En novembre 1906, la Société d’économie politique tâche de dresser un bilan des efforts financiers et humains réalisés depuis quelques décennies pour la colonisation de l’Algérie. L’heure de l’enthousiasme et des rêves d’un Eldorado est définitivement passée. Émile Levasseur, Paul Leroy-Beaulieu et les autres considèrent que l’Algérie est pour la France une richesse assez médiocre. L’anti-colonialisme n’est pourtant pas de rigueur dans ce cercle. La persévérance, la supériorité de l’intérêt national et de l’honneur sont offerts comme solution aux sceptiques éventuels, auxquels d’ailleurs la parole n’est pas donnée.
Contribution à l’histoire de la colonisation de l’Algérie (1881-1905)
Société d’économie politique, séance du 5 novembre 1906.
[Journal des économistes, novembre 1906.]
M. E. Macquart a la parole pour exposer la question.
Il rappelle tout d’abord le mot bien connu de Bastiat : Dans toute chose, il y a « ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Cela est surtout vrai en ce qui concerne l’Algérie. Il ne faut pas juger des résultats de la colonisation d’après ce qu’on en voit. De même qu’une maison de commerce déduit de ses rentrées ses frais généraux pour savoir le résultat réel de son exercice, il faut déduire des résultats qu’offre à nos yeux la colonisation officielle, l’effort qu’ils ont coûté, pour savoir si ces résultats sont positifs ou négatifs, si l’on a dépensé beaucoup pour obtenir peu, ce qui solderait l’opération en perte, ou si l’on a dépensé peu pour obtenir beaucoup, ce qui ferait apparaître un profit.
À côté de ce qu’on voit, il faut donc deviner ce qu’on ne voit pas. Il le faut d’autant plus que si l’on voit le village qui vient d’être créé, on ne voit pas le village ancien dont les ruines aujourd’hui se mélangent au sable, comme cela s’est passé par exemple de nos jours dans le sud-oranais et, auparavant, un peu partout en Algérie ; parce que si l’on voit le colon installé sur les terres de colonisation, on ne voit pas le colon qui, ruiné, découragé, a abandonné sa concession, et est parti.
Comment donc faire les déductions, les ventilations nécessaires pour apprécier à sa juste valeur l’œuvre de colonisation que nous avons poursuivie en Algérie ? Puisque l’observation directe se montre ici impuissante, il faut bien, à cet effet, s’en rapporter aux statistiques.
Mais peut-on s’en rapporter aux statistiques algériennes ? Tout le monde sait — en tout cas, tous les économistes savent qu’il n’existe pas de statistiques exactes ; que les statistiques les plus étudiées, les plus consciencieuses, ne sont jamais que des statistiques approchées. Ah ! si les statistiques algériennes étaient seulement des statistiques « éloignées » ! Malheureusement, les statistiques algériennes relèvent exclusivement du domaine de la fantaisie ; elles sont généralement fausses — et l’orateur cite à ce sujet des chiffres fantastiques qui excitent l’hilarité de l’assemblée.— Quand elles ne sont pas fausses, elles sont quelque chose de pire : elles sont falsifiées ; il suffit d’examiner les budgets algériens pour se rendre compte que ce mot ne fait qu’exprimer la stricte réalité.
Les statistiques font donc défaut. Et, alors, comment apprécier notre œuvre de colonisation ? Il nous reste une dernière ressource les documents officiels. Précisément, le Gouvernement général de l’Algérie a publié, en 1900, une brochure sur « La Colonisation », et il vient de publier, 1le mois dernier, un gros rapport en deux volumes sur « Les Résultats de la Colonisation officielle ». Il suffit de lire ces deux ouvrages pour être convaincu ; le premier est l’enregistrement d’une série d’échecs ; le second, en dépit des espoirs qu’il exprime, avoue que, par exemple, « dans l’arrondissement de Batna, la population française a pratiquement disparu »que « l’arrondissement de Bel-Abbès est, à l’heure actuelle, beaucoup plus espagnol que français » ; qu’en Kabylie, l’indigène rachète progressivement toutes les terres de colonisation en chassant devant lui l’élément français.
Et pourtant, l’administration est tutélaire ; elle pense à tout, veille à tout ; elle prend même le soin d’interdire aux colons certaines opérations qu’ils jugent fructueuses, mais qu’elle ne juge pas, elle, fructueuses pour eux. Si l’administration était aussi omnisciente qu’elle est omnipotente ! Mais c’est qu’elle se trompe quelquefois — souvent ; on ne compte plus les centres qu’elle a créés sur des points inhabitables, comme Saint-Louis et Fleurus ; dans la vallée de l’Oued Sahel, elle a créé, sur les bords des oueds, des centres, que les oueds ont littéralement « mangés ». M. Rousseau a fait, à ce sujet, à la Société de Géographie d’Alger, des conférences très remarquables, et profondément désolantes. Elle a voulu faire, pour se rattraper, de la colonisation maritime. Elle a donné à des pêcheurs, des terres, des maisons, des barques, leur gréement, une indemnité d’émigration et jusqu’à un salaire minimum ! Ils n’ont pas voulu rester !
Nous avons dépensé, en Algérie, des milliards. Avec quels résultats ? En 1881-1885, sur 200 habitants de l’Algérie, on comptait 25 Européens ; en 1901-1905, on en compte 27.
En 1881-1885, sur 200 Européens habitant l’Algérie, on comptait 17 israélites indigènes, 92 étrangers et naturalisés et 91 Français ; en 1901-1905, on ne compte plus que 74 Français d’origine contre 18 israélites indigènes et 108 étrangers et naturalisés. C’est un recul, pour l’élément français, qui n’est pas inférieur à 18%.
Et si l’on approfondit encore un peu plus cette question, voici ce que l’on constate :
De 1891 à 1901, le nombre des Français venus de France a augmenté de 15 000 en chiffres ronds.
Ce résultat, en lui-même médiocre, apparaît sous un jour encore moins brillant si l’on considère que, pendant la même période, les sacrifices consentis pour obtenir ce résultat, c’est-à-dire les dépenses de la colonisation, ont dépassé 26 millions !
Au moins, la population européenne s’est-elle enrichie ? La population indigène a-t-elle profité de notre occupation ?
En 1887, les quatre contributions arabes avaient fourni ensemble 7 575 111 francs. Le rendement de 1903 n’est que de 6 656 807 francs. La diminution par tête d’indigène est de 25%.
En ce qui concerne les Européens, la taxe sur le revenu des valeurs mobilières, portée de 3 à 4% en 1891, présente, depuis 25 ans, une baisse progressive et régulière de 29% par tête : la diminution est de 18% par tête pour les recettes de l’enregistrement ; de 24% par tête pour les escomptes de la Banque de l’Algérie. La dette hypothécaire, accrue, de 1895 à 1901, de plus de 40 millions dans les départements d’Alger et d’Oran, a fléchi, dans le département de Constantine, de 150 millions « par suite de ventes sur expropriations forcées », ainsi qu’en témoigne un document officiel que possède l’orateur.
En ce qui concerne la situation financière, M. Émile Macquart montre que les excédents de recettes des budgets algériens sont des excédents purement fictifs obtenus par des artifices de comptabilité analogues à ceux employés pour le réseau de l’État, et qui vaudraient la banqueroute au commerçant qui les utiliserait. Le budget est-il en déficit ? On annule des crédits en nombre suffisant pour rétablir la balance et laisser croire à un boni. C’est par des « prélèvements sur les fonds d’emprunt » qu’on arrive à faire apparaître des excédents de recettes, sur lesquels, par une ironie qui ne manque pas de saveur, on prétend gager les emprunts futurs, lesquels serviront à faire apparaître de nouveaux excédents de recettes, qui serviront à gager de nouveaux emprunts futurs… C’est, suivant l’expression du rapporteur général du budget, « l’expédient des emprunts à jet continu ».
La situation économique est-elle plus saine que la situation financière ?
La production vivrière, par tête, depuis vingt-cinq ans, a fléchi de près de 25%. L’élevage n’est pas dans une situation meilleure ; le troupeau de chameaux a fléchi de 37%. En ce qui concerne l’espèce bovine, l’effectif actuel du troupeau est le plus bas qu’on ait constaté depuis 1882. Le troupeau de chèvres est également en décadence. Quant aux moutons, qui étaient de 11 millions en 1887-1888, et qui constituaient l’une des grandes richesses de la colonie, c’est à peine si l’on en compte 7 millions en 1901-1904, si l’on en déduit les agneaux du dernier agnelage, qui ne figuraient pas dans les statistiques antérieures à 1901, et que l’administration y a compris depuis cette époque, ce qui lui a permis de présenter, dans son dernier rapport, de très beaux graphiques accusant, depuis 1901, des relèvements superbes, — même faux.
En ce qui concerne la situation agricole proprement, dite, la vigne est en pleine crise. M. Paul Leroy-Beaulieu l’avait prévu. « Si la vigne doit enrichir beaucoup de propriétaires algériens, il est à craindre qu’elle n’en ruine presque un égal nombre. » L’éminent professeur ajoutait : « Quelle folie d’emprunter pour faire des vignes » Les Algériens ont emprunté « pour faire des vignes », plus de 300 millions, dont le fardeau toujours lourd, même dans les années les meilleures, est écrasant dans les années mauvaises ; — or la moyenne de ces derniers quatorze ans est une année mauvaise. L’année 1905 a vu la disparition des six plus grands domaines algériens. En automne 1904, la Compagnie algérienne faisait arracher son vignoble d’Aïn-Regada, couvrant une centaine d’hectares. Au printemps dernier, elle vendait 300 000 francs, avec beaucoup de peine, son vignoble d’Amourah, qui avait coûté 3 millions et demi. On sait enfin, cela est de notoriété publique, que le Crédit foncier n’accorde plus à l’hectare de vigne aucune valeur spéciale.
Les céréales semblent moins touchées ; les superficies cultivées et les quantités récoltées ont augmenté. Cependant, si l’on va au fond des choses, on constate que, par tête d’habitant, la production en céréales de l’Algérie est, à l’heure actuelle, inférieure de plus d’un cinquième à ce qu’elle était, il y a vingt-cinq ans.
M. Macquart se défend de parler des autres cultures, qui ne valent pas la peine de retenir l’attention de la réunion. II signale que l’administration poursuit cette idée au moins originale de « reboiser » l’Algérie avec des oliviers ! Il montre l’erreur très grave qu’elle commet en poussant actuellement les colons dans la culture du coton qui n’a aucun avenir en Algérie, et qui n’en a jamais eu aucun, quoi qu’en disent, ceux qui savent d’ailleurs tout juste de l’expérience de 1853 qu’elle a existé.
En ce qui concerne le mouvement commercial, les évaluations fantaisistes des valeurs de douanes empêchent de s’en faire la moindre opinion. C’est pourquoi l’orateur a assumé la tache de dépouiller toutes les statistiques des exportations algériennes depuis 25 ans, par quantités. Elles accusent des augmentations sur les vins, tabacs, légumes frais, fruits, liège, phosphates, etc., et des diminutions sur les ovins, les céréales et leurs farines, les huiles, dont l’excédent d’importation a presque doublé, les minerais, etc. L’ensemble n’est même pas stationnaire. L’orateur présente ensuite une statistique des faillites qui est la conclusion et la confirmation rigoureuse de l’état de choses qu’il vient d’exposer. Le nombre des commerçants en état de cessation de paiements s’est accru en Algérie, depuis vingt-cinq ans, de 92% !
À quoi attribuer cette situation regrettable ?
Certes, l’administration en est bien responsable pour un peu ; mais il ne faudrait pas lui faire grief du tout. Le grand ennemi du colon, c’est le pays.
On a tout dit sur la mauvaise répartition des pluies, rares, torrentielles et inopportunes, sur le sirocco, sur l’infertilité des terres, sales, argileuses ou crétacées, parfois salées (le grand domaine de l’Habra est actuellement en dépérissement complet à cause du sel), mais quand on parle de l’Algérie, on oublie toujours de parler du froid. C’est pourtant le froid qui est le grand obstacle de la colonisation. Certes, l’Algérie est un pays chaud ; mais cette phrase est incomplète ; l’Algérie est un pays chaud où les froids occasionnent de cruels ravages. Il ne faut pas oublier que l’Algérie n’est qu’un immense relèvement en plateau mamelonné et que la plaine basse n’en constitue que l’infime exception. Il n’est pas rare de constater -10° à Constantine, -13°6 à Batna, -12° à Saïda, -16° à Djelfa. Et, dans la plaine même, la fournaise estivale d’Orléansville s’éteint parfois au point de révéler -9°. Ce fut le cas en février dernier :la neige couvrait la ville et les environs, et il y avait de la glace sur les canaux d’irrigation.
Ces froids ne sont cependant pas les plus préjudiciables à l’agriculture algérienne : les froids les plus intenses et les plus dangereux, la météorologie officielle, qui mesure la température à 2 m. 60 du sol, sous abri à double toiture, ne les enregistre pas. Or, ce n’est pas à 2 m. 60 au-dessus du sol sous abri à double toiture qu’évoluent les végétaux, mais à l’air libre et près de la terre, là ou se manifestent des exagérations de rayonnement et de radiations dans les pays qui, comme l’Algérie, subissent l’influence du climat steppien. C’est à M. Ch. Rivière, directeur du Jardin d’Essai d’Alger, que revient l’honneur d’avoir découvert ces phénomènes et d’en avoir établi définitivement l’existence par des expériences poursuivies pendant 34 ans. Ces expériences, faites au Jardin d’Essai d’Alger, au bord de la mer, dans une région exceptionnellement, favorisée par le climat, ont permis à M. Rivière de constater, par exemple, qu’à la seconde même où le thermomètre-abri marquait +6°, le thermomètre nu, placé à 0 m. 10 au-dessus du sol, accusait -3,9°, soit une différence de 10 degrés. La différence est encore bien plus énorme sur les Hauts Plateaux. Or, l’on sait que le littoral algérien est une pure façade, une façade sans profondeur, souvent interrompue par des falaises à pic ; les steppes des Hauts Plateaux commencent à 60-80 kilomètres de la côte. Là, le rayonnement devient effrayant, c’est à lui qu’est dû, entre autres, le faible rendement des céréales algériennes.
Et ce qui augmente la gravité du phénomène, c’est que ces froids par rayonnement nocturne ne se produisent pas qu’en hiver, mais en automne, et surtout au printemps ils n’ont pas lieu seulement au lever du soleil : ils commencent quand la nuit monte et durent jusqu’au lever du soleil. À ce moment, si le ciel est clair, la température change avec un telle brutalité que l’enregistreur marque un trait presque vertical ; l’amplitude atteint parfois 40° en quelques heures, de -5° à +35°, comme l’orateur a pu le constater lui-même.
Que faire dans ces conditions ? Désespérer de l’Algérie ? Non. Mais avoir le courage de voir les choses en face, et la franchise de reconnaître les réalités algériennes. L’Algérie n’est pas un Eldorado. C’est un pays pauvre, dont l’avenir est limité.
Sachons mesurer nos sacrifices à la grandeur ou à la petitesse des espoirs raisonnables que ce pays autorise ; proportionnons nos semailles à l’importance des récoltes futures, en nous rappelant, pour celles-ci, que l’Algérie est un pays où, certes, l’on peut vivre, — mais sans prospérer.
M. de Peyerimhoff déplore qu’entre des panégyriques excessifs et des « dénigrements systématiques comme celui qu’on vient d’entendre », l’Algérie ait si rarement inspiré un procès-verbal sobre et juste de sa valeur et de ses possibilités. Pour juger vainement de l’œuvre accomplie là-bas, il faut en conserver présentes à l’esprit les grandes lignes : depuis la conquête, la population indigène passée de 1 700 000 à 4 300 000 ; un peuple de 700 000 européens dont le taux d’accroissement se compare très honorablement avec celui des grandes colonies de peuplement étrangères, un commerce de 7 millions haussé a 650 les trois millions de recettes obtenues par le dey au prix de mille exactions, transformées, sans taxations excessives en un budget de 80 millions, un outillage économique déjà important, et en voie de rapide complément.
De tels résultats obtenus en 75 ans dont 40 de luttes armées, malgré tant d’inexpérience et d’absence de méthode, par un pays à petite émigration, dans des régions dont la partie pleinement utilisable ne dépasse pas le quart de la France, indiquent sans doute un grand effort public et privé, mais aussi des conditions locales de succès, sans lesquelles rien de tout cela n’eût été possible ni durable.
On a durement traité les statistiques algériennes, qui sont certainement médiocres ; mais la création d’un service de la statistique, d’ailleurs bien modestement doté (11 000 fr. pour le personnel et le matériel), ne date que de 1901 ; il n’est pas surprenant que les statistiques antérieures, compilations pour ainsi dire mécaniques, aient contenu un certain nombre d’erreurs ; il suffit d’ailleurs le plus souvent d’un peu de bonne volonté pour les corriger. Qu’on les compare d’ailleurs aux statistiques coloniales étrangères, si incomplètes et si inégales. La force des choses fait que dans un pays neuf on trouve plus pressant de faire les événements que de les compter. Il est en outre singulièrement injuste de faire grief à l’Algérie des invraisemblances résultant des évaluations de la Commission métropolitaine des valeurs de douane, à laquelle il n’a été substitué de commission locale qu’a partir de 1902. Quoi qu’il en soit, un effort méritoire a été tenté depuis quelques années pour contrôler et coordonner les constatations des autorités municipales ; et aujourd’hui la statistique algérienne peu à peu améliorée est en voie de devenir un instrument de travail sérieux.
Passant à la colonisation officielle, M. de Peyerimhoff signaletout ce qu’il y a de légèreté et de parti-pris à juger par l’échec d’ailleurs hautement avoué des trois villages de colonisation maritime, une œuvre qui, pour la seule période de 1871 à 1895, a porté sur plus de 400 centres et sur 640 000 hectares et, a installé 55 000 Français. Ce seul résultat suffirait à légitimer la dépense de 38 millions exposée dans ce but et qui a servi en même temps à construire des routes, à élever des écoles, à retenir ou à amener des eaux, etc. Mais le produit annuel des seules récoltes de céréales et de vin faites sur ces nouveaux territoires atteint à ce chiffre, ce qui indique bien que l’opération indispensable et efficace au point de vue du peuplement est loin d’avoir été économiquement mauvaise.
La vigne, qu’on vient de condamner tout à l’heure, n’est pas une plus mauvaise affaire en Algérie qu’en France ; ici et là, son bénéfice dépend des prix de vente ; ils sont présentement mauvais : les viticulteurs sont donc dans la gêne ; mais il est bien inexact qu’il faille pour les faire vivre les cours qu’on indiquait il y a quelques années comme des prix limites ; la vinification s’est améliorée, la culture plus expérimentée est devenue moins coûteuse pour l’ensemble du vignoble algérien ; le prix de 15 francs l’hectolitre assurerait des bénéfices considérables ; celui de 12 francs peut être considéré comme payant et serait accepté de grand cœur par le plus grand nombre des viticulteurs pour des engagements à long terme ; la majorité — on ne parle évidemment pas de ceux qui portent le poids de maladresses techniques ou de dettes excessives — se tirent d’affaire à 10 fr. Combien de régions de la Métropole pourraient se contenter de ce prix ?
Aussi bien les autres cultures ne trouvent-elles pas grâce davantage aux yeux de M. Macquart. Aucune d’elles n’est rémunératrice ni aucune des industries locales. Mais alors on se demande par quel fantastique et inexplicable illogisme ces agriculteurs européens ou indigènes dont la plupart n’avaient à leur début à peu près rien par-devers eux, et qui, dit-on, se nuiront chaque année davantage, étendent cependant leurs entreprises, augmentent leur production, donnent en 1906 aux chemins de fer pour 60% de transports de plus qu’en 1896 (environ 38 millions contre 23) ; comment les commerçants locaux peuvent d’un terme à l’autre de la même période offrir à l’escompte dans les grands établissement de crédit 50 % de papier en plus — 12 milliards contre 1 300 millions —, comment les uns et les autres enflent chaque année imperturbablement la valeur des importations qu’ils paient (de 1901 à 1903, 318 millions, 325, 345, 367, 383), élèvent de 50% en 12 ans celle des maisons qu’ils font construire (1884, 831 millions, 1896 1 200 millions), de 30% dans les cinq dernières années les recettes postales et télégraphiques, paient enfin sans taxes nouvelles des sommes régulièrement croissantes au budget. Les grands signes abondent d’un élargissement constant de la vie économique. Et comment retenir des indices contraires, tels que la baisse du produit de la taxe sur les valeurs mobilières, quand il est notoire que toutes les grandes entreprises algériennes (chemins de fer, grandes banques, mines) ont leur siège en France, et que le seul des grands établissements profitant à la taxe — la Banque de l’Algérie — a quitté Alger au dernier renouvellement du privilège.
Mais c’est sur le budget qu’il faut insister pour montrer l’inexactitude des affirmations de M. Macquart. Il est absolument faux que l’administration algérienne ait jamais employé des fonds d’emprunt ou le fonds de réserve à assurer l’équilibre du budget ordinaire. Les soi-disant prélèvements qu’il a découverts sont simplement l’incorporation en recettes, mais aussi en dépenses, du budget extraordinaire sur ressources d’emprunt, ou des emplois spéciaux et fixés par la loi du fonds de réserve. L’opération qu’il dénonce eût été aussi maladroite que malhonnête. Elle était en tous cas bien inutile. Tous les budgets, sans exceptions, de l’Algérie décentralisée se sont soldés en définitive par d’importants excédents, le plus faible de 3 700 000 en 1901, le plus fort de 9 500 000 en 1903. De quels éléments sont formés ces excédents ? D’abord d’un excédent initial, sur les bases votées par les assemblées locales, excédent modeste, mais qu’un mécanisme original, d’ailleurs spécial à l’Algérie, enfle pour ainsi dire automatiquement. Les annulations de crédit, inévitables en fin d’exercice, n’ont pas en effet pour contrepartie les dépenses supplémentaires qui les absorbent et au-delà dans la Métropole : elles jouent leur plein. D’autre part, sauf pour le premier exercice — et encore à raison de causes toutes spéciales — tous les budgets ont présenté par rapport aux prévisions de sérieux et parfois considérables excédents de recettes (6 014 000 fr. en 1903) ; il en a été ainsi même par une mauvaise année comme 1905 (2 596 000 fr.), il en sera de même — et plus sensiblement encore — en 1906. Voilà comment, tandis que l’Algérie dépensait 30 millions sur ses fonds d’emprunts, elle pouvait en verser 31 à la caisse de réserve. Ces beaux résultats auraient-ils été obtenus avec des taxes nouvelles ? Non pas ; la colonie a abandonné dans cette période, tant du fait de la détaxe des sucres que de la réduction du timbre des lettres, plus de cinq millions de recettes ; en en demandant quatre millions et demi aux tabacs en 1907, elle ne rétablit même pas les sources fiscales de 1902.
Gestion jusqu’ici prudente, mécanisme budgétaire protecteur, excédents réguliers des recouvrements sur les prévisions, augmentation moyenne annuelle de 5% sur les recettes, excédents définitifs moyens se chiffrant par près de 10% du montant du budget, dette insignifiante, larges réserves fiscales, on voit que par un concours dont on ne peut escompter le maintien indéfini, toutes les conditions favorables semblent groupées aujourd’hui autour du jeune budget algérien pour lui faire une situation peut-être unique présentement, dans le monde financier.
C’est le moment qu’on choisit pour le dénoncer et avec lui l’administration qui le prépare et les assemblées qui le votent : rien ne saurait mieux témoigner du parti-pris vraiment excessif de cet ensemble d’appréciations.
M. Paul Leroy-Beaulieu serait bien embarrassé pour prendre parti entre les deux orateurs qui viennent de parler. L’un et l’autre, en somme, ont raison.
Oui, M. Macquart a raison dans ses accusations contre les statistiques algériennes ; surtout les anciennes, car depuis quelque temps il y a une certaine amélioration; mais ces statistiques sont encore moins mauvaises que les statistiques coloniales : celles-ci sont une « honte » pour notre administration française.
M. Macquart a beaucoup cité les ouvrages de l’orateur, qui aurait vraiment mauvaise grâce à combattre beaucoup de ses conclusions ; du reste, M. Leroy-Beaulieu est d’accord avec lui sur presque tous les autres points.
Les mérites et la valeur de l’Algérie, son sol, son climat, les conditions d’existence, tout cela a été singulièrement exagéré, on a abusé des dithyrambes pour pousser des colons à aller s’y établir. En réalité, l’Algérie et la Tunisie ne sont pas des terres d’élection et sont loin d’égaler la France. Mais presque toutes les colonies en sont là ; l’Australie ne vaut pas l’Algérie et la Tunisie, on y peut cependant prospérer.
On a parlé de la vigne ; en Oranie se trouvent des vignobles de premier ordre et la majorité des viticulteurs y peuvent faire de très bonnes affaires. Mais il n’y a là rien qui soit à comparer aux bonnes terres européennes.
On a dépensé 4 milliards pour constituer l’Algérie ! telle qu’elle est. C’est beaucoup trop : si on ne les avait pas dépensés là, on eût pu les utiliser mieux ailleurs, sans doute.
M. Paul Leroy-Beaulieu s’est souvent demandé ce que fût devenue l’Algérie sous la domination des Anglais. On y verrait aujourd’hui, probablement, 7 à 8 mille kilomètres de chemins de fer, mieux répartis que les nôtres qui sont presque entièrement parallèles au littoral : on irait d’Alger à Sokoto et au centre de l’Afrique.
Le mouvement minier eût été plus prompt, mais il n’y aurait pas en Algérie, au bout de 75 ans de conquête, 700 000 Européens, ni en Tunisie, 180 000 à 200 000. C’est un résultat qui n’est pas indifférent, non plus que l’augmentation du nombre des Indigènes.
C’est un succès trop chèrement acheté ; nous aurions pu, sans doute, économiser un milliard, mais en serions-nous plus riches ? Le mouvement des chemins de fer est en progrès, et c’est un progrès sûr. Mais le bétail diminue.
Sur la question du budget algérien, M. Leroy-Beaulieu départage les précédents orateurs : M. de Peyerimhoff a en partie raison.
L’orateur défend les délégations algériennes qui ont fait preuve d’esprit de suite, de prudence et de prévoyance.
Certes, comme le disait M. Macquart, il y a lieu de se préoccuper de la prédominance de l’élément étranger, mais avec un pays comme le nôtre, ayant peu d’excédents de population et émigrant peu, il est naturel de voir l’Algérie et la Tunisie recevoir de nombreux Italiens et Espagnols.
Actuellement, on compte environ 7 indigènes pour 1 Européen ; il est exact que la population européenne n’augmente pas assez pour changer cette proportion.
En réalité ce n’est pas un trop grand mal, car cela empêche la séparation. Les Européens ont besoin de la Métropole et des 50 000 soldats qui les empêchent d’être jetés à la mer. Le plus fâcheux c’est le souffle « libéral », à la mode en Algérie depuis quelque temps, et l’esprit formaliste dans l’administration algérienne.
En Tunisie, l’administration est rapide ; en Algérie, les affaires sont d’une lenteur désolante : on s’en aperçoit pour les concessions de mines vite tranchées en Tunisie ; de même pour les questions de chemins de fer.
En somme, les critiques de M. Macquart ont du bon, mais elles sont exagérées. L’administration de l’Algérie ne marche pas trop mal. On y remarque des sociétés ayant un bel avenir et les gens unissant la hardiesse à la prudence y peuvent parfaitement réussir. En définitive, la Tunisie et l’Algérie sont réservées à un bel essor économique. Notre situation en Afrique est la plus belle du monde, l’Égypte mise à part, bien entendu. Il nous faut de la confiance en l’avenir et de la persévérance.
M. Macquart, répondant à M. de Peyerimhoff, se félicite d’avoir trouvé en lui moins et plus qu’un contradicteur ; un adversaire, un adversaire dangereux à cause de son talent. M. de Peyerimhoff a usé, dit-il, d’une tactique habile, et qui serait peut-être de nature à réussir partout ailleurs qu’ici ; il a parlé très peu de ce que l’orateur avait dit, et beaucoup de ce dont il n’avait pas dit un mot. Il n’a pas répondu à une seule question de détail ; il a parlé des « grands chiffres » ; c’est l’histoire du commerçant qui admet qu’il perd sur chaque article, mais prétend qu’il se rattrape sur la quantité : il n’a pas répondu, mais il a attaqué. Pourquoi donc M. de Peyerimhoff affecte-t-il de croire que l’orateur puisse être de parti-pris ? M. Macquart proteste énergiquement contre une allégation de ce genre. M. de Peyerimhoff, qui s’est érigé en défenseur de l’Algérie, ignore sans doute qu’un économiste digne de ce nom ne soutient pas une thèse, n’est ni pour ni contre quoi que ce soit, ignore les personnes et ne connaît que les faits, et que le seul mobile qui l’anime, c’est la recherche de la vérité.
À 11 h. 1/2 passées, M. Macquart ne veut pas imposer à l’auditoire la fatigue d’une réfutation point par point des affirmations sans bases de M. de Peyerimhoff. Mais il y a un point qu’il tient à mettre bien en lumière, c’est le défaut de sincérité des budgets algériens. L’orateur lit à ce sujet des passages des rapports des différents rapporteurs du budget ; il montre que les derniers budgets n’ont été, de leur aveu même, bouclés que par des expédients ; il prouve que, comme l’ayait dit, à propos de situations antérieures, M. Paul Leroy-Beaulieu, « les prétendus excédents sont une pure et tout à fait indigne mystification ». D’ailleurs, conçoit-on que l’Algérie, avec ses cinquante millions d’excédents, s’ils n’étaient pas fictifs, se trouve acculée à un nouvel emprunt ? À propos d’emprunt, qu’a-t-on fait des 50 millions de 1902 ? Ils devaient servir à la réalisation d’un programme. M. de Peyerimhoff, directeur de l’Agriculture, du Commerce et de la Colonisation, le connaît-il ce programme ? Voici ce qu’en dit le rapporteur général du budget : « À vrai dire, il n’y a jamais eu de programme d’emprunt. Comme il n’y a pas de programme d’emprunt, on va nécessairement à l’aventure. » Et il montrait que « les fonds d’emprunt tendent à devenir un moyen commode, mais extrêmement coûteux d’augmenter les crédits du budget ordinaire », ce qui finira par conduire l’Algérie « à l’expédient des emprunts à jet continu ». On y est arrivé, puisque, sans qu’on ait rien fait avec les 50 millions de l’emprunt de 1902, il faut déjà en contracter un autre pour boucler les 50 millions de dépassements que constate le rapport de 1907.
M. de Peyerimhoff a parlé des accroissements de recettes ! Que n’a-t-il parlé de « l’accélération anormale de la progression des dépenses », suivant le titre d’un chapitre du rapport du budget de l’Algérie ? L’accroissement des recettes ! Mais le Mobacher, ce journal officiel de la colonie, numéro du 15 août dernier, accuse une diminution de 6 600 121 fr. 81, sur les recouvrements des six premiers mois de 1906 !
M. de Peyerimhoff a parlé de l’augmentation de la population européenne. Mais il a par cela même condamné l’administration, car tous les non-Français, ce n’est pas l’administration qui les a fait venir, au contraire, elle n’a rien dépensé pour eux. Les Italiens et les Espagnols et autres étrangers qui surpassent en nombre les colons français, sont venus en Algérie d’eux-mêmes. Ils représentent la colonisation libre, et leur succès met encore plus en relief l’échec de la colonisation officielle, malgré les centaines de millions qu’elle a coûtés.
M. Paul Leroy-Beaulieu a formulé la morale de cet exposé en déclarant qu’à beaucoup près l’Algérie et la Tunisie n’étaient pas des pays qui valent la France. Eh bien, puisque l’Algérie ne vaut pas la France, c’est commettre une mauvaise action que de faire venir de France en Algérie des gens qui pouvaient vivre en France sur leur petit pécule, et dont, pour quelques-uns qui réussiront, tous les autres sont voués, sur cette terre d’Afrique, infertile et inhospitalière, à la ruine et à la misère.
M. E. Levasseur, président, n’essayera pas, vu l’heure très avancée, de résumer la discussion. Il se contente d’en tirer, en deux mots, une leçon de modestie pour les statisticiens, puisque, malgré leur désir d’être sincères, les résultats publiés par eux ont pu prêter à un pareil débat.
En somme, il semble prouvé que l’Algérie n’est peut-être pas l’Eldorado qu’on avait cru trouver en elle. Mais la possession de l’Algérie et de la Tunisie par la France est un bien pour nous, ne fut-ce que pour cette raison que, étant à la France, elles ne sont pas à une autre nation.
La séance est levée à minuit moins un quart.
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