Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de janvier 1884, la colonisation par l’État et ses effets en Algérie et au Tonkin, le développement du protectionnisme en Europe et en Amérique, la concurrence des tribunaux, et la situation économique en Russie.
Gustave de Molinari, Chronique, Journal des économistes, janvier 1884.
CHRONIQUE
SOMMAIRE : La prohibition du porc d’Amérique et les représailles américaines. — Le refus du crédit pour le chemin de fer du Sénégal. — L’échec de la colonisation officielle de l’Algérie à la Chambre des députés. — M. Blancsubé et les droits différentiels en Cochinchine. — Comment on porte la civilisation au Tonkin. — L’affaire du Port-Breton. — La colonisation officielle en Nouvelle-Calédonie. — La constitution d’un tribunal arbitral à Lille. — Pourquoi nos soldats sont mal habillés. — Une lettre de la chambre syndicale de la chapellerie. — Convention douanière entre les États-Unis et l’Espagne. — Les magnats hongrois et les mariages mixtes. — Le budget russe. — Les protectionnistes russes et le Malade imaginaire. — La crise.
La session extraordinaire des Chambres a été close le 29 décembre. Dans la séance du 23, la Chambre des députés est revenue malheureusement sur la question des viandes d’Amérique. À une majorité de 272 voix contre 135 elle a adopté un ordre du jour de MM. Paul Bert et Gaudin invitant le gouvernement à surseoir à l’introduction des viandes de porcs américains, autrement dit à remettre en vigueur le déplorable décret de prohibition du 18 février 1881. Les auteurs de l’ordre du jour se sont bien gardés naturellement d’invoquer les intérêts des éleveurs de porcs. Non ! c’est « la santé de l’ouvrier » qui est l’unique objet de leur sollicitude ; c’est pour préserver cette santé précieuse qu’ils veulent retrancher du menu des ménages pauvres la viande de porc à bon marché. On pourrait leur répondre, MM. Léon Peulevey, Achard et Hérisson, ministre du commerce leur ont répondu que l’on n’a constaté jusqu’à présent en France qu’un seul cas de trichinose, et que le coupable était un porc indigène ; mais rien n’a pu calmer les appréhensions hygiéniques et philanthropiques de ces bons apôtres. Voilà donc la viande de porc d’Amérique de nouveau à l’index. Mais voici que, à la suite de ce vote, un bill de représailles vient d’être déposé au Congrès des États-Unis. Ce bill porte que « toutes les fois qu’un gouvernement étranger prohibera ou restreindra l’importation des viandes salées provenant d’Amérique, le président de la République pourra prohiber de son côté l’importation aux États-Unis des vins, liqueurs et autres marchandises, provenant du pays qui aura pris cette mesure ».
Nous serons protégés contre la viande de porc d’Amérique et les Américains le seront, de leur côté, contre les vins de France, le tout grâce à l’hygiène combinée avec la protection. Maudites trichines !
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En revanche, la Chambre a eu la sagesse de refuser un nouveau crédit de 3 300 000 francs pour le chemin de fer et les forts du Sénégal. Il s’agit de ce célèbre chemin de fer de Kayes à Bafoulabé, dont on a construit jusqu’à présent 33 kilomètres au prix de 35 millions. À ce taux, il faudrait dépenser un demi-milliard pour arriver au Niger. Nous ne pouvons que féliciter la Chambre d’avoir arrêté les frais.
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Nous avons à la féliciter plus encore d’avoir rejeté à une majorité de 249 voix contre 211 le projet de loi ouvrant un crédit de 50 millions à la colonisation officielle de l’Algérie. Défendu par MM. Tirman, gouverneur général de l’Algérie, Graux et Waldeck-Rousseau, le projet a été vivement et heureusement attaqué et démoli par MM. Ballue, Lebaudy et Guichard. C’était pourtant encore un projet de loi inspiré par la philanthropie la plus pure. Ses défenseurs ont été d’accord pour déclarer qu’ils ne voulaient que le bien des Arabes.
« Le système qui vous est proposé, a dit notamment M. le ministre de l’intérieur, revient donc purement et simplement à ceci : là où il y a des espaces de terre généralement incultes, y opérer un prélèvement nécessairement restreint par rapport à l’ensemble, y installer l’élément européen non seulement sans qu’aucun Arabe en souffre, mais en faisant cette opération, qui me semble des plus humaines, des plus fructueuses pour l’indigène : en dehors de la terre dans laquelle il conservera sa part d’action, de propriété collective, on lui mettra en mains un certain capital qui ne sera pas sans importance, surtout le jour où, ayant à côté de lui l’exemple des Européens, l’Arabe arrivera, lui aussi, à rendre sa culture plus féconde et sa propriété plus fertile ; ainsi, pas de spoliation, mais une acquisition de terre qui laisse tous les Arabes et chacun d’eux propriétaire, et qui, en dehors de leur position de propriétaire, leur fournira un capital. »
En regard de cette apologie idyllique de l’expropriation des indigènes pour cause de colonisation officielle, contentons-nous de placer un simple extrait des impressions de voyage en Algérie de M. Guy de Maupassant[1].
« Voici les différents systèmes employés pour chasser et spolier les misérables propriétaires indigènes.
Un particulier quelconque quittant la France va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro quelconque correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient. Il part. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée. Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle a toujours vécu. Elle ne possède rien autre chose. Il l’expulse ; elle part résignée, puisque c’est la loi française. Mais ces gens sans ressources désormais gagnent le désert et deviennent des bandits.
D’autres fois, on s’entend. Le colon européen, effrayé par la chaleur et l’aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle, qui devient son fermier. Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie, bon an, mal an, mille, quinze cents ou deux mille francs à l’Européen retourné en France. Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.
Autre méthode.
La Chambre vote de temps en temps quarante ou cinquante millions destinés à la colonisation de l’Algérie. Que fait-on de cet argent ? Sans doute on construit des barrages ; on boise les sommets pour retenir l’eau, on s’efforce de rendre fertiles les plaines incultes ? Nullement. On exproprie l’Arabe. Or, en Kabylie, la terre a acquis une valeur considérable. Elle atteint, dans les meilleurs endroits, seize cents francs l’hectare et elle se vend communément huit cents francs. Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquillement de leurs exploitations. La Kabylie est le plus beau pays de l’Algérie. Eh bien, on exproprie les Kabyles au profit de colons inconnus. Mais comment les exproprie-t-on ? On leur paye quarante francs l’hectare, ce qui vaut au minimum huit cents francs. Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi), n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.
Ce peuple n’est point commerçant, ni industriel ; il n’est que cultivateur. Donc la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive ; les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Amema quelconque, pour prouver une fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.
Mais voilà, on se dit : Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d’Européens ; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant. — Très bien. Mais quand vous n’aurez plus de partie fertile, que ferez-vous ? — Nous fertiliserons, parbleu ! — Eh bien, pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite ?
Comment ! vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions entières ; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous, et vous ne trouvez pas d’autre moyen que d’expulser les kabyles !
Il est juste d’ajouter que, une fois le tell franchi, la terre devient nue, aride, presque impossible à cultiver. Seul l’Arabe, qui vit avec deux poignées de farine par jour et quelques figues, peut subsister dans ces contrées desséchées. L’Européen ne s’y peut nourrir. Il ne reste donc, en réalité, que des espaces restreints pour y installer des colons, à moins de… chasser l’indigène. Ce qu’on fait. »
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Notons encore dans la discussion du budget des colonies un discours de M. Blancsubé, député de la Cochinchine, discours mi-partie sentimental et colonial, dans lequel l’orateur a annoncé avec une satisfaction patriotique que le conseil colonial de Saïgon avait émis un vœu en faveur de l’établissement d’un tarif destiné à protéger l’industrie et le commerce de la métropole.
« Pour les importations, il était pénible pour nous de voir dans les magasins indigènes les produits étrangers affluer bien plus que les produits français. Cependant les produits français sont meilleurs, les indigènes le reconnaissent, ils le savent tous ; mais ils sont plus chers et on va au meilleur marché.
Que fait le conseil colonial ? Il s’inquiète de cette situation ; il se dit : ‘Que pourrions-nous faire pour favoriser le commerce de la mère-patrie ? Eh bien, ce sera gênant, ce sera pour nous un sacrifice, mais enfin créons des douanes. Nous n’en avons pas le droit, nous, colonie ; notre conseil colonial n’a pas les mêmes droits, à cet égard, qu’ont les conseils généraux des colonies régies par le sénatus-consulte de 1866, mais nous avons le droit d’émettre un vœu pour que la métropole crée ces douanes destinées à favoriser le commerce français.’ (Marques d’approbation.) »
En dépit de ces marques d’approbation protectionnistes, on pourrait faire remarquer que la Cochinchine ne couvre pas actuellement ses frais d’administration et de gouvernement et qu’il lui faudra d’autant plus longtemps pour arriver à les couvrir, qu’elle sera moins libre dans ses relations et ses transactions commerciales. Il se peut que les droits différentiels que réclame cet excellent conseil colonial de Saïgon, dans sa sollicitude pour les intérêts commerciaux de la mère-patrie, procurent un supplément de bénéfices à quelques douzaines d’industriels, de négociants et d’armateurs ; en revanche, ils obligeront tous les contribuables français à fournir indéfiniment aux Cochinchinois les subsides nécessaires pour combler les déficits de leurs budgets présents et à venir. Nous espérons donc que le gouvernement ne se pressera pas de céder au vœu — que nous nous plaisons à croire inspiré par le patriotisme le plus pur —, du conseil colonial de Saïgon et du bon M. Blancsubé.
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Il est bien convenu qu’en allant au Tonkin notre but principal c’est de civiliser les Tonkinois. Mais, tout en leur portant notre civilisation, ne courons-nous pas le risque de rapporter de chez eux quelque chose de la barbarie asiatique ? En attendant qu’ils apprennent de nous à respecter la vie des prisonniers et les propriétés des populations inoffensives, nous apprenons d’eux à ne faire aucun quartier et à piller les gens sans défense.
« … La guerre qui a lieu, lisons-nous dans une lettre d’Hanoï, est une guerre atroce dans laquelle on ne fait pas de prisonniers. Tout soldat qui se laisse surprendre et approcher, aussi bien d’un côté que de l’autre, est un homme mort…
… Pendant ce temps, dit un correspondant du New York Herald, les pauvres Tonkinois souffrent de tous côtés. Le gouvernement français ne les protège pas contre les bandes qui pillent et brûlent leurs villages. Ils ne peuvent se protéger eux-mêmes, car ils sont désarmés depuis vingt-cinq ans. Chaque expédition ne rencontre que des villages pillés et brûlés, des pagodes détruites. Le peuple est en proie aux angoisses de la faim et de la plus profonde terreur.
Les Annamites qui se déclarent ouvertement pour les Français, sont exterminés par les mandarins ; s’ils sont indifférents, leurs propriétés sont détruites et saccagées par les soldats français. Quelle que soit la troupe qui les approche, ils sont molestés, et quand ils n’ont pas à souffrir des soldats, les mandarins les oppriment. »
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L’affaire de la colonisation du Port-Breton s’est terminée par la condamnation à quatre années d’emprisonnement et 3 000 francs d’amende du promoteur de cette fantastique entreprise de « politique coloniale », M. le marquis de Rays. Des pénalités diverses ont été infligées à ses principaux collaborateurs. Cette affaire prouve, au surplus, qu’une entreprise de colonisation sérieuse, faite librement et sans attache officielle, trouverait, même en France, des capitalistes pour la commanditer et des colons pour la mettre en valeur. Que des sociétés dignes de confiance se fondent pour établir des colonies libres, elles trouveront sans peine des émigrants.M. de Rays en a bien trouvé.
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Mais le gouvernement en trouvera-t-il ? Il en recrute en ce moment pour la Nouvelle-Calédonie, ainsi que nous l’apprend la lettre suivante adressée par M. Félix Faure, sous-secrétaire d’État, au rédacteur en chef de l’Avenir des colonies et de la marine :
Paris, 3 janvier 1884.
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous adresser les renseignements que vous m’avez demandés au sujet de la colonisation.
Des passages gratuits sont accordés aux familles d’émigrants qui désirent obtenir des concessions de terres à la Nouvelle-Calédonie, la seule de nos colonies où des concessions de l’espèce puissent être faites par le Domaine. Les terrains sont délivrés dans les conditions de l’arrêt local du 11 mai, dont je vous transmets ci-joint un extrait.
L’administration locale a été invitée à tenir des lots de terrains prêts à être mis à la disposition des émigrants immédiatement après leur arrivée à Nouméa.
Indépendamment des concessions, il est accordé quelques mois de vivres à titre gratuit, ainsi que des outils, grains et semences, aux colons dont les efforts méritent d’être encouragés.
Les demandes de passage adressées au département de la marine et des colonies doivent être accompagnées d’un certificat de bonne vie et mœurs, ainsi que d’un extrait du casier judiciaire, et indiquer exactement le nombre des personnes de la famille, et, s’il y a lieu, l’âge et le sexe des enfants.
Dans le cas où les émigrants sont originaires de la Lorraine et de l’Alsace, ils ont à produire leur certificat d’option pour la nationalité française.
Les certificats de moralité énoncés ci-dessus peuvent être remplacés par des attestations émanant de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains.
Enfin les frais de voyage du lieu de la résidence des émigrants au port d’embarquement sont à la charge de ces derniers. Recevez, Monsieur, etc.
Le sous-secrétaire d’État de la marine et des colonies,
Félix FAURE.
Qu’une société ou un particulier se fasse, à ses frais et risques, entrepreneur d’émigration et de colonisation, rien de mieux ; mais convient-il bien d’employer l’argent des contribuables à une entreprise si chanceuse, surtout quand il s’agit d’une colonisation officielle ? Le passage gratuit, les vivres, outils et semences non moins gratuits dont il est question dans la lettre de M. Félix Faure coûteront au bas mot 3 000 francs par tête d’émigrant en Nouvelle-Calédonie. Combien ne trouverait-on pas de gens disposés à faire à moins de frais de la colonisation en France ?
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Il vient de se constituer à Lille un « tribunal arbitral » qui pourrait bien faire une concurrence sérieuse aux tribunaux officiels. « Devant le tribunal arbitral, lisons-nous dans la chronique judiciaire du Figaro, plus de frais d’avoués, plus de paperasserie juridique, plus de lenteurs frisant le déni de justice. Les procès sont tranchés rapidement, selon l’équité, sans que les gens de loi aient la possibilité de s’abriter derrière de mauvaises exceptions de procédure, sans que le papier timbré absorbe les capitaux, ne laissant aux malheureux plaideurs que les écailles de l’huître à se partager. »
Chose curieuse ! les tribunaux libres ne sont pas prohibés. Le Code de procédure civile, articles 1003 à 1029, lisons-nous dans la même chronique, en proclame la légalité et réglemente l’exécution de leurs arrêts.
« 1e Les sentences arbitrales sont exécutoires sur le simple visa du président du tribunal de l’arrondissement, qui ne peut le refuser;
2e Ce visa donne à la sentence arbitrale la même force que celle qui est attachée aux jugements des tribunaux ordinaires ;
3e Les parties peuvent même convenir que la sentence arbitrale sera sans appel. Quand l’appel est réservé par elles, l’affaire est portée directement devant une Cour.
4e À moins de stipulation contraire, une sentence arbitrale doit être prononcée dans les trois mois de l’introduction du procès. »
On pourrait donc arriver, par cette voie, à la séparation de la justice et de l’État, partant à la justice à bon marché. Mais il faudrait constituer les tribunaux d’arbitres sur une base économique, c’est-à-dire sous la forme d’entreprises, capables de couvrir leurs frais et de procurer un bénéfice. Alors, les tribunaux libres pourraient se multiplier et faire une concurrence efficace aux tribunaux officiels. C’est à cette concurrence entre les cours et tribunaux qu’Adam Smith attribuait, comme on sait, les progrès de l’administration de la justice en Angleterre.
« Les honoraires de cour, dit-il (Richesse des nations, livre V, chap. 1er), paraissent avoir été originairement le principal revenu des différentes cours de justice en Angleterre. Chaque cour tâchait d’attirer à elle le plus d’affaires qu’elle pouvait, et ne demandait pas mieux que de prendre connaissance de celles même qui ne tombaient pas sous sa juridiction. La cour du Banc du roi, instituée pour le jugement des seules causes criminelles, connut des procès civils, le demandeur prétendant que le défendeur, en ne lui faisant pas justice, s’était rendu coupable de quelque faute ou malversation. La cour de l’Échiquier, préposée pour la levée des dossiers royaux et pour contraindre à les payer, connut aussi des autres engagements pour dettes, le plaignant alléguant que si on ne le payait pas, il ne pourrait payer le roi. Avec ces fictions, il dépendait souvent des parties de se faire juger par le tribunal qu’elles voulaient, et chaque cour s’efforçait d’attirer le plus de causes qu’elle pouvait au sien, par la diligence et l’impartialité qu’elle mettait dans l’expédition des procès. L’admirable constitution actuelle des cours de justice, en Angleterre, fut peut-être originairement, en grande partie, le fruit de cette émulation qui animait ces différents juges, chacun s’efforçant à l’envi d’appliquer à toute sorte d’injustice le remède le plus prompt et le plus efficace que comportât la loi. »
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Le Figaro s’efforce de justifier le ministre de la guerre de l’accusation capitale d’avoir livré des commandes de fourniments militaires à l’étranger.
« On accuse le ministère de la guerre d’avoir livré des commandes de fourniments militaires à l’étranger. Les ministres de la guerre, celui d’hier, celui d’aujourd’hui, celui de demain n’ont pas le droit de s’adresser à des fournisseurs étrangers ; la loi s’y oppose ; tous les cahiers des charges et tous les marchés d’adjudication exigent la qualité de Français et la résidence en France des personnes qui veulent travailler pour l’État. La commission du budget veille à ce que les marchés soient passés conformément aux prescriptions légales et, si l’on fabrique à l’étranger des fourniments militaires pour la France, le ministère ne le sait pas ; nous ajouterons même que cela ne nous paraît pas possible.
Nous avons la liste des fournisseurs actuels ; ils demeurent tous sur le territoire français, ils ont tous de vastes ateliers ; peut-être emploient-ils des ouvriers de nationalité étrangère, mais ce ne peut être qu’un fait accidentel. Nos draps sont français, nos cuirs français ; là n’est donc pas la chose à critiquer.
J’ajouterai même, pour tranquilliser tout à fait les consciences patriotes, que les Allemands nous avaient pris, en 1870-1872, une quantité considérable d’objets d’habillement, d’équipement et même d’armement fabriqués ou non fabriqués, et que le ministère de la guerre a refusé de les racheter, pensant avec raison qu’il valait mieux alimenter le travail national que de donner encore à nos vainqueurs quelques millions de numéraire français. »
La justification est complète, et « le numéraire français » ne court aucun risque de ce côté. Mais pourquoi faut-il que l’auteur de l’article, M. Jules Richard, s’avise d’ajouter :
« Je suis fort aise que cette accusation se soit produite, car elle me fournit une occasion de dire pourquoi nos soldats sont si mal habillés. Il n’y a pas en effet en Europe une armée plus mal ficelée que la nôtre, plus mal chaussée, moins bien équipée.
De quoi s’agit-il ici ? Que nos soldats aient des habits et des effets d’équipement solides, bien faits et commodes. Or, vous croyez peut-être que l’on recherche dans cette affaire le bien-être du soldat ? Non, on se moque que le soldat soit bien habillé ; ce qu’il faut avant tout, c’est contenter telle famille puissante alliée de très près au gouvernement et qui désire le statu quo ; c’est aussi de favoriser également les députés de divers centres industriels où l’on fabrique des draps, quoique ces draps soient, dans certaines zones, médiocrement propres à la confection des effets militaires. Le ministre devient alors le très humble serviteur de gens sans responsabilité, mais ayant des intérêts opposés à ceux de l’armée. »
Si la concurrence était libre, si le ministère de la guerre avait le droit de s’approvisionner sur les marchés français ou étrangers, où les draps, les souliers et le reste du fourniment sont les meilleurs et les moins chers, n’y a-t-il pas apparence que nos soldats seraient mieux « ficelés » et à meilleur marché ? Les intérêts de l’armée ne seraient-ils pas mieux servis sans parler de ceux des contribuables ?
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Nous avons sous les yeux une lettre de la chambre syndicale de la chapellerie de Paris, adressée au Moniteur de la Chapellerie, qui contient, à côté de quelques erreurs, d’excellents conseils à l’adresse des ouvriers. Relevons d’abord les erreurs. En constatant que « non seulement nos exportations se sont très notablement réduites en Europe, mais que nous rencontrons sur tous les marchés étrangers et en France même, la concurrence de la fabrication anglaise, allemande, autrichienne, belge et italienne », la chambre ajoute que « ce résultat n’a rien dont on doive s’étonner ; les machines sont à peu près les mêmes partout, les matières premières diffèrent peu ; c’est donc le prix de la main-d’œuvre dans les divers pays qui est le véritable régulateur des prix de revient et de vente ». S’il en était ainsi, les produits agricoles des États-Unis et les produits industriels de l’Angleterre — chapeaux compris — ne pourraient soutenir la concurrence des produits similaires des pays de l’Europe continentale, car les salaires sont plus bas, en France, en Belgique, en Suisse, en Allemagne qu’en Angleterre et aux États-Unis. L’excès des impôts et des charges de la protection et des monopoles, l’insuffisance et la cherté du crédit, l’état arriéré et routinier de l’outillage et des procédés de fabrication contribuent beaucoup plus encore que la cherté de la main-d’œuvre à élever les prix de revient et de vente. Mais cette part faite à l’erreur, on trouve dans la lettre quelques renseignements et quelques conseils dont la « Société des ouvriers chapeliers » pourrait tirer profit.
« Il y a vingt ans, lisons-nous dans cette circulaire, la chapellerie de feutre était très florissante à Paris, et cette industrie tendait même à se concentrer dans la capitale et ses environs. La société des ouvriers chapeliers y a mis bon ordre. Avec les meilleures intentions du monde, elle a discipliné ses membres et réglementé le travail au point de supprimer toute initiative et tout progrès. Aussi les fabricants ayant trouvé en province plus de liberté d’action se sont-ils avisés d’y créer des usines qui s’y sont rapidement développées.
Ce déplacement regrettable pour les intérêts parisiens… ne paraît pas encore suffire à certains défenseurs des ouvriers… Pendant que l’étranger améliore son outillage, développe ses ateliers et nous menace non seulement au dehors, mais chez nous-mêmes, sur nos propres marchés intérieurs, il vient de se créer, sous la direction des ouvriers chapeliers, une association englobant les ouvriers chapeliers de toute la France et ayant pour but d’arriver par tous les moyens à l’uniformité des façons et des salaires, réglés sur le taux parisien. La conséquence infaillible de cette belle campagne, si elle pouvait réussir, c’est qu’après avoir exilé notre industrie de Paris au profit de la province, on réussirait à l’éloigner de la province au profit de l’étranger, et cela, par les mêmes procédés qui ont eu pour les fabriques parisiennes de si déplorables conséquences.
Tout cela est certainement très grave et très affligeant, comme vous le dites. Mais, en étant d’accord avec vous sur la gravité du mal, nous ne saurions nous ranger à votre avis sur les remèdes à y appliquer. Non, il ne nous semble pas que le parti à prendre soit d’engager partout la lutte avec les ouvriers, d’opposer à leurs grèves, à leur entente, une coalition patronale allant jusqu’à la fermeture des ateliers. Ce sont là de douloureuses extrémités ; c’est la guerre civile industrielle, avec ses ruines et ses désastres, même pour le vainqueur. La chambre syndicale ne s’y prêtera pas.
Nous aimons mieux faire appel au bon sens des ouvriers et à leur intérêt bien entendu. Ils n’ont qu’à s’inspirer pour cela de l’exemple que leur donnent leurs camarades d’outre-Manche. Loin d’émettre des exigences qui auraient pour résultats la ruine de leur industrie, et, par suite, leur propre ruine, les ouvriers anglais ont la sagesse de les proportionner à la situation réelle des affaires. Ils savent que le mieux est l’ennemi du bien et que, à trop tendre la corde, on la casse. Ils demandent donc, non ce qu’ils désirent, mais ce qui est possible et apprécient, à chaque moment, avec une rare sagacité de comptables et d’administrateurs, la limite à laquelle ils doivent s’arrêter. Que nos ouvriers fassent ce travail avec nous, qu’ils étudient les conditions faites à notre fabrication par la lourdeur écrasante des impôts, par le bas prix de la main-d’œuvre à l’étranger, et ils comprendront vite que le moment est mal choisi pour aggraver encore les difficultés d’une lutte déjà trop inégale. »
On ne saurait tenir un langage plus modéré et plus raisonnable ; nous serions curieux de savoir ce qu’y répondront les promoteurs de « l’uniformité des façons et des salaires ».
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Une convention provisoire a été conclue entre les États-Unis et l’Espagne.
Cette convention, exécutoire à partir du 1ermars, supprime le droit différentiel de pavillon exigé des produits américains importés à Cuba et à Porto-Rico.
De leur côté, les États-Unis suppriment la surtaxe de 10% ad valorem sur les produits de Cuba et Porto-Rico importés aux États-Unis par vaisseaux espagnols.
Les consuls espagnols cesseront de prélever un droit sur chaque tonne de produits des États-Unis importés à Cuba et Porto-Rico.
Les négociations pour un traité de commerce qui devra remplacer cette convention commenceront prochainement.
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La chambre des magnats de Hongrie a rejeté, par 109 voix contre 106, un projet de loi présenté par le gouvernement à l’effet d’autoriser les mariages entre juifs et chrétiens. Ne serait-ce pas le moment de présenter un autre projet de loi qui interdise aux magnats de souiller leurs mains aristocratiques et chrétiennes en empruntant de l’argent aux juifs ?
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Nous avons sous les yeux le rapport du contrôleur de l’Empire sur le règlement définitif du budget russe pour l’année 1882. Les dépenses ordinaires se sont élevées à 711 156 862 roubles, les recettes à 708 668 331 r. ; déficit 2 488 531 r. ; les dépenses extraordinaires à 77 214 309 r. ; les recettes à 28 014 415 r. ; déficit 49 199 894 r. Le déficit total serait donc de 51 688 425 roubles, mais il convient de remarquer que la plus grande partie de cette somme, soit 50 millions de roubles, a été employée à la liquidation des frais de la dernière guerre (en vertu de l’oukase du 1erjanvier 1881, le gouvernement s’est engagé à rembourser à la Banque 400 millions de roubles en huit ans, lesquels 400 millions seront ou devront être appliqués au retrait de pareille somme de papier-monnaie). Ce qui nous frappe surtout dans le rapport du contrôleur de l’Empire, c’est l’augmentation extraordinaire des dépenses publiques dans la dernière période de dix ans. En 1873, les dépenses ordinaires ne dépassaient pas 539 140 337 roubles ; en 1882, elles ont atteint 711 156 862 roubles, sans parler de l’extraordinaire. À part le ministère de la maison de l’Empereur, dont la dépense a baissé, de 13 031 170 r. en 1873, à 11 461 752 r. en 1882, et celui des domaines qui est descendu de 21 080 850 à 20 001 043, toutes les administrations ont vu s’accroître leur budget. Le service de la dette publique qui exigeait 100 583 395 r. en 1873, en a absorbé 200 649 886 r. en 1882, soit exactement le double. La guerre et la marine ont passé de 200 799 627 r. à 226 000 671 r. Il est juste de dire toutefois qu’en 1881 ces deux budgets s’élevaient à 30 millions de plus ; mais on voit qu’en somme les budgets russes se sont montrés tout aussi progressifs, sinon davantage, que ceux des pays les plus civilisés. Que l’on s’avise encore, après cela, de qualifier la Russie de pays « arriéré ».
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À l’exemple de Toinette qui conseillait au bonhomme Argon, dans le Malade imaginaire, de se crever l’œil droit pour y voir plus clair de l’œil gauche, les protectionnistes russes s’efforcent aujourd’hui de démontrer au gouvernement la nécessité de sacrifier l’agriculture pour faire fleurir les autres branches du travail national. On sait que la Russie, malgré la richesse de ses terres noires ne vient plus aujourd’hui qu’après les États-Unis dans le commerce d’exportation des céréales et des farines. Bien loin de s’affliger de cette décadence, les protectionnistes s’en félicitent hautement et ils travaillent de leur mieux à l’accélérer. C’est ainsi qu’ils réclament l’établissement d’une surtaxe prohibitive à l’importation des houilles étrangères qui fournissent des frets de retour aux navires chargés de céréales des ports de la mer Noire. D’après un avis publié en manière de protestation par les comités réunis du commerce et de la bourse d’Odessa, la taxe proposée aurait pour effet d’augmenter de 2 copecks par poud les frais de mouture de la farine et de 3 copecks par poud le montant du fret des céréales. Il en résulterait une diminution sensible de l’exportation des grains et farines et une perte évaluée à un million de roubles pour le seul port d’Odessa. Mais n’est-il pas bien clair, n’en déplaise aux comités réunis du commerce et de la Bourse, que l’industrie nationale s’enrichira d’autant plus que l’agriculture et le commerce s’appauvriront davantage ?
D’un autre côté, il y a une branche de l’agriculture russe qui est restée florissante, malgré l’aggravation croissante des impôts, le papier-monnaie et le reste, c’est l’élève des chevaux.
« On a procédé pendant cet automne au dénombrement des chevaux dans 58 provinces de la Russie d’Europe, dit le journal la Russie, et les résultats de l’opération ont fait constater qu’il existe dans ces provinces 19 674 723 chevaux, dont 5 millions 2/3 dans la circonscription militaire de Kazan.
On se plaint généralement de l’exportation excessive et toujours croissante des chevaux russes à l’étranger. Cette année, selon toutes les prévisions, le chiffre s’en élèvera à 45 000. Jusqu’en 1878, le nombre de chevaux exportés annuellement variait de 6 000 à 10 000. En 1879, ce chiffre monta à 19 000 ; en 1880, à 24 000, en 1881, à 32 540 ; en 1880, à 35 269 et cette année au 1erseptembre, le nombre des chevaux sortis était de 35 290 contre 29 000 à l’époque correspondante de l’année dernière. Le journal la Russie propose, pour remédier à cet état de choses, d’établir sur les chevaux dont la valeur ne dépasse pas 300 roubles, une taxe de sortie très élevée de 50 roubles en or. »
Cette taxe de sortie produira des résultats encore plus efficaces que la taxe à l’importation de la houille. Elle ruinera absolument l’industrie des éleveurs qui travaillent pour l’exportation, et elle ne pourra manquer, par conséquent, d’encourager au plus haut point, le développement de toutes les autres branches du « travail national ».
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Les journaux russes sont remplis de doléances au sujet du ralentissement général des affaires et de la crise qui sévit principalement dans l’industrie manufacturière. Le Nouveau Temps attribue en grande partie cette crise à l’augmentation extraordinaire du tarif, qui a eu lieu pendant la dernière guerre :
« Un tarif peu rationnel et trop élevé a eu pour conséquence qu’on a construit sur notre territoire, tout près des ports de mer et de la frontière, aux frais de capitalistes étrangers, des centaines de fabriques qui travaillent les matières brutes étrangères aux dépens de l’industrie russe proprement dite et lui portent en définitive plus de préjudice que ne l’aurait fait l’importation étrangère. »
G. de M.
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[1] Au soleil, par Guy de Maupassant. Revue politique et littéraire du 5 janvier 1884.
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