Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mai 1893, la tyrannie syndicale et la manifestation du 1er mai, la protection des salaires par l’interdiction de la main-d’œuvre étrangère, la famine en Algérie, et la progression parallèle des budgets et des impositions en France.
Chronique, par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, mai 1893).
L’ouverture de l’exposition de Chicago. — La décadence de la manifestation du 1er mai. — Le conflit entre la Chambre et le Sénat et les moins-values budgétaires. — La suppression des octrois et les finances communales. — Un nouveau monopole. — La Société du Crédit agricole et populaire. — Les félicitations de M. Méline. — Un appel au patriotisme des protectionnistes, en faveur de la reprise des négociations avec la Suisse. — La protection des salaires des ouvriers, conséquence de la protection des profits des industriels et des rentes des propriétaires. — La suppression des bureaux de placement et le discours de M. Yves Guyot. — La famine de l’Algérie. — Les prétentions des syndicats aux États-Unis et en Angleterre. — La grève des dockers de Hull. L’invasion du socialisme en Angleterre. — La limitation légale de la journée des mineurs, voté par la Chambre des Communes.
L’exposition de Chicago, « la grande foire du monde », comme la nomment les Américains, a été ouverte le 1er mai. Une foule énorme que l’on n’évaluait pas à moins de 300 000 personnes, se pressait aux abords du palais de l’administration où devait avoir lieu la cérémonie de l’inauguration. Le président, M. Cleveland, et le cortège officiel dans lequel on remarquait un descendant de Christophe Colomb, le duc de Veragua, ont pris place sur une immense estrade, élevée devant le palais, un orchestre de 600 musiciens a attaqué la Colombia march, le chapelain du Sénat a récité les prières officielles, miss Jessie Couthoul a déclamé une ode triomphale, qui a été suivie de l’ouverture de Rienzi, puis le président a prononcé une courte allocution en ces excellents termes :
« En vous offrant aujourd’hui, mes chers concitoyens, mes chaudes félicitations pour les ressources stupéfiantes dont a fait preuve votre activité, pour les nouvelles marques d’intelligence et d’esprit d’initiative par lesquelles les Américains vont encore une fois étonner le monde, je ne crains pas que ces éloges soient taxés d’exagération, même par les nations les plus vieilles et les plus éminentes de l’ancien continent, qui ont assisté à l’enfantement de cette grande œuvre et qui en contemplent aujourd’hui les merveilleux résultats.
À l’enthousiasme qui nous saisit nous-mêmes à la vue de ce spectacle vient s’ajouter la fierté que nous causent les congratulations des pays étrangers. Notre désir est de mettre en lumière les progrès que nous avons faits dans la voie de la civilisation la plus raffinée et, persuadés qu’en créant un stimulant aux plus nobles aspirations de nos concitoyens, nous travaillerons à la réalisation de la prospérité nationale que nous promet la destinée, nous saisissons avec joie l’occasion qui s’offre ici à nous de faire en quelque sorte l’inventaire des résultats que nos efforts ont obtenus dans toutes les directions.
Nous avons élevé ces magnifiques bâtiments et nous avons aussi construit le magnifique édifice d’un gouvernement populaire dont les dimensions grandioses sont le but des regards du monde entier.
Nous avons créé et nous avons rassemblé ici les œuvres d’art, les produits du talent et de l’ingéniosité américaine ; nous avons également créé des hommes qui se dirigent eux-mêmes. C’est une haute mission dans laquelle nous et nos hôtes de l’étranger sommes engagés, en collaborant à l’inauguration d’une entreprise vouée au progrès de l’humanité. Par l’œuvre que nous entamons ici, nous donnons le plus noble exemple de la fraternité des peuples. Restons fidèles à l’enseignement qui se dégage de cette cérémonie. N’oublions pas le caractère touchant de cette heure. Et, de même que les machines qui donnent la vie à cette vaste exposition sont mises maintenant en mouvement, de même livrons nos espérances et nos aspirations à l’impulsion des forces qui, dans tous les temps à venir, auront une influence sur la prospérité, la dignité et la liberté de l’humanité. »
M. Cleveland a pressé un bouton électrique en or, les innombrables machines de l’immense Machinery hall se sont mises en mouvement, les fontaines ont lancé leurs jets d’eau, les canons ont grondé, la foule a poussé des clameurs enthousiastes et un chœur a entonné l’Alleluia du Messie de Haydn. C’était une belle fête de la paix, et comme l’a dit M. Cleveland, « un noble exemple de la fraternité des peuples ». Pourquoi faut-il qu’il y ait une ombre à ce tableau humanitaire ? Au moment même où le président prononçait son discours, le Chinese exclusion Actqui interdit aux Chinois le territoire des États-Unis était mis en vigueur. La fraternité des peuples n’est encore qu’un motet l’on verra inaugurer bien des expositions avant qu’elle ne soit un fait, — même en Amérique.
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Le 1er mai a eu lieu aussi la fête du travail, — assez singulièrement célébrée par un chômage. Cette année, comme au surplus l’année dernière, les manifestations en faveur de la journée de huit heures, de la suppression, des bureaux de placement et des autres revendications ouvrières, ont été généralement paisibles. À Paris, c’est à peine s’il y a eu quelques attroupements et quelques bourrades. La fête du travail n’obtient décidément qu’un demi-succès. Si l’on essayait de la fête du capital ?…
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Le conflit entre la Chambre et le Sénat, au sujet de la question des impôts, a fini par s’apaiser. Après avoir voté, le 30 mars, à une majorité de 5 voix, l’incorporation de la réforme des boissons dans le budget de 1893, la Chambre en a voté la disjonction le 28 avril, par 397 voix contre 132. En attendant, le Sénat et la Chambre ont voté quelques-uns des impôts — sur les opérations de bourse et les patentes des grands magasins — destinés à remplacer l’impôt des boissons. Comme nous l’avions prévu, on ne dégrèvera pas les boissons, et l’on conservera les impôts que nécessitait ce dégrèvement. Ce n’est pas un reproche que nous voulons adresser au gouvernement. Depuis quelques années, les dépenses ont recommencé à dépasser régulièrement les recettes, et le déficit menace encore de s’accroître, grâce à la politique protectionniste, qui sera un des legs notables de la Chambre actuelle à la reconnaissance de la postérité. Les résultats du rendement des impôts et des monopoles de l’État, pendant le mois d’avril, accusent la grosse moins-value de 9 448 900 francs, par rapport aux évaluations budgétaires et de 7 812 600 francs, par rapport à la période correspondante de 1892. Quand les recettes diminuent, tandis que les dépenses ne cessent point de s’accroître, il faut bien ouvrir au Trésor de nouvelles sources de revenus. Et cela continuera, selon toute apparence, jusqu’à ce que contribuable soit à sec.
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Par 492 voix contre 25, la Chambre a voté une loi qui autorise, sauf approbation législative, les communes à supprimer les octrois et à les remplacer, en totalité ou en partie, par des taxes directes. Nous doutons malheureusement que cette loi — à laquelle manque d’ailleurs la ratification du Sénat — ait la moindre efficacité pratique. Les gouvernements locaux, suivant en cela le mauvais exemple du gouvernement central, augmentent continuellement leurs attributions et leurs dépenses ; ils joignent difficilement et rarement les deux bouts. Le budget de la Ville de Paris pour 1894, par exemple, est en déficit de 7 millions. Comment voulez-vous, en présence de cet entraînement général à la dépense, accomplir une réforme qui compromettrait la recette, à moins d’imposer aux contribuables un fardeau insupportable ? Il ne suffit pas de laisser aux contribuables le choix de la sauce à laquelle ils veulent être mangés ; il faudrait s’abstenir de les manger. Voilà la seule et vraie réforme à faire. Mais elle n’est pas à l’ordre du jour.
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La Chambre a voté encore sur la proposition de M. Méline, la création d’une société de crédit agricole et populaire. Cette société sera naturellement privilégiée et même subventionnée. Seulement, quand la société sera fondée, le contrat que le gouvernement conclura avec elle devra être soumis à la ratification du parlement. La loi actuelle s’est donc bornée à nous doter d’un monopole de plus, en laissant aux parlements futurs le soin d’en édicter les conditions. C’est toujours cela de fait, et nous n’attendions pas moins d’un projet inspiré par M. Méline, le père nourricier des monopoles.
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Le même M. Méline, appelé à la présidence de l’Association de l’industrie française — laquelle aura désormais pour titre : Association de l’industrie et de l’agriculture françaises — a prononcé un grand discours pour se féliciter des résultats de la politique protectionniste. « Grâce aux tarifs, a-t-il dit, on signale des prodiges d’activité dans le Nord, l’Est et la Normandie ; le travail renaît partout. » (On a vu plus haut que cette renaissance du travail est accompagnée d’une diminution des recettes du Trésor sur les articles de consommation.) Toutefois, M. Méline reconnaît la nécessité d’encourager l’exportation, et il signale dans ce but une série de moyens pratiques. Il n’en oublie qu’un seul, le plus pratique de tous : c’est de laisser importer librement les produits qui servent à payer les articles exportés.
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À propos de la réception de l’empereur d’Allemagne par le Conseil fédéral, la Tribune de Genèvepublie, sur les relations extérieures de la Suisse, un article qui nous paraît de nature à réveiller toutes les fibres patriotiques de nos protectionnistes. Nous connaissons assez la générosité de leurs sentiments pour être convaincu qu’ils n’hésiteront pas à sacrifier leurs intérêts privés à l’intérêt supérieur de la défense nationale et qu’ils seront désormais les premiers à réclamer la reprise des négociations commerciales avec la Suisse.
« Il est, dit la Tribune, un côté très délicat de la réception de l’empereur d’Allemagne qui n’a été relevé que lorsque le texte de la réponse de Guillaume II au toast du président de la confédération a été connu.
L’empereur annonçait qu’il n’a fait, en s’arrêtant à Lucerne, que répondre à l’invitation du Conseil fédéral, alors qu’on s’imaginait que la réception n’avait été offerte que sur le désir manifesté par l’empereur Guillaume d’être reçu officiellement par nos autorités fédérales.
Nous n’avons pas qualité pour défendre l’attitude du Conseil fédéral en cette occasion. Nous croyons que s’il a agi de cette façon, c’est qu’il avait de bons motifs pour le faire. Peut-être n’était-il pas fâché de brûler un peu de paille sous… l’arrière-train des protectionnistes français et de hâter ainsi, en provoquant un revirement dans l’opinion publique en France, le moment où le cabinet de Paris sera le premier à présenter son mea culpa, ou plutôt celui de son prédécesseur, et demander à la Suisse de reprendre les négociations d’un traité de commerce.
L’avenir dira si le Conseil fédéral a frappé juste. En tous cas, il est certain que le fait de la Suisse, un pays républicain, invitant un monarque voisin à s’asseoir quelques minutes sous la tente d’un peuple libre et d’y prendre quelques rafraîchissements, est de nature à frapper l’opinion publique en France et y causera, y cause déjà, une vive impression.
Quoi, s’y dit-on, voilà à peine quatre mois de rupture économique entre les deux pays, rupture d’intérêts tout matériels qui ne devait refroidir en rien la sympathie profonde qui existe entre ces républiques sœurs, et voilà déjà que la Suisse, par dépit, a l’air de se tourner vers nos ennemis intimes, coquette et flirte avec eux et les invite même à sa table ! Parlez-nous de ces amitiés solides qui ne sont pas même à l’épreuve d’une question économique.
Eh bien ! vrai, nous avons tenu un langage pareil ; nous-même nous disions à cette place et nous émettions sincèrement le vœu qu’une affaire de boutique douanière ne devait pas refroidir les relations cordiales qui existent avec nos voisins de l’Ouest, que cela n’en valait pas la peine et que nous désirions rester bons amis comme auparavant. Et ce disant, nous parlions sincèrement.
Mais voilà que les faits sont plus forts que les sentiments les plus cordiaux, que les réalités de la vie économique, les intérêts du Struggle for life l’emportent sur les considérations de pur sentiment et que les relations commerciales qui se sont créées entre la Suisse et ses voisins du Nord, du Sud et de l’Est sur la base des traités de commerce, entraînent de plus en plus notre pays, qui veut et qui s’efforcera de rester neutre, dans des rapports multiples, toujours plus fréquents et toujours plus intimes avec ces peuples amis. Ils nous ont tendu une main fraternelle et ouvert la porte de leur marché en même temps que celle de leur cœur, tandis que nos voisins de l’Ouest ne seront plus là pour contrebalancer ces relations et s’étant contentés de nous laisser leur cœur ouvert, nous ont fermé brutalement la porte au nez.
Telle est la situation. »
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Quelques députés, appartenant au clan boulangiste, ont joué aux protectionnistes le mauvais tour de réclamer des mesures de protection contre l’invasion des ouvriers étrangers qui viennent faire concurrence aux ouvriers nationaux. M. Develle, ministre des affaires étrangères, leur a opposé d’abord un argument absolument faux en affirmant qu’il n’y a aucune analogie entre le protectionnisme des profits et des rentes et celui des salaires.
« Je ne veux pas, a-t-il dit, discuter en détail cette question, mais je ferai observer que je ne crois pas, quant à moi, qu’on puisse faire valoir ici toutes les raisons qui ont été invoquées naguère pour défendre les droits de douane. Je vais plus loin : Je ne crois même pas que les ouvriers étrangers, du moins dans tous les cas, fassent concurrence à nos ouvriers. Ainsi que je l’ai dit, nos moissons resteraient peut-être desséchées sur le sol, si des ouvriers étrangers ne venaient à notre aide. (Très bien ! très bien ! — Bruit.) »
On aurait pu répondre à M. Develle que la protection des industriels et en particulier des filateurs de coton dessèche une foule d’industries en les empêchant de se pourvoir à bon marché à l’étranger des matériaux qui leur sont nécessaires — telle est, par exemple, l’industrie du tissage des fils fins — et pour ce qui concerne les récoltes qu’elles ne resteraient point desséchées sur le sol si l’on élevait le salaire des moissonneurs nationaux de manière à en attirer un nombre suffisant. Heureusement, M. Develle a pu couper court aux objections en invoquant les traités internationaux qui nous interdisent d’établir sur les étrangers résidant en France des taxes dont les nationaux seraient exempts. Les mesures réclamées pour la protection des salaires ont été ainsi écartées.
Mais de même que les industriels protectionnistes ont réclamé et obtenu la suppression des traités de commerce qui les exposaient à la concurrence des produits étrangers, les ouvriers protectionnistes ne pourront-ils pas réclamer, à leur tour, la suppression des traités qui les exposent à la concurrence du travail non moins étranger ? Est-il juste d’obliger les ouvriers nationaux à payer aux prix de la protection tous les articles qu’ils consomment et à vendre aux prix du libre-échange le travail au moyen duquel ils les achètent ? Si l’on protège les profits des industriels et les rentes des propriétaires, n’est-il pas juste de protéger aussi les salaires des ouvriers ? Ou il faut protéger tout le monde ou il ne faut protéger personne.
La question de la protection du « travail national » des ouvriers est maintenant posée, et quoi que fassent les protectionnistes pour l’écarter, elle restera à l’ordre du jour. Nous ne connaissons point, pour notre part, de plus fort argument en faveur du libre-échange.
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La Chambre a été mieux inspirée en renvoyant à la commission une proposition de M. Dumay, ayant pour objet la suppression des bureaux de placement. Dans un excellent discours, M. Yves Guyot a réfuté victorieusement les arguments de l’orateur socialiste, en faveur de l’établissement du monopole du placement au profit des syndicats. Il a fait remarquer qu’on ne compte en France que 288 000 syndiqués, soit à peine 2% de la population ouvrière et que les placements opérés par les bureaux représentent 84% de la totalité, malgré la concurrence des placements gratuits.
La Chambre a applaudi, malgré son goût prononcé pour les monopoles. C’est un succès pour l’économie politique et pour M. Yves Guyot.
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La famine décime en ce moment les malheureux indigènes de l’Algérie. Voici le spectacle lamentable dont un rédacteur du Journal des Débats a été témoin, dans une des localités atteintes par le fléau :
« Je n’ai pas le cœur tendre ; mais Dieu vous préserve d’avoir jamais à contempler un tel lot de misérables ! Voici, point par point, ce que j’ai noté, senti, compris peut-être.
Nous avions là, partagés en trois groupes, des paquets énormes de guenilles, des lignes de chiffons, de chemisettes en lambeaux, de burnous en charpie qui représentaient le quart des mendiants des trois tribus des Ouamri, des Grib et des Hannacha. Les autres étaient restés, attendant qu’on leur apportât le souper, devant leurs gourbis vides. Vus de dos, tous ces êtres humains n’étaient que des choses sales qui remuaient à peine. Vus de face, ils vous frappaient tout à coup d’effroi. L’extrême misère inspire peut-être d’abord moins de pitié que d’horreur. Je m’arrêtai quelques instants au milieu du cercle, stupéfait de voir ensemble tant de chairs nues, rougeâtres, tirées ou enflées, tant de membres grêles repliés dans des postures morbides, tant de visages déformés par des souffrances qui ne nous sont pas connues, vieillards, femmes, enfants, affaissés comme des bêtes, animés encore d’un instinct, mais ne pensant certainement plus ; puis je me dirigeai vers les Hannacha, et je demeurai devant eux. Aux premiers rangs étaient des enfants et des femmes mères. Les corps grêles des petits garçons et des petites filles étaient pliés en deux dans la poussière ; les mères tenaient sur leurs genoux des enfants d’un ou deux ans tout nus et si maigres que leur peau flasque retombait en petits voiles sur leurs os. Un d’eux, étendu sur le dos, livide, la bouche ouverte, achevait de mourir, et la mère regardait ailleurs. Quelqu’un de nous dit : « Mais celui-là meurt. » Des voix s’élevèrent et répondirent : « Il en est mort deux sur la route », et une autre femme agita devant nos yeux un petit sac vide. C’était là-dedans qu’elle avait apporté son enfant, et quand il n’avait plus remué elle l’avait jeté dans la broussaille. Des seins vides striés de cannelures comme des fruits pressés jusqu’à la dernière goutte, des têtes simiesques aux cheveux en désordre des membres qui auraient pu être beaux, déformés, durcis, encrassés comme de vieux outils, toute l’horreur de la jeunesse flétrie, écrasée dans sa fleur, jetée à la mort, s’étalait là sous la lumière magnifique du soleil, et en arrière les veuves et les vieilles horribles, les décrépits aux jambes cagneuses et tachetées de plaques rouges, comme si les choses innommables qu’ils avaient mangées avaient fait sortir de leurs corps toutes les virulences du vice et de la misère, s’étageaient jusqu’à la bordure d’une haie d’épines. Quelques hommes jeunes se tenaient debout sur la droite, inertes, les bras pendant sous leurs burnous. »
Est-ce l’imprévoyance des indigènes qu’il faut accuser, comme le prétendent les organes officieux de l’administration ? D’après une correspondance adressée au même journal, ce serait plutôt aux mesures prises par l’administration elle-même :
« Ce mot de famine résonne étrangement à mon oreille, et ce fléau qui a déjà frappé l’Algérie en 1867 m’apparaît comme une terrible accusation d’imprévoyance pour nous.
Jusqu’en 1854, nous pouvions être imprévoyants sans danger. Dans ce pays où les sept vaches grasses et les sept vaches maigres de la Bible seront toujours une vérité, les indigènes, instruits par une expérience séculaire, avaient toujours des réserves de grains suffisantes pour parer à une ou plusieurs mauvaises récoltes.
Ces grains étaient emmagasinés dans des silos creusés en terrain choisi. Ces silos, bouchés hermétiquement avec soin, l’étaient même quelquefois avec assez d’art pour que les propriétaires seuls pussent les découvrir.
L’approvisionnement des armées de Crimée fit faire, en Algérie, de grands achats dont les prix élevés tentèrent les Arabes qui vidèrent leurs silos. Ce fut l’occasion, pour notre administration, de commettre une erreur sur laquelle on a vécu assez longtemps. On ne remarqua pas qu’on venait d’acheter plusieurs années de récolte, et on s’émerveilla, dans la métropole, de l’abondance extraordinaire de grains que pouvait fournir la colonie.
La nécessité de reconstituer ces sages réserves ne fut pas comprise, et, même, nous avons paralysé les efforts tentés par les indigènes pour ce faire. Ces silos, très soigneusement cachés pour les mettre à l’abri des maraudeurs, parurent une précaution prise contre nous. On y vit le désir de se rendre indépendants des marchés et de pouvoir s’insurger à l’aise, tandis qu’il s’agissait de reprendre la tradition et de se soustraire à une disette possible.
Ces silos étaient, au contraire, une garantie pour nous. En en dressant la carte et en les surveillant, nous tenions les indigènes par le ventre, suivant leur propre expression. Si on apprenait que telle tribu vidait ses silos et chargeait ses chameaux ou ses mulets, on avait la certitude qu’elle songeait à fuir dans le Sud, ce qui était le début de toute insurrection, et on avait tout le loisir d’y mettre obstacle.
Aujourd’hui, nous venons donc au secours de l’Arabe pour le sauver d’une imprévoyance qui est autant notre faute que la sienne. »
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La prétention des syndicats ouvriers, c’est de s’attribuer le monopole du travail de chaque industrie en obligeant les entrepreneurs à n’employer que les ouvriers qui leur sont affiliés. Dans son intéressante revue du mouvement social que publie le Journal des Débats, notre collaborateur, M. Chailley-Bert, donne un aperçu des procédés que les Chevaliers du travail et les autres unions américaines mettent en œuvre pour contraindre les industriels à subir ce monopole. Ces procédés diffèrent peu, pour le dire en passant, de ceux que les industriels eux-mêmes emploient, en formant des trustset des rings, pour limiter leur production et imposer aux consommateurs les prix de monopole que la protection du tarif des douanes leur permet de fixer à leur convenance. À défaut d’une loi protectrice des syndicats, les unions ont recours au boycottage. Elles mettent à l’index les industriels qui refusent de se soumettre à leurs exigences. Ceux de ces industriels qui sont affiliés à des rings en sont quittes pour partager avec les ouvriers syndiqués les fruits des exactions qu’ils commettent aux dépens des consommateurs. Quant aux non affiliés, ils résistent autant qu’ils le peuvent aux prétentions abusives des unionistes, mais ils finissent d’habitude par capitaliser. Est-ce à dire que la résistance leur soit impossible et qu’il n’y ait d’autre ressource pour prévenir cet abus, que d’enlever aux ouvriers la liberté de l’association ? Nous ne partageons pas sur ce point les appréhensions de notre collaborateur. Nous croyons qu’il suffit d’opposer l’association à l’association. C’est ce que viennent de faire, non sans succès, les armateurs anglais, menacés d’une grève générale des dockers, s’ils ne renvoyaient point les ouvriers non syndiqués.
« Voici, lisons-nous dans le Journal des Débats, l’origine du conflit : des armateurs de Hull, MM. Wilson, ayant eu, en février dernier, une contestation avec la Trade-Union des dockers du port, celle-ci profita de l’occasion pour leur enjoindre de renvoyer tous leurs employés non syndiqués. MM. Wilson refusèrent et, comme le syndicat insistait un peu vivement et se faisait menaçant, ils se firent inscrire à la Fédération des armateurs. Cette Fédération, on s’en souvient, a pour but d’établir un lien de solidarité morale et matérielle entre les armateurs et de leur permettre de lutter contre les Unions des dockers. La maison Wilson ne passe en aucune façon, à Hull, pour se montrer dénaturée à l’égard de ses ouvriers, et même c’est un de ses chefs qui s’employa le plus activement, il y a quelques années, à créer cette Union des dockers qui se retourne aujourd’hui contre elle ; elle n’en résista pas moins avec énergie aux prétentions du syndicat, et continua d’employer ses deux mille ouvriers non syndiqués ; les unionistes essayèrent d’user de la force ; mais la police et la troupe purent maintenir l’ordre et la liberté du travail. »
La Fédération des armateurs n’a pas cédé, et l’Union des dockers en sera, selon toute apparence, pour ses frais. Il suffit donc de faire respecter la liberté ; il n’est pas nécessaire de la supprimer ou de la restreindre.
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Malheureusement, il semble qu’en Angleterre même on commence à croire que la liberté ne suffit pas toujours, et qu’il pourrait bien être nécessaire de « régler » par une loi la durée du travail. Par une majorité de 78 voix, la Chambre des communes a résolu d’examiner en deuxième lecture le projet de loi Woods, tendant à fixer à une durée de huit heures la journée de travail des mineurs. L’année dernière ce projet avait été repoussé par 272 voix contre 172. Notons qu’un grand nombre de mineurs sont opposés à la limitation légale de la durée de leur travail. Ne serait-il pas plus opportun de limiter le travail des politiciens et même de leur interdire absolument de se mêler de ce qui les regarde pas ?
Paris, 14 mai 1893.
G. DE M.
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