Jean-Jacques Rousseau, qui se présente comme un ami de la liberté dans ses écrits, et qui parfois la défend très correctement, a aussi été l’un de ses plus dangereux ennemis, notamment dans ses écrits politiques comme le Contrat social. Dans cette courte communication orale, Benoît Malbranque présente synthétiquement les influences positives et négatives de Rousseau sur l’histoire du libéralisme français.
Communication de Benoît Malbranque
sur Rousseau et le libéralisme
Transcrit pour l’Institut Coppet.
Le parc conçu par René-Louis de Girardin, à Ermenonville dans l’Oise, a vu séjourner Jean-Jacques Rousseau, et c’est là qu’il est mort, en 1778. Il a été enterré sur une petite île de ce parc, avant de rejoindre le Panthéon en 1794.
S’il y avait quelque part un panthéon du libéralisme, je pense qu’on ne l’y transporterait pas.
Pourtant Rousseau est un auteur qui aimait la liberté, on le voit à ses œuvres, dans ses confessions, ou dans les témoignages des contemporains. Il écrit contre les tyrans, contre les lourds impôts et les vexations, contre la guerre : mais tout cela pèse-t-il lourd, quand on a donné par ailleurs des arguments en faveur de l’étatisme ?
Le Contrat social, par exemple, est une somme où on peut puiser la justification de tous les empiétements de la puissance publique. Prenons par exemple une question d’aujourd’hui : la vaccination. Voici ce qu’on peut lire chez Rousseau :
Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort, il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.
Du Contrat social, liv. IV, ch. 8.
À d’autres endroits, pourtant, Rousseau a tenu un langage libéral, que peu d’authentiques libéraux de son temps, comme Turgot, aurait renié.
Ce qui est plus remarquable encore, c’est que des auteurs clés du libéralisme français se sont positivement inspirés de lui, et directement. Alexis de Tocqueville, par exemple, lorsqu’il compose la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, confie à son ami Louis de Kergorlay : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c’est Pascal [Blaise Pascal], Montesquieu et Rousseau. »
Et de même le physiocrate Dupont de Nemours, proche de Quesnay, de Turgot et plus tard de Jefferson, raconte que dans sa première jeunesse, il était pauvre, et n’avait pas de quoi s’acheter des livres. Dans ses Mémoires, il dit qu’il n’avait alors que le Discours sur l’inégalité des conditions, l’Esprit des lois [de Montesquieu] et les Commentaires de César. « Quand j’avais fini l’un, je lisais l’autre, puis je recommençais. J’y ai joint dans la suite la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, le Contrat social et Émile ; et jusqu’à vingt-deux ans je n’ai pas eu d’autre bibliothèque. » Et cet homme est l’un des grands auteurs libéraux français du XVIIIe siècle !
Il y a cependant un point sur lequel Rousseau a eu une influence très délétère dans l’histoire du libéralisme français. Je crois que c’est un aspect qui n’est pas très compris.
Il faut se rappeler que Rousseau a soutenu de manière très célèbre que l’état primitif était meilleur, au fond, que l’état de civilisation, et que l’homme de nature était supérieur à l’homme civilisé. On a du mal à imaginer, aujourd’hui, à quel point cette thèse a été attaquée sérieusement par les penseurs libéraux entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Elle méritait de l’être, évidemment, comme mérite de l’être sa version moderne, la décroissance : car l’homme de nature meurt de faim, il subit les aléas climatiques, et n’a aucune ressource contre la maladie ; ses rapports sociaux sont la férocité, la violence, la guerre.
On nous parle du bonheur de l’homme sauvage, qui vit nu et dont la vie est occupée par la pêche et la chasse. Mais vivre nu n’est pas plaisant par toutes les saisons, et la pêche est surtout un plaisir quand on a bien mangé.
Mais au-delà, je pense sincèrement que la liberté a fait moins de progrès qu’elle aurait pu en faire à cette époque, précisément parce qu’on s’occupait de défendre la civilisation contre la vie primitive. Un Français du XIXe siècle est plus libre qu’un sauvage d’Amérique : c’est très bien de le démontrer, mais c’est s’éloigner de la question.
Prenez par exemple la question du droit des femmes. Volney, qui voyage trois ans en Amérique à la toute fin du XVIIIe siècle, dit des femmes indigènes, qu’elles sont de véritables bêtes de somme, et c’est vrai. Charles Comte a aussi écrit un livre en quatre volumes où il analyse les lois et les moeurs des différents peuples à travers le monde : et Molinari d’ailleurs nous dit que Bastiat, à qui on demandait quel livre il emporterait s’il devait aller vivre sur une île déserte, disait le Traité de Législation de Charles Comte.
Dans ce livre, Comte explique que chez les indigènes d’Amérique, par exemple, un homme peut avoir quatre, six et jusqu’à douze femmes. Les femmes doivent suivre les ordres des hommes et le refus est puni par la violence et même par la mort. Parfois un homme rapporte de la chasse un animal trop jeune pour être mangé, et il force sa femme à l’allaiter. Quand les hommes partent pêcher ou chasser, ils ne s’occupent de rien, ils y vont avec leur arme à la main, et les femmes doivent tout transporter sur leurs épaules. Les femmes se vendent et s’achètent ; elles sont même un héritage, puisque une femme qui perd son mari, est souvent épousé par son beau-frère.
En comparaison, le statut de la femme française paraissait enviable, et le paradoxe de Rousseau a poussé à se contenter d’une liberté incomplète.
En conclusion, Rousseau a fait du bien, du mal ; il a défendu la liberté sans toujours la reconnaître, et aujourd’hui il est à classer, ni dans les ennemis, ni dans les amis, mais dans tous ceux qui ont fait la France ce qu’elle est, avec ses qualités et ses défauts.
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