtant c’est le dernier auquel vous vous soumettiez.
Que Mme Girard (b)votre mère, qui est, (bc)main-tenant près de vous, interpose son autorité pour vous mettre sous le séquestre ; que vous sert de rester dans vos appartements si vous en faites ouvrir les portes à deux battants depuis dix heures du matin ? Ne sauriez-vous sacrifier à votre santé quelques moments de conversation ? Mais vous savez que le sacrifice retomberait sur les autres, et c’est pour cela que vous ne voulez pas le faire. Vous voyez que je connais la vieille tactique qui est de gronder le premier afin de n’être pas grondé. Après tout, je vois bien que nous descendons tous de notre mère Ève. Votre fille, elle-même, qui a tant de raison, se laisse souvent prendre au piège de la musique. (abc)À propos (a)de Mlle Louise et (abc)de musique, on a bien tort de s’imaginer qu’un son s’éteint dans l’étroit espace d’un salon et d’une seconde ; une note, ou plutôt un cri de l’âme que j’ai entendu samedi, a fait avec moi deux cents lieues ; il vibre encore dans mon oreille, pour ne pas dire plus.
(abc)Pauvre chère enfant, je crois bien avoir deviné la pensée dont elle a empreint le triste chant de Pergolèse ; cette voix touchante, dont les derniers accents semblaient se perdre dans une larme, ne disait-elle pas (a)… (abc)adieu aux illusions du jeune âge, aux beaux rêves d’une félicité idéale ? Oui, il semblait que votre chère (ab)Louise [en (bc) devient : fille] se sentait amenée par les circonstances à cette limite fatale et solennelle qui sépare la région des songes du monde de la réalité. (a)Le positivisme est toujours un peu prosaïque, il ne peut tenir les promesses de l’imagination. (abc)Puisse la vie réelle lui apporter au moins un bonheur calme, solide, quoiqu’un peu grave ; pour cela, que faut-il ? Un bon cœur et du bon sens dans celui qui sera chargé de ses destinées ; (a)… (bc)c’est la première condition ; (abc)les hommes dont l’imagination ardente et artistique jette un grand éclat, offrent des chances souvent dangereuses ; (a)mais tout s’arrangera, j’espère…… (bc)mais n’en doutons pas, (abc)les nobles aspirations de votre enfant trouveront un jour satisfaction. (a)… Chère enfant, je vous ai entendu gémir votre stabbat, j’espère bien vous entendre un jour chanter le Te deum.
(ab)Je suis bien aise que les évènements vous donnent un mois de répit, (a)pour vous remettre tous, des émotions de la semaine dernière. Vous en avez bon besoin mais (ab)ce mois, (abc)comment allez-vous le passer ? [en (bc) devient : Comment allez-vous passer le mois prochain ? Resterez-vous à Paris ?] (abc)Irez-vous à Auteuil, à Saint-Germain ou à Londres ? Je voterais assez pour l’Angleterre, c’est là que vous trouveriez une désirable combinaison de tranquillité et de distraction ; (a)mais [en (bc) devient : à la vérité], (abc)mes votes ne sont pas en bonne odeur, quoiqu’ils aient consciencieusement pour but d’éloigner les malheurs que vous redoutez ; (bc)mais (abc)ne glissons pas sur la pente de la politique. Il y a tant d’imprévu dans vos résolutions qu’il me tarde de savoir à quoi vous vous arrêterez. (a)… (abc)Je crains d’apprendre votre départ pour Moscou ou Constantinople. De grâce, que je vous retrouve confortablement installés aux environs de Paris ; la France est comme la Française, elle peut avoir quelques caprices, mais après tout, c’est la plus aimable, la plus gracieuse, la meilleure femme du monde et aussi la plus aimée.
Adieu, mesdames ; que ces deux mois d’absence ne m’effacent pas de votre (a)souvenir [en (bc) devient : mémoire] ; (abc)adieu encore, monsieur Cheuvreux et mademoiselle Louise.
Votre dévoué,
F. Bastiat.
LETTRE XXVII
(a)Lundi, 20 mai 1850.
(bc)Mugron, 20 mai 1850.
(a)Comme [en (bc) devient : Combien] (abc)je vous remercie, madame, de penser à l’exilé des Landes au milieu de toutes vos préoccupations ; (a)…… (abc)j’oserais à peine vous demander de continuer cette œuvre charitable si je ne savais combien la bonté est en vous persévérante ; croyez bien qu’il n’y a ni cordial ni pectoral qui vaillent pour moi quelques lignes venues de Paris, et ma santé dépend plus du facteur que du pharmacien ; la plume, il est vrai, est une lourde et fatigante machine ; ne m’envoyez pas de longues lettres, mais quelques mots le plus souvent possible, afin que je sache ce qu’on fait, ce qu’on pense, ce qu’on sent, ce qu’on résout à l’hôtel Saint-Georges. Voici, par exemple, une péripétie que je ne puis dire complètement inattendue ; (a)une parole [en (bc) devient : quelques paroles] (abc)de M. Cheuvreux me l’avait fait pressentir ; ce pauvre M. (a)C [en (bc) devient : D]… (abc)est congédié, je suis sûr que le cœur de votre Louise est bien soulagé (a)d’un poids de plusieurs quintaux…, (abc)c’est toujours cela de gagné ; si mes vœux s’accomplissaient, elle traverserait la vie sans toutes ces épreuves.
Après vous avoir écrit de Bordeaux, je fis des visites ; heureusement plusieurs de mes amis étaient absents, car je n’aurais pu éviter de (a)parler beaucoup et même de crier [en (bc) devient : parler et de crier beaucoup] ; (abc)ceux que j’ai rencontrés sont dans un tel état d’exaltation que la conversation calme n’est pas possible avec eux ; les malheureux sont persuadés que depuis deux ans on n’ose pas ouvrir les magasins à Paris ; partant de cette donnée, ils veulent à tout prix d’une pareille situation et pour cela ne reculent pas même devant l’idée d’une guerre civile ou de la guerre étrangère. Mon département m’a paru (a)beaucoup (abc)plus modéré ; notre préfet s’y consacrait sans relâche à concilier les opinions ; aussi il a été destitué le jour de mon passage à Mont-de-Marsan ; on nous en envoie un qui saura (a)échauffer [en (bc) devient : chauffer] un peu mieux les esprits.
J’arrivai vendredi ; en revoyant le clocher de mon village, je fus surpris de ne pas éprouver ces vives émotions que sa vue ne manquait jamais autrefois de faire naître. — Sommes-nous de la nature des végétaux et les fibres du cœur deviennent-elles ligneuses avec l’âge, — ou bien ai-je maintenant deux patries ? — Je me rappelle que Mlle Louise m’avait prédit que la vie rustique aurait perdu pour moi beaucoup de ses charmes. (a)… J’ai trouvé ma tante en assez bonne santé, (abc)dans un conseil de famille composé (a)d’elle-même [en (bc) devient : de ma tante], (abc)de sa femme de chambre et de moi (et je pourrais dire, résumé dans sa femme de chambre), il a été décidé que Mugron valait les Eaux-Bonnes, et qu’en tout cas il ne faisait pas encore assez chaud pour les Pyrénées ; donc me voici Landais jusqu’à nouvel ordre. Ceci conclu, notre Basquaise s’est mise à visiter ma malle ; bientôt nous l’avons vue rentrer au salon toute bouleversée et s’écriant : « Mademoiselle, le linge de Monsieur, il est tout perrec, perrec, perrec ! » Je regrette que de Labadie[4]ne soit plus auprès de vous pour expliquer (ab) à Mlle Louise (abc)l’énergie de ce mot perrec ; il renferme les trois idées de lambeaux, chiffons et haillons ; quel profond mépris doit ressentir la pauvre fille pour Paris et ses blanchisseuses ! — C’est à donner sa démission de représentant !
Samedi, je (ab)fus [en (c) devient : vus] (abc)voir le reste de ma famille à la campagne ; j’en revins (a)assez (abc)fatigué. Les quintes ont reparu assez fortes pour que la respiration n’y pût suffire ; je pensais à la description de la pêche de la baleine que vous faisait votre cousin : « Tout va bien », disait-il, « quand on peut donner du câble à l’animal blessé » ; la toux est peu de chose aussi, tant que les poumons peuvent lui donner du câble ; après quoi, la position devient incommode.
Vraiment, madame, ces détails vous prouvent que je me laisse aller à l’affection que j’ai pour vous et que je compte bien sur la vôtre. Aussi que cela ne sorte pas, je vous en prie, de ce que nous appelons (ab)la Trinité [en (c) devient : le trio].
(abc)Le courrier m’apporte une lettre ; comment vous exprimer ma reconnaissance ! Vous avez donc deviné mes vœux ? Ma tante et moi avons commencé à disputer sur le Nord et le Midi ; elle exalte la supériorité du Midi, sans doute pour que j’y reste ; je lui soutiens que ce tout ce qu’il y a de bon vient du Nord, même le soleil. (« C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière »), il m’envoie votre (bc)bon (abc)souvenir, des nouvelles rassurantes sur Mlle Louise, quelques détails sur ces douces scènes d’intérieur, dont j’ai été souvent témoin et que je sais si bien apprécier.
F. Bastiat.
LETTRE XXVIII
(a)23 mai 1850.
(bc)Mugron, 23 mai 1850.
(abc)Chère madame Cheuvreux, ma dernière lettre a à peine atteint l’autre extrémité de la longue ligne qui nous sépare, qu’en voici une seconde prête à se lancer sur la même voie ; n’y a-t-il pas dans cet empressement indiscrétion, ou inconvenance ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas encore bien rompu aux usages du monde ; mais soyez indulgente ; bien plus, permettez-moi de vous écrire capricieusement sans trop regarder aux dates, et sous l’empire de l’impulsion, cette loi des natures faibles. Si vous saviez combien Mugron est vide et triste, vous me pardonneriez de tourner toujours mes regards vers Paris. Ma pauvre tante, qui fait à peu près toute ma société, a bien vieilli, la mémoire l’aban-
donne ; elle n’est plus qu’un cœur ; il semble que ses facultés affectives gagnent tout ce que perdent les autres ; aussi je l’aime plus que jamais, mais, en sa présence même, je ne puis retenir mon imagination voyageuse, et puis ne suis-je pas malade ? À quoi donc (a)cet état-là serait-il bon s’il ne donnait le privilège d’être quelque peu excentrique, et de faire tolérer nos fantaisies ? [en (bc)devient : les maladies seraient-elles bonnes, si elles ne donnaient le privilège de faire tolérer nos fantaisies ?] (abc)Ainsi, voilà chose convenue, je mets mon indiscrétion sous le patronage de mes prétendues souffrances ; c’est une ruse dont un cœur de femme sera toujours dupe ; pourtant ceci ne doit pas m’induire à vous tromper et à me représenter comme un moribond. Voici le bulletin : la toux est moins fréquente, les forces reviennent ; je puis monter l’escalier sans être hors d’haleine ; je retrouve ma voix, qui peut fredonner dans toute l’étendue d’un octave complet ; la seule chose qui m’importune est une petite douleur au larynx, (a)à laquelle je ne donne plus quatre jours d’existence [en (bc) devient : mais je ne lui en donne pas pour quatre jours] ; (abc)enfin, quoique je n’en sois pas encore à offrir aux regards dangereux de Mlle Louise une figure au milieu d’un visage, il me semble que j’ai meilleure mine.
Me voilà quitte envers ma conscience et (a)avec [en (bc) devient : obéissant à] (abc)vos ordres. À propos de Mlle Louise et du visage en question, (a)je ne sais si je ne regrette pas un peu que l’épreuve ait été si tôt interrompue. (abc)Cette chère enfant est toujours destinée à être en proie à un doute douloureux pour une jeune fille : c’est d’ignorer, malgré son tact exquis, si on la recherche pour elle-même… C’est un des revers de médaille de la fortune ; mais ce qui doit la rassurer, c’est que fût-on d’abord attiré par cette fortune (a)on l’apprécierait bien vite pour autre chose. À cet égard elle peut avoir confiance en sa propre valeur, l’indispensable est que l’homme qui l’obtiendra, ait du cœur, cette condition peut remplacer toutes les autres et aucune autre ne peut la remplacer. [en (bc) devient : on l’appréciera bien vite pour sa propre valeur ; je vous ai dit que la bonté de cœur pouvait remplacer toutes les autres qualités ;] (a)Mais je me trompe [en (bc) devient : je me trompais], (abc)quelque chose peut-être vaut mieux encore : c’est le sentiment du devoir ; une disposition naturelle à se conformer à la règle, disposition que le bon cœur n’implique pas toujours. (a)M. C… paraissait présenter cette double et précieuse garantie ; mais enfin il n’en a pas le monopole, elle se trouvera j’espère dans quelque autre qui satisfera en outre à des conditions bien essentielle. Aussi, en attendant que la Trinité se repose de ces jours d’émotions, j’espère que la faiblesse de votre Louise ne résistera pas au séjour de la campagne.
(abc)Quels que soient le nombre et le mérite de vos amis, conservez-moi une place dans votre affection ; pour moi, je puis bien vous le dire, à mesure que le temps et la mort brisent des liens autour de moi, à mesure que je perds la faculté de me réfugier dans la vie politique ou studieuse, votre bienveillance, celle de votre (a)fille [en (bc) devient : famille], (abc)me deviennent de plus en plus nécessaires ; c’est la dernière lumière qui brille sur ma vie, c’est pour cela, sans doute, qu’elle est aussi la plus douce, la plus pure, la plus pénétrante ; après elle viendra la nuit, que ce soit au moins la nuit du tombeau.
F. Bastiat.
LETTRE XXIX
(abc)Mugron, le 27 mai 1850.
(abc)J’étais brouillé avec le calendrier, et voilà que mon exil a opéré la réconciliation ; nous sommes au 27.
Mon congé date du 12, en sorte que le quart des deux mois est écoulé, encore trois fois autant de temps et je reverrai Paris.
Je fais, madame, un autre calcul qui me sourit moins, votre dernière lettre porte le timbre du 17. Il y a dix jours que vous l’avez écrite, et huit que je l’ai reçue ; huit jours ! Ce n’est rien pour vous, qui les passez tantôt entourée (a)d’amis [en (bc) devient : des vôtres], tantôt parcourant les bords de la Seine ou de la Marne, causant presque toujours délicieusement avec votre fille (a)d’autrefois (abc)et votre mari (a)ou Madame votre mère… Pour moi, ces jours sont une longue attente ! (abc)Si au moins je pouvais être sûr qu’aucune (a)maladie [en (bc) devient : qu’aucun rhume] (abc)ne vous empêche d’écrire !
Hier on reçut une dépêche télégraphique annonçant le vote de l’article Ier ; je pensai que le télégraphe pourrait être mieux employé, du moins en ce qui me touche.
(a)J’espère que votre toux n’aura pas résisté aux efforts réunis du printemps, du lait d’ânesse, de votre propre prudence et de la sollicitude maternelle ; cependant, je voudrais en avoir la certitude par écrit, car peut-être ai-je eu tort d’introduire votre prudence dans cette énumération. Le rhume ne souffre pas qu’on parle, et quelle femme aimable est prudente de cette manière-là.
(a)Puis (abc)vous avez des myriades d’amis et d’amies qui, tout en vous recommandant le repos, vous poursuivent du matin au soir ; comme il me tarde d’apprendre que vous avez mis pas mal de kilomètres entre leur empressement et votre gracieuseté !
(a)Au reste, Mesdames, je dois avouer [en (bc) devient : je dois avouer, madame], que La Fontaine avait raison et que bon nombre d’hommes sont femmes à l’endroit du babil ; en venant chercher ici la santé, je n’avais pas songé que j’y rencontrerais l’impossibilité absolue d’y éviter les longues causeries ; les Mugronais n’ont rien à faire, aussi ne tiennent-ils pas compte des heures, si ce n’est de celles du dîner et du souper ; puis ils ressemblent un peu à Pope : ce sont des points d’interrogations ; je vous laisse à penser s’il faut enfiler des paroles. Par une manœuvre habile je les mets bien (a)vite (abc)sur les cancans du village ou sur le dada de leur originalité ; par là je gagne quelque répit, mais en définitive franchement, je parle trop et c’est ce qui m’a valu encore une crise qui heureusement n’a pas eu de suite. Maintenant je suis beaucoup mieux, et prêt à partir pour les Eaux-Bonnes, quand il plaira au soleil de jouer son rôle, mais c’est un paresseux ; nous voyons d’ici les montagnes couvertes de neige, elles ne seront guère habitables avant (a)la mi-juin [en (bc) devient : le mois de juin].
(abc)En regardant (a)mon pauvre (abc)Mugron avec des yeux devenus citadins, je crois que j’aurais honte de vous le montrer, je rougirais pour lui de ses maisons enfumées, de son unique rue déserte, de ses mobiliers patriarcaux, de sa police négligée ; son seul charme consiste dans une rusticité naïve, une pauvreté qui ne cherche pas à se cacher, une nature toujours silencieuse et calme, une complète absence d’agitation, toutes choses qui ne plaisent et ne sont comprises que par l’habitude ; pourtant, dans cette uniformité d’existence placez deux affections et je soutiens que c’est l’uniformité de bonheur ; comme cela aussi devient l’uniformité de l’ennui et du néant, si ces affections sont absentes. J’y ai retrouvé celle de Félix. Il est impossible de dire avec quelle joie nous avons repris nos entretiens interrompus, et ce qu’il y a d’attrait dans ce commerce de deux âmes sympathiques, de deux intelligences parallèles nées le même jour, jetées au même monde, nourries du même lait, et portant sur toutes chose un jugement identique ; religion, philosophie, politique, économie sociale, tout y passe sans que sur aucun sujet nous réussissions à voir poindre entre nous la moindre dissidence ; cette identité d’appréciation nous est une grande garantie de certitude, d’autant que, n’ayant jamais eu que très peu de livres, ce sont bien nos opinions propres qui sont en contact, et non l’opinion d’un maître commun ; mais, malgré les douceurs de cette société, il y a ici un vide ; Félix et moi, nous nous touchons surtout par l’intelligence ; quelque chose manque au cœur : me voilà en pleine personnalité ; j’en ai honte et pour me punir je vous quitte jusqu’à demain.
Le 28. — Le courrier arrive, les mains vides ; car qu’est-ce que ce tas de lettres et de journaux ? Pourtant je reconnais l’écriture de Paillottet, que peut-il me dire ? Il ne vous connaît pas ! il n’aura pas rencontré M. Cheuvreux ; je regrette maintenant de n’avoir pas osé vous le présenter, car je pressentais qu’il serait exact, qu’il serait bon pour moi (ab), par lui j’aurais su au moins si la santé de Mlle Louise ne vous inquiétait pas. (abc)Oh ! j’espère bien qu’il n’est rien survenu d’affligeant à l’hôtel Saint-Georges. (a)Mais quand le saurai-je ?
(abc)Adieu, mesdames, je sens que je recommence à écrire en fa mineure ; il vaut mieux m’arrêter en vous assurant de mon attachement respectueux et dévoué.
F. Bastiat.
LETTRE XXX
(abc)Mugron, le 11 juin 1850.
(a)Mademoiselle,
(b)Chère Mademoiselle,
(c)Chère demoiselle,
(abc)C’était ma résolution, toujours bien arrêtée, de laisser passer une grande semaine sans vous écrire ; car, on a beau compter sur la bienveillance de l’amitié, encore faut-il n’en pas abuser ; mais il me semble que mon empressement a bien des excuses ; vous m’annoncez que votre mère est souffrante et je suis au bout du monde, je ne puis plus envoyer ma rustique Franc-comtoise à l’hôtel Saint-Georges, pour y prendre des informations. (a)Ma seule ressource est dans votre complaisance. (abc)Enfin, vous voilà installés à Fontainebleau, loin du bruit ; (a)hors de portée des nombreux visiteurs. (abc)Il faut espérer que huit jours de retraite et de silence rétabliront toutes les santés ébranlées ; c’est hier, par M. Say, que j’ai appris votre disparition. Cette nouvelle m’a d’abord fait un singulier effet, comme si une autre centaine de lieues était venue se placer entre nous ; (bc)c’est que n’ayant jamais été à Fontainebleau, mon imagination est toute déroutée.
(abc)Je ne puis assez, chère demoiselle, vous remercier de tout ce que vous me dites d’affectueux ; vous m’envoyez des paroles si douces qu’elles ressemblent à ces réminiscences d’accords ou de parfums, dont les gens se souviennent quelquefois tout à coup, et auxquels se mêlent quelques souvenirs d’enfance.
Mais, je distingue dans votre lettre que la gaieté ne vous est pas encore revenue, voyons si je me trompe : vous avez ce noble empire sur vous-même qui fait, dès qu’il le faut, vaincre les émotions, mais vous n’avez pas cette insouciance qui les fait oublier ; votre nature excitera toujours la sympathie et l’admiration, mais elle rencontrera difficilement dans ce monde le calme, d’où naît la gaieté (bc)durable. (abc)Que dites-vous de cet essai psychologique ? Juste ou non, je vous le livre, de grâce ne cherchez pas à vous (a)refaire [en (bc) devient : changer], vous n’y gagneriez rien.
Je pars demain (b)matin (bc)pour les Eaux-Bonnes ; c’est encore une excuse dont cette lettre se précautionne ; (a)car il faut bien que je vous prévienne si vous avez l’aimable inspiration de m’écrire, d’adresser vos lettres, là bureau restant. Je ne puis écrire ce mot Eaux-Bonnes sans penser à la triste chance que je cours, [en (bc) devient : ce mot Eaux-Bonnes me rappelle la triste chance que je cours] ; (abc)qui sait si je n’en partirai pas au moment où vous y arriverez ? Qui sait si votre chaise de poste ne croisera pas l’énorme véhicule qui me reportera à Paris ? — Avouez que ce serait bien dépitant pour moi, (a)mais aussi pourquoi se mettre dans l’esclavage des médecins ? Vous désirez quitter Paris, changer d’air et d’habitudes, vous faites venir le flambeau de la faculté et il ordonne quoi ? … Auteuil… N’est-ce pas une mauvaise plaisanterie ? …
(abc)Oh ! venez aux Pyrénées ! Venez dès à présent respirer cet air pur toujours embaumé ; venez jouir de cette nature si paisible, si imposante ; là, vous oublierez les troubles de cet hivers, (a)le monde, (abc)et la politique ; là vous éviterez les ardeurs de l’été ; tous les jours vous varierez vos promenades, vos excursions, vous contemplerez de nouvelles merveilles ; les forces, la santé, l’élasticité morale vous reviendront, vous vous réconcilierez avec l’exercice physique, vous aurez la joie de voir votre père perdre de vue toutes ces inquiétudes, trop inséparables aujourd’hui de la vie parisienne ; (ab)et votre mère débarrassée une bonne fois de ses insomnies. Décidez-vous donc ; je vous mènerai à Biarritz, à Saint-Sébastien, dans le pays basque ; voyage pour voyage, cela ne vaut-il pas mieux que le Belgique et la Hollande ?
(bc)Il n’y a que deux peuples au monde, dit un écrivain : « Celui de la bière et celui du vin. » Si vous voulez savoir comment on gagne de l’argent, allez étudier le peuple de la bière ; si vous préférez voir comment on rit, on chante, on danse, venez visiter le peuple du vin.
(abc)Je m’étais fait un peu d’illusion sur l’influence de l’air natal ; quoique la toux soit moins fréquente, (a)les forces ne reviennent pas. Cela tient à ce que (abc)j’ai toutes les nuits un peu de fièvre, mais la fièvre et les Eaux-Bonnes n’ont jamais pu marcher ensemble, (a) aussi dans 4 jours je serai guéri.
(abc)Je voudrais bien guérir aussi d’un noir dans l’âme, que je ne sais m’expliquer. D’où vient-il ? Est-ce des lugubres changements que Mugron a subis depuis quelques années ? Est-ce de ce que les idées me fuient sans que j’aie la force de les fixer sur le papier au grand dommage de la postérité ? Est-ce… Est-ce ? Mais, si je le savais, cette tristesse aurait une cause et elle n’en a pas… (bc)Je m’arrête tout court, avant d’entamer la fade jérémiade des spleenitiques, des incompris, des blasés, des génies méconnus, des âmes qui cherchent une âme, race maudite que je déteste ; j’aime mieux qu’on me dise tout simplement comme à Bazile : c’est la fièvre, buono sera.
(a)Adieu donc, ma chère demoiselle, [en (bc) devient : Adieu], (abc)dites à votre père et à votre mère combien je suis sensible à leur souvenir. Adieu, quand vous reverrai-je tous ? (a)J’ai bien peur que ce ne soit ni aux Pyrénées, ni à Paris, du moins cet été, puisque vous méditez un voyage de quelques mois. C’est pourquoi je répète encore ce mot adieu, mot qui n’est jamais neutre, [en (bc) devient : Adieu, je répète ce mot qui n’est jamais neutre] ; (abc)car c’est le plus pénible ou le plus doux qui puisse sortir de mes lèvres.
Croyez, chère demoiselle, au tendre attachement de votre dévoué,
F. Bastiat.
LETTRE XXXI
(abc)15 juin 1850.
(bc)Ma chère madame Cheuvreux,
(abc)Arrivé hier soir aux Eaux-Bonnes, je suis allé ce matin à la poste ; la raison me disait qu’il n’y aura rien, et le pressentiment murmurait il y aura quelque chose ; en effet, la raison a eu tort, comme il advient souvent malgré son nom.
Ainsi, grâce à votre bonté, je me sens un fonds de joie qui m’avait abandonné, et notre délicieuse vallée ne perdra rien à ce que je la revoie sous ces impressions.
Jeudi, j’entrai à Pau vers sept heures ; je fus à la rue du Collège, où je crois avoir deviné l’hôtel que vous avez habité (a)il y a 16 ans. Que cet horizon de Pau est à la fois riant et imposant ! [légèrement modifié en (bc)] Avant-hier il était plus riant qu’imposant car d’épais nuages cachaient la montagne, on ne voyait que le premier plan ; [légèrement modifié en (bc)] : (abc)le Gave, Gélos, Bizanos, les coteaux et les villas de Jurançon.
Si mon astre, en naissant, m’avait créé poète, au lieu de faire de moi un froid économiste, je vous adresserais des stances, car il y avait en moi un peu de Lamartine ; vous et votre Louise, n’avez-vous pas envoyé bien des sourires à ce paysage, et, ne semble-t-il pas en avoir gardé le souvenir ! Mais la poésie a des licences que la prose n’admet pas.
(a)L’aimable lettre de votre fille, m’ayant fait pressentir la possibilité que vous vinssiez aux Pyrénées, je commençai dès hier à prendre des informations sur les logements, tout me mettait dans l’inquiétude, car je craignais d’une part qu’il n’y eût rien de convenable au moment de votre arrivée, et de l’autre je redoutais pour vous et votre Louise l’absence de confortable. J’avais bien raison et je vois que l’hôtel même de Fontainebleau n’est pas plus votre fait que la tente et le bivouac. Je redoute cette rusticité d’existence à laquelle vous n’êtes pas habituées. Que deviendrais-je si vous n’alliez trouver ici ni agrément, ni sommeil, et si vous deviez quitter les Pyrénées en les maudissant ? Comment est-il possible que Fontainebleau, qui a été si hostile à votre sommeil, ait été si favorable à votre rhume ? Êtes-vous bien réellement guérie ? et ne cédez-vous pas à l’usage de ne dire aux absents sur ce chapitre que ce qui peut leur être agréable ? Pour moi je ne connais pas ces ménagements et ma lettre à Mademoiselle Louise en est la preuve. Quand je l’écrivis, j’avais eu quelque fièvre imperceptible ; tout cela est passé. (abc)J’ai pris aux Eaux-Bonnes une chambre à trois croisées, bien aérée ; bien soleillée, mon horizon est admirable. Pour la première nuit, j’ai dormi douze heures, au murmure du Valentin ; déjà en me levant, je me sentais dans la meilleure disposition, quand est survenue l’aimable surprise de votre lettre ; elle m’a accompagnée dans mon excursion matinale et me voici mieux d’esprit et de corps, que je ne l’ai été depuis longtemps. Avis à mes amis ; il ne faut jamais prendre trop au sérieux les élégies d’un homme nerveux.
Vous me grondez, mesdames, d’avoir été infidèle à mes chères Harmonies ; mais ne m’ont-elles pas montré le mauvais exemple ? (a)Qui me répond qu’elles m’aiment comme je les aime ? Depuis un an elles ne m’ont pas adressé le moindre souvenir si ce n’est par la bienveillante entremise de ce bon M. Paillotet toujours disposé à prendre leur défense. [en (bc) devient : — Quel gage m’ont-elles donné de leur affection ? Depuis six mois elles ne m’adressent la parole que par la bienveillante entremise de ce bon Paillotet] ; — (abc)Sérieusement, je vois bien que ce livre, s’il doit jamais être utile, ne le sera que dans un temps fort éloigné ; et peut-être cette appréciation est-elle encore un refuge de l’amour-propre. L’occasion s’étant présentée de faire une petite brochure plus actuelle, je l’ai saisie ; j’en ai une seconde dans la tête ; je voudrais peindre tel que je le comprends l’état moral de la nation française ; analyser et disséquer les éléments très divers qui constituent nos deux grands partis politiques : le socialisme et la réaction ; distinguer ce qu’il y a en eux de justifiable, de raisonnable, de ce qu’ils contiennent de faux, d’exagéré, d’égoïste et d’imprudent ; le tout terminé par une solution, ou l’aperçu de ce qu’il y a à faire ou plutôt à défaire.
Les élections n’auront lieu qu’en (a)1852 [en (bc) devient : 1854] ; (abc)ne portons pas pas si loin notre prévoyance ; je sais dans quel esprit les électeurs m’ont nommé et je ne m’en suis jamais écarté. Ils ont changé, c’est leur droit. Mais je suis convaincu qu’ils ont mal fait de changer ; il avait été convenu qu’on essaierait loyalement la forme républicaine, pour laquelle je n’ai, quant à moi, aucun engouement ; peut-être n’eût-elle pas résisté à l’expérience même sincère ; alors, elle serait tombée naturellement, sans secousse, de bon accord, sous le poids de l’opinion (ab)publique [en (c) devient : politique] : (abc)au lieu de cela, on essaye de la renverser par l’intrigue, le mensonge, l’injustice, (bc)les frayeurs organisées, calculées, le discrédit ; (abc)on l’empêche de marcher, on lui impute ce qui n’est pas son fait ; et on agit ainsi contrairement aux conventions, sans avoir rien à mettre à la place. (a)Quelles seront les conséquences ? Puissé-je me tromper dans mes prévisions ?
(abc)Ne serait-il pas singulier qu’après tant de projets et d’hésitation, vous en revinssiez tout simplement à la Jonchère ? Cette campagne a été un peu calomniée ; demandez plutôt à la jardinière ? Au demeurant, vous y avez passé un bon été. J’irai vous y voir le plus souvent possible. (a)Oserais-je jamais demander à M. Piscatore son Buttard, peut-être me l’offrira-t-il une seconde fois. [en (bc) devient : M. Piscatore veut m’offrir son Buttard une seconde fois].
(abc)Votre prochaine lettre me dira ce qui a été résolu. Savez-vous que sous ce rapport, elles sont redoutables ! Jamais la précédente ne me laisse entrevoir ce qu’annonce la suivante ; passe encore pour quatre jours à Fontainebleau, mais je crains que vous ne finissiez par m’écrire de Rome ou de Spa.
Mlle Louise sera rentrée à temps pour jouir des jeunes cousines dont elle s’éloigne à regret ; pourquoi donc ne veut-elle pas s’assurer dans ce genre un bonheur rapproché, plus direct, plus permanent ? Elle devrait quelquefois se poser cette simple question : que seraient mon père et ma mère s’ils ne m’avaient pas ?
En vous disant adieu, je pense, avec une joie bien vive, que ce n’est pas un adieu à grande distance, un adieu pour plusieurs mois ; je serai à Paris à l’expiration du congé.
Votre ami respectueux et dévoué,
F. Bastiat.
LETTRE XXXII
(abc)4 juillet 1850.
(bc)Enfin, j’ai une lettre de la Jonchère, ma chère madame, et je suis maintenant bien sûr que vous êtes quelque part. De plus, vous m’annoncez que vos débuts à la campagne ont été heureux, que vous faites de longues promenades dans les bois, et que vous recevez de fort aimables visites, puisque vous avez aujourd’hui la famille Say.
Comme j’ai votre première lettre de la Jonchère, voici, je crois, ma dernière (c)lettre (bc)des Eaux-Bonnes. Je les quitterai le 8, à moins que d’ici-là je n’apprenne que l’Assemblée prendra des vacances. Mais, dans le doute, il faut que je parte. Ce n’est pas que je sois radicalement guéri ; si ma santé s’améliore, le larynx s’opiniâtre à souffrir. (b)Le remède du charlatan, de la rue Neuve du Luxembourg, peut satisfaire la théorie, mais dans la pratique, il a l’inconvénient de mettre l’appareil de la respiration en contact avec une vapeur trop brulante.
(a)Les Eaux-Bonnes ne sont pas amusantes cette année, [en (bc) devient : Décidément aux Eaux-Bonnes, cette année], (abc)le ridicule de la gentilhommerie est poussé si loin qu’il gâte tout. On s’y donne un accent, une tournure et des manières dignes du pinceau de Molière ; je ne vois ici que Mme de Latour-Maubourg qui persiste à être simple. Si c’est une leçon qu’elle offre aux précieuses qui l’entourent, cette leçon est perdue. (a)Pour moi, je ne vais pas dans ce monde-là, [en (bc) devient : bien entendu, je n’abuse pas de ce monde-là,] (abc)car j’ai remarqué qu’on n’y accueille que les personnes qui (a)donnent [en (bc) devient : fournissent] (abc)l’occasion de dire : « J’étais avec M. de …, nous nous sommes promenés avec le comte de, etc. » (bc)Ma société se compose d’un lieutenant bien malade, d’un jeune Espagnol presque mort et d’un Parisien de vingt-trois ans, aussi souffrant que deux autres.
(abc)Je suis surpris que ce temps d’exil, dont je désirais si vivement le terme, m’ait paru si court : « Tout ce qui doit finir passe vite. » Ce mot est aussi vrai que triste. Au fait, ce n’est pas sans quelques charmes que j’avais retrouvé mes habitudes provinciales. Indépendance, heures libres, travaux et loisirs capricieux, lectures au hasard, pensées errantes au gré de l’impulsion, promenades solitaires, admirable nature, calme et silence, voilà ce qu’on rencontre dans nos montagnes, et la puissance d’un si,d’un seul sien ferait un paradis. Que faudrait-il autre chose qu’une goutte de cette ambroisie qui parfume tous les détails de la vie, et qu’on nomme l’amitié ?
Vous avez vu dans les journaux les succès (a)de vos amis (bc)et les ovations de MM. (abc)Scribe et Halevy[5] ; cela vous aura réjouie (bc)et fait sans doute un peu regretter de n’en pas être témoin. (abc)Mlle Louise (a)vous aviez le pressentiment [en (bc) devient : avait le pressentiment] (abc)que d’agréables diversions (a)vous attendaient [en (bc) devient : l’attendaient] (abc)à Londres. Félicitons-nous de tout ce qui rapproche et unit les peuples : sous ce rapport, la tentative de vos amis portera de bons fruits. Elle induira de plus en plus de nos voisins à étudier le français. La réciprocité serait bien utile, car nous aurions beaucoup à apprendre de l’autre côté de la Manche.
(bc)J’ai vu avec bonheur que Richard Cobden, dans une circonstance difficile, qui devait être pour lui une épreuve cruelle, n’a ni glissé ni bronché. Il est resté conséquent avec lui-même ; mais ce sont choses que nos journaux ne remarquent pas.
Avez-vous lu, dans la Revue des Deux Mondes, l’article de M. de Broglie sur Chateaubriand ? Je n’ai pas été fâché de voir ce châtiment infligé à une vanité poussée jusqu’à l’enfantillage. Avec un si exclusif égoïsme au cœur, on peut être grand écrivain, mais croyez-vous qu’on puisse être un grand homme ? Pour moi, je déteste ces aveugles orgueilleux qui passent leur vie à poser, à se draper ; qui mettent l’humanité dans le plateau d’une balance, se placent sur l’autre et croient l’emporter. Je regrette que M. de Broglie n’ait pas cherché à apprécier la valeur philosophique de Chateaubriand ; il aurait trouvé qu’elle est bien légère. Dans le onzième volume de ses mémoires, j’ai copié ce paradoxe : « La perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent. »
S’il en est ainsi, l’humanité est condamnée à une dégradation fatale et irrémédiable : un homme qui a écrit ces lignes est un homme jugé.
(bc)5 juillet 1850.
Voici une autre lettre de la Jonchère, mais qui ne confirme pas la précédente. Dans l’intervalle, j’avais eu des nouvelles par M. Say, et je croyais que vous étiez tous en bonne santé. Je vois que le sommeil vous boude, que Mlle Louise est fatiguée par la chaleur, et que M. Cheuvreux lui-même est indisposé ! Voilà un trio bien organisé ! Ce qui me contrarie vivement, c’est que je ne saurai rien de vous d’ici au 20 juillet, à moins que vous ne soyez assez bonne pour m’écrire encore une fois, ne fût-ce qu’un billet à Mugron (b)où je serai jusqu’au 14. (bc)Décidément je quitte les Eaux-Bonnes en répétant le refrain de notre ballade :
Aigues caoutes, aigues rèdes,
Lou mein maou n’es pot guari.
« Eaux chaudes, eaux froides, rien ne peut guérir mon mal. » Il est vrai que le bon chevalier parlait sans doute de quelque blessure étrange, sur laquelle toutes les sources des Pyrénées ne peuvent rien. J’étais plus fondé à compter sur elles pour mon larynx ; il a résisté ; que faire ?
(abc)J’aurai probablement de rudes assauts à soutenir à Mugron pour obtenir, là aussi, un congé. Mais je résisterai, ne pouvant me dispenser de paraître à l’Assemblée.
(a)Si vous étiez très bien portante, je vous aurais priée d’aller visiter les Cormiers[6] pour vous assurer que c’est un lieu bien calme, frais et solitaire. [en (bc) devient : Voulez-vous aller visiter les Cormiers ? C’est un lieu bien calme, frais et solitaire.] (abc)Si j’y passe deux mois, je viendrai peut-être à bout de me lancer dans le monde des Harmonies. Ici je ne m’en suis pas occupé ; mon éditeur me presse : je lui dis que la froideur du public me refroidit. En cela, j’ai le tort de mentir. Les auteurs ne perdent pas courage pour si peu. Dans ces sortes de mésaventures, l’ange ou le démon, l’orgueil leur crie : « C’est le public qui se trompe, il est trop distrait pour te lire, ou trop arriéré pour te comprendre ». — C’est fort bien, dis-je à mon ange, mais alors je puis me dispenser de travailler pour lui. — « Il t’appréciera dans un siècle, et c’est assez pour la gloire », répond l’opiniâtre tentateur.
La gloire ! Le ciel m’est témoin que je n’y prétendais pas ; et si un de ses rayons égarés, bien faible, était tombé sur ce livre, je m’en serais réjoui pour l’avancement de la cause, et aussi quelque peu pour la satisfaction de mes amis ; qu’ils m’aiment sans cela et je n’y penserai plus.
(bc)Votre dévoué,
(abc)F. Bastiat.
_________________
[1](bc) Voyez les Harmonies, chapitre de la valeur.
[3](b) Au nombre de ces messieurs était M. Faucher.
[5](a) Scribe et Halevy étaient allés à Londres pour faire exécuter un opéra, Caliban, dont l’un était auteur des paroles et l’autre auteur de la musique.
[6](bc) Bois du Buttard. (a)Retraite, habitée deux étés par Bastiat, située dans les bois du Buttard à trois quarts de lieue de la Jonchère.
Laisser un commentaire