Par Gérard Minart, membre du comité d’honneur de la revue Laissons-Faire et auteur de nombreux livres.
Il existe deux angles bien distincts sous lesquels on peut s’intéresser à l’histoire de l’économie : l’angle froid et l’angle chaud. Sous l’angle froid, on réduit l’économie politique à son squelette : des courbes, des diagrammes, des modèles, des graphiques, des équations. Cette méthode à sa justification. Il s’agit de chercher la valeur opérationnelle des théories en les dégageant de l’incertitude de l’humain pour les ramener à leur essentiel, à savoir la certitude des systèmes et des mécanismes. Sous l’angle chaud, en revanche, on vise à remettre de la chair, du nerf et du sang dans une histoire faite d’abord par des hommes qui ont été, soit des premiers de cordée comme Quesnay, Turgot ou Adam Smith, soit des aventuriers comme Cantillon, soit des philosophes comme Condillac, soit des d’Artagnan comme Bastiat, soit de grands oubliés pendant longtemps comme Augustin Cournot. On pourrait multiplier les exemples.
Sous l’angle froid, on dissèque, on abstrait. Sous l’angle chaud, on raconte, on sympathise. On raconte la vie, les aventures, les œuvres, les tourments des acteurs de l’économie – connus ou oubliés – selon une méthode qui s’appuie sur deux principes : 1- Toujours parler des idées à travers les hommes, autrement dit toujours incarner des idées dans des hommes ; 2- Toujours parler des hommes à travers les événements, autrement dit toujours situer les hommes dans leur époque et dans leur histoire.
Dans cette dernière perspective, il reste un chapitre à écrire dans l’histoire de l’économie libérale : c’est le chapitre des relations entre maîtres et disciples. Ces relations sont fort variées. Elles peuvent être volcaniques, comme entre le marquis de Mirabeau et François Quesnay. Elles peuvent être filialement respectueuses, comme entre Turgot et Vincent de Gournay. Elles peuvent être d’un franc et loyal dévouement, comme entre Condorcet et Turgot. Elles peuvent mettre en relation un vivant avec un mort, comme entre Jean-Baptiste Say et Adam Smith. Ici encore on pourrait multiplier les exemples.
De façon générale, ce sont de belles histoires de fraternité d’idées, de discussions libres et de combats communs qui permettent de réinsérer de la vie, du mouvement et des sentiments dans une discipline intellectuelle sévère et austère. Parfois, de telles relations de maîtres à disciples orientent – ou réorientent – définitivement un destin. N’est-ce pas Schumpeter qui salue Vincent de Gournay pour sa contribution à l’éducation de Turgot en tant qu’économiste ? [1]
Plus près de nous, il est un exemple ou deux hommes – un mort et un vivant – ont pesé fortement sur le destin d’un autre homme. Il s’agit de l’influence profonde de Léon Walras et, surtout, de Clément Colson sur l’orientation définitive du jeune polytechnicien Jacques Rueff.
Quand il sort de la Grande Guerre, Jacques Rueff a vingt-deux ans. Mobilisé en août 1915 alors qu’il avait commencé une classe de mathématiques spéciales, voilà trois ans et sept mois qu’il porte l’uniforme. C’est dire qu’il était passé, quasiment sans transition, comme beaucoup d’autres, de l’état de lycéen à celui de combattant. Aussitôt démobilisé, il envisage de reprendre très vite ses études. L’école polytechnique ayant décidé de créer une promotion « 1919-spéciale » à destination des officiers dont le cursus a été interrompu par les hostilités, il demande à être admis dans l’un des quatre centres militaires prévus pour la préparation du concours d’entrée. Mais comme ces centres ne s’ouvriront qu’au printemps de 1919, il s’inscrit à la faculté de médecine de Paris où il obtient le PCN (certificat d’études en physique, chimie et sciences naturelles). Et cela dans l’intention, sur les conseils de son père médecin, de devenir, plus tard, chercheur en biologie.
En septembre 1919, après être passé par le Centre de préparation de Nancy, il est reçu au concours d’entrée à Polytechnique. Là, il va subir une première influence, celle de Léon Walras.« Pour moi, le grand tournant fut la découverte de Léon Walras » écrit-il dans son autobiographie.[2]
Grand tournant est bien l’expression qui convient : c’est en 1921, durant sa seconde année d’études, qu’il apprend lors d’un cours l’existence des Eléments d’économie politique pure, le maître livre de Léon Walras. Mis en appétit, il se précipite à la bibliothèque de l’école, trouve l’ouvrage, s’y plonge, le « dévore » et en émerge économiste.
Léon Walras était mort en 1910. Son œuvre majeure, qui allait avoir un si grand poids sur l’avenir de Rueff, datait de 1874. En 1921, Walras n’occupe pas encore dans l’histoire de la pensée économique cette immense position qui amènera Schumpeter, plus tard, à le qualifier de « plus grand de tous les économistes ». Rejeté par le système universitaire français, contraint d’enseigner à Lausanne, Walras était resté, selon Schumpeter « typiquement français », à la fois par sa naissance à Evreux, par ses études à Caen, Douai et Paris, par l’influence de son père Auguste, et par la lignée intellectuelle dont il était issu et qui remontait à Jean-Baptiste Say, « son vrai prédécesseur » selon Schumpeter, qui ajoute : « Et derrière l’influence de Say on devine celle de toute la tradition française – Condillac, Turgot, Quesnay, Boisguilbert – quelle que soit l’importance des emprunts qu’il ait eu conscience de leur faire. »[3]
Avec l’Anglais Stanley Jevons et l’Autrichien Carl Menger, Léon Walras se trouve à l’origine d’une véritable révolution copernicienne de la théorie de la valeur en économie. Ce sera le marginalisme. Après avoir découvert dans les cours de physique et de chimie professés à Polytechnique les lois de l’équilibre dans le monde physique, Rueff découvre, dans l’œuvre de Walras, l’importance du mécanisme des prix et les lois de l’équilibre économique et du déplacement de cet équilibre : « Par le mécanisme des prix, constate-t-il, la loi du déplacement de l’équilibre régentait la société aussi bien que la nature physique. Elle était le chaînon qui assurait la transition entre sciences physiques et sciences morales. »[4] Mécanisme des prix : voilà donc mis au jour la grande explication, la grande cause, presque le grand secret, bref la grande clé de l’équilibre économique. Le mécanisme des prix est responsable à la fois de l’équilibre économique, de son maintien et, éventuellement, de sa réorganisation. Et c’est ici, après Walras, que va intervenir la seconde influence – la plus déterminante – qui va orienter définitivement le destin de Rueff : l’influence considérable de son professeur d’économie politique, Clément Colson.
Si la lecture de Walras fut « un grand tournant », l’enseignement de Colson sera « une véritable révélation ». Quand la route du jeune Rueff croise celle de Clément Colson, ce dernier est déjà un personnage considérable à la fois dans l’Etat et dans l’enseignement supérieur, où il est un formateur d’élites.[5]
Agé de soixante-sept ans en 1920, Clément Colson, polytechnicien, ancien élève de l’Ecole des Ponts et Chaussées, licencié en droit, a été, entre autres responsabilités, sous-chef puis chef de cabinet du ministre des Travaux publics en 1879, puis directeur des chemins de fer en 1894, enfin conseiller d’Etat en 1897 et inspecteur général des ponts et chaussées en 1908 : voilà, très résumée, sa carrière au service de l’Etat. Parallèlement, il enseigne. Il enseigne les transports à HEC de 1885 à 1905, l’économie politique à l’Ecole des Ponts et Chaussées à partir de 1892, et l’économie politique encore à l’Ecole libre des sciences politiques à partir de 1905. En 1914, il accède à la chaire d’économie politique de Polytechnique : voilà pour ses activités, là encore très résumées, d’enseignant.
Les premiers contacts de Rueff avec les leçons de Clément Colson sont plus que réservés : ils sont ironiques. Rueff raconte :
« C’est à l’Ecole Polytechnique que j’ai entendu, pour la première fois, la parole de M. Colson. Son cours s’ouvrait alors au début du deuxième semestre de la deuxième année. Je dois confesser ici que c’est avec beaucoup de scepticisme que je m’y présentai, et même quelque dédain pour une discipline qui n’était, dans mon esprit, qu’une science morale, parce qu’elle ne pouvait être simplement une science.
« La première leçon m’étonna quelque peu : le professeur la consacrait à définir les termes qu’il allait employer. Mais je ne désarmai pas néanmoins ; ce n’était là, évidemment, que souci de présentation, inspiré à notre maître par sa déformation antérieure, celle-là même qui m’éloignait de son enseignement. « Un scientifique égaré dans les sciences morales, disais-je à mon voisin. Il veut décrire en termes précis des choses vagues.
« Mais dès la leçon suivante, nouvelle surprise. Les « choses » décrites n’étaient vagues en aucune façon et le professeur ne se bornait pas à les décrire ; il en construisait devant nous la théorie, comme le physicien qui veut expliquer les faits que l’observation lui a révélés.
« Ainsi, nous découvrions peu à peu que l’état économique n’était pas engendré, comme nous le croyions, par la fantaisie des hommes, mais par la nature des choses, harmonisées en toutes ses parties par le jeu du mécanisme des prix. »[6]
Arrêtons-nous sur cette dernière phrase selon laquelle l’état économique résulte « de la nature des choses, harmonisée en toutes ses parties par le jeu du mécanisme des prix », et non de la « fantaisie des hommes ». Nous tenons là, saisi à la source, c’est-à-dire dès les études à Polytechnique, ce qui sera l’essentiel non seulement de l’économie politique de Jacques Rueff mais aussi, au-delà, de sa philosophie. Le mécanisme des prix libres, sur des marchés libres, dans une société libre, sera le cœur, le noyau dur, le foyer de sa pensée. Le mécanisme des prix, facteur d’équilibre en économie sera donc aussi facteur de stabilité et d’harmonie, donc d’ordre dans toute la société. Et préserver le libre jeu de ce mécanisme des prix dans tous les compartiments de l’activité économique, ce sera contribuer à établir cet ordre dans la société. C’est précisément sur ce point, où l’on passe de l’équilibre dans l’économie à l’ordre dans la société, que s’exprime la gratitude de Rueff pour son maître Colson car celui-ci a su prendre en considération, sous les abstractions de l’économie mathématique, les réalités humaines :
« En constatant, écrit Rueff, que les problèmes économiques sont déterminés, M. Colson a montré, d’une part, que le jeu des prix avait pour effet, lorsqu’on ne s’opposait pas à son libre fonctionnement, de donner en fait et à chaque instant aux divers facteurs qui définissent l’état économique, la valeur qui satisfait aux conditions d’équilibre, d’autre part que la fixation de certains prix à un niveau différent de celui qui se serait spontanément établi sur le marché provoquait un déséquilibre économique que l’on ne pourrait ensuite résorber qu’en soustrayant le système tout entier au libre jeu des prix.
« Pour donner à cette conclusion toute sa portée politique, il faut apercevoir, sous l’abstraction des énoncés généraux, les réalités humaines qu’ils recouvrent. Le déséquilibre économique, c’est l’inégalité permanente entre les désirs des hommes et les moyens de les satisfaire. Le laisser subsister, c’est vouloir provoquer une demande qu’aucune offre jamais ne viendra assouvir ou entretenir une offre que jamais aucune demande n’absorbera. Ainsi, le déséquilibre économique, ce n’est pas seulement l’inégalité irrémédiable des deux membres d’une équation, mais l’attente désespérée de ceux qui veulent trouver du travail et n’en obtiendront pas ou l’effort inutile de ceux qui ont produit du blé et ne trouveront jamais d’acheteurs. »[7]
Comment éviter de telles situations accompagnées de leurs lots de souffrances ? En se montrant « fermement hostile » à toute politique tendant à immobiliser les prix ou à en ralentir les mouvements. Ce fut la position constante de Clément Colson : « C’est en ce sens, conclut Rueff, qu’il est un libéral, ennemi de toute intervention dans le libre jeu des phénomènes économiques. »[8]
L’Ecole Polytechnique, confluent de l’influence de Walras et de Colson sera donc pour Jacques Rueff, non seulement le lieu d’un « grand tournant » mais encore le creuset où s’élaborera, très tôt, très vite, la ligne directrice de sa pensée.
Toutefois, l’importance de ces deux années passées à Polytechnique ne s’arrête pas là : c’est dans la dernière partie de ses études que Jacques Rueff va aussi se doter d’une méthode. En effet, son étude de Walras entre en résonance avec un projet qu’il est en train d’élaborer, celui d’approfondir et de mettre en ordre ses idées sur les relations entre sciences physiques et sciences morales. Et d’expliquer que l’œuvre de Walras, en fournissant une théorie générale des phénomènes économiques, en tous points rationnelle, apporte une « illustration décisive » aux vues qu’il médite sur la nature de l’explication scientifique. Cette méthode prendra la forme d’un livre, son premier, qui surplombera toute son œuvre future et qu’il appellera d’ailleurs son « discours de la méthode ». Il l’écrira durant le second semestre de 1921. Puis, après avoir soumis son manuscrit à Clément Colson, il ira le porter à l’intellectuel français le plus renommé de l’époque, Henri Bergson, qui l’encouragera vivement à le publier. Des sciences physiques aux sciences morales, titre définitif de l’ouvrage, sortira en librairie, avec une préface de Colson, en juin 1922, accompagné d’un sous-titre : Introduction à l’étude de la morale et de l’économie politique rationnelles. En 1929, traduit en anglais, l’ouvrage paraîtra en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce sera la première étape du rayonnement des idées de Rueff dans le monde anglo-saxon. Non comme biologiste mais comme économiste.
Gérard MINART
[1] Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, 1983, Gallimard, tome 1, p.344.
[2] Jacques Rueff, Œuvres complètes, De l’aube au crépuscule, Autobiographie, Paris, Plon, 1977, p.35.
[3] Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, 1983, Gallimard, tome III, p.111.
[4] Jacques Rueff, Autobiographie op.cit., p.37.
[5] Sur l’enseignement en France de l’économie politique en général, et sur la période Colson en particulier, voir le monumental ouvrage de Lucette Le Van-Lemesle, Le Juste ou le Riche, l’enseignement de l’économie politique 1815-1950, Paris, 2004, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 787 pages.
[6] Jacques Rueff, L’enseignement de M. Colson, Revue politique et parlementaire, 40e année, N°468,10 novembre 1933, p.312.
[7] Ibid., p.315.
Sans oublier, bien sûr, l’autobiographie de Jacques Rueff, publié chez Plon, en 1977, quelques temps avant sa mort, sous l’intitulé “De l’aube au crépuscule”, premier tome des Oeuvres complètes qui en comporte quatre (six livres).
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