Comment construire la paix ? Les propositions de l’abbé de Saint-Pierre
À quand remonte le pacifisme ? Comme rejet de la solution violente pour résoudre les différends, il est aussi vieux que le monde. On a voulu le mettre sous l’égide de Cinéas, qui demandait impertinemment à un conquérant de l’Antiquité, où il s’arrêterait et pourquoi il ne voulait pas tout simplement gouverner en paix son domaine.
Comme système de pensée, comme principe de philosophie politique, la paix a des fondateurs aux noms oubliés : c’est Émeric Crucé (ou peut-être De La Croix), à la biographie pleine d’incertitudes, dont l’ouvrage de 1623 promeut la paix et la liberté du commerce ; c’est encore et surtout l’abbé de Saint-Pierre, qui en vrai s’appelait Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre. Mais qui a jamais entendu ces noms ?
Le XXe siècle s’est achevé avec la folle prétention d’avoir relégué dans le passé la question de la guerre, et d’avoir inaugurer le règne ininterrompu de la paix. Aujourd’hui que ce rêve vole décidément en éclat, la paix à nouveau a besoin d’être construire, et pour être construite, d’être d’abord pensée et repensée.
Les défenseurs de la liberté ont toujours eu à cœur de défendre aussi la paix. Qu’il s’agisse de peindre les ravages de la guerre, ou de dénoncer en elle une aberration économique, tous parlent à l’unisson. Mais quand vient le moment de proposer des moyens pour en amener l’extinction, chacun fait œuvre singulière. Le « projet de paix perpétuelle » de l’abbé de Saint-Pierre, exposé au début du XVIIIe siècle, a fait date ; c’est un monument de notre patrimoine national, qui mériterait plus de visiteurs.
Sa qualité intrinsèque vient peut-être du fait que l’abbé de Saint-Pierre réconcilie deux démarches souvent solitaires — celle de la morale et celle de la science. Saint-Pierre est un moraliste qui veut faire œuvre scientifique ; ses préoccupations sont morales, mais son argumentation est essentiellement scientifique.
Il demande : pourquoi les nations sont-elles en guerre ? C’est une question morale assez vaste. Car pourquoi les hommes eux-mêmes nourrissent-ils entre eux des dissensions, des haines, des ressentiments ? Pourquoi parfois commettent-ils les uns contre les autres des violences ? C’est, naturellement, qu’ils ont des différends.
La vraie question est celle-ci : pourquoi lorsque deux citoyens d’un pays sont en désaccord, ne leur vient-il pas le plus habituellement la pensée de vider leur querelle dans le sang ? C’est qu’ils ne le pourraient pas impunément ; c’est qu’il existe une force supérieure à la leur, qui les soumettrait et leur imposerait son jugement.
C’est pour disposer d’un tel arbitre, d’une telle protection, que les hommes ont formé des sociétés organisées. Avant cette forme d’arbitrage, il existe des sociétés, car l’homme est né social (d’abord il a une parentèle, c’est une première société), mais elles sont sans arbitres, sans arbitrage. Les hommes commettent des violences les uns à l’égard des autres. Les plus faibles, femmes et enfants notamment, sont tenus dans une forme de soumission presque complète, qui seule les garantit des fatigues et des malheurs qui tiennent à la vie sans protection. Les plus forts eux-mêmes sont sans cesse sur leurs gardes, épiant leurs ennemis, et prenant des précautions remarquables pour ne pas être assassinés pendant leur sommeil.
Mais un jour, pour cesser l’ère des violences, on se choisit un arbitre, on place les rapports humains sous la sauvegarde d’une autorité supérieure ; en bref, on se donne des lois et surtout un exécuteur de ces lois. Alors si les querelles ne cessent pas tout à fait, habituellement elles ne se vident plus par la violence. Alors on vit paisiblement, de travail, de commerce ; on cultive les arts.
La même chose se passe plus tard entre tribus, clans ou villages : d’abord on ne reconnaît aucune loi, on se bat à mort pour tout différend ; mais enfin on fait société, on se place sous la sauvegarde de lois communes, et la violence cesse presque entièrement.
Pour cesser l’ère de la guerre perpétuelle, il ne s’agit pas d’autre chose, explique l’abbé de Saint-Pierre, que de répliquer à l’échelle des nations ce progrès qui a eu lieu tour à tour entre les individus d’une même tribu primitive, puis entre diverses tribus ou villages. Car la paix perpétuelle, ce n’est pas autre chose que l’État de droit enfin étendu aux limites de l’humanité elle-même.
Dans les différentes versions de son projet, d’abord manuscrit, puis imprimé, l’abbé de Saint-Pierre a expliqué en longueur comment il concevait pratiquement cette réalisation. Il s’agirait, en peu de mots, d’une union des souverains politiques, lesquels, dans une grande assemblée de leurs représentants, videraient par la discussion les démêlés qu’ils pourraient avoir. L’union se fonderait sur cette base, que les frontières entérinées par les plus récents traités ne subiront plus jamais d’altération, sauf accord des arbitres de l’union. Celui qui entreprendrait contre la paix perpétuelle de l’union, et violerait les frontières d’un autre pays, serait déclaré l’ennemi de l’union : on pourrait lui faire la guerre jusqu’à ce qu’il entende enfin raison, comme la police et la justice d’un État sévissent contre quiconque a la mauvaise idée de vouloir violer les lois.
L’idée fondamentale de l’abbé de Saint-Pierre a donné jour successivement à la Société des nations puis aux Nations Unies, avec des divergences importantes, qu’il est inutile ici de retracer. Pour penser la paix, revenir au texte même de son projet, étonnamment détaillé, peut servir. Car la solution de l’arbitrage, la solution de l’assemblée des nations, est une solution qu’on délaisse, qu’on méprise, peut-être par aveuglement.
Benoît Malbranque
Institut Coppet
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