Chronique (Journal des économistes, mars 1909)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mars 1909, l’incidence de l’impôt sur le revenu, le régime légal arbitraire pour les indigènes d’Algérie, et les récents développements du protectionnisme en France et du socialisme en Hollande.


 

 

Chronique 

Par Gustave de Molinari 

(Journal des économistes, mars 1909.)

 

 

La révision du tarif des douanes. — Protestation de la Chambre de commerce de Paris. — L’indigénat en Algérie. — Ce que coûtera en Hollande la loi du repos du dimanche. — Timbre en Prusse et en Italie pour toute réclamation. — L’incident de l’impôt sur le revenu.

 

 

Sous prétexte de révision douanière, les protectionnistes, abusant de leur majorité dans le Parlement, viennent d’opérer un bouleversement complet du tarif. D’après les tableaux publiés sous la direction de M. Julien Hayem, le projet de révision a proposé d’introduire dans le tarif général 407 positions nouvelles ; 866 articles seront aggravés et 7 seulement diminués. Au tarif minimum, il y aura 389 positions nouvelles et 182 augmentations de droit. Ce redoublement de notre protectionnisme a naturellement ému les industries menacées de l’étranger. On trouvera au Bulletin une lettre de 47 Chambres de commerce anglaises qui redoutent l’encouragement que l’exemple de la France va donner à leurs protectionnistes. Ailleurs, on se prépare à une guerre de tarifs. Le gouvernement n’est pas sans inquiétude sur les conséquences que cette guerre à l’industrie britannique pourra exercer sur l’entente cordiale. La Commission des Douanes a prétendu, à la vérité, que les droits sur les articles anglais ne seront pas augmentés de plus d’un demi pour cent et que notre protectionnisme restera l’un des plus modérés. Mais nous nous passerions volontiers de cette nouvelle preuve de sa modération.

 

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La Chambre de commerce de Paris, après avoir examiné le projet de réforme douanière, destiné à diminuer notre commerce, et pleine de méfiance pour les spécialisations qui ont pour objet de masquer les majorations du tarif, a publié la protestation suivante :

 

« La Chambre de commerce de Paris,

Considérant que le temps matériel lui manque pour présenter en temps utile et avant l’ouverture des débats devant le Parlement des avis suffisamment motivés sur chacune des propositions de la Commission des Douanes,

Tient à déclarer, dès maintenant :

1° Qu’elle ne fait aucune opposition à ce que la nomenclature du tableau des droits d’entrée soit complétée par l’inscription nominative des articles nouveaux introduits, depuis 1892, dans le commerce international, sous l’influence des découvertes scientifiques ou des progrès de l’industrie et de l’agriculture ;

2° Qu’elle n’est pas opposée à ce que les spécialisations nécessaires soient créées, conformément à la pratique nouvelle adoptée par les pays étrangers, dans les numéros du tarif réunissant, sous une rubrique générale, des objets divers par leur valeur, distincts par le mode de fabrication et différents par l’importance de la main-d’œuvre incorporée dans leur production, à la condition cependant que ces spécialisations ne servent pas de prétexte à des majorations de taxes déguisées.

Mais comme ces retouches, peu importantes et peu nombreuses sont de simples mises au point qui ne justifient pas une refonte complète du tarif annexé à la loi douanière de 1892, elle proteste énergiquement contre la révision générale, avec majoration de taxes, de notre tarif douanier, dont la nécessité ne s’imposait en rien à l’intérêt général et dont les conséquences préjudiciables à l’ensemble de nos nationaux seraient certainement funestes à l’expansion du pays au dehors. »

 

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Quoique les gouvernements civilisés se flattent d’avoir aboli l’esclavage et d’initier les indigènes de leurs colonies aux bienfaits de la civilisation, ils les soumettent à un régime plus voisin de la servitude que de la liberté, et tout en leur faisant payer à haut prix les bienfaits de la civilisation, ils ne les leur distribuent qu’à petites doses. Le régime d’arbitraire que notre administration qualifie d’indigénat, un député philanthrope, M. Steeg, l’a découvert, en Algérie, dans le Siècle, et il est d’avis qu’on pourrait s’y prendre autrement, pour faire aimer la civilisation et les civilisateurs :

 

« L’indigénat, qu’est-ce donc ? C’est, d’une façon générale, la faculté pour l’administration algérienne de frapper nos sujets arabes de pénalités diverses pour des faits non prévus par nos codes ; c’est un système répressif exorbitant du droit commun, qui, sous couleur de discipline, frappe l’indigène dans sa liberté, dans sa fortune, dans ses droits les plus essentiels.

Un arrêté du gouverneur général, armé sur ce point d’un pouvoir discrétionnaire, peut arracher un indigène à sa famille, à sa tribu, le déporter dans de véritables bagnes, ou simplement lui imposer une résidence déterminée avec interdiction d’en sortir. C’est ce que l’on appelle l’internement. De défenseur, point ; d’instruction contradictoire, aucune. Le condamné ne sait pas, le plus souvent, ce dont on l’accuse. Il est même arrivé, il arrive constamment, que, renvoyé absous d’un crime ou d’un délit par les tribunaux réguliers, l’acquitté s’est vu saisi au sortir de l’audience et, pour le même fait, détenu administrativement pendant un temps plus ou moins long — pour l’exemple.

Mais le pouvoir administratif est également muni d’autres armes. On croit rêver quand on pense qu’aujourd’hui encore, un indigène musulman ne peut circuler en Algérie sans passeport régulier, fût-ce pour se rendre à quelques kilomètres de chez lui. Pour punir des méfaits de ce genre, des peines de police, amende et emprisonnement sont prononcées légalement. L’indigène comparaît devant l’administrateur ou le maire, qui lui inflige le châtiment qui lui plaît. Châtiment immédiatement exécuté, nonobstant un appel dérisoirement organisé, auquel il n’est pour ainsi dire jamais possible de recourir.

Un semblable état de choses a engendré, comme tous les régimes d’arbitraire, des abus vraiment scandaleux.

Il a créé dans l’âme indigène des sentiments de rancune tenace, d’hostilité sournoise. Il n’a pas peu contribué à creuser entre nous et nos sujets indigènes un fossé de malentendus et de défiances, qui va s’élargissant chaque jour. »

 

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L’épidémie des lois sociales a gagné la Hollande. Le gouvernement a annoncé un projet de loi destiné à assurer le repos du dimanche et à supprimer le travail de nuit dans les boulangeries. Seulement cette réforme, accueillie avec enthousiasme par les ouvriers boulangers aura pour effet d’augmenter de 2 cents (4 centimes) par kilogramme le prix du pain ; ce qui ferait pour le pays 10 950 000 florins, un peu plus de 22 millions de francs, une diminution de la consommation, partant moins de travail et baisse de salaires. Cela pourrait bien refroidir, à la longue, l’enthousiasme des ouvriers pour les lois sociales.

 

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Il est bien entendu qu’en attribuant à l’État l’exploitation des entreprises privées, il en doit résulter un bien général. C’est une conviction universellement admise. Convaincu lui-même de sa supériorité industrielle et du caractère impeccable de ses services, l’État n’admet pas volontiers les réclamations particulières et il répugne surtout aux dommages-intérêts. En Prusse et en Italie, il commence par mettre à l’amende les réclamants. L’administration prussienne a décidé que toute demande en détaxe serait passible d’un droit de 1 fr. 25 et cette mesure a eu pour effet de diminuer les réclamations d’un tiers. En Italie, de même, d’après une décision du ministre des Travaux publics, les réclamations doivent être désormais présentées sur papier timbré de 60 centimes, si elles dépassent 50 centimes. Évidemment, l’État aurait tort de se gêner envers ses clients, qui sont en même temps ses sujets. Et :

Ne leur fit-il pas, Seigneur,

En les taxant, beaucoup d’honneur.

 

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« Il est intolérable, a dit M. Jules Legrand, dans la discussion sur l’impôt du revenu, que la volonté des particuliers puisse, à l’avance, rendre une loi inopérante et supprime certains avantages qu’on a voulu donner à de modestes travailleurs. » Il s’agissait d’empêcher les propriétaires de faire retomber l’impôt sur leurs locataires, en exhaussant d’autant le prix de leur loyer. M. Jules Legrand voulait déclarer nulle toute stipulation à cet égard. M. Bouveri, plus sévère, demandait qu’en cas de récidive une amende du double de l’impôt et une peine de six mois à deux ans de prison soient infligées au propriétaire coupable. Et 67 votants ont été d’avis avec M. Bouveri, qu’une loi émanée de leurs volontés souveraines suffirait pour immobiliser l’incidence de l’impôt. M. Aynard les a qualifiés de naïfs. On aurait pu être moins poli.

 

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La Chambre des députés vient d’adopter à la majorité de 389 voix contre 129 l’impôt sur le revenu. Celui des 45 centimes a été funeste à la seconde République. Nous souhaitons que l’impôt sur le revenu soit moins fatal à la troisième.

 

Paris, 14 mars 1909.

G. DE M.

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