Conséquences du monopole colonial sur la consommation et le prix du sucre, par Horace Say (Journal des économistes, avril 1844).
CONSÉQUENCES DU MONOPOLE COLONIAL SUR LA CONSOMMATION ET LE PRIX DU SUCRE.
On entend admirablement en Angleterre l’art de se grouper et d’agir avec suite et avec ensemble pour soutenir une opinion, pour amener le triomphe d’une idée. De grandes associations se forment, des listes de souscriptions se remplissent, on a des meetings en plein air, ou bien on loue de vastes salles pour les réunions, on en bâtit au besoin ; on élève des tribunes et l’on sait écouter ceux qui y montent ; on fonde d’immenses journaux et l’on a le courage de les lire ; c’est avec persévérance, enfin, qu’on résiste à toutes les entraves et que l’on se dirige vers un but déterminé, que tôt ou tard on finit par atteindre. Après les grands meetings dirigés par O’Connell pour le rappel de l’union de l’Irlande, on ne saurait voir de spectacle plus digne d’attention que celui que donne en ce moment la grande association formée pour la réforme des lois sur les céréales (the anti-corn-law league) ; des réunions ont lieu simultanément dans toutes les villes de l’Angleterre, et rien de plus imposant, entre autres, que la séance qui a lieu le mercredi soir de chaque semaine dans la vaste salle du théâtre de Covent-Garden, louée à cet effet. Les premiers orateurs du Parlement s’y font entendre, des cultivateurs et des fermiers viennent y faire des discours ; la foule, qui est compacte dans toutes les parties de la salle, les dames mêmes qui sont admises dans les loges, écoutent avec avidité, et toutes les idées libérales en fait de commerce et d’économie politique sont accueillies par des applaudissements frénétiques ; les chapeaux et les mouchoirs s’agitent de tous côtés en signe d’assentiment. Un journal, qui paraît le samedi (The League), rend compte ensuite de ces séances, publie la liste des nouveaux souscripteurs, et traite de tous les sujets qui se rattachent au but de l’association, laquelle ne borne pas, du reste, ses efforts à ce qui touche seulement aux lois sur les grains, mais a soin d’inscrire sur sa bannière les mots : Free trade (commerce libre).
Un des derniers numéros du journal de l’association contenait un article sur les conséquences du monopole colonial, et nous pensons qu’on n’en lira pas sans intérêt la traduction, parce qu’il fait connaître l’esprit et le sens des publications de la ligue, et en outre, parce qu’il présente le tableau des faits qui se reproduisent en France de la même manière, et sont suivis des mêmes conséquences. On pourrait se croire reporté, en lisant cet article, à cette partie de la discussion de notre dernière loi des sucres, alors qu’on traitait de la question d’une diminution de la surtaxe dont sont frappés les sucres de provenances étrangères :
« Les seuls sucres admis à la consommation intérieure en Angleterre sont ceux qui proviennent de ses colonies, c’est-à-dire des Antilles anglaises, de Maurice (Ile-de France), et de l’Inde anglaise ; de toute autre provenance ils sont prohibés, ou, ce qui revient au même, frappés de droits différentiels qui les mettent hors de la portée des consommateurs ; le droit sur les sucres coloniaux étant de 25 sch. 5 d. (51 fr. 85 c.), tandis que sur tous les sucres étrangers il est de 66 sch. (84 fr. 10 c.) par quintal.
« La quantité consommée annuellement dans le Royaume-Uni est d’environ 200 000 tonneaux ; c’est d’ailleurs tout ce que fournissent les colonies, qui n’auraient rien à donner pour un accroissement de demande pouvant résulter ou d’une aisance plus générale, ou d’une augmentation dans la population.
« Si l’on se reporte aux relevés donnés dans le Prix-courant publié à Londres le 20 février dernier, on voit que ce qui existait dans les entrepôts, en sucre destiné à la consommation intérieure, était alors inférieur de 15 000 tonneaux aux quantités qui étaient en magasin l’année dernière à pareille époque ; le prix le plus bas pour le sucre brut est de 58 sch. (74 fr.) par quintal à l’acquitté. D’après les derniers avis des Antilles, les apparences ne sont pas favorables pour la prochaine récolte. La réduction du stock amènera donc une hausse sur les prix, à moins que la consommation ne se restreigne et ne se borne à demander seulement en proportion des arrivages ; mais de toute façon un grand nombre de consommateurs devront se soumettre à une privation partielle.
« Il serait tout simple de se soumettre ainsi, et de se priver d’une denrée utile, si la rareté tenait à des causes naturelles et irrémédiables ; mais ce n’est nullement le cas pour ce qui est du sucre. Pendant qu’il y a pénurie de sucre des colonies anglaises, les entrepôts de Londres et de Liverpool regorgent d’excellents sucres étrangers. La seule île de Cuba produit autant que toutes les Antilles anglaises ensemble ; le Brésil pourrait fournir à lui seul du sucre à toute l’Europe ; enfin, dans les mers de l’Est, Manille, Java et la Cochinchine, cultivent la canne à sucre.
« On a vu que le sucre brut brun des colonies anglaises se vendait 74 fr. le quintal à l’acquitté ; dans le même moment on aurait pu acheter, à l’entrepôt de Londres, de bon sucre Havane blond, de dix pour cent environ supérieur en qualité, en le payant seulement 18 sch. (25 fr.) par quintal ; et s’il était admis au même droit, il reviendrait ainsi à 45 sch. 5 d. (55 fr.). En comparant les prix pour des qualités pareilles, on trouve donc que le sucre des colonies anglaises est de 25 sch. 5 d. (52 fr.) plus cher que ne seraient les sucres étrangers. Or, comme la consommation est de 200 000 tonneaux, le pays perd annuellement sur ce seul article la somme énorme de 128 millions de francs.
« Le Trésor reçoit 127 millions pour les droits ; peu lui importerait que la perception au même taux fût faite sur un sucre ou sur l’autre ; mais combien la liberté ne serait-elle pas au contraire utile au pays ! Un grand mal d’ailleurs causé par le monopole, c’est qu’en limitant la consommation, il oblige à maintenir le taux du droit à un chiffre élevé, pour obtenir un revenu déterminé ; tandis qu’avec des prix plus bas pour le consommateur, on pourrait arriver à un produit égal ou supérieur pour le fisc, tout en réduisant cependant le taux du tarif.
« Le sucre anglais acquitté vaut, a-t-on dit, par quintal, 74 fr. »
« Auxquels il faut ajouter 10% pour obtenir une qualité égale au sucre terré de la Havane, 7 40
Total : 81 40
« Si l’on admettait tous les sucres sur le même pied en diminuant le droit de moitié de ce qu’il est actuellement sur le sucre anglais, on pourrait acheter un quintal de sucre de la Havane en entrepôt, pour 25 fr. »
« Supposant le droit réduit de moitié (soit à 12 sch. 7 d. 1/2.) 15 »
Ensemble 58 »
« Deux quintaux achetés à ce prix feraient 76 »
« Et il y aurait encore une économie sur la dépense faite actuellement, pour un seul quintal au lieu de deux, de 5 40
« Ainsi, en ouvrant le marché et en réduisant le droit de moitié, le pays, avec un sacrifice moindre, consommerait deux fois plus de sucre et donnerait au trésor public un revenu pareil à celui qui est actuellement perçu.
« Mais ce n’est pas là que s’arrêteraient les avantages d’un commerce libre ; avec le bas prix la consommation deviendrait de plus en plus grande ; le sucre est un article qui convient à tous les âges et à toutes les conditions, le bas prix serait un bienfait pour toutes les classes de la société, la demande deviendrait de plus en plus vive, les importations tripleraient peut-être. Que l’on suppose seulement une consommation double de ce qu’elle est maintenant, ce serait déjà un accroissement de valeur de 100 millions de francs pour le commerce avec l’étranger. Ce que l’on recevrait ainsi devrait être payé par des exportations équivalentes en produits de l’industrie ou du sol national ; des salaires seraient payés et concourraient encore à augmenter le bien-être de tous.
« Indépendamment des avantages qui viennent d’être énumérés, il en est un qui domine tous les autres, c’est l’intérêt de la puissance du pays ; une consommation plus forte sur le sucre doublerait le nombre des navires employés aux transports, la marine marchande se développerait par un semblable encouragement, et offrirait des ressources de plus en plus précieuses pour la marine militaire, boulevard de l’indépendance du pays, et agent principal de sa prépondérance dans le monde entier.
« Le moment actuel serait le meilleur qu’on pût choisir pour en revenir à l’application des sages principes de la liberté du commerce. Dans quelques mois le traité avec le Brésil arrivera à son terme ; en admettant le sucre de ce pays à la consommation intérieure, on ouvrirait par cela seul de nouveaux et immenses débouchés aux produits de l’Angleterre, avec lesquels de semblables importations seraient infailliblement soldées. Si l’on ne se hâte d’agir, on aura laissé perdre une occasion qui ne se représentera probablement pas de longtemps. »
Que l’on substitue maintenant les mots colonies françaises aux mots colonies anglaises dans cet article, que l’on écrive France au lieu d’Angleterre, et il conservera toute sa justesse et toute sa force ; c’est qu’en économie politique, comme en mathématique, comme en physique, comme dans toutes les sciences, il n’y a pas deux sortes de vérités. Ce qui est vrai d’un côté de la Manche reste vérité en passant sur l’autre rive.
H. S.
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