Frédéric Bastiat, critique du baccalauréat

Diplôme national consacré corrélativement à l’apparition de l’université de Paris, le baccalauréat est en action depuis le XIIIe siècle. Décrié parfois, réformé trop souvent, il continue pourtant à symboliser l’aboutissement des études secondaires, et constitue le premier grade universitaire. Lié à une conception étatiste de l’éducation, il a fait débat depuis des siècles déjà. Les économistes eux-mêmes en sont allés de leur critique. Celle de F. Bastiat reste la plus célèbre et la plus profonde, et donc, pour notre époque, la plus digne d’intérêt.


Contre l’éducation nationale
Frédéric Bastiat, critique du baccalauréat

Par Danielle Trinquet, paru initialement dans Laissons Faire, No.1, Juin 2013, page 45

 

Le particularisme attaché aux quatre grades universitaires français, à savoir le baccalauréat, la licence, le master et le doctorat, ne provient pas de l’importance des langues étrangères, de l’adéquation avec les besoins des entreprises, ou de toute autre caractéristique technique : leur caractéristique fondamentale est qu’ils relèvent tous du monopole étatique. L’État s’arroge seul le droit de diriger l’enseignement, d’arrêter les programmes, de choisir et de surveiller le personnel et, enfin, d’organiser les examens. Mais en quoi le monopole étatique dans l’enseignement constitue-t-il un défaut, une carence ? C’est à la résolution de cette question, la seule s’adressant aux fondements du diplôme en débat, que s’appliqua Bastiat.

Le baccalauréat constitue, dit-on, « la voie royale d’accès aux études supérieures », et en effet c’est l’étape la plus commune et la plus essentielle qui permet aux bacheliers d’entreprendre un cycle secondaire. Toutefois, être titulaire d’un tel diplôme ne détermine par pour autant les compétences d’un bachelier. Le choix des matières n’est pas permis, il est imposé. Aujourd’hui comme au temps de Bastiat, l’enseignement est théorique, la pratique peu encouragée — comme en atteste le faible pourcentage d’étudiants apprentis.

Le baccalauréat est donc l’aboutissement d’un enseignement à une seule vitesse, celle de l’apprentissage au même rythme pour tous, sans personnalisation, sans liberté de choix. Sa caractéristique principale tient dans un mot : le monopole.

Le monopole éducatif est souvent justifié par l’idée qu’il faut protéger les enfants des diverses doctrines déviantes, irrationnelles, ou religieuses, tel que le racisme, le créationnisme, ou l’antisémitisme. Mais cela revient à déresponsabiliser les parents, et à leur supposer une bien faible capacité de jugement. Dans un système où chaque école pourrait décider du programme qu’elle souhaite enseigner, les parents seraient responsabilisés, et dans cette optique, il serait aisé de comprendre que ces derniers feraient le choix le plus avisé lors de la scolarisation de leur enfant. En effet, comment une école qui enseignerait que la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu, que l’eau est un dérivé du sodium, ou que un et un font trois, recruterait-elle des élèves ?

On dit aussi qu’il faut garder une unité. On le dit aujourd’hui, on le disait du temps de Bastiat. « Beaucoup de personnes, raconte-t-il, voient dans le Baccalauréat le moyen d’imprimer à toutes les intelligences une direction, sinon raisonnable et utile, du moins uniforme, et bonne en cela. » L’argument, de nos jours, a peu changé : il faut un « socle commun », « des connaissances communes », nous dit-on. Bastiat le conteste, et propose une alternative plus réaliste, et plus humble. Nous la verrons par la suite.

L’humilité, il faut le dire, n’est pas la caractéristique dominante des partisans de l’unité. « La première Unité a pour principe le mépris de l’espèce humaine, et pour instrument le despotisme. […] Frayssinous était Unitaire quand il disait : “J’ai une foi, et par l’éducation je plierai à cette foi toutes les consciences”. Procuste était Unitaire quand il disait: “Voilà un lit : je raccourcirai ou j’allongerai quiconque en dépassera ou n’en atteindra pas les dimensions”. Le Baccalauréat est Unitaire quand il dit : “La vie sociale sera interdite à quiconque ne subit pas mon programme”. »

La recherche de l’unité pose en effet plusieurs problèmes. D’abord, on se demande bien quelle est cette unité si supérieure qu’il faudrait imposer à tous. Est elle d’une évidence si manifeste qu’on pourrait s’attendre à l’obtenir aisément, et sans débat ? Il ne semble pas qu’il en soit ainsi. Alors le contenu de l’éducation, domaine où l’esprit réformateur se perd avec autant de facilité qu’il avait eu la prétention de s’y imposer en maître, ce contenu, qui le définira ? Telle est la question « terrible » que nous pose F. Bastiat :

Aujourd’hui, dans quel objet précis et bien déterminé frapperait-on tous les citoyens, comme une monnaie, à la même effigie ? Est-ce parce qu’ils se destinent tous à des carrières diverses ? Sur quoi se fonderait-on pour les jeter dans le même moule ?…. et qui tiendra le moule ? Question terrible, qui devrait nous faire réfléchir. Qui tiendra le moule ? S’il y a un moule (et le Baccalauréat en est un), chacun en voudra tenir le manche, M. Thiers, M. Parisis, M. Barthélemy Saint-Hilaire, moi, les rouges, les blancs, les bleus, les noirs. Il faudra donc se battre pour vider cette question préalable, qui renaîtra sans cesse. N’est-il pas plus simple de briser ce moule fatal, et de proclamer loyalement la Liberté ?

Telle est la nature du monopole. Mais ce monopole sert un insidieux dessein, car « l’État ou pour mieux dire le parti, la faction, la secte, l’homme qui s’empare momentanément, et même très légalement, de l’influence gouvernementale, peut donner à l’enseignement la direction qui lui plaît, et façonner à son gré toutes les intelligences par le seul mécanisme des grades ». En détenant arbitrairement le choix dans les programmes enseignés, l’État formate la façon de penser des jeunes étudiants. Leibnitz l’avait déjà dit : « Faites-moi maître de l’enseignement, et je me charge de changer la face du monde. » Perspective malheureuse, dont l’État a bien senti la portée. Et en effet, connaît-on meilleur prosélytisme que l’endoctrinement ?

Le monopole signifie, nous le savons, qu’une seule et même formation est dispensée à tous les élèves. Le programme scolaire est arrêté par les soins du gouvernement, qui s’octroie sans nul consentement la permission d’insuffler quelle sera la base de connaissance nécessaire à un bachelier. La connaissance humaine est faite de centaines de disciplines scientifiques, et pourtant seule une infime partie de celles-ci seront l’objet d’un enseignement obligatoire. On aurait pu imaginer que l’astronomie ou la botanique fassent l’objet d’une étude, au même titre que la couture l’a été il fût en un temps encore peu lointain. Mais elles ne le sont plus désormais. Cela permet de relever que les matières inculquées sont mouvantes, et qu’elles divergent avec les politiques. Et pourtant, quel que soit l’avis qu’on puisse se faire de la meilleure éducation, l’État a le sien, et vous l’impose.

Nous pouvons croire que la véritable instruction consiste à savoir ce que les choses sont et ce qu’elles produisent, tant dans l’ordre physique que dans l’ordre moral. Nous pouvons penser que celui-là est le mieux instruit qui se fait l’idée la plus exacte des phénomènes et sait le mieux l’enchaînement des effets aux causes. Nous voudrions baser l’enseignement sur cette donnée. — Mais l’État a une autre idée. Il pense qu’être savant c’est être en mesure de scander les vers de Plaute, et de citer, sur le feu et sur l’air, les opinions de Thalès et de Pythagore.

Il vous dit : enseignez ce que vous voudrez à votre élève ; mais quand il aura vingt ans, je le ferai interroger sur les opinions de Pythagore et de Thalès, je lui ferai scander les vers de Plaute, et, s’il n’est assez fort en ces matières pour me prouver qu’il y a consacré toute sa jeunesse, il ne pourra être ni médecin, ni avocat, ni magistrat, ni consul, ni diplomate, ni professeur.

Avec l’éducation nationale uniforme pour tous, l’État n’a bien sûr pas la prétention de dicter les procédés pédagogiques à employer par les parents dans l’intimité de leur foyer. En revanche, et Bastiat le signale parfaitement dans le passage précédemment cité, il s’arroge le droit de ne valider que les acquis qu’il juge utiles, et de balayer d’un revers de main toutes les connaissances différentes de celles qu’il considère comme convenables pour la nation.

Il est difficile de dire, dans ces conditions, que l’éducation est libre, puisque les professeurs peuvent bien choisir ce qu’ils enseignent, et les parents ce qu’ils transmettent, l’État a fixé un concours commun, dessiné par lui. Aucune place n’est laissée pour les marginaux du savoir. « Je suis bien forcé de me soumettre, constate Bastiat en raisonnant comme père, car je ne prendrai pas sur moi la responsabilité de fermer à mon fils tant de si belles carrières. Vous aurez beau me dire que je suis libre ; j’affirme que je ne le suis pas. »

Ainsi, l’éducation dans sa forme étatisée, avec les diplômes et les grades qui l’entourent, ne fonctionne pas dans le sens du premier idéal inscrit au fronton de nos bâtiments publics. La faute à une disposition malheureuse, et funeste pour le développement de l’intelligence : le monopole de l’éducation.

De tous les penseurs sociaux, les économistes n’étaient certainement pas les seuls, à l’époque comme aujourd’hui, à constater les lacunes de l’enseignement public, mais ils étaient les seuls à les faire remonter à leur cause première : le monopole. Ainsi, se demandant pourquoi l’éducation est restée en France à un stade primitif et très peu convenable, Bastiat écrit : « L’explication est dans ce seul mot : Monopole. Le monopole est ainsi fait qu’il frappe d’immobilisme tout ce qu’il touche. » Ce principe, en effet, explique seul les défauts du système d’éducation nationale, et il est la raison pour laquelle Bastiat, et de nombreux économistes avec lui, portèrent la charge contre ce système. Vociférant constamment contre les monopoles dans la sphère économique, et très expressifs dans leurs louanges des bienfaits de la concurrence, ils ne pouvaient pas admettre la survie d’un tel dysfonctionnement dans l’éducation.

« Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c’est le monopole de l’enseignement. »

(F. Bastiat, Œuvres complètes, éd. Institut Coppet, tome 5, p.93)

Face à l’organisation étatique de l’éducation, Bastiat proposait une réforme simple, et d’une applicabilité évidente, celle de laisser libre : laisser les écoles libres de proposer les méthodes d’éducation que chacune croit les plus adaptées au succès de l’enfant, et les parents libres de placer leurs enfants dans les établissements dont l’offre scolaire leur semble la plus convenable. Chacun pourrait avoir son opinion sur l’éducation, et le faire prévaloir, avec liberté de choix, et responsabilité.

Quand je m’élève contre les études classiques, je ne demande pas qu’elles soient interdites ; je demande seulement qu’elles ne soient pas imposées. Je n’interpelle pas l’État pour lui dire : soumettez tout le monde à mon opinion, mais bien : Ne me courbez pas sous l’opinion d’autrui. La différence est grande, et qu’il n’y ait pas de méprise à cet égard.

M. Thiers, M. de Riancey, M. de Montalembert, M. Barthélemy Saint-Hilaire, pensent que l’atmosphère romaine est excellente pour former le cœur et l’esprit de la jeunesse, soit. Qu’ils y plongent leurs enfants ; je les laisse libres. Mais qu’ils me laissent libre aussi d’en éloigner les miens comme d’un air pestiféré. Messieurs les réglementaires, ce qui vous paraît sublime me semble odieux, ce qui satisfait votre conscience alarme la mienne. Eh bien ! suivez vos inspirations, mais laissez-moi suivre la mienne. Je ne vous force pas, pourquoi me forceriez-vous ?

Ce que vous admirez, je l’abhorre. Mais enfin, gardez votre jugement et laissez-moi le mien. Nous ne sommes pas ici des avocats plaidant l’un pour l’enseignement classique, l’autre contre, devant une assemblée chargée de décider en violentant ma conscience ou la vôtre. Je ne demande à l’État que sa neutralité. Je demande la liberté pour vous comme pour moi. J’ai du moins sur vous l’avantage de l’impartialité, de la modération et de la modestie.

Ainsi se constituerait enfin un marché libre de l’éducation. Il ne serait pas seulement un rétablissement de la justice et des droits individuels ; il permettrait d’expérimenter, d’inventer, de tester de nouvelles pédagogies, et donc de répondre à la demande réelle. Il libérerait enfin les parents de l’obligation ingrate de laisser leurs enfants entre les mains de l’État pour les instruire, et permettrait à ces mêmes parents de maîtriser véritablement le socle intellectuel qu’on leur fournirait.

Au final, les critiques que Frédéric Bastiat adressait à l’éducation uniforme pour tous, et à ce baccalauréat qui le sanctionne, nous indique la voie vers un bouleversement utile, faisable, et moderne, et souhaitable pour ces trois raisons.

Le monopole de l’éducation, principe duquel tous les maux découlent, a encore bien des sophismes pour le défendre. Celui dont les monopoleurs font le plus d’usage reste celui de l’accès à l’éducation pour les plus démunis. Et pourtant, le chèque-éducation demeure une option envisageable, octroyant à chaque élève une somme relative au montant de sa scolarisation annuelle, afin que ce dernier en dispose pour payer les frais de l’établissement de son choix. Ainsi, les solutions existent, et n’ont jamais cessé d’être applicables. La justice, même, ne leur fait pas défaut. Il ne leur manque qu’un peu de publicité.

D.T.

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