Chronique (Journal des économistes, mai 1895)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mai 1895, les manifestations du 1er mai en France et en Belgique, l’accroissement des dépenses publiques par les administrations locales, et les démêlés entre l’Espagne et Cuba.


Chronique (Journal des économistes, mai 1895)

SOMMAIRE : L’accroissement continu des dépenses publiques et les vœux des conseils généraux. — L’éducation de l’opinion publique. Les conférences de MM. Léon Say et Frédéric Passy. — La réaction protectionniste en Belgique. — Un moyen d’augmenter le produit du monopole des allumettes. — Le 1er mai à Gand. — L’assurance obligatoire contre les accidents en Autriche. — Ce que coûte et ce que rapporte l’île de Cuba à l’Espagne. — Un mécompte des belliqueux Japonais.

Tandis que la population demeure presque stationnaire et que le rendement des impôts diminue, en attestant ainsi un arrêt dans le développement de la fortune publique, les dépenses de l’État et des sous-États des départements et des communesprogressent d’une manière continue. Après s’être élevées jusqu’à 3 715 millions, dont 615 millions de dépenses extraordinaires applicables au budget de la guerre, les dépenses de l’État étaient descendues à 3 220 millions en 1888 ; mais elles n’ont pas tardé à se relever et elles atteignaient 3 450 millions en 1893. Les départements et les communes suivent naturellement l’exemple de l’État : les départements ont dépensé, en 1891, 257 millions, dont 165 millions leur ont été fournis par des centimes additionnels, leur dette s’élevait, à la même époque, à 535 millions. Les communes, de leur côté, ne demeurent pas en retard ; elles ont coûté aux contribuables 675 millions en 1891 et 688 millions en 1892, et le montant de leur dette était, au 31 mars 1891, de 3 293 millions[1]. Il s’est encore accru depuis.

Le peuple français ne paye donc pas loin de 5 milliards chaque année pour être gouverné et administré, et ce chiffre serait singulièrement dépassé si l’on y comprenait l’impôt militaire, à plus forte raison si l’on y ajoutait les tributs nombreux et variés que les consommateurs fournissent aux propriétaires fonciers et aux industriels protégés. On arriverait ainsi à un total de 7 à 8 milliards, soit à près du tiers de leur revenu que les statisticiens s’accordent à évaluer à environ 25 milliards. Et cependant, loin de retenir son triple gouvernement central, départemental et communal, sur cette pente dangereuse de l’accroissement d’une catégorie de dépenses, pour la plupart improductives, l’opinion publique s’évertue à l’y pousser. Sans parler des socialistes, collectivistes et autres qui demandent la reprise et l’exploitation des mines, des chemins de fer, etc., par le gouvernement, les conservateurs eux-mêmes réclament continuellement l’extension des attributions de l’État et l’aggravation des charges de la protection. Dans la dernière session des conseils généraux où ils sont en majorité, ils ont émis une série de vœux, dont la réalisation augmenterait bien de quelques centaines de millions l’énorme fardeau qui pèse sur les contribuables et les consommateurs. Le correspondant de l’Economist en a dressé le catalogue instructif et suggestif :

« Parmi les vœux qui ont été adoptés, dit-il, figurent une taxe de 5% sur les salaires des ouvriers étrangers (dans la Haute-Loire, un membre a réclamé même la prohibition du travail étranger dans les chantiers français), un droit de 6 francs par quintal sur le colza et les autres graines oléagineuses ; l’interdiction des concessions de mines en France et dans les colonies à des sociétés étrangères, la fixation légale de la journée à huit heures, l’établissement de taxes différentielles dans les ports sur les navires étrangers, le rétablissement d’un rapport fixe entre l’or et l’argent et la reprise du monnayage de l’argent ; un droit mobile sur le blé, un droit de 5 francs par quintal sur la laine, des mesures sanitaires plus rigoureuses à l’importation de la viande et du bétail, une augmentation de la prime à la filature de la soie, une surtaxe sur le sucre étranger et colonial, l’application du régime de l’alcool sur les vins fabriqués avec des fruits secs ; les départements du Midi ont voté en faveur du maintien du privilège des bouilleurs de cru ; les départements du Nord ont réclamé la suppression de ce privilège ; le Conseil général des Bouches-du-Rhône a blâmé le gouvernement d’avoir employé des navires anglais aux transports militaires à Madagascar. »

Bref, le protectionnisme et l’étatisme dans ses applications les plus variées ont inspiré les vœux des conseils généraux. Ces corps représentatifs des départements expriment particulièrement l’opinion des classes supérieure et moyenne, tandis que les syndicats et les congrès ouvriers, dont on connaît les déclarations et les manifestes représentent celle de la classe inférieure. Le tout constitue l’opinion publique d’un des pays les plus éclairés de notre monde civilisé. Franchement, ce n’est pas flatteur pour la civilisation.

**

Faire l’éducation de l’opinion publique, s’efforcer de l’éclairer sur les vrais intérêts du pays, telle est donc la tâche que doivent avant tout s’imposer les amis du progrès, et, comme on le voit, cette tâche est lourde ! Mais ce n’est pas une raison pour se décourager de l’entreprendre. C’est une raison, au contraire, de redoubler d’efforts pour déraciner les sophismes protectionnistes qui foisonnent. Nous reproduisons plus haut une excellente conférence que M. Léon Say a faite, dans ce but, à Bordeaux et nous regrettons que le temps nous ait manqué le mois dernier pour tenir nos lecteurs au courant de la lutte que M. Frédéric Passy a engagée à Pau contre le socialisme et à Bordeaux contre le protectionnisme[2]. Cependant ces efforts isolés, si énergiques et persévérants qu’ils soient, peuvent-ils suffire, et n’y aurait-il pas lieu aujourd’hui plus que jamais, d’opposer au protectionnisme et au socialisme, une Ligue pour la défense de la propriété et de la liberté ?

**

Quoique le commerce de la Belgique ait quadruplé sous un régime de demi-liberté commerciale (de 720 millions en 1860, fin de la période protectionniste, il s’est élevé successivement de 1861 à 1870 à 1 338 millions, de 1871 à 1880 à 2 511 de 1886 à 1890 à 2 815 millions et il a atteint aujourd’hui 3 milliards), la contagion du mélinisme n’a pas manqué de s’y répandre. Les propriétaires fonciers ont réclamé, à l’instar de la France, le rétablissement des droits sur les denrées alimentaires. Le gouvernement leur a d’abord donné un os à ronger en relevant les droits sur le bétail, mais, comme il fallait s’y attendre, cette concession n’a eu d’autre résultat que d’aiguiser leur appétit. Obligé de compter de très près avec eux, car ils possèdent la majorité dans les Chambres, le gouvernement vient de leur faire une nouvelle concession, en présentant un projet de loi qui frappe les farines d’un droit de 1 fr. 50 les 100 kilogammes le beurre d’un droit de 20 francs et qui soumet la margarine à un droit d’accise. Dans son exposé des motifs, le ministre des finances se défend naturellement d’avoir voulu imposer la nourriture du peuple, et il affirme que le droit sur les farines demeurera sans action sur le prix du pain. Les mélinistes ne se sont pas montrés moins affirmatifs pour les droits sur les blés, ce qui ne les a pas empêchés de réclamer, comme un complément indispensable, un droit équivalant sur le pain.

Cette nouvelle concession suffira-t-elle aux agrariens ? Il est permis d’en douter. C’est pourquoi les partisans de la liberté commerciale ont pensé avec raison que le moment étant venu d’opposer une digue au flot montant de protectionnisme. Ils viennent de reconstituer la Société d’économie politique (voir au Bulletin) de laquelle était issue, il y a quarante ans, une association pour la réforme douanière qu’il ne serait pas moins opportun aujourd’hui de ressusciter.

**

La grève des ouvriers des manufactures d’allumettes a appelé l’attention sur les aptitudes industrielles de l’État. Voici à ce sujet un calcul emprunté à l’Étoile belge et que nous recommandons particulièrement aux méditations des collectivistes et autres étatistes :

« L’allumette ordinaire en bois et à phosphore ordinaire, par exemple, achetée en Belgique et rendue dans les manufactures de l’État, revient à 90 francs le million, alors que la fabrication par l’État coûte 135 fr. — si bien que j’ai pu faire ce calcul d’apparence paradoxale, mais dont pourtant je vous garantis la rigoureuse exactitude, que, si l’État fermait ses manufactures, s’approvisionnait complètement en Belgique, licenciait ses ouvriers et continuait pourtant à les payer pour ne rien faire, il réaliserait encore une économie de 150 000 francs sur ses dépenses actuelles. »

**

Malgré les excitations des socialistes révolutionnaires, le 1er mai s’est passé fort tranquillement. Cependant le Conseil national du parti ouvrier avait affirmé que « le 1ermai, la France du travail sera tout entière debout » et le parti blanquiste avait publié un manifeste aussi belliqueux que possible. « Il faut, disait-il, organiser la résistance. Il faut aussi et surtout organiser l’offensive, l’attaque à la réaction capitaliste et gouvernementale, par une action socialiste énergique entraînant le peuple au combat. » Eh bien ! le peuple a manqué à tous ses devoirs. Il ne s’est pas levé et il a positivement refusé de combattre.

À l’étranger, il ne s’est pas montré moins paisible et pour tout dire moins indifférent. En Belgique, les socialistes ont eu toutefois l’heureuse inspiration d’accommoder le 1ermai au goût populaire. À Gand, ils ont organisé un superbe cortège, dont un correspondant de l’Indépendance belge nous donne la description pittoresque, mais qui s’ouvrait, ô dérision, par un piquet de gendarmes.

« C’est dimanche, vous le savez, que les socialistes gantois fêtaient le 1er Mai. Ils ont su « faire grand » et même beau.

Le cortège de dimanche a été avant tout une manifestation artistique.

Les fleurs ont dominé et le rouge du parti ouvrier était quelque peu à l’arrière-plan.

Il avait plu le matin, mais vers 1 heure le soleil s’est montré. C’est au Marché du Vendredi, l’antique forum gantois, que le cortège s’est formé. Vers 1 heure 1/2, une foule nombreuse de curieux s’est rendue vers cette place.

La formation du cortège s’est faite rapidement, grâce à une feuille-ajoute du Vooruitindiquant la place des différents groupes.

Les trois parties de l’allégorie étaient : « Notre Fête de Mai », « Notre Idéal », « Nos Moyens de propagande ».

Les manifestants marchaient six de front. La plupart portaient des fleurs.

Le drapeau rouge flottait aux différents locaux du Vooruit. Le nouveau magasin était enguirlandé de fleurs.

Il était 2 heures 1/2 lorsque les clairons ont sonné le départ. Un piquet de gendarmerie à cheval ouvrait le cortège.

Une banderole verte précède le cortège avec cette inscription en lettres d’or : « Place aux travailleurs ! » Des trompettes à cheval sonnent une marche. Puis vient un cartel : le Mois de Mai ; les gémeaux en sont le motif principal. Un groupe de manifestants étrangers à la ville suit. Vient ensuite l’harmonie du Vooruit exécutant la Marche nuptiale de Mendelssohn, et la marche du Prophète.

Un chœur d’enfants des deux sexes chante‘t Is Mei de Vandermeulen, et Dan zal de Beiaard spelen de Benoît.

Le char du Premier mai s’avance à son tour. Sur un trône, la déesse de Mai portant une robe de soie verte et tenant une couronne de fleurs ; tout autour, des jeunes filles tenant des écussons fleuris symbolisant les différents métiers.

Puis un autre chœur d’enfants exécutant deux œuvres de Joseph Vandermeulen, un jeune compositeur de talent, en 1893 second prix de Rome, chef de musique du Vooruit.

Nouveau cartel : Notre Idéal. Un tableau, le 1er Mai, obtient un vif succès.

Suivent des groupes de manifestants venus de Renaix, Lokeren, Wetteren, Deynze, Alost, Tamise, Ninove, Saint-Nicolas et Bruxelles, le club des femmes, un groupe de trompettes, puis un chœur mixte exécutant le « Chant de la Bannière ».

Très crâne, le porte-étendard qui suivait, un solide dockwerker, montant un grand cheval caparaçonné de rouge aux écussons de bonnets phrygiens.

Très remarqué aussi le groupe socialiste de Ledeberg portant les drapeaux de toutes les nations et cette pancarte : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ». Deux panneaux de De Bleye, d’une conception très originale, attirent l’attention générale. Ils font contraste et représentent une pauvre famille réduite à la misère par l’imprévoyance d’une part, et de l’autre, une famille secourue par la mutualité (socialiste).

Le tableau Triomphe du Socialisme est un grand panneau allégorique. Une jeune fille, vêtue de rouge, chevauche, entourée d’un nuage. Elle écrase le riche et l’homme de loi.

Un chœur d’hommes vient ensuite, exécutant le « Chant de triomphe » de Händel.

Voici les délégués des tisserands et des contonniers, des femmes chantant le Klokke Roeland de Tinel, le Parez-vous de fleurs, de Vandermeulen.

Deux grands tableaux, la Glorification du travail et l’Émancipation du peuple, ce dernier précédé d’une corbeille de fleurs gigantesque.

La fanfare « de Volksvrienden » exécutant la marche de Judas Macchabee et celle de Jephté de Händel.

Un cartel : nos moyens de propagande, précédant un nombreux groupe d’écoliers portant de petits drapeaux. On remarquait aussi le char des gymnastes, les tisserands précédés d’un tableau allégorique, les délégués des maçons, des ouvriers peintres, des charpentiers, des cigariers, puis le Club des boulangers, un autre tableau allégorique : la Fraternité et la Division, les libres penseurs avec 4 cartels allégoriques, les tailleurs, les cotonniers, les débardeurs du Dock, le bond de secours mutuels Moyson, le cercle d’escrime, etc., etc.

Le club des conscrits était précédé d’un panneau allégorique, un soldat tendant les mains à deux ouvriers, avec cette souscription : S’ils s’entendent, cela ira vite !

Le char de la presse portait ces mots : Nourriture pour l’esprit.

On y imprimait sur une petite presse toute dorée un manifeste qu’on distribuait sur tout le parcours du cortège.

Fort bien, le char qui fermait le cortège : c’est le symbole de l’Internationale, surmonté d’une vaste mappemonde. Sous le globe avaient pris place six jeunes femmes, représentant la Paix sociale et ces Cinq parties du monde.

Signalons enfin, dans la cavalcade, la présence du drapeau du Cercle progressiste, escorté par quelques délégués.

Le cortège a parcouru lentement son long itinéraire. Aucun incident à noter.

Vers quatre heures, une pluie fine est tombée, mais le ciel est redevenu clément presque aussitôt.

Foule immense acclamant bruyamment les tableaux et les chars. De retour au Marché du Vendredi, les différents tableaux et cartels ont été groupés en guise d’apothéose. »

**

Les discussions du Congrès de Milan nous ont édifiés sur les frais de l’assurance obligatoire contre les accidents en Allemagne. Voici, d’après le Journal des Débats, ce qu’elle coûte en Autriche :

« Nous trouvons dans les journaux de Vienne quelques détails sur le fonctionnement de l’assurance contre les accidents en Autriche pendant l’année 1894. Cette assurance a été, comme on sait, organisée il y a plusieurs années sur des bases différentes, à certains égards, de celles qui ont été adoptées en Allemagne, mais également avec le caractère obligatoire. D’après les chiffres que nous avons sous les yeux, on peut constater une autre ressemblance entre le système autrichien et le système allemand : c’est que tous les deux coûtent fort cher. Ainsi, à la fin de l’année dernière, le montant des rentes en cours servies par les huit établissements d’assurance territoriaux qui existent en Cisleithanie s’élevait à 960 790 florins, tandis que les dépenses de constatation des accidents, d’arbitrage et d’administration atteignaient 641 592 florins. Si, au lieu de comparer les frais généraux avec le total des rentes en cours, on les rapproche du total des cotisations encaissées, qui est de 4 millions et demi environ, la proportion devient moins forte ; mais elle est encore de près de 14%, ce qui ne laisse pas d’être un coefficient fort élevé. L’assurance obligatoire est, évidemment, en Autriche comme en Allemagne, une machine dont les rouages ne fonctionnent pas à bon marché. »

**

L’Espagne s’impose en ce moment des sacrifices extraordinaires d’hommes et d’argent pour réprimer une nouvelle tentative séparatiste de sa colonie de Cuba. Que gagnerait Cuba à être séparée de l’Espagne ? Nous l’ignorons, mais à en juger par les résultats de l’émancipation des autres colonies espagnoles, le gain serait faible. Que gagne l’Espagne à conserver Cuba ? C’est un compte facile à faire. D’après une correspondance de l’Indépendance belge le budget des dépenses de Cuba s’est élevé dans l’exercice de 1893-1894 à 26 154 532 piastres et le budget des recettes à 20 492 764 piastres. Déficit 5 661 768 piastres. Ce déficit sera certainement doublé dans l’exercice actuel par les frais de répression de l’insurrection. Au moins, les Espagnols trouvent-ils, à titre d’industriels, de commerçants et d’armateurs, une ample compensation aux sacrifices que la conservation du Cuba leur impose à titre de contribuables ? Malgré les droits protecteurs de leur industrie, de leur commerce et de leur marine, dont les consommateurs cubains supportent le lourd fardeau, leur commerce avec cette riche colonie atteint à peine un quinzième de la totalité de leur commerce extérieur dans les meilleures années (117 485 000 francs sur 1 763 167 000 francs en 1889) et leur pavillon ne couvrait, en dépit des droits différentiels, que 9 995 000 tonneaux contre 12 346 000 entrés et sortis sous pavillon étranger. En supposant que Cuba devienne indépendante, il est douteux que son commerce avec son ancienne métropole s’en trouve sensiblement diminué, peut-être même s’accroîtrait-il, comme il est arrivé aux colonies anglaises de l’Amérique du Nord, après leur émancipation. À titre de contribuables les Espagnols gagneraient donc à l’indépendance de Cuba, et ils ne perdraient rien, selon toute apparence, à titre d’industriels, de commerçants et d’armateurs. En revanche, ce serait un gros débouché de moins pour leurs fonctionnaires civils et militaires, et en Espagne, comme dans d’autres pays qu’il est inutile de nommer, les colonies ne sont-elles pas faites pour servir de débouché aux fonctionnaires ?

**

Le Japon a éprouvé, après sa révolution de 1868, le besoin de se civiliser à l’européenne. En conséquence, il a réorganisé et augmenté son armée, acheté des cuirassés, etc., etc., avec l’ambition de devenir, lui aussi, une grande puissance militaire. Seulement cette ambition-là coûte cher. Il a fallu aggraver le fardeau des impôts pour combler le déficit croissant du budget. Le bon peuple japonais a commencé à murmurer, et il a manifesté son mécontentement en faisant de mauvaises élections qui ont rendu le gouvernement de plus en plus difficile. Alors, les hommes politiques japonais, non moins avisés que leurs confrères d’Europe, ont eu recours à un dérivatif infaillible en cherchant, à propos de la Corée, une querelle d’Allemand aux pacifiques Chinois. L’armée japonaise, munie d’engins du dernier modèle, a eu facilement raison des Célestes routiniers, elle s’est couverte de gloire, et a promptement réduit la Chine à demander la paix. Parmi les conditions de cette paix figurait, à côté d’une indemnité de 200 millions de taels (environ 750 millions de francs) destinée à couvrir les frais de la guerre avec un bénéfice honnête, la cession de l’île de Formose et du territoire continental du Liao-Tong. Malheureusement, ce territoire continental confine aux possessions asiatiques de la Russie, laquelle, préférant apparemment un voisin pacifique à un voisin belliqueux, a mis son veto sur cet article du traité. Elle

n’en avait nul droit, puisqu’il faut parler net,

Mais la France, et on ne sait trop pourquoi l’Allemagne, n’en ont pas moins sanctionné son veto, et, comme en ce monde, la raison du plus fort est toujours la meilleure, le Japon a été obligé de renoncer à devenir une puissance continentale. Il se dédommagera de ce mécompte en exigeant, avec l’assentiment des puissances, un supplément d’indemnité de guerre. Il en coûtera un peu plus cher aux Chinois, mais du moins la Russie ne sera plus exposée à être conquise par le Japon.

G. de M.

Paris, 14 mai 1895.

_____________

[1] Annuaire de l’Économie politique de 1891. Les finances communales et départementales.

[2] Conférences faites le 25 mars à Pau sur le capital, le 3 avril à Bordeaux sur la nécessité de renouer nos relations commerciales avec l’étranger.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.