Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de juillet 1882, les subventions publiques faites à l’Opéra national, l’antisémitisme en Russie, la crise internationale autour de l’Égypte et du canal de Suez, le monopole du tabac en Allemagne, et le développement du protectionnisme en Russie et aux États-Unis.
Gustave de Molinari. Chronique (Journal des économistes, juillet 1882)
SOMMAIRE : La crise égyptienne. Une solution proposée aux porteurs de fonds égyptiens. — Le discours de M. Léon Say à Bordeaux. — Les diamants de la couronne et la caisse des invalides du travail. — La patente d’oisif. — La réglementation des rapports des compagnies de chemins de fer avec leurs employés. — La trichinose protectionniste au Sénat. Rejet du projet de loi concernant les salaisons américaines. — La mer intérieure de l’Algérie. — Rejet du monopole du tabac en Allemagne. Les propriétaires allemands contre le Saint-Gothard. — Applications fantaisistes du tarif allemand. — Nouvelle attitude du gouvernement russe à l’égard des juifs. — Dommages causés aux propriétaires russes par les règlements anti-sémitiques. — Réduction de l’effectif militaire en Russie et abolition de l’impôt de la capitation. — Le nouveau tarif russe. — La commission de la réforme du tarif aux États-Unis. — Effet inattendu du régime protecteur aux États-Unis. — La protection de la musique et de la danse. L’Académie nationale de musique et le théâtre de Covent-Garden.
L’Égypte subit en ce moment une crise dangereuse. Un prétendu « parti national » s’y est emparé de la direction des affaires, et son avènement a été marqué par un massacre des Européens à Alexandrie, en attendant pis. Si le canal de Suez n’avait pas été ouvert, si les Européens n’avaient pas des intérêts commerciaux et financiers engagés en Égypte, on comprendrait qu’ils laissassent les Égyptiens se débrouiller avec leur parti national ; maisdepuis une trentaine d’années l’Égypte est devenue, en fait, une possession quasi-européenne, et on ne peut l’abandonner à la merci d’une horde de pillards plus ou moins nationaux. Le canal de Suez est aujourd’hui la grande voie de communication entre l’Europe et l’Asie: en 1881, le transit ne s’y est pas élevé à moins de 5 794 401 tonneaux, dont 4 792 117 anglais et 289 324 français ; le commerce de l’Égypte atteignait en 1879 la somme de 461 031 000 francs. L’Angleterre en avait naturellement la grosse part : 280 492 000 francs, puis venaient la France pour 58 186 000 fr. ; l’Italie, pour 34 269 000 fr. ; l’Autriche, pour 28 643 000 fr. ; la Russie, pour 24 073 000 fr., et la Turquie, pour 17 600 000 fr. seulement. Les Européens établis en Égypte sont au nombre d’environ 70 000, et parmi eux, on compte 1 280 fonctionnaires : 358 italiens, 328 français, 260 anglais, 118 grecs, 93 autrichiens et 73 d’autres nationalités. Le capital des différentes dettes, unifiée, privilégiée, Daïra Sanieh, Domaniale, que le gouvernement égyptien a contractées en Europe, et dont les porteurs sont principalement des Français et des Anglais, s’élevait d’après l’Economist à 82 147 000 liv. st. au cours du 1er septembre 1881 et était descendu le 23 juin dernier, grâce à Arabi pacha et à ses colonels, à 61 554 000 liv. st. subissant ainsi une dépréciation de 20 593 000 liv. st., près de 525 millions de francs. Les créanciers de l’Égypte ne sont pas, sans doute, fort intéressants ; ils ont prêté leur argent à un intérêt usuraire, sans s’enquérir le moins du monde de la destination utile ou nuisible, morale ou immorale qu’on pouvait en faire ; mais n’en peut-on pas dire autant de l’immense majorité des gens qui souscrivent aux emprunts publics ? Tous ces intérêts peuvent-ils être laissés à la discrétion des « colonels »? Sur ce point, les puissances sont d’accord. Toutes sont d’avis qu’il y a lieu d’intervenir pour protéger les intérêts européens en Égypte, et c’est dans ce but qu’une « conférence » a été réunie à Constantinople. Mais comment s’y prendre pour les protéger d’une manière efficace et durable ? Sur cet autre point, non moins essentiel que le premier, on cesse de s’entendre. Les uns veulent faire intervenir les Turcs, les autres les Français et les Anglais, quelques-uns les Italiens, les Grecs et même les Espagnols ; les Anglais manifestent depuis quelques jours l’intention d’intervenir tout seuls ; ils viennent de bombarder Alexandrie et ils pourraient bien finir par occuper l’isthme de Suez. Mais après ? Si l’Angleterre s’empare de l’isthme, il faudra bien qu’elle s’annexe l’Égypte pour mettre l’isthme en sûreté, et alors ce sera l’histoire du chien du jardinier. Toutes les puissances voudront avoir leur lopin de l’Empire ottoman, et gare les coups de dent ! Mieux vaudrait certes abandonner l’Égypte au « parti national » que de courir le risque de provoquer une nouvelle guerre européenne.
La seule solution raisonnable, ce serait d’établir en Égypte un gouvernement européen, qui ne fût ni anglais, ni français, ni italien, ni grec, ni allemand. Serait-ce impossible ? Une simple compagnie de commerçants a gouverné l’Inde pendant près de deux siècles, et elle ne s’en est pas mal tirée. Pourquoi ne soumettrait-on pas l’Égypte à un régime analogue?Ce serait un gouvernement international et neutre, qui protégerait également les intérêts de tout le monde et ne porterait ombrage à personne; enfin, qui pourrait bien, à l’exemple de la feue compagnie des Indes, procurer de beaux dividendes à ses actionnaires. Nous soumettons cette idée à la « Conférence » et aux porteurs de fonds égyptiens.
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Nous reproduisons dans notre bulletin l’excellent et libéral discours que M. Léon Say, ministre des finances, a prononcé à Bordeaux. Ce discours porte sur deux points principaux : le premier, c’est la nécessité de défendre la bourse de la France, incessamment menacée, tant par les propositions philanthropiques ou socialistes, dues à l’initiative parlementaire, dont la Chambre est tous les jours saisie, augmentation et multiplication des pensions, caisses de retraites, etc., que par les nouvelles demandes de crédit pour les travaux publics et le reste. Le second point, c’est la nécessité de revenir aux droits ad valorem que les protectionnistes ont si habilement escamotés pour les remplacer par des droits spécifiques, en apparence équivalents. Chose rare, et presque invraisemblable, M. Léon Say est resté économiste en devenant ministre.
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La Chambre des députés a adopté dans sa séance du 21 juin un projet de loi concernant la mise en vente des diamants et des bijoux de la Couronne, en exceptant ceux qui ont une valeur d’art, tels que le régent, la montre du dey d’Alger, etc. Nous n’y voyons aucun inconvénient, et nous ajouterons qu’on pouvait fort bien attribuer aux musées, comme le demandaient M. le ministre de l’instruction publique et M. Hipp. Maze, les dix ou douze millions que rapportera, dit-on, cette vente. Puisque l’État possède des musées, il faut bien qu’il les garnisse et les entretienne, mais cela ne faisait pas l’affaire de M. Benjamin Raspail, de M. Gatineau et de leurs nombreux collègues socialistes. Ils ont saisi cette bonne occasion pour remettre à flot la vieille utopie de l’établissement d’une caisse des invalides du travail. On sait que la révolution de 1848 avait transformé les Tuileries en « palais des invalides du travail ». La commune de 1871 a brûlé le palais ; pourvu que le communisme futur n’emporte pas la caisse ! Tout en combattant cette conception socialiste, M. le ministre de l’instruction publique n’a pas manqué de vanter « le bon socialisme » et de louer la Chambre d’avoir fait, en mainte circonstance, du « socialisme pratique ».
« La Chambre, a-t-il dit, a fait du socialisme, et du meilleur, et du plus fécond, en s’associant avec l’ardeur et la générosité que vous savez, àce grand œuvre de l’enseignement populaire, pour lequel elle n’a jamais hésité à donner les millions après les millions.
C’est encore du socialisme, et du socialisme pratique que nous avons fait en vous apportant, il y a quelques mois, — ah ! il est vrai, sans emphase et sans tapage, sans dire que nous venions enfin donner le bien-être à tous les ouvriers et résoudre la question sociale —, en vous apportant tout simplement, et beaucoup d’entre vous l’ignoraient avant que l’honorable M. Maze y eût fait allusion, deux projets de loi qui ont, du premier coup, dépassé de beaucoup l’effort financier et la libéralité qu’on sollicite de vous aujourd’hui. Nous avons demandé à la Chambre d’accorder dix millions de plus pour la dotation des sociétés de secours mutuels, dix millions du plus pour la dotation de la caisse de retraites pour la vieillesse, et de verser dans cette dernière caisse 22 millions pour combler son déficit. Au total, c’est une générosité de 42 millions que vous aurez faite, sans vous en vanter, comme vous faites tant de bonnes choses. (Très bien !) »
Seulement, le ministre a négligé d’ajouter que ces bonnes choses et, en particulier, cette « générosité » de 42 millions, ont été faites aux dépens des contribuables. Comment blâmer, après cela, la Chambre de faire un peu plus de « bon socialisme » que n’en demande le ministre ? Elle n’y a pas manqué et la création d’une « caisse des invalides du travail » a été votée à une majorité de 248 voix contre 169.
Cette institution a fait l’objet de la discussion de la dernière séance de la Société d’économie politique. Nous y renvoyons nos lecteurs.
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En vue de remplir promptement la « caisse des invalides du travail », MM. Girault (du Cher) et Bellot ont déposé un projet de loi portant création d’une « patente d’oisif ».
« Nul n’ignore, lisons-nous dans l’exposé des motifs, que l’oisiveté est le fléau corrupteur qui ronge les sociétés, les dégrade, réduit les peuples à l’impuissance et les conduit à la décadence et à l’asservissement.
L’industriel, le commerçant concourent au bien-être général, et cependant ils payent une patente pour avoir le droit de travailler.
L’oisif consomme sans produire et reste indemne. Ne doit-il pas une compensation à ceux qui travaillent et produisent pour lui ?
Dès lors, la patente imposée à l’oisif au bénéfice de l’invalide du travail n’est que l’application d’un droit compensateur. Cette patente n’est donc pas seulement juste et nécessaire : — dans une société démocratique elle est indispensable. »
Voici le texte du projet de loi :
« Article 1er. — Nul n’a le droit de s’exempter du travail sans payer un droit compensateur désigné sous le nom de patente d’oisif.
Art. 2. — Est réputé oisif celui qui ne se trouve pas dans les conditions déterminées ci-après :
1° Ouvrier dans un travail quelconque ;
2° Employé de commerce, d’industrie ou d’administration ;
3° Homme de lettres, fonctionnaire, patentable, agriculteur, et enfin infirme ou âgé de 60 ans.
Art. 3. — Ne sont pas compris dans les motifs d’exemption :
1° La surveillance du propriétaire faisant valoir par régisseur ou métayer ;
2° Les petits travaux mécaniques agricoles, littéraires ou autres ayant un caractère d’agrément.
Art. 4. — La patente d’oisif est soumise aux droits annuels suivants :
1° Droit fixe : 100 francs ;
2° Droit proportionnel : 50% sur le principal des contributions directes à la charge des patentables. »
Les mendiants et les vagabonds seront-ils soumis à la patente d’oisif ? Le projet de loi est muet sur ce point. Certes l’oisiveté est blâmable ; mais ne pourrait-on pas soutenir qu’elle est après tout moins malfaisante qu’une certaine sorte d’activité, celle qui consiste par exemple à inventer, — aux frais des contribuables, — des procédés variés sinon nouveaux pour vider leurs poches ?
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La Chambre des députés a adopté encore, dans sa séance du 23 juin, un projet de loi réglementant les rapports des compagnies de chemins de fer avec leurs agents commissionnés. En vertu de ce projet, art. 1er: « La convention par laquelle les compagnies et administrations de chemins de fer louent les services de leurs agents commissionnés ne peut être résiliée sans motif légitime par la volonté de l’une des deux parties contractantes que moyennant la réparation du préjudice causé à l’autre partie. » Nous n’ignorons pas que les compagnies de chemins de fer ne sont sans péché ni à l’égard de leur personnel ni à l’égard du public. Elles entassent les voyageurs dans des voitures étroites et inconfortables, elles surmènent leur personnel, et M. le baron de Janzé a cité, sur ce point, des faits aussi peu rassurants que possible.
« En 1880, on a constaté que des mécaniciens et des chauffeurs endormis ont franchi les gares d’Épernay, d’Ancenis, de Villefranche, et ces derniers ne se sont réveillés qu’à Belleville, qui est la station suivante, avec une heure d’avance.
Les mêmes faits se sont produits en 1881, sur la ligne de Beauvais et près de Pontoise. Dans ces temps derniers, au mois de mai 1882, le mécanicien Moreau et son chauffeur passent les gares de Belleville et de Saint-Georges, et s’endorment en pleine voie, où ils sont tamponnés par un autre train.
Nous avons encore deux faits du même genre pour le mois dernier : entre autres, à Couzon, une machine isolée est tamponnée.
Didier et son chauffeur endormis franchissent deux gares après Cosne, et leur train s’arrête parce que le foyer s’est éteint.
Croyez-vous que ces agents se seraient endormis, risquant leur vie, s’ils n’avaient été surmenés, accablés de fatigue ? »
Non, sans doute, mais tous les règlements du monde n’empêcheront pas des compagnies qui entendent mal leurs intérêts de surmener leurs employés. En revanche, qu’arrivera-t-il lorsqu’elles cesseront d’avoir l’entière et nécessaire liberté de les congédier ? C’est que les employés en prendront plus que jamais à leur aise avec le public. Déjà ils n’affectent que trop des allures de fonctionnaires ; du moment où on ne pourra plus les congédier sans formalités et indemnités, ils deviendront insupportables. C’est le public qui payera, selon son habitude, les frais de la sollicitude philanthropique de la Chambre.
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En 1878, 1879 et 1880, la France a consommé 90 millions de kilogrammes de salaisons américaines, sans que cette consommation ait occasionné un seul cas de trichinose. En revanche, il y a eu à Crépy-en-Valois une épidémie de trichinose qui a fait une victime sur 21 personnes atteintes, et qui provenait d’un porc, absolument national, lequel avait été infecté par un rat non moins national. Là-dessus, grande rumeur dans le camp des protectionnistes ; on a créé une panique, et on a obtenu de M. le ministre du commerce un décret prohibant non pas la viande de porc de Crépy-en-Valois, mais les salaisons américaines. Le commerce et les consommateurs que l’on privait d’un aliment substantiel et sain ont réclamé, et M. le ministre du commerce a paru disposé à faire droit à leurs réclamations. Mais — et bien qu’il eût rendu son décret de prohibition de sa propre autorité —,il n’a pas cru pouvoir le retirer sans soumettre l’affaire aux Chambres. La Chambre des députés a voté le retrait du malencontreux décret ; le Sénat, au contraire, vient de le maintenir, malgré les efforts du rapporteur, le savant M. Würtz, et un avis de l’Académie de médecine, conçu en ces termes formels :
« L’Académie, prenant en considération :
1° Que, depuis un assez grand nombre d’années, les viandes porcines de provenance américaine ou allemande sont entrées librement en France et ont été livrées à la consommation sans qu’elles aient été soumises à une inspection spéciale au point de vue de la trichine ;
2° Que, malgré l’usage très répandu qui a été fait de ces viandes, notamment dans l’armée et dans les grands centres manufacturiers ou industriels, la trichinose, hormis une seule fois où elle procédait d’un porc indigène, n’a été observée dans aucune des régions de la France, bien que son existence fréquente en Allemagne ait appelé sur elle d’une manière toute particulière l’attention des médecins ;
3° Que cette immunité dont jouissent nos populations à l’endroit de la trichinose se rattache, à n’en point douter, à nos habitudes culinaires, la viande de porc n’étant généralement consommée en France qu’après avoir subi une température de coction qui n’est pas compatible avec la conservation de la vie des trichines :
4° Qu’enfin une inspection microscopique efficace ne pourrait être que bien difficilement applicable à la masse énorme de 40 millions de kilogrammes de viandes porcines, présentées annuellement à l’inspection, et que, dans tous les cas, cette inspection ne saurait donner une garantie certaine de l’innocuité de ces viandes, l’irrégularité de la dissémination des trichines ne permettant point d’induire de leur absence dans un point qu’elles n’existent pas dans un autre ;
Est d’avis :
Qu’il n’est point nécessaire de soumettre à une inspection microscopique les viandes porcines d’importation étrangère pour prévenir l’infection trichinosique chez les populations qui font usage de ces viandes, les habitudes culinaires de ces populations ayant été démontrées jusqu’à présent efficaces à les préserver de cette infection, et qu’il suffit, pour les tenir en garde contre les dangers possibles de la viande de porc consommée crue ou incomplètement cuite, de les leur signaler dans une instruction spéciale qui serait distribuée dans toutes les communes par les soins de l’administration. »
Mais était-ce bien des intérêts de la santé publique qu’il s’agissait ? M. le baron de Lareinty et M. Lucien Brun l’ont affirmé, ce dernier en accusant naturellement le libre-échange de vouloir empoisonner les populations.
« Je veux pouvoir dire d’abord aux agriculteurs et aux producteurs français, s’est-il écrié dans un bel emportement d’éloquence, que je n’ai pas poussé le dédain de leurs intérêts à ce point que j’aie voulu le libre-échange jusqu’au poison, jusqu’à l’intoxication, jusqu’à la trichine inclusivement ; je veux pouvoir dire aux pauvres, aux malheureux, à ceux à qui on a l’air de s’intéresser, — soyez sûrs, messieurs, que ceux dont les intérêts sont en jeu ne sont pas pauvres, — je veux pouvoir dire aux pauvres que lorsque leur santé, leur vie ont été menacées, lorsque j’ai vu un péril pour leurs familles et pour eux ; eh bien ! dussent quelques commerçants de France ou d’Amérique gagner un peu moins d’argent, j’ai dit : Non, les viandes empoisonnées n’entreront pas. (Très bien ! très bien ! à droite.) »
Seulement, on pourrait faire remarquer au fougueux orateur de la droite que les viandes américaines n’ont empoisonné personne et que si la prohibition de cet aliment du pauvre fait gagner moins d’argent aux « commerçants », elle en fait gagner davantage aux propriétaires fonciers dont elle élève la rente aux dépens « des pauvres et des malheureux ». Voilà tout le secret de la trichinose.
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La commission nommée pour examiner le projet de création — bien entendu aux frais des contribuables — d’une mer intérieure en Algérie, a eu la sagesse de repousser ce projet dispendieux (la dépense n’était évaluée par l’auteur, M. Roudaire, qu’à 170 millions, mais cette évaluation a été portée successivement à 624 millions et finalement à 1 400 millions). Voici le texte de la résolution adoptée par la commission.
« La commission, tout en rendant hommage aux intéressants travaux de M. Roudaire, ainsi qu’au courage et à la persévérance qu’il a déployés dans les difficiles études qu’il a poursuivies ces dernières années dans le sud de l’Algérie et de la Tunisie ;
Considérant que la dépense de l’établissement de la mer intérieure paraît hors de proportion avec les résultats qu’on peut espérer ;
Est d’avis qu’il n’y a pas lieu pour le gouvernement français d’encourager cette entreprise. »
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À une majorité de 276 voix contre 43 et 12 abstentions (les députés polonais), le parlement allemand, dans sa séance du 14 juin, a repoussé en deuxième lecture le projet d’établissement du monopole du tabac. M. de Bismarck avait fait cependant des efforts désespérés pour gagner le parlement à son projet favori. Il a pris plusieurs fois la parole et, dans la deuxième séance, il l’a gardée pendant cinq heures. S’il tient absolument à établir le monopole du tabac, c’est, comme on le suppose bien, par amour pour le peuple allemand. Grâce à ce monopole bienfaisant, on pourra supprimer l’impôt des classes, — cote personnelle à laquelle sont soumis en Prusse 5 087 470 individus. Or l’impôt des classes, comme tous les impôts directs, a l’inconvénient grave de suggérer au contribuable toutes sortes de réflexions désagréables… au gouvernement. Il connaît au juste la somme qu’il paye au percepteur et cela développe chez lui une curiosité indiscrète et malsaine au sujet de l’emploi qu’on fait de son argent. Il lui arrive même de se faire tirer l’oreille pour acquitter l’impôt, ce qui réduit le gouvernement à l’extrémité navrante de faire saisir ses meubles. Avec le monopole, rien de pareil. On sait que Cobden le comparait, sans respect aucun, à un filou mystérieux qui, chaque fois que vous prenez un morceau de sucre, vous en dérobe un autre à votre insu. À la vérité, votre sucrier se vide plus vite, et il faut que vous tiriez plus souvent de l’argent de votre poche pour le remplir, vous devenez plus pauvre, mais vous ne savez pas comment vous le devenez, et c’est l’essentiel ! Voilà pourquoi les impôts indirects et par-dessus tout le monopole du tabac sont aux yeux des politiciens, grands ou petits, les impôts par excellence. C’est qu’ils permettent de « plumer la poule sans la faire crier », ce qui est le comble de l’art de la politique et de la finance. — M. de Bismarck ne s’est pas borné à promettre la suppression de l’impôt des classes, il a promis « la réforme sociale », en échange du monopole du tabac. Après s’être apitoyé sur la destinée lamentable des ouvriers qui ont été sacrifiés au « moloch » du libre-échange, il s’est déclaré hautement socialiste. « Il y a encore, a-t-il dit, un reproche que je dois mentionner : celui que je ferais du socialisme. Entendons-nous. Nous avons déjà fait beaucoup de socialisme et nous devrons nous habituer à en faire davantage encore. Nous devons ajouter à notre recette politique quelques gouttes d’huile socialiste. »
Il paraît que ces quelques gouttes d’huile n’ont pas suffi pour graisser les roues du monopole. Nous félicitons le parlement allemand de sa résistance au chancelier de fer. Pourvu qu’elle dure !
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Les propriétaires de l’Allemagne du sud viennent d’adresser une pétition au Reichstag pour demander une augmentation des droits sur les blés et sur les autres produits agricoles, en raison de l’ouverture du Saint-Gothard. Les pétitionnaires font remarquer que la diminution des frais de transport, qui sera la conséquence inévitable de l’établissement de la nouvelle ligne, facilitera l’accès du marché allemand aux blés des Indes orientales, de la Russie méridionale et des principautés danubiennes ; c’est pourquoi ils réclament un droit qui compense autant que possible cet accroissement de la facilité des transports.
Il y aurait un autre moyen de calmer plus sûrement encore les appréhensions des propriétaires allemands, ce serait de boucher le tunnel du Saint-Gothard. Mais les protectionnistes n’osent pas pousser jusqu’au bout la logique de leurs principes. Ils mollissent !
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Au moins, ce n’est pas la douane qui leur donne ce funeste exemple. Voici de quelle manière la douane allemande applique depuis quelque temps ses tarifs. Du bœuf fumé dans une boîte en fer blanc était tarifé comme quincaillerie ouvragée ; du jambon dans un sac de toile, comme toile ; du jambon entouré de ficelles, comme cordages, etc., etc. La Frankfurter Zeitung signale une autre application encore plus réussie de ce système. Une dame avait pris l’habitude de faire cadeau chaque année, à son neveu, d’une cuiller en argent. Cette année elle se trouvait en Italie, afin de soigner sa santé. Elle expédia sa cuiller habituelle, la dernière de la seconde douzaine. Elle la plaça dans une jolie cassette sculptée en chêne qui devait servir à les contenir toutes.
Qu’arriva-t-il à la douane ? L’employé taxa cette fois d’après le contenu. Il pesa cuiller et cassette, celle-ci d’un assez beau poids, puisqu’elle était en chêne massif, et appliqua au tout le tarif de l’argenterie.
Le destinataire eut beau réclamer, parcourir toutes les instances jusque et inclus le conseil fédéral, rien n’y fit : la douane eut raison.
Encore quelques exploits de ce genre, et la douane allemande deviendra célèbre, dit la Freihandels-Correspondenz.
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En Russie, le nouveau ministre de l’intérieur, M. le comte Tolstoï, paraît bien résolu à mettre un terme aux excès anti-sémitiques que son prédécesseur, M. le général Ignatieff, tolérait avec une rare complaisance. Par une circulaire en date du 9 juin adressée aux gouverneurs, il les prévient que « toute manifestation de désordres locaux aura pour conséquence inévitable de rendre aussitôt légalement responsables tous les fonctionnaires qui avaient pour devoir le soin immédiat de prévenir les désordres ». Les tribunaux commencent aussi à sévir, quoique avec une certaine indulgence, contre les auteurs des attentats dont les juifs ont été victimes. À Balta, un nommé Isikevitch, accusé d’avoir battu un juif qui en est mort, a été condamné à l’incorporation pour deux ans et neuf mois dans les compagnies de discipline. Un autre, accusé et convaincu d’avoir violé une jeune israélite, a été condamné à quatre ans de travaux forcés dans les mines. S’il s’était agi d’une chrétienne orthodoxe, il n’en aurait pas sans doute été quitte à si bon marché, mais enfin, il est bien entendu qu’à l’avenir on ne pourra plus, impunément, battre les juifs jusqu’à ce que mort s’ensuive et violer les jeunes israélites.
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Nous faisions remarquer dans notre dernière chronique que la défense faite aux juifs de conclure des contrats d’achats ou d’hypothèques ne serait pas moins nuisible aux propriétaires et aux emprunteurs chrétiens qu’aux acheteurs et aux prêteurs juifs. Une lettre adressée au journal la Voix par un propriétaire du Donets, M. J. Moussine Pouschkine, confirme de tout point cette appréciation des effets de la protection contre les « vampires » de race sémitique.
« M. Moussine Pouschkine, dit la Voix, nie que les israélites se jetteraient sur l’achat des biens en vue d’exploiter les populations. Tout d’abord ils n’aiment guère à s’occuper d’économie rurale, comme rapportant trop peu, comparativement au commerce, et les seuls biens qui soient en leur possession sont ceux qui n’ont pas trouvé d’acheteurs dans les banques et que les israélites ont été pour ainsi dire forcés d’acquérir pour ne point perdre les capitaux qu’ils avaient prêtés. En même temps on peut constater que de pareils biens, achetés à des conditions raisonnables, ont été mis par leurs propriétaires israélites dans des conditions d’amélioration, sous le rapport de l’ordre, de l’outillage et du paiement régulier des travailleurs.
En admettant que ce qu’on nomme l’exploitation israélite soit exercée par les marchands, fermiers et cabaretiers, ni plus ni moins d’ailleurs que ne la pratiquent dans d’autres pays les gens de différentes classes, M. Moussine Pouschkine repousse cette accusation en ce qui concerne les capitalistes juifs qui achètent des terres pour y fonder des usines. Ils ne font, au contraire, que vivifier les contrées où ils établissent leur industrie et en enrichissent la population. Or, il résulte des nouveaux règlements que la province du Donets vient d’être privée des résultats de ce genre que devait produire l’achat de biens par un capitaliste raffineur et que plusieurs propriétaires sont plongés dans le plus grand embarras par l’impossibilité d’achever des ventes entamées en vue de faire face à la gêne occasionnée par les mauvaises récoltes des années précédentes.
De même, les gisements de houille qui, par leur éloignement des voies ferrées, ne pouvaient convenir qu’aux usines locales, sont condamnés à la stagnation, les industriels à la vente au rabais, quelques-uns d’entre eux, ainsi que les acheteurs qui se trouvaient en pourparlers non terminés, à des procès ruineux, la contrée au manque d’argent et les ouvriers au manque de salaire. Les seuls individus auxquels profiteront ces circonstances seront — dit en concluant le correspondant de la Voix— les amateurs de ventes aux enchères, lesquels, n’ayant plus à redouter la concurrence israélite, achèteront à vil prix les biens à leur convenance. »
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Nous sommes charmé de pouvoir encore porter à l’actif du gouvernement russe une réduction notable de l’effectif militaire en temps de paix. Cette réduction n’est pas de moins de 65 343 hommes et 1 279 chevaux, et elle allégera sensiblement le budget de la guerre. En revanche, il nous est impossible de faire chorus avec les journaux qui félicitent le gouvernement d’Alexandre III de l’abolition de l’impôt de la capitation. Cet impôt, qui rapporte environ 60 millions de roubles, a été établi par Pierre le Grand ; il n’était à l’origine que de 74 copecks par tête ; il a été porté successivement à 2,5 roubles, il a le défaut d’être inégalement réparti et d’infliger à ceux qui le payent l’obligation de se munir d’un passeport ; mais on pouvait en améliorer l’assiette et la perception ; — on pouvait aussi supprimer les passeports, qui n’existent pas en Prusse, quoique la capitation y ait son équivalent dans l’impôt des classes. Il est inutile d’ajouter que la capitation, qui avait l’inconvénient d’appeler l’attention du peuple russe sur les dépenses du gouvernement, sera remplacée par des impôts indirects, qui n’ont pas cet horrible et insolent défaut.
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Le ministre des finances vient d’être obligé déjà de demander au tarif des douanes une partie des ressources nécessaires pour combler le vide que l’abolition de la capitation causera dans les caisses du Trésor public. Le nouveau tarif dont le Journal de Saint-Pétersbourg a publié le texte dans son numéro du 15/27 juin, et qui est entré en vigueur le 1er/13 juillet, établit des droits sur 30 articles qui en étaient exempts et les augmente, dans une mesure plus ou moins considérable, sur 172. Voici l’analyse qu’en donne un journal protectionniste, le Nouveau Temps.
« Les modifications, dit le NouveauTemps, portent principalement sur des marchandises de grande valeur, mais non de nécessité absolue et qui ne payaient auparavant aucun droit, telles que les pierres précieuses et d’imitation, la nacre, l’écaille, l’ambre, l’écume de mer, etc., que l’on a soumises à un droit de 2 r. par poud ; sur les matériaux d’industrie et de commerce que l’on peut trouver chez nous, comme les produits animaux, tels que l’os, qui payera 10 c. par poud, les cheveux d’homme 5 r., les crins 10 c., le duvet et la plume 20 c., les peaux non travaillées (sauf les pelleteries molles) 50 c., le lard et l’huile de poisson 30 c., l’huile de baleine et de foie de morue non clarifiée 50 c., la stéarine, la paraffine, le blanc de baleine, la cire 1 r., les cartonnages, de 15 à 45 c. ; sur les provisions de bouche, dont plusieurs espèces de fruits payeront 10 c. par poud et les autres 40 c. Un des droits les plus élevés est celui qui frappe les livres imprimés en russe à l’étranger, lesquels sont soumis à une taxe de 3 r. par poud pour les livres brochés et de 4 r. 50 c. pour les ouvrages reliés. Les autres produits typographiques, ainsi que les images et gravures, restent francs de douane. On ne saurait qu’approuver cette mesure, vu qu’en ce moment même l’exposition de Moscou nous démontre que les typographes russes sont pleinement en état de satisfaire les exigences les plus rigoureuses des lecteurs, et qu’ils ont droit, par conséquent, à un tarif protecteur d’autant plus qu’ils manquaient généralement d’ouvrage. En ce qui concerne les bruits qui avaient couru sur l’impôt du charbon de terre, on peut en constater l’exagération, puisque le droit d’un copeck par poud ne frappe que la houille passant par les douanes de Pologne, et cela en vue de protéger l’industrie houillère locale contre l’importation silésienne.
Les articles déjà imposés ont subi peu d’augmentation, si l’on en excepte les objets de luxe et de superfluité, tels que la confiserie (portée de 5 r. 50 c. à 8 r.), les articles de gastronomie, les épices, le café et le cacao (ces deux derniers de 1 r. 65 à 2 r, 50 c.). »
Le Nouveau Temps n’approuve pas une aussi forte augmentation sur des articles de pareille nécessité.
« Le droit sur les tabacs de toutes sortes a été porté de 29 r. 4 c. par poud à 40 r., mais celui des cigares est resté tel quel, de même que le droit sur les spiritueux et les liqueurs.
Ce qui doit principalement attirer l’attention, c’est, continue le Nouveau Temps, l’élévation considérable des droits sur plusieurs articles de fabrication. Ainsi celui établi sur la soie tordue et filée est élevé de 5-5 1/2 à 8 r. et si la soie est teinte ou imprimée, à 16 r. Celui sur la laine et le poil écrus, de 24 1/5 c. à 1 r. par poud et de 48 2/5 cop. à 2 r. s’il sont teints ; celui sur la laine cardée en rubans, de 48 2/5 c. à 3 r. et si elle est teinte, à 4 r. 50 c. ; celui sur laine filée, de 4 r. 95 c. à 7r. 50 c. et si elle est teinte, à 9 r.
Le droit sur le coton filé des numéros supérieurs a été porté, pour le coton ordinaire de 4 r. 67c. à 3 r., pour le coton blanchi ou teint à coudre et à tricoter de 4 r. 67 c. à 6 r. Les couleurs et articles de teinture ont également subi une forte augmentation, variant pour certains de 4 r. 84 c. à 15 r., pour d’autres de 1 r. 21 c. à 2 r. Les acides et les sels acidulés payent 4 r. par poud au lieu de 2 r. 42 c. »
Il est évident qu’à l’égard des articles que nous venons d’énumérer, le tarif est essentiellement protecteur et tend à favoriser le développement de leur production dans notre pays. Le Nouveau Temps approuve de même le droit de 10 r. au lieu de 3 r. 30 c. établi sur les médicaments étrangers brevetés. Il trouve également sage d’avoir établi un droit de sortie de 10 c. par poud sur les os crus, pilés et brûlés, vu le besoin qu’en éprouvent nos industriels pour la fabrication et nos agriculteurs pour leurs engrais.
L’Exposition nationale de Moscou ayant démontré que « les typographes russes sont en état de satisfaire les exigences les plus rigoureuses des lecteurs », le Nouveau Temps en conclut qu’ils ont droit à un tarif protecteur. Ils peuvent se passer de protection ; donc ils doivent être protégés. C’est de la logique protectionniste.
Toutefois ce relèvement du tarif, malgré les droits excessifs qu’il établit sur les produits de la filature et de la teinture — et qui auront, naturellement, pour résultat de ralentir le développement de la fabrication des tissus —, ce relèvement du tarif ne satisfait qu’à moitié les protectionnistes moscovites. Ils se plaignent avec amertume que le ministre, l’honorable M. Bunge — qui a le défaut d’avoir été un savant professeur d’économie politique —, n’ait pas cru devoir se faire assister par des commissions composées d’industriels et de propriétaires d’usines, et ils l’engagent à avoir recours à ces patriotes désintéressés pour confectionner un tarif absolument conforme à l’intérêt général.
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Aux États-Unis, le président Arthur n’est pas tombé dans le péché que les protectionnistes russes reprochent à M. Bunge. Il a composé, presque exclusivement, la commission de révision du tarif de manufacturiers protectionnistes.
« La commission du tarif, dit le Post, cité par le Courrier des États-Unis, est composée de cinq représentants d’intérêts spéciaux, les fabricants de lainages, les maîtres de forges et fonderies, les producteurs de laine, les producteurs de riz et les planteurs de sucre ; de deux personnes classées comme « forts protectionnistes » : d’un protectionniste modéré, et d’un membre (M. John S. Phelps, du Missouri), dont les prédilections en matière du tarif ne sont pas connues, — mais qui est supposé avoir été placé dans la commission parce qu’il est démocrate, et qui, dans tous les cas, est hors d’âge. Le correspondant washingtonien de la Tribune dit très franchement que « la tâche de la commission n’est pas de décider s’il y aura ou non un tarif protecteur, mais de faire un tarif protecteur ». Cette interprétation de l’intention de la commission est indubitablement vraie, mais telle qu’elle est elle est incomplète. Nous avons maintenant un tarif protecteur. L’objet de la commission, par conséquent, doit être de faire un autre et différent tarif protecteur… Elle ne peut pas sans doute accroître le poids du tarif ; le pays n’est pas d’humeur propice pour cela ; mais elle peut partager autrement les avantages… L’option à laquelle tend la commission n’est pas, comme on voudrait nous le faire croire, entre un tarif protecteur et un tarif non protecteur ; mais dans un lot d’intérêts spéciaux qui se disputent sur leur part respective de l’argent arraché aux consommateurs dans la chambre noire du tarif. Les ouvriers en grève dans les industries métallurgiques et minières n’ont pas même un représentant dans la commission, bien que la prétendue raison d’être du tarif soit la nécessité d’assurer de bons salaires à ces braves gens… Nous ne pouvons pas dire que nous soyons désappointés par la composition de la commission. Ayant depuis le commencement regardé le mouvement comme un effort pour étouffer les amendements nécessaires au tarif, les mesures prises dans ce but ne sont à nos yeux que de bien peu d’importance. »
Toutefois, il est fort possible que ce sans-gêne avec lequel les protectionnistes s’instituent juges dans leur propre cause, finisse par choquer le public américain, et que les conclusions prévues d’avance de la commission du tarif ne soient acceptées que sous bénéfice d’inventaire.
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En renchérissant artificiellement les frais de production de tous les produits ou services, la protection a fait monter les prix à un tel niveau que les denrées d’exportation des États-Unis ont éprouvé chaque jour plus de difficulté à lutter avec la concurrence étrangère sur les marchés du dehors, tandis au contraire, qu’en dépit de l’énorme surcharge des droits protecteurs, les produits étrangers et particulièrement les produits anglais fabriqués sous le régime du free trade, envahissent le marché américain.
L’année dernière, l’abondance extrême des récoltes des États-Unis et l’insuffisance des nôtres avaient neutralisé ces effets inévitables du régime de la protection. Ils deviennent sensibles aujourd’hui. C’est ainsi que dans les quatre premiers mois de 1881 les exportations américaines s’étaient élevées à 297 767 178 dollars ; elles sont descendues cette année à 241 820 020, tandis que les importations, composées principalement de produits manufacturés, ont monté de 212 933 139 à 230 754 894 dollars. Elles dépassent les exportations et c’est à ce changement dans la balance des échanges qu’il faut attribuer le retour de l’or, que nous exportions l’année dernière pour payer les blés des États-Unis et qu’ils nous renvoient actuellement, probablement sans l’avoir déballé, pour payer nos tissus et le reste.
La protection ne suffit plus pour protéger l’industrie américaine ; il faudra bientôt qu’elle ait recours à la prohibition… ou au libre-échange.
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Le théâtre de l’Opéra a coûté environ 60 millions à bâtir et à décorer, ce qui représente un loyer de 3 millions de francs, auxquels il faut ajouter 800 000 fr. de subvention. Total : 3 800 000 fr. que coûte annuellement aux contribuables la haute protection dont l’État gratifie la musique et la danse. L’Opéra ne donne que 3 représentations par semaine en été et 4 en hiver, soit 180 représentations par an. Chacune coûte aux contribuables 21 111 fr. et, en admettant une moyenne de 1 500 spectateurs payants, c’est une somme de 14 fr. par tête que l’État alloue au directeur de « l’Académie nationale de musique » pour lui permettre de procurer aux amateurs français et étrangers des satisfactions musicales et chorégraphiques. Encore se plaignent-ils du peu de variété du répertoire et de l’insuffisance du personnel exécutant. À Londres, au contraire, le théâtre de Covent-Garden ne reçoit de subventions d’aucune sorte ; on y joue six fois par semaine, pendant la saison, le répertoire est aussi varié que possible et le personnel réunit les premiers artistes du monde. On vient d’y représenter un opéra d’un compositeur français, M. Lenepveu, qui aurait été probablement obligé d’attendre jusqu’au XXe siècle un tour de faveur à l’Académie nationale de musique. Voilà ce que coûte la protection officielle et ce que vaut la liberté.
Le critique du Figaro, M. Aug. Vitu, qui a assisté à la représentation de l’opéra de M. Lenepveu, résume ainsi ses impressions de voyage à Covent-Garden, théâtre non subventionné :
« Parmi les grandes usines à musique que possède la capitale anglaise, Covent-Garden est en ce moment l’une des mieux outillées. Son directeur, M. Gye, est un de ces hommes qui ne connaissent pas plus d’obstacles dans les revers que dans les succès. En trois mois il a joué vingt-six opéras ; il y a six représentations par semaine, généralement composées de six ouvrages différents. Le procédé de réalisation est très simple. Le directeur appelle ses chefs d’orchestre ; il en a deux : un italien, M. Bavignani ; un belge, français de cœur, M. Joseph Dupont, et il leur dit ceci : « Messieurs, nous donnerons lundi Carmen, mardi Fra Diavolo, mercredi Don Juan, jeudi Aïda, vendredi la Révolteau sérail, samedi la Traviata. » Et les choses s’accomplissent selon ce programme sommaire, grâce à l’activité des deux chefs d’orchestre, secondés par un régisseur excellent, M. Lapissida, le successeur du regretté Tagliafico, et une troupe d’artistes hors ligne : Mesdames Patti, Albani, Lucca, Fursch-Madier, Valeria, Stahl ; MM. Nicolini, Gaillard, Cotogni, Pandolfini, Mierswinsky, de Retzské, etc. Excusez du peu !
Velléda ne devait d’abord passer que vers le 15 juillet ; un changement dans le répertoire a exigé qu’elle fût prête dix jours plus tôt ; cela n’a pas présenté plus de difficulté que la substitution d’une courroie de transmission à une autre dans la marche d’une machine à vapeur ; les artistes se sont un peu surmenés, les choristes ont travaillé jour et nuit, et voilà. Je raconte ces choses invraisemblables sans nulle arrière-pensée de les proposer en exemple à l’inertie parisienne. Scribitur ad narrandum. »
Paris, le 14 juillet 1882.
G. DE M.
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