Collectivisme agraire et nationalisation

Dans cette courte brochure publiée en 1897, Paul Leroy-Beaulieu répond aux critiques et aux propositions révolutionnaires des collectivistes. La propriété foncière, dit-il, est fondée sur l’occupation première, le travail et l’utilité générale. Refuser le motif de la première occupation, c’est renier le processus même de la civilisation et donner un argument à tout groupe d’hommes qui voudra conquérir une nation : car les nations mêmes ne reposent pas sur autre chose que sur le droit de première occupation. Renverser la propriété foncière, c’est aussi briser le motif du travail et appauvrir la société.


 

COMITÉ DE DÉFENSE ET DE PROGRÈS SOCIAL

Patrie, Devoir, Liberté

 

 

COLLECTIVISME AGRAIRE

ET

NATIONALISATION

PAR

Paul LEROY-BEAULIEU

de l’Institut

___________

AU SIÈGE DU COMITÉ

54, rue de Seine, 54

PARIS

 

La propriété foncière, conçue dans sa généralité, repose sur trois éléments : le fait de l’occupation, auquel est venu se superposer le travail, et que consacre l’utilité générale; trois choses que l’on trouve ainsi d’habitude associées.

Le fait de l’occupation peut-il constituer un véritable droit ?

Le fait de l’occupation première constitue un véritable droit ; ce n’est pas seulement l’histoire, le consentement universel, une sorte de concession réciproque qui le veulent ainsi, mais la raison elle-même et l’équité. Sans le droit du premier occupant et de la transmission volontaire ou héréditaire l’humanité tomberait dans un chaos indescriptible. Le droit du premier occupant représente à la fois un fait naturel, la simple possession, et un effort persistant de la volonté, un travail ; car, pour occuper, il a fallu défendre, pour défendre efficacement, il a fallu, dans les temps anciens surtout ou dans les pays neufs, résider, exploiter, cultiver. Une propriété, dans ces âges rudes, qui aurait été abandonnée par le premier occupant, n’aurait pas tardé à être envahie et prise par un autre. Dans la plupart des pays qu’on colonise, il en est encore de même aujourd’hui ; celui qui possède des terres sur les confins de la culture à la Plata ou en Australie, s’il n’y réside pas, si du moins il n’y va pas souvent, s’il n’y fonde pas une exploitation ou n’y entretient pas de gardien, court le plus grand risque de se voir contester sa propriété et finalement de la perdre. Dans ces conditions, le droit du premier occupant est le fondement même de toute civilisation.

C’est une erreur de croire que le fait de l’occupation ne sert de base qu’à la propriété privée ; il est tout aussi bien le fondement de l’existence communale et de l’existence nationale. Une nation ne peut pas se concevoir et ne peut pas se maintenir en dehors du droit du premier occupant.

Comment, si la propriété privée est illégitime, il en est de même de toute propriété communale ou nationale.

Si l’on admet que la propriété privée est illégitime, parce qu’un individu n’a pu s’approprier à tout jamais une chose essentiellement commune comme la terre, ce principe appliqué à un individu doit l’être aussi à une communauté d’habitants, à une nation, à la population d’un continent.Une communauté d’habitants, une province, une nation n’a pas plus le droit de conserver la propriété de son territoire qu’un individu n’a le droit de conserver la propriété de son champ. Le droit de la communauté d’habitants et celui de la nation, ont absolument la même origine que le droit de l’individu, à savoir le fait de l’occupation première.

La théorie collectiviste, si l’on en tire tout ce que logiquement elle contient, supprime absolument la commune et la nation. Supposez qu’il y ait d’autres globes habités que la terre, que ces autres globes aient un sol moins naturellement fertile et que, d’ailleurs, il fût possible d’avoir des relations avec leurs habitants, les hommes qui détiennent aujourd’hui notre petite planète n’auraient aucun droit à en revendiquer la propriété collective pour eux seuls, ils devraient la partager avec les êtres placés dans ces autres astres : car c’est le seul fait de l’occupation première, dont les collectivistes dénient la légitimité, qui a mis le genre humain en possession de la terre ; or, un fait qui ne peut créer un droit pour un individu, ne peut non plus créer un droit pour un peuple, pour une race, pour une espèce. Un fait a toujours les mêmes conséquences en équité, qu’il s’agisse d’un individu, ou de plusieurs, ou d’une infinité.

En restant dans le monde où nous nous trouvons, la théorie collectiviste qui dénie le droit du premier occupant, aurait des conséquences inaperçues de ses adeptes. Voici les quelques communes qui couvrent ces lieux privilégiés que l’on appelle le Médoc, ou les riches vallons de Normandie, ou la vallée du Rhône, ou les exubérantes plaines viticoles des bords de la Méditerranée. Si la propriété individuelle doit être considérée comme illégitime, parce que le fait de l’occupation et tout le travail qui est venu s’y superposer ne peuvent créer un droit exclusif perpétuel, de quel droit les communes que je viens de citer qui occupent un sol exceptionnellement riche dans le monde défendraient-elles la propriété même collective de leur territoire respectif ?

Est-ce que les habitants déshérités des montagnes et des plateaux ou même ceux des vallées plus pauvres et moins fécondes n’auraient pas le droit de venir exproprier les communes des riches pays, ou de leur imposer soit un partage, soit un tribut comme compensation des avantages dont elles jouissent ? Qui peut nier que les habitants de la Gironde ou de l’Hérault ne soient favorisés par rapport à ceux des Hautes-Alpes, et qu’il en soit de même des habitants du Calvados relativement à ceux du Cantal ou de la Lozère ?

Quelle réponse pourraient faire les communes des riches vallées et des riches plaines ? Elles invoqueraient l’occupation ; mais si l’occupation est sans valeur quand il s’agit d’un seul individu, elle l’est aussi pour mille. Se réclameraient-elles du travail que toute une série de générations ont consacré à la mise en culture de ces plantureux pays ? Mais les propriétaires individuels peuvent en faire autant. Ainsi, contre les revendications des habitants des pays plus pauvres, les communes des contrées riches ne pourraient soutenir leur droit.

Certains collectivistes ne reculeront pas devant cette conséquence et avoueront que la propriété communale n’est pas plus fondée que la propriété individuelle ; ils ne voudront que de la propriété nationale qui seule peut rendre absolument identique le sort du paysan de la Lozère ou des Basses-Alpes et celui du paysan des bords de l’Hérault ou de la Gironde.

Mais la difficulté ne serait pas supprimée. La propriété nationale ne résiste pas davantage à l’examen ; car elle aussi ne peut invoquer en sa faveur que le droit d’occupation et le travail successif des générations.

Si un champ doit cesser d’appartenir à son propriétaire, les Français perdent tout titre à la possession de leur territoire national.

Nul esprit ne sera assez hardi pour soutenir que toutes les contrées soient également bien douées de la nature. Il se rencontre dans le nord de l’Europe, en Suède, en Norvège, des peuples que la Providence a placés sur un territoire montagneux, froid et ingrat. Il est d’autres peuples qui occupent et travaillent péniblement des plaines de sable, comme la Poméranie ou la plus grande partie de la Prusse ; il s’en rencontre qui vivent dans des steppes comme au sud de la Russie et dans l’Asie centrale.

Si la propriété individuelle privée n’a aucune valeur, si le droit du premier occupant, le travail continu des générations sur un même sol n’ont pu créer un titre légitime d’appropriation, de quel droit la France et l’Italie, au détriment des Poméraniens, des Cosaques, des Tcherkesses, des habitants du Sahara, détiendraient-elles des pays naturellement fertiles et d’une facile culture ? Les Français et les Italiens n’auraient pas plus le droit de prétendre à la possession exclusive de l’ensemble de leur territoire que chaque propriétaire n’a le droit de revendiquer la possession exclusive de son champ. Car dans l’un et l’autre cas les éléments du droit sont les mêmes, à savoir : l’occupation, le travail des générations antérieures. Si donc l’on veut supprimer la propriété privée, on ne peut la remplacer logiquement, ni par la propriété communale, ni par la propriété nationale, mais par l’attribution de chaque coin de terre au genre humain tout entier. Le Touareg et l’Equimau auraient le droit de demander leur part de jouissance des domaines de Château-Laffitte ou de Chambertin.

Bien plus, si la lune par hasard était habitée et si l’on découvrait un moyen quelconque de correspondre avec elle, les hommes de la terre devraient admettre les hommes de la lune en participation de la jouissance du sol terrestre, car pour revendiquer la possession exclusive de ce dernier, ils ne pourraient invoquer d’autres titres que la longue occupation et le travail successif des générations, motifs que les collectivistes déclarent insuffisants pour justifier la propriété exclusive. Voilà où logiquement le collectivisme devrait conduire.

Le droit qui vient de l’occupation héréditaire est tout aussi bien le fondement des nations que de la propriété individuelle ; la nation qui viole chez elle la propriété personnelle du sol, s’arrache tout droit à défendre son propre sol contre un peuple étranger plus pauvre. La théorie collectiviste devrait aboutir à la généralisation du tribut. Les peuples riches, ceux qui occupent les bonnes terres comme la France, l’Italie, la Hollande, la Belgique ou qui possèdent des mines abondantes, comme l’Angleterre, devraient une compensation, une soulte, un tribut, en un mot, aux peuples moins bien traités de la nature.

Ainsi se trouve vaine l’objection qui provient de la prétendue nullité du droit d’occupation. Certains collectivistes invoquent encore cet argument que la terre est l’instrument indispensable à chaque être humain, que la propriété est la condition même de la liberté individuelle, d’où il résulterait que chaque homme doit être propriétaire, soit effectivement, soit par représentation. Ces raisons ont beaucoup perdu de leur valeur. Autrefois, il pouvait en être ainsi avant l’invention des métiers et la division du travail ; aussi la propriété fut-elle collective à l’origine.

Aujourd’hui il n’en est plus de même. La terre n’est plus l’instrument unique, indispensable, du travail ; il en est mille autres à côté. L’existence de la propriété privée est une des conditions de la liberté pour une nation ; mais pour que chaque individu soit libre, il n’est pas nécessaire qu’il se trouve propriétaire.

Si l’on veut dire qu’un homme n’est vraiment libre que lorsqu’il est pleinement assuré du lendemain, que lorsqu’il peut vivre sans l’assistance d’un autre homme, on émet une proposition qui manque évidemment de justesse. Là où la terre est encore commune, chez les peuples chasseurs, l’homme n’est pas assuré du lendemain ; sa subsistance est subordonnée à ce que ses membres soient toujours dispos et le gibier abondant ; néanmoins on ne dira pas que cette incertitude enlève à cet homme sa liberté. Les membres des sociétés modernes jouissent aussi de la liberté, tout en étant assujettis à des chances diverses. La liberté ne consiste pas dans l’absolue sécurité, dans l’affranchissement de tous les risques ; la liberté est dans la faculté qu’a l’homme de déterminer ses propres actes et non pas dans la puissance de faire que le résultat de ses actes corresponde toujours à ses désirs ou à ses besoins.

À mesure que la civilisation se développe il devient plus difficile, même impossible, que chaque homme possède efficacement et personnellement un coin de terre suffisant pour l’alimenter. La Belgique a plus de 180 habitants par kilomètre carré, ce qui ne représente que 55 ares par habitant, 2 hectares trois quarts pour une famille de 5 personnes. Une étendue aussi restreinte, sauf sur un terrain exceptionnel et pour certaines cultures qui donnent une grande « valeur d’échange », comme la vigne, ne peut faire vivre une famille. Il y a donc, dans beaucoup de pays, une impossibilité absolue à ce que chacun possède et surtout exploite le coin qui le nourrit. C’en serait fait, d’ailleurs, de la division du travail et des arts[1].

Que les collectivistes n’offrent aux hommes qu’une ombre de propriété.

Que proposent les collectivistes ?

Ils offrent aux individus je ne sais quelle « jouissance idéale de la terre », qui ressemble à la propriété effective comme l’ombre à la réalité. Cette jouissance idéale consisterait en ce que le sol, appartenant à la communauté, serait affermé à son profit. Mais chaque individu n’aurait pas plus alors qu’aujourd’hui la possibilité de l’exploiter et d’en tirer sa nourriture, sans l’agrément des fermiers de l’État, qui n’auraient aucun motif de se conduire autrement que les fermiers des particuliers. Cette « jouissance idéale » dont nous parlent les collectivistes les plus sensés est un leurre ; elle ne réalise, en tout cas, à aucun degré, la fameuse formule que la propriété est la condition de la liberté. Au contraire, elle n’en laisse rien subsister.

Les collectivistes sont-ils plus heureux dans leurs arguments tirés de l’histoire ? Y trouvent-ils la démonstration que la propriété collective soit le véritable régime des peuples libres ? Non, tout au contraire. Une observation générale frappe l’esprit : c’est que, au fur et à mesure que la propriété a cessé d’être collective, l’agriculture est devenue plus perfectionnée et la production plus abondante.

Ces deux phénomènes étant simultanés dans tous les pays, ils permettent d’affirmer que la propriété foncière privée est le mode d’occupation du sol le plus conforme à l’utilité générale et aux intérêts de la société[2].

Paul LEROY-BEAULIEU.

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[1] Si la terre devait être à tous les hommes, également, les pays à population dense comme la Belgique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, pourraient réclamer une portion du territoire des pays moins peuplés. La France devrait céder une partie de ses champs à ses voisins anglais, belges, allemands, italiens.

[2] On trouvera sur ce sujet une étude complète dans le Collectivismeexamen critique du nouveau socialisme, ouvrage du même auteur, Paris, librairie Guillaumin.

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