Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme, dans cette livraison de mars 1894, les effets du protectionnisme, la souffrance des viticulteurs, une loi anglaise sur les accidents de travail, et le soutien public aux porteurs de dettes publiques étrangères.
CHRONIQUE
(Journal des économistes, mars 1894)
SOMMAIRE : Le mouvement de la population française en 1892. — Une réponse incommode de la Chambre de Commerce de Reims au président de l’Association protectionniste. — Encouragement donné au commerce belge par les auteurs de la guerre de tarifs franco-suisses. — Les souffrances de la viticulture. Causes et remèdes. — Le bill sur la responsabilité obligatoire des accidents à la Chambre des Lords, et les enseignements de la statistique quotidienne des accidents en Belgique. — Un referendum libéral en Suisse. — Espagne et Maroc. — Les obligataires des chemins de fer portugais et l’intervention gouvernementale. — Remèdes italiens à la famine. — La crise des changes.
On trouvera au Bulletin le résumé du rapport officiel sur le mouvement, ou plutôt sur l’absence de mouvement de la population française en 1892. On y constatera ce phénomène, au premier abord inexplicable, de l’augmentation du nombre des mariages (4 861 de plus qu’en 1891, et 20 987 de plus qu’en 1890) et de la diminution du nombre des naissances (10 530 de moins qu’en 1891), avec un excédent de 20 041 décès sur les naissances. On se marie davantage, mais les mariages deviennent moins féconds.
Un phénomène presque analogue s’était déjà produit sous le premier Empire, et le préfet du Gers le constatait dans un rapport d’une facture originale, en l’attribuant aux secousses révolutionnaires.
« Au milieu de tant de larmes, de tant de secousses révolutionnaires, écrivait ce digne administrateur, chacun redoute sa propre fécondité, chacun a craint de se marier s’il était célibataire, ou de se reproduire s’il était époux. Les femmes, à cet égard, se sont montrées d’accord avec les hommes. Ainsi, ou l’on a suspendu les jouissances de la vie, ou l’on s’est appliqué à les rendre infructueuses, et les mœurs en ont rougi. »
Si chacun redoute aujourd’hui sa propre fécondité, pour nous servir des expressions naïves de l’administrateur impérial, cela ne tient pas aux secousses révolutionnaires, mais cela pourrait bien tenir au renchérissement de la vie. Sous l’influence combinée de l’étatisme et du protectionnisme, les enfants coûtent de plus en plus cher à nourrir, tandis que le débouché ouvert au travail va s’amoindrissant. Voilà, n’en déplaise à M. Méline, la cause essentielle qui ralentit le mouvement de la population en rendant infructueuses les jouissances de la vie et en faisant rougir les mœurs.
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Nous reproduisons aussi, au Bulletin, une réponse de la Chambre de Commerce de Reims, au président de l’Association de l’Industrie et de l’Agriculture françaises, qui corrobore les conclusions qu’il est permis de tirer du rapport sur le mouvement de la population. La Chambre de Commerce déclare nettement que « les résultats du nouveau régime économique ont été désastreux, spécialement pour l’industrie lainière… L’association que vous présidez, ajoute-t-elle, a une part de responsabilité dans les tristes conséquences dont nous subissons le contrecoup, par suite, tant de la perte de nos principaux débouchés, que de l’amoindrissement de ceux qui nous restent, et dont les tarifs prohibitifs ont porté un grand préjudice à notre commerce d’exportation des tissus de laine, à cette grande industrie lainière qui occupe, dans la région du Nord-Est, des centaines de mille ouvriers. »
M. Méline a déclaré, toutefois, à l’assemblée générale de l’Industrie et de l’Agriculture françaises, que la Chambre de Commerce de Reims commettait un acte de noire ingratitude en se plaignant de notre nouveau régime douanier, que ce régime était absolument étranger aux souffrances de l’industrie rémoise. Bien mieux, il n’a pas craint de prédire que l’industrie lainière « saura prouver que si grâce à la protection elle est maîtresse de son marché, elle n’en a que plus de force pour exporter ».
Souhaitons que cette prophétie suffise à rassurer la Chambre de Commerce de Reims, et procure à l’industrie lainière, malgré la perte de ses principaux débouchés et l’amoindrissement de ceux qui lui restent, la force nécessaire pour exporter.
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Dans le même discours M. Méline a avoué que « notre commerce avec la Suisse souffre réellement », mais quel remède a-t-il proposé pour apaiser ses souffrances ? Un abaissement du tarif ? Allons donc ! Au lieu d’abaisser la barrière qui arrête les produits au passage, il faut l’élever au contraire, et au besoin la rendre infranchissable.
Actuellement, en effet, dit-il, notre commerce avec la Suisse souffre réellement : c’est que nous usons avec elle d’une indulgence qui ne saurait se prolonger indéfiniment ; elle nous applique des droits prohibitifs, tandis que nous ne lui appliquons que notre tarif général. C’est, de notre part, une faiblesse qui devra évidemment prendre fin ; et nous serons bien forcés, si la Suisse continue à notre égard son traitement si défavorable, de demander chez nous un relèvement de notre tarif général pour les articles qui intéressent principalement l’importation suisse en France.
C’est fort bien, mais qu’arrivera-il si les Suisses s’obstinent, plus que jamais (ils sont très entêtés), à remplacer les produits français par des produits allemands, anglais, italiens, belges, et à les payer en exportant en Allemagne en Angleterre, en Italie en Belgique, ce qu’ils exportaient auparavant en France ?
Et remarquons que les concurrents du commerce français ne laissent pas échapper une si belle occasion de s’emparer d’un marché que nos protectionnistes ont livré à leurs convoitises. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans l’Indépendance belge.
« Une exposition importante de produits belges s’organise en ce moment pour la ville de Genève.
Au moment où l’exportation suisse des marchandises, des primeurs de nos grands voisins se trouve arrêtée par de hautes barrières douanières, cet étalage de nos produits d’entrée viendra fort à propos fournir à nos industries l’occasion de faire connaître à la population helvétique les ressources de la Belgique et d’étendre leurs débouchés dans « la patrie de Guillaume-Tell ». Ces expositions spéciales, de modeste envergure, ont du reste l’avantage, en restreignant le champ d’observations du visiteur, de mettre mieux en lumière les objets exposés et d’en faire ressortir davantage les qualités diverses. Elles valent infiniment mieux, au point de vue pratique, que les grandes foires internationales où tout se confond pour les regards de badauds ou d’étrangers indifférents. Que nos industriels ne manquent pas d’envoyer leurs produits à Genève.
Dans une séance du comité, qui s’est réuni le 7 mars au palais de la Bourse à Bruxelles, le président a fait ressortir tous les avantages qu’il y aura pour l’industrie belge à exposer à Genève, surtout depuis la guerre de tarifs engagée entre la Suisse et des pays voisins.
Il a fait remarquer que l’industrie belge est toute désignée pour prendre la succession des pays qui ont perdu leur débouché en Suisse, par suite de cette guerre de tarifs. »
Si le remède que propose M. Méline est adopté, si la France vient à être complètement fermée aux produits suisses, et, par conséquent, la Suisse aux produits français, l’exportation des produits belges à Genève ne pourra manquer d’être une excellente affaire.
M. Méline et ses amis pourront alors se féliciter une fois de plus d’avoir efficacement protégé le travail national… de l’étranger.
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Les viticulteurs sont dans la désolation, et, en effet, ils sont fort à plaindre. Ils ont reconstitué, à grands frais, leurs vignobles, et obtenu, cette année, une récolte égale à celle des bonnes années d’avant le phylloxéra, 54 millions d’hectolitres, mais les impôts compliqués et énormes, droits d’accises et d’octroi, qui s’élèvent en totalité à 216 millions et doublent ou triplent même le prix de cette boisson saine et fortifiante, et les droits de douane que le protectionnisme a exhaussés, dans la plupart des pays civilisés, en ont sensiblement réduit la consommation à l’intérieur et au dehors. Si le vin n’était pas renchéri par l’accise et l’octroi, les 38 millions de Français en boiraient facilement 54 millions d’hectolitres, soit environ un tiers de litre par tête et par jour, il y a même apparence qu’ils absorberaient jusqu’à un demi litre et davantage, dussent-ils demander le surplus à l’Italie et à l’Espagne, en échange d’un excédent de produits de leur travail. La suppression des droits sur le sucre en Angleterre n’a-t-elle pas augmenté la consommation de cet article de confort à tel point, qu’un Anglais consomme aujourd’hui, d’après une statistique de la Pall Mal Gazette, cinq fois plus de sucre qu’un Français ?Enfin une politique de libre-échange qui abaisserait ou mieux encore supprimerait partout les droits sur les vins n’ouvrirait-elle pas à nos viticulteurs un débouché illimité ? L’étatisme et le communalisme qui rendent nécessaires les droits d’accises et d’octroi, le protectionnisme qui exhausse les droits de douane, voilà donc les ennemis du vin. Mais les viticulteurs ne songent pas à diminuer les attributions de l’État, au contraire, ils lui demandent de les étendre, en créant des inspecteurs chargés d’empêcher la fabrication des vins artificiels et le mouillage, et nous n’avons pas entendu dire qu’ils se préoccupent de réprimer l’humeur dépensière de leurs administrations municipales. Enfin, de libre-échangistes qu’ils étaient naguère, ils sont devenus d’ardents protectionnistes. Ils récoltent ce qu’ils ont semé !
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Le parti radical est en ce moment fort irrité contre la Chambre des Lords parce qu’elle s’est refusée à ratifier un bill adopté par la Chambre des communes et attribuant, d’une manière générale et obligatoire, aux patrons la responsabilité des accidents de travail. Plus respectueux en cela, de la liberté des travailleurs, que leurs collègues des communes, les Lords admettaient des exceptions à ce bill socialiste. Ils étaient d’avis qu’il fallait continuer à laisser les ouvriers libres de s’assurer eux-mêmes contre les accidents quand ils y trouvaient avantage. L’assurance obligatoire n’implique-t-elle pas, en effet, une réduction du salaire égale au montant de la prime qu’elle exige ? Et le montant de cette prime ne sera-t-il pas déduit, égalitairement, du salaire de l’ouvrier sobre et prudent aussi bien que celui de l’ivrogne et de l’imprudent ? En dernière analyse, la sobriété et la prudence ne seront-elles pas taxées au profit de l’ivrognerie et de l’imprudence ?
Une statistique quotidienne des accidents en Belgique, dont nous trouvons le résumé dans l’Indépendance belge, nous édifie pleinement à cet égard ; elle atteste que l’assurance égalitaire et obligatoire des accidents, comme toutes les autres conceptions communistes actuellement en faveur, n’aurait d’autre résultat que de taxer les bons ouvriers au profit des mauvais. Mais est-il nécessaire d’ajouter que cette démonstration ne convertira point les radicaux de la Chambre des communes et les autres prétendus amis de la classe ouvrière ?
Voici le document instructif que publie l’Indépendance belge et le commentaire judicieux dont elle l’accompagne :
« La caisse de prévoyance et de secours en faveur des victimes des accidents du travail a dressé la statistique des accidents au sujet desquels elle est intervenue en 1893.
Classés selon le jour de la semaine où ils se sont produits, ces accidents se répartissent comme suit :
Le lundi |
840 cas |
mardi |
759 |
mercredi |
734 |
jeudi |
691 |
vendredi |
712 |
samedi |
811 |
dimanche |
316 |
Total |
4 863 |
Ces chiffres sont éminemment suggestifs.
Le lundi les victimes sont le plus nombreuses : c’est, à n’en pas douter, la conséquence, non du repos, mais de l’alcool dominical. On sera d’autant plus porté à l’affirmer que les chutes surtout sont fréquentes le lundi.
L’effet des libations semble continuer, tout en s’affaiblissant, le mardi et même le mercredi ; à coup sûr le niveau de l’argent de poche réservé par certains ouvriers sur leur paie du samedi baisse parallèlement au niveau des accidents.
Le jeudi, le contingent de morts et de blessés est minime. Il en est à peu près de même le vendredi, constatation qu’il est bon de faire à l’adresse des gens superstitieux.
À première vue, la recrudescence du samedi est d’autant plus surprenante que ce jour-là les heures de travail sont souvent réduites a cause de la paye ; mais d’autres circonstances exercent ici une influence néfaste. Le samedi on se livre en Belgique à un nettoyage général qui amène, les enquêtes en témoignent, un grand nombre de chutes d’échelle, d’appui de fenêtre ou d’escalier. D’autre part, dans certains ateliers, on prolonge et on hâte le travail pour terminer la tâche hebdomadaire : ce coup de collier est évidemment dangereux, car il est donné précisément au moment où la lassitude causée par le labeur de toute la semaine énerve l’attention et endort la précaution.
Le chiffre relativement très important du dimanche dépasse les prévisions, car le repos dominical est observé dans la plupart des usines et des exploitations et, si les chemins de fer ne chôment pas, ils sont ici hors de cause, aucun ouvrier du railway ne figurant dans les 316 cas signalés. Mais malgré la fermeture presque générale des fabriques, le travail est loin d’être suspendu partout : ici on exécute des réparations, on nettoie les machines ; là on achève une entreprise urgente ; les besognes domestiques continuent, bien des valets de ferme n’ont qu’un demi-repos. De plus, beaucoup d’ouvriers profitent de leur liberté du dimanche pour se livrer à des travaux extraordinaires : réparer la maison d’un voisin, émonder des arbres, cueillir des fruits, etc. Ces travailleurs accomplissent ainsi une besogne en dehors de leur profession ou du moins de leur occupation habituelle ; ils sont peu ou point surveillés ; quelques-uns, après avoir trop bu la veille, ont recommencé à boire le matin : les victimes sont nombreuses dans de telles conditions.
La statistique des accidents du travail est neuve en Belgique et ce que nous venons de dire ne s’appuie que sur les données de 1893, mais le nombre considérable de près de cinq mille cas relevés ci-dessus permet déjà, pensons-nous, d’en tirer des conclusions en ce qui concerne l’action de l’alcool.
En laissant en dehors les chiffres du samedi et du dimanche, influencés par des causes spéciales, on constatera que le lundi et le mardi comptent ensemble environ 150 cas de plus que le jeudi et le vendredi, excédent que, très vraisemblablement, on peut attribuer aux abus de boisson ; ces blessés n’étaient pas en état d’ivresse — la caisse ne les eût point assistés dans ce cas — mais ils avaient le pied moins ferme, l’intelligence moins vive que d’ordinaire.
Nos déductions ne s’appliquent qu’aux 4 863 victimes que la caisse a secourues ; mais comme il a été établi, dans le rapport fait par cette institution en 1891, qu’il devait se produire annuellement en Belgique plus de 20 000 accidents de travail, on peut quadrupler et porter à plus de 600 le nombre des ouvriers tués ou blessés chaque année, le lundi et le mardi seulement, par l’influence de l’alcool. Le chiffre n’est sans doute qu’approximatif, mais cela n’enlève rien à sa navrante éloquence. »
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Le peuple suisse a été appelé, le 3 mars, à se prononcer, par voie de referendum sur l’acceptation ou le rejet d’un nouvel article constitutionnel (34 ter) portant que «la confédération a le droit d’édicter des prescriptions législatives dans le domaine des métiers ». Il ne s’agissait de rien moins dans l’esprit des promoteurs de cette amélioration prétendue de la constitution, que de légaliser l’établissement de syndicats obligatoires, autrement dit, de ressusciter, sous une nouvelle forme, le régime suranné des corporations. Le peuple suisse a eu le bon sens de rejeter, à une majorité considérable, ce progrès en arrière et on ne peut que l’en féliciter.
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Quand les sujets des États réputés barbares ont le malheur de se prendre de querelle avec ceux des puissances réputées civilisées, celles-ci ne manquent pas de profiter de l’occasion pour se procurer un supplément de recettes. Il n’y a pas de petits profits ! C’est ainsi que des Marocains ayant voulu, à tort ou à raison, empêcher les Espagnols d’étendre le rayon des fortifications de Melilla, une expédition a été dirigée, sans aucun préambule, contre le Maroc, et le Sultan n’a évité la guerre qu’en se résignant à payerà titre de dommages intérêts, la somme ronde de 20 millions de piécettes. La presse de la péninsule a été unanime à approuver cette extorsion patriotique. Mais, comme le remarque un correspondant du Journal des Débats, les malheureuses populations du Maroc ne seront pas seules à en souffrir. Toutes les nations qui font des affaires avec le Maroc en seront atteintes. Toutes, par conséquent, n’auraient-elles pas été intéressées à intervenir pour modérer, sinon pour empêcher cet abus financier de la force ?
« Il faut bien dire, dès à présent, lisons-nous dans la correspondance du Journal des Débats, que le versement, par le Trésor marocain de 20 millions de piécettes à laquelle tout fait prévoir qu’on s’arrêtera, ne manquera point de produire un fâcheux effet sur les affaires intérieures de l’empire, en augmentant les impôts déjà si lourds et si arbitrairement perçus, et je ne sais comment les malheureuses populations éprouvées par trois années de récolte médiocre et par les sauterelles s’accommoderont de ces charges nouvelles. Ce sont là des considérations dont le gouvernement espagnol ne pouvait évidemment que se soucier médiocrement, mais ceux qui ont à cœur aussi bien de protéger le statu quo politique marocain que de poursuivre l’œuvre si haute de ne point favoriser en face de l’Europe un système d’exactions iniques ne pourront que regretter que le Cabinet de Madrid n’ait pas cru pouvoir réduire davantage ses prétentions. Le mouvement des affaires et des commandes du gouvernement marocain, déjà faible assurément, mais qui n’en donnait pas moins lieu à des achats dont bénéficiait le marché européen, sera très amoindri, si même il n’est pas anéanti durant quelque temps. »
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Le gouvernement portugais vient d’ajouter à ses méfaits financiers, une mesure de criante iniquité à l’égard des obligataires étrangers, français pour la plupart, de ses chemins de fer.
« D’après le convenio promulgué le 5 janvier, lisons-nous dans un rapport de M. Trarieux, les obligataires sont condamnés à renoncer au tiers de leur créance, soit à une obligation sur trois, et encore, sur les deux obligations qu’on leur laisse, une seule est assurée de recevoir un dividende fixe, l’autre n’aura droit à des intérêts que si, après avoir fait face à toutes les autres charges, le rendement de l’exploitation de la ligne de la Compagnie royale permet de leur en payer. Quant aux coupons en retard de leurs titres, ils en seraient définitivement dépossédés. »
Ému des doléances de ces malheureux obligataires, le gouvernement a appelé ou rappelé à Paris son ministre à Lisbonne, et on le sollicite d’agir vigoureusement pour protéger les capitaux français aventurés en Portugal. Nous plaignons, pour notre part, sincèrement les capitalistes victimes du peu de foi du gouvernement portugais, mais nous nous demandons s’il y a lieu de faire intervenir la puissance publique pour les exonérer des risques auxquels ils se sont volontairement exposés en engageant leurs fonds dans une entreprise étrangère.
Ces risques, ils les connaissaient, et s’ils s’y exposaient, c’était en vue de réaliser un bénéfice supérieur à celui que leur aurait procuré, en France, un placement dit de tout repos. Si le gouvernement prenait l’habitude d’obliger les États à finances avariées, qui empruntent à gros intérêts, d’exécuter fidèlement leurs engagements, sous peine d’y être contraints manu militari, qu’arriverait-il ? C’est que les capitalistes, enchantés de concilier la sécurité des placements avec la prime des gros risques, ne manqueraient pas de porter leurs fonds en Portugal, en Grèce, dans la République Argentine et même au Maroc, plutôt que de les placer, à petits intérêts, dans la rente et les obligations françaises.
Que nos capitalistes placent leurs économies à l’étranger, nous n’y voyons aucun inconvénient ; mais qu’ils le fassent à leurs risques et périls. Il serait vraiment trop commode de toucher la prime des placements incertains et d’obliger les contribuables à payer les frais de voyage de ministres appelés ou rappelés et peut-être d’expéditions navales ou autres, destinées à les transformer en placements de tout repos.
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Les populations italiennes, en Sicile et ailleurs, meurent littéralement de faim. Le gouvernement, c’est une justice à lui rendre, s’est ému de cette cruelle situation, et il vient d’y porter remède. Par des décrets publiés le 21 février dans la Gazella ufficiale sont augmentés :
1° De 5 à 7 fr. par quintal les droits sur le blé, avec une augmentation proportionnelle sur ses produits dérivés.
2°De 35 à 40 centimes par kilogramme le prix du sel.
Si après cela, les Italiens continuent à se plaindre, c’est qu’ils difficiles à contenter.
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Sous ce titre plein d’actualité, M. Edmond Théry, directeur de l’Économiste européen, vient de publier un plaidoyer très documenté et très habile en faveur du bi-métallisme universel. Nous n’aurions, pour notre part, aucune objection à opposer au bi-métallisme, universel ou non, si nous ne nous souvenions de l’époque où, en dépit du rapport légal de 15 1/2, l’argent avait chassé l’or de la circulation au point qu’une pièce de 20 francs était devenue une rareté numismatique. De plus, si l’accaparement de l’or dans les trésors de guerre des banques d’États et des banques privilégiées a pu faire hausser la valeur de l’étalon jaune, et contribuer ainsi à la crise des changes, il ne nous est pas démontré que le retour à l’étalon blanc avili ne causerait pas une crise bien autrement profonde et désastreuse. Sous ces réserves nous annonçons bien volontiers la publication de l’ouvrage de notre savant confrère et adversaire bi-métalliste.
Paris, 14 mars 1894.
G. de M.
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