Circulaire aux habitants de la Sarthe

[Le Siècle, 11 mars 1848.]

Nous avons dit quelles étaient les dispositions de tous les anciens députés de l’opposition que nous avions pu interroger. La circulaire suivante, adressée par M. Gustave de Beaumont aux habitants de la Sarthe, atteste que ses sentiments sont absolument conformes aux nôtres.

Concitoyens du département de la Sarthe, 

À une époque où la députation ne conférait que des honneurs et n’imposait à ses membres que des devoirs faciles et des responsabilités définies, j’ai sollicité et obtenu vos suffrages. Aujourd’hui, en présence des circonstances qui impriment à la prochaine représentation nationale un autre caractère, et font naître pour elle des devoirs plus ardus, des responsabilités plus étendues, je n’ai point à chercher ce qui me conviendrait. Je ne considère que ce que je dois ; et si l’on jugeait que je puis rendre encore quelque service, je demeure à la disposition de mes concitoyens. Quant à mon sentiment personnel sur la révolution qui vient de s’accomplir, en voici l’exposition franche et nette :

Un jour à peine s’est écoulé qu’un trône était debout, autour de ce trône deux chambres, au sein de ces chambres deux partis, dont l’un avait entrepris de faire sortir de la monarchie constitutionnelle une représentation sincère, un gouvernement honnête au dedans, digne au dehors, et dont l’autre, à force de manœuvres, d’intrigues, d’égoïsme, était parvenu à fausser toutes nos institutions et à créer dans les chambres une majorité servile, après avoir créé dans le corps électoral une majorité corrompue. Cette corruption funeste, d’autres l’ont sans doute attaquée plus habilement que moi ; mais j’ai le droit de dire que j’ai été le premier sur la brèche pour la combattre. Cependant en un jour, en une heure, en un instant, tout est tombé, trône, monarchie, chambres, parti intermédiaire, parti de la corruption, parti de l’opposition constitutionnelle. Ministres, royauté, régence, tout à disparu. De tout cela il n’est resté qu’une grande ruine sur laquelle s’élève, à l’étonnement de tous, l’édifice grandiose, mais nouveau et inattendu, de la République. Je n’appelais point, je ne désirais point la république ; je l’ai acceptée. Je la redoutais, la croyant impossible sans des collisions sanglantes et sans une violence faite à nos mœurs. Je l’ai vue s’instituer sans luttes, sans résistance, sans une goutte de sang versé, sans une parole de vengeance, sans une pensée de réaction, sans une profanation impie, sans un blasphème. Pour comprendre la puissance du peuple dans ces journées, il faut en avoir été témoin. Il faut aussi avoir vu le peuple après la victoire pour juger ce qu’il y a en lui de sentiment religieux, de désintéressement et de probité. 

Concitoyens de la Sarthe, j’en suis profondément convaincu, il n’y a plus pour tous les Français qu’une seule conduite à tenir : abjurer tous les souvenirs et toutes les préoccupations du passé, briser sans retour tous les liens de parti, et se rallier sincèrement, unanimement au gouvernement provisoire. Les monarchies ont fait leur temps. Monarchie démocratique de Louis XVI, monarchie absolue de Napoléon, royauté restaurée de Louis XVIII, monarchie constitutionnelle de 1830, toutes ont péri ; toutes ont succombé au sein des troubles et des révolutions que chacune d’elles avait précisément pour mission de prévenir. Un système de gouvernement dont le principal mérite était d’assurer l’ordre et la liberté, n’a amené que le désordre et l’anarchie. Qui donc travaillerait à son rétablissement ? Pour moi, je le déclare, personne n’a demandé avec plus de zèle et de sincérité que moi à la monarchie représentative la liberté, la prospérité et la grandeur de mon pays. Mais après la dernière et triste expérience qui vient de s’accomplir, je dis avec la même franchise que je considérerais comme aussi coupable qu’insensée toute tentative, je vais plus loin, toute arrière-pensée de retour vers cette institution ensevelie à jamais dans les témoignages répétés de son impuissance. Le crime ou la folie me sembleraient les mêmes que l’entreprise se produisît sous les auspices de tel ou tel nom, de tel ou tel prétendant. 

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, de pareilles tentatives apparaissaient, le gouvernement de la République, qui, évidemment, veut être libéral et modéré, serait bientôt entraîné à la violence. Son autorité tournerait à la dictature, et alors que dans sa force il aspire à ne régner que par les lois, il se verrait contraint de recourir aux expédients de tous les pouvoirs contestés. Que le pays y prenne garde : il y va pour lui, non seulement de son bien-être, mais de sa propre existence. Il y a quelque chose qui importe encore plus que la forme du gouvernement : c’est la France. Si j’osais, je dirais qu’il y a quelque chose de supérieur à la liberté même : c’est l’indépendance nationale et l’inviolabilité de notre territoire. 

Or, tout dissentiment intérieur signifierait aujourd’hui l’affaiblissement de la France, la guerre civile au dedans, la guerre étrangère au dehors ; comme moyen de combattre l’une et l’autre, la dictature ; comme conséquence finale, l’épuisement du Trésor public et la banqueroute. Ainsi, adhérer franchement à la République, ne choisir pour représentants que des hommes dont l’adhésion soit aussi nette que sincère, tel est, à mon avis, le premier devoir de tous les bons citoyens. Ils en ont un second non moins impérieux et tout aussi facile à comprendre. 

Si le principe républicain du gouvernement nouveau doit être mis hors de question, à côté du principe admis par tous comme base de l’édifice, viennent se placer de très graves questions, dont la solution, selon ce qu’elle sera, fera une bonne ou mauvaise république. Je ne parle point des questions politiques de leur nature, telles que celle de savoir si le pouvoir exécutif sera représenté par un président ou par un directoire ; s’il y aura une chambre unique ou deux chambres ; si la magistrature sera nommée ou élective, etc. ; ce sont là des questions graves, mais non dangereuses, et l’assemblée nationale, délibérant avec maturité et indépendance, les résoudra sans peine. Mais ce qui en ce moment mérite une attention plus immédiate, ce sont des théories, inspirées sans doute par l’intention la plus généreuse, mais à mes yeux pleines de périls, qui aspirent à pénétrer dans le gouvernement, et qui, si la voix tout entière du pays n’y mettait obstacle, amèneraient tout à la fois la ruine de la société et de la république. À vrai dire, ce n’est pas la question politique qui est grave en ce moment. Elle est, elle doit être résolue. Ce qui est grave, c’est la question sociale.

L’amélioration du sort des travailleurs est sans contredit le premier besoin des temps modernes ; c’est la première des nécessités, parce que c’est la première des justices. Nous vivons dans un temps où la condition essentielle de la puissance d’un peuple, c’est la richesse, et la richesse, c’est le travail. Il est juste que la société soit libérale envers ceux qui font sa force. Il est nécessaire que le sentiment de fraternité qui unit tous les hommes et qui existe dans nos mœurs, pénètre dans nos lois, et désormais la constitution doit avoir pour base le grand principe de solidarité qui lie entre eux tous les membres du corps social. Pour moi, j’ai toujours pensé qu’à côté de la liberté, âme de toute industrie, il fallait placer l’association. J’ai toujours pensé que, tout en laissant le travail libre, il fallait protéger le travailleur par un ensemble d’institutions salutaires, qui, en le prenant au berceau et l’accompagnant à travers toutes les vicissitudes de sa vie, le suivissent jusqu’à la tombe. Ce grand devoir social, dont aucun des gouvernements antérieurs n’avait eu l’intelligence, la République l’a compris. Mais il importe beaucoup qu’en entrant dans cette voie elle se préserve d’un écueil placé sous ses pas. Il faut qu’elle prenne bien garde, en organisant le travail, de détruire la liberté ; il faut qu’elle prenne bien garde, en augmentant arbitrairement le salaire, de supprimer le travail ; car il y a pour l’ouvrier quelque chose de pire qu’un salaire modique, c’est l’absence de tout travail, c’est-à-dire de tout salaire. C’est là qu’est le danger véritable de la situation. 

En présence d’un ébranlement extraordinaire, suivi tout aussitôt d’un rétablissement plus merveilleux encore, on peut dire sans exagération que la couche politique de la société a été à peine troublée. Mais ce qui est menacé d’une perturbation profonde, c’est la zone économique de la société, c’est la propriété, c’est le commerce, c’est l’industrie, c’est la liberté de transaction ; ce qui pourrait être mis en péril, c’est la source même de la richesse publique et de la force nationale, c’est l’élément essentiel du bien-être de tous, c’est le capital qui donne le travail et le salaire, c’est la confiance qui seule met en circulation les valeurs que la crainte y enfouissait ; c’est, en un mot, la liberté, sans laquelle il n’y a ni capital fécond, ni travail productif, ni salaire régulier. 

De notre temps les peuples n’attachent qu’une importance secondaire à la forme des gouvernements. Ce qui constitue l’essence des sociétés, c’est le travail, c’est la production, c’est le bien-être matériel et moral qui en découle, c’est l’amélioration continue de toutes les conditions, c’est le progrès incessant de toutes les intelligences, c’est le développement de toutes les facultés. Ce grand mouvement social a besoin sans doute d’agents nombreux et puissants. Mais il en est un qui, à lui seul, est supérieur à tous les autres : c’est la liberté ! la liberté, chose surannée, dit-on, et pourtant moins vieille que certaines théories économiques données aujourd’hui pour des nouveautés. Là est le péril ; là sont les vraies questions dont la bonne solution peut seule assurer les droits impérissables de la propriété, le bien-être sacré des travailleurs, le succès, la grandeur et la prospérité de la République. 

GUSTAVE DE BEAUMONT

Ancien député de la Sarthe. 

10 mars 1848.

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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