Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de décembre 1900, le monopole des agents de change, la taxation des indigènes à la Nouvelle-Calédonie, les atrocités des pays soi-disant civilisés en Chine, le protectionnisme en Italie, et une notice de M. Picot sur Léon Say.
Gustave de Molinari, Chronique (Journal des économistes, décembre 1900).
SOMMAIRE : L’organisation de l’arbitrage et la réglementation des grèves. — La suppression des bureaux de placement. — Le marché à terme sur les laines peignées. — La loi sur les accidents du travail et les ouvriers étrangers. — La protection municipale du travail national des ouvriers. — Une importation belge du monopole des agents de change. — La colonisation destructive. — La capitation dans la Nouvelle-Calédonie. — La civilisation européenne en Chine. — L’exploitation fiscale et protectionniste en Italie. — Le message de M. Mac Kinley. — La notice de M. Picot sur la vie de Léon Say. — L’Individualiste. — Pro Armenia.
M. le ministre du commerce a déposé sur le bureau de la Chambre un projet de loi ayant pour objet d’organiser l’arbitrage et de réglementer les grèves. Ce projet de loi laisse les employeurs libres de se soumettre à l’arbitrage organisé, à l’exception toutefois des adjudicataires des travaux de l’État. Il les oblige seulement d’informer les ouvriers, par un avis affiché dans les ateliers, s’ils ont consenti ou non à l’accepter dans les conditions spécifiées par la loi. Leur liberté demeurera donc entière. Mais il n’en sera pas de même de celle des ouvriers en cas de grève. Désormais, toute grève décidée par la majorité deviendra obligatoire pour la minorité.
Bref, l’organisation de l’arbitrage laissera intacte la liberté individuelle des patrons, tandis que la réglementation des grèves diminuera celle des ouvriers. Et, cependant, on accuse M. le ministre du commerce de protéger les ouvriers aux dépens des patrons. On le calomnie.
**
À la majorité de 306 voix contre 242 la Chambre a voté la suppression des bureaux de placement, ou du moins l’autorisation aux municipalités de les supprimer immédiatement avec indemnité, et, après un délai de cinq ans, sans indemnité. C’est, en d’autres termes, la constitution du monopole du placement au profit des syndicats. Ce monopole coûtera certainement fort cher aux ouvriers, mais il contribuera mieux que tous nos plaidoyers économiques, à les réconcilier avec la liberté.
**
Le syndicat des peigneurs de Roubaix-Tourcoing a renouvelé à l’unanimité le vote par lequel il avait protesté contre la suppression du marché à terme sur les laines peignées.
« Cette suppression, dit-il, aurait, en effet, pour conséquence d’enlever au travail national, au trafic du port de Dunkerque et à la main-d’œuvre de la population ouvrière de peignage déjà si éprouvée plusieurs millions de kilogrammes de peignés qui seraient détournés vers le marché « international » d’Anvers, au profit exclusif des peignages belges et allemands et des ports d’Anvers, Brême et Hambourg. »
Notons encore, à propos de la discussion sur les marchés à terme, dans la séance du 5 novembre de la Société d’économie politique, ces réflexions judicieuses de M. Georges Dureau, directeur du Journal des fabricants de sucre :
« Nos gouvernants sont malheureusement affligés de la manie de la réglementation à outrance. Comment qualifier, par exemple, la nouvelle prétention de la commission des marchés à terme de fixer un cours normal pour les marchandises et de poursuivre pour acte frauduleux les prétendus auteurs des fluctuations anormales des cours ? La règlementation des marchés à terme tuera sûrement le commerce, tandis que la fameuse loi sur l’arbitrage obligatoire ruinera l’industrie de ce pays. En vérité, nos rivaux étrangers ont beau jeu avec une telle politique ! »
**
L’article 3 de la loi de 1898 sur les accidents du travail porte que « les représentants d’un ouvrier étranger ne recevront aucune indemnité si, au moment de l’accident, ils ne résident pas sur le territoire français ». En vertu de cet article, une demande d’indemnité de la veuve d’un ouvrier belge employé au palais des Mines au Champ-de-Mars, a été rejetée par la première chambre du tribunal de la Seine.
Le législateur s’est évidemment proposé de protéger l’ouvrier français contre l’ouvrier étranger, en accordant aux héritiers du premier une indemnité qui est refusée à ceux du second ; mais quel est le résultat de cette protection ? C’est de faire préférer aux ouvriers français les ouvriers étrangers dont la famille n’habite pas la France. Qui donc protégera le travail contre ses protecteurs ?
**
En attendant que les ouvriers étrangers soient taxés à leur entrée en France, comme les Chinois en Australie, les conseils municipaux socialistes suppléent de leur mieux à cette lacune du tarif des douanes en réservant autant que possible au travail national le monopole de leurs chantiers. À Paris, les cahiers des charges avaient limité à 10% la proportion des étrangers que les entrepreneurs étaient autorisés à employer. Dans une de ses dernières séances, le Conseil municipal a adopté la proposition suivante de M. Chérioux, abaissant cette proportion à 5%.
« Le Conseil :
Partisan de la suppression de la main-d’œuvre étrangère dans les chantiers municipaux,
Délibère :
L’administration est invitée à réviser la clause du cahier des charges des travailleurs municipaux autorisant l’emploi de 10% d’ouvriers étrangers et de ramener à 5% cette proportion. »
Le résultat sera naturellement une augmentation du prix des travaux et une aggravation des charges des contribuables. Si robustes et patients qu’ils soient, ceux-ci finiront quelque jour par plier sous le fardeau des taxes et par s’insurger contre la progression des dépenses. Alors, il faudra se résigner à moins démolir et à moins bâtir. En sorte que la protection du travail national des ouvriers aura pour conséquence finale de contribuer à en réduire le débouché dans une proportion de plus de 5% et même de 10%.
**
En renforçant le monopole des agents de change, la quasi-suppression de la coulisse a eu pour effet de favoriser le développement des marchés de valeurs de Bruxelles et de Genève aux dépens du marché de Paris. Les agents de change belges ont naturellement été enchantés de cette aubaine, mais ils voudraient bien à leur tour s’en réserver le monopole. C’est pourquoi leur chambre syndicale vient de soumettre à quelques notabilités parlementaires, un projet de loi réglementant la profession d’agent de change. Voici quelques-unes des dispositions essentielles à ce projet, hérissé de 63 articles.
« — Pour être inscrit et maintenu au tableau des membres de l’union professionnelle, il faudra :
Être citoyen belge par naissance ou par suite de naturalisation ; les étrangers ne pourront y être inscrits que moyennant d’avoir été autorisés par le gouvernement à établir leur domicile en Belgique ;
Être âgé de 25 ans au moins ;
Justifier de son honorabilité par un certificat délivré par deux agents de change inscrits au tableau, ainsi que par un extrait du casier judiciaire
Produire un certificat justifiant d’un stage régulier de trois années chez un des agents de change inscrits au tableau ;
Avoir passé un examen professionnel devant un jury composé de quatre agents de change désignés par la Commission de la Bourse, sous la présidence d’un délégué du gouvernement. Les matières de l’examen seront fixées par un arrêté royal ;
Fournir un cautionnement de 10 000 francs en espèces ou en fonds de l’État belge, lequel sera déposé à la Banque nationale.
Les dispositions qui précèdent n’auront d’effet rétroactif à l’égard des agents de change inscrits aux tableaux actuellement existants de cette profession qu’en ce qui concerne le domicile imposé aux étrangers et le cautionnement. »
C’est fort bien, mais les valeurs qui sont à la recherche d’un marché libre, fuiront-elles le monopole des agents de change français pour tomber dans les filets du monopole des agents de change belges ?
**
Les interpellations de M. Vigné d’Octon ont jeté un jour sinistre sur les procédés d’exploration et de colonisation en Afrique. Il semble que l’Européen transporté sous le ciel des tropiques passe à l’état de bête féroce.Mais à envisager sa conduite à l’égard des indigènes, simplement au point de vue économique, on peut se demander quel profit lui rapportera cette rage aveugle de destruction. Quand le fer, l’eau-de-vie, ou bien encore les prestations qualifiées de « volontaires » auront détruit, empoisonné ou épuisé les populations, comment les remplacera-t-on ? Qui récoltera le caoutchouc et mettra en culture le café, le cacao, le coton et les autres produits coloniaux qui doivent, au dire des protectionnistes, nous affranchir des tributs que nous payons à l’étranger ? En attendant qu’on les mette en valeur, les colonies nous coûtent de plus en plus cher : en 1891, les crédits demandés par le ministre des colonies ne s’élevaient qu’à 55 749 000 francs ; ils sont de 103 517 000 francs pour 1901. Ils ont presque doublé et ils dépassent la valeur du commerce qu’ils ont pour objet de protéger. En sorte que les contribuables blancs ne sont guère moins que les nègres, victimes de l’expansion coloniale.
**
À la vérité, les colonies sont le paradis des fonctionnaires civils et militaires, sans oublier les explorateurs, qui y exercent un pouvoir discrétionnaire. Ce sont, pour tout dire de simples pachalics. Dans la Nouvelle-Calédonie, par exemple, le gouverneur après avoir confisqué les terres des Canaques pour les transférer aux colons, a établi, de son autorité privée, une capitation de 10 francs par an sur tous les indigènes mâles de 21 à 55 ans. Le Comité de protection et de défense des indigènes a adressé au ministre des colonies une protestation énergique contre cet impôt, prélevé sur une misérable population à laquelle on a préalablement enlevé les moyens de le payer.
Voici le texte de cette protestation aussi louable qu’inutile.
« Monsieur le ministre,
Le 11 mars dernier, le Comité de protection et de défense des indigènes signalait à votre haute attention la délibération du Conseil général de la Nouvelle-Calédonie en date du 18 novembre 1899, aux termes de laquelle le Conseil général, affectant de ne tenir aucun compte des décisions de l’autorité supérieure, votait encore pour l’année 1900 une somme de 110 000 francs à titre d’impôt de capitation sur les seuls indigènes.
Vous estimez sans doute avec nous, monsieur le ministre, qu’une telle attitude n’est point de nature à justifier l’abrogation, audacieusement escomptée, du décret du 12 septembre 1895 ; aussi confiants en votre fermeté, sommes-nous convaincus qu’aucun impôt de capitation ne sera injustement et illégalement recouvré en 1900 sur les seuls indigènes de la Nouvelle-Calédonie.
Mais ces assurances pour l’avenir ne sont point suffisantes.
Nous apprenons, en effet, que M. le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, ratifiant un avis du Conseil privé du 29 décembre 1899, a infligé une peine d’internement d’un an pour les uns, de deux ans pour les autres, à plusieurs chefs de tribus qui n’ont pas acquitté l’impôt de capitation en 1899 ; la peine doit être réduite de moitié dans le cas où ces tribus paieraient la taxe avant le 31 janvier 1900 (Journal Officiel de la Nouvelle-Calédonie du 16 janvier 1900). Nous vous dénonçons, s’il en est besoin, monsieur le ministre, cet odieux excès de pouvoir, et nous vous demandons, si la chose n’est déjà faite, de vouloir bien en ordonner la réparation immédiate.
Est-il admissible qu’usant arbitrairement de ses pouvoirs disciplinaires, M. le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie frappe aussi durement des indigènes qui, après tout, sont seulement coupables de n’avoir point acquitté un impôt illégal ?
Nous osons espérer, monsieur le ministre, qu’après avoir avec nous reconnu l’injustice et l’illégalité de l’impôt de capitation, vous aurez à cœur de rappeler les fonctionnaires de la colonie, quels qu’ils soient, au respect de la loi et de l’équité.
Veuillez agréer, monsieur le ministre, nos hommages très respectueux.
Paul Viollet, membre de l’Institut ; contre-amiral Réveillère ; Nouët, ancien gouverneur des colonies ; Le Hénaff, avocat la Cour d’appel ; Laroche, ancien résidant général ; Antoine Thomas, professeur-adjoint à l’Université de Paris ; Auguste Molinier, professeur à l’École des Chartes ; Leroy-Dupré ; Eugène Lelong, avocat à la Cour d’appel ; Auvard, ancien officier ; Charles Kohler, conservateur-adjoint à la bibliothèque Sainte-Geneviève ; Abel Lefranc.”
**
Pour épargner a l’opinion publique les émotions pénibles que lui cause la révélation des atrocités civilisatrices, commises par les soldats allemands en Chine, qu’a fait le ministre de la guerre ? Il a menacé d’une punition sévère non pas ceux qui les commettent, mais ceux qui les divulguent, en trahissant ainsi « le secret professionnel ». Telle est la morale d’État.
Néanmoins, ce secret vient encore d’être trahi par un soldat indiscret :
« Tout ce qui est en Chine nous appartient, écrit-il. Nous n’avons pas d’or, mais de l’argent et de la soie. Nous allons dans les maisons avec notre fusil, nous prenons ce qui nous plaît et nous nous en allons. Si le Chinois proteste, nous l’assommons d’un coup de crosse.
Tous les prisonniers sont immédiatement fusillés ».
Au témoignage d’un journaliste belge. M. Charles Tytgat, les Russes ne se montrent pas moins zélés que les Allemands à convaincre les Chinois de la supériorité de la civilisation européenne. Voici de quelle façon ils l’ont propagée dans la capitale de la province de l’Amour :
« Blagovestchensk, capitale de la province de l’Amour, avait, avant les troubles de Chine, une population d’environ 35 000 habitants, sur lesquels 6 000 Chinois.
Lorsque les Russes eurent repris possession de la ville, une chasse à l’homme effroyable commença. Tout Chinois que l’on put trouver fut immédiatement arrêté. Les marchands et les commerçants furent sommés d’avoir à livrer tous leurs employés indigènes ; chaque coin et chaque recoin furent soigneusement fouillés et l’œuvre fut si consciencieusement accomplie qu’à l’heure actuelle Blagovestchensk ne renferme plus que 54 Chinois vivants.
Lorsque la chasse fut terminée, les prisonniers furent répartis par escouades et emmenés à six verstes de la ville. Les cosaques n’emportèrent même pas leurs fusils et prirent simplement avec eux leurs hachettes. Un à un, les Chinois furent dépouillés de leurs vêtements, et, par groupes de trois ou quatre, on les attacha avec leurs longues nattes. Puis on les précipita dans la rivière : hommes, femmes, enfants, vieillards subirent le même sort ; il n’y eut pas une vie d’épargnée.
La rivière Amour présenta bientôt un spectacle atroce et sinistre. La mort ne fut pas instantanée pour toutes les victimes ; certaines parvinrent à gagner le bord, et les cosaques durent les repousser à coups de hachette.
Quatre jours après, la rivière vint à baisser et les cadavres, liés ensemble par paquets, se mirent à descendre lentement le courant somme des îles flottantes ; la puanteur devint tellement insupportable que les exécuteurs reçurent l’ordre d’assainir la rivière empoisonnée, ce qu’ils firent en poussant le long du courant, avec de grandes perches, les cadavres qui venaient s’échouer au bord.
« Dieu est trop haut et le tsar est trop loin », dit un vieux proverbe russe ; il est possible que plus d’un Chinois l’ait murmuré avant que son corps ne se choquât contre quelque cadavre, le long de la rivière Amour.
…………
J’ai été obligé de rester à Blagovestchensk plus longtemps que je ne croyais, et cela m’a permis d’assister au dernier acte d’un drame qui était destiné à être joué portes closes. Marxo, à l’heure actuelle, a cessé d’exister ; Sakhalin est un monceau de cendres ; Rabe est détruite ; les mineurs de la quatrième vallée, au-dessous de Blagovestchensk, ont été assassinés ; Aïgoun fume encore, et il faudra, d’ailleurs, qu’on révise incessamment la nomenclature géographique de la Mandchourie ; car Aïgoun, par exemple, ne s’appelle plus Aïgoun, mais bien le « Fort Sainte-Marie-Madeleine ».
Ce que j’ai pu voir depuis trois jours est encore plus horrible que ce que j’avais vu à Blagovestchensk. Deux mille individus ont été noyés à Marxo ; deux mille à Rabe ; trois mille dans la quatrième vallée et cinq mille à Blagovestchensk ; en tout, douze mille cadavres qui descendent le cours de la rivière, et parmi lesquels se trouvent des milliers de femmes et de petits enfants.
La semaine dernière, la navigation est devenue presque impossible, les bateaux se heurtant à chaque minute contre des cadavres. Les deux rives étaient recouvertes de corps et, à la surface de l’eau, des paquets de cinq, six et sept cadavres flottaient ensemble.
De ce charnier humain s’exhalait une odeur pestilentielle. Pour échapper à la vue horrible qui frappait nos regards, le patron du bateau commandait à tout instant : « En avant, à toute vitesse ! Et nous lui en étions tous reconnaissants. »
Le troisième jour du voyage, l’horrible spectacle nous devint un peu plus familier ; mais il continue néanmoins à hanter notre sommeil. »
**
La moralité politique est partout une denrée assez rare, mais il semble qu’elle ne le soit nulle part autant qu’en Italie, car en aucun pays la classe qui dispose de la machine à fabriquer les lois n’emploie avec moins de scrupule cette machine à protéger et augmenter ses revenus aux dépens de la masse de la nation. Non seulement elle a quadruplé, depuis l’unification de l’Italie, le montant des dépenses publiques, mais elle s’est arrangée de manière à en faire peser le fardeau sur les classes les moins capables de les supporter. Mieux encore. Elle s’est servie de l’appareil fiscal à la fois pour alimenter le budget de l’État et ses budgets particuliers, en taxant les denrées alimentaires au profit des propriétaires fonciers, les vêtements au profit des propriétaires de fabriques de tissus, etc., etc. Elle a porté le droit sur les blés, par exemple, au taux exorbitant de 8 lires par quintal, et elle se refuse aujourd’hui à l’abaisser malgré le déficit de la récolte et la menace de la famine. Un correspondant de l’Indépendance belge donne à ce propos quelques renseignements curieux et édifiants sur le système tributaire de l’Italie :
« Le renchérissement artificiel du pain, dit-il, n’est pas un fait isolé ; il n’est qu’une conséquence logique du système tributaire imaginé par nos classes dirigeantes qui, pour rejeter la plus grosse partie du fardeau des contributions sur les classes pauvres, ont frappé de préférence les denrées alimentaires. En effet, sur les 241 millions qui constituent la recette générale des douanes, 167 proviennent des droits que payent les denrées alimentaires et les articles de première nécessité, qui se répartissent de la manière suivante droit sur les blés, 27 millions sur le sucre, 66 millions ; sur le café, 19 millions ; sur le pétrole, 34 millions ; sur les denrées alimentaires diverses, 21 millions. Ces 167 millions frappent des denrées dont la valeur totale ne s’élève qu’à 391 millions et dont la valeur marchande est ainsi augmentée de 50% environ. Je dois aussi mentionner le sel, qui est un article de première nécessité, et dont la régie a porté le prix à une hauteur tout à fait hyperbolique : la régie du sel procure à l’État une recette totale de 73 390 297 lires, alors que les frais de production et d’administration ne s’élèvent qu’à un peu plus de 11 millions. C’est ainsi que les consommateurs sont obligés de payer le sel, qui ne vaut que 12 centimes le kilo, 37 centimes ; que le pétrole, qui ne vaut que 17 centimes, et qui forme ce qu’on appelle la lumière du pauvre, coûte au consommateur 60 centimes ; le sucre, dont le prix de fabrique est de 40 centimes le kilo, coûte 1 fr. 80 ; et le café, dont le prix de provenance est de 1 fr. 60, ne coûte pas moins de 5 francs par kilo.
Il y a, dans ce parti-pris de rejeter sur les classes pauvres la plus grosse portion de l’impôt, une progression systématique. En 1884-1885, le total des droits de douane, des droits de fabrication et d’octroi payés par les denrées alimentaires, ne s’est élevé qu’à 397 millions ; en 1898-1899, il a atteint le chiffre de 496 millions, ce qui revient à dire qu’en une période de quatorze années il y a eu une augmentation de près de 100 millions ; et c’est là, indubitablement, une des causes principales du mécontentement général qui règne dans le pays et qui rend l’ouvrier et le paysan très accessibles aux séductions des doctrines subversives et des théories révolutionnaires.
Cet excès de fiscalisme force les consommateurs à se mettre à la portion congrue. La consommation du café et du sucre, que les hygiénistes modernes ont classés parmi les denrées indispensables à une bonne alimentation, est réduite à des proportions tout à fait minimes. En Angleterre, par exemple, chaque habitant consomme, en moyenne, 41,42 kil. de sucre par an ; aux États-Unis, cette moyenne est de 26,90 par habitant ; en Suisse, de 23,64 ; en Russie, de 14,07 ; en Allemagne, de 13,74 ; en Belgique, de 10,47 ; en France, de 8,09. L’Italie ne vient qu’après la Grèce et l’Espagne, avec une moyenne de 2,56.
Pour le café, la moyenne, qui est de 8 kilos en Suisse, de 7 kilos en Belgique, de 4 kg 30 aux États-Unis, de 2 kg 80 en Allemagne et de 1 kg 70 en France, n’est que de 0 kg 39 en Italie. Et la moyenne de la consommation du blé, qui était, en 1894-1895, de 123 kilos par habitant, est tombée, en 1898-1899, à 119 kilos, ce qui prouve, comme je l’ai dit plus haut, que la protection douanière n’a pas contribué à augmenter la production du blé et à améliorer les procédés de culture. En effet, en 1884, alors que le droit d’entrée sur les blés n’était que de 1,40 lire par quintal, le total des terres cultivées en blé représentait une étendue de 4 431 000 hectares ; depuis, ce droit a été porté successivement à 3 lire en 1887, à 5 lire en 1888, à 7 francs or en 1894 et à 7,50 or en 1895, et l’étendue des terres cultivées en blé n’a subi qu’une augmentation peu sensible : elle est aujourd’hui de 4 581 000 hectares et le rendement moyen est demeuré stationnaire à 10 hectolitres par hectare.
Cela prouve jusqu’à l’évidence que le système tributaire dont je viens de vous signaler quelques défauts n’a pas été conçu dans l’intention même erronée de fortifier l’économie nationale et qu’il n’est, au contraire, qu’un instrument habilement agencé dans le but d’assurer aux classes dirigeantes une aisance paisible, au détriment des autres classes. »
Ce système n’est pas, à la vérité, particulier à l’Italie. Dans tous les pays plus ou moins civilisés, les tarifs douaniers ont été mis au service de la classe dont l’influence politique est prépondérante. On peut s’étonner que les victimes de cette exploitation effrontée la supportent avec une inaltérable patience et semblent même persuadés qu’elle a été établie dans leur intérêt. Elles se plaignent sans doute, mais sans discerner les causes véritables de leurs souffrances. Au lieu de les renseigner à cet égard, les socialistes leur offrent de prétendus remèdes qui auraient pour effet inévitable d’aggraver leurs maux, et c’est ainsi que le socialisme est le complice inconscient du militarisme, de l’étatisme et du protectionnisme.
**
Dans son message présidentiel, M. Mac Kinley a insisté sur la nécessité de maintenir la porte ouverte en Chine, et il s’est plaint, non sans amertume, des obstacles qui sont opposés, sous prétexte d’hygiène, à l’importation des viandes américaines en Allemagne. « On réclame bruyamment, dans certains pays, dit-il à ce propos, une législation hostile aux intérêts américains. Si ces réclamations étaient écoutées, je soumettrais au Congrès des propositions législatives pour répondre à ces éventualités. » L’auteur du message paraît oublier que le tarif Mac Kinley, aggravé par M. Dingley, n’ouvre pas précisément la porte des États-Unis aux produits des autres nations, et que les réclamations bruyantes des protectionnistes n’ont pas été moins écoutées à Washington qu’à Berlin.
**
Dans la séance annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques le secrétaire perpétuel, M. Georges Picot, a lu une notice historique sur la vie et les travaux de Léon Say. Après Georges Michel et notre collaborateur, M. André Liesse, et avec non moins de bonheur, M. Picot a rappelé les aimables qualités de caractère et les dons supérieurs d’intelligence du maître et de l’ami que nous regrettons.
Léon Say a été, avant tout, un grand serviteur de la liberté. Il l’aimait comme l’avait aimée Turgot, dont il suivait la tradition, et à qui il demeurera associé dans la mémoire de la postérité. Le but qu’il avait constamment en vue dans les multiples occupations auxquelles suffisait son infatigable activité, M. Picot l’a clairement aperçu et défini dans ce trop court passage que nous empruntons à sa notice :
« Tout ce qu’il avait entendu dans les assemblées, ce qu’il avait observé en France, ce qu’il avait recueilli à l’étranger l’avait convaincu que l’homme, si jaloux de sa liberté quand il en est privé, est trop souvent disposé, lorsqu’il en est maître, à l’abdiquer entre les mains de l’État ; au lieu d’user de ses facultés en pleine indépendance, il est effrayé de ses devoirs, il appréhende l’effort et il demande à la puissance publique secours et protection. Le fils du cultivateur souhaite une place de commis dans une administration, l’ouvrier rêve de devenir garçon de bureau dans un ministère, toutes les ambitions affluent vers le budget, une société savante se croirait déshonorée si elle n’obtenait aucune allocation gouvernementale, la marine marchande vit de primes, l’agriculture se dit perdue si les douanes ne la défendent pas : sous toutes les formes les subventions officielles sont invoquées comme la suprême ressource. Chacune de ces fonctions se traduit en articles de dépenses. L’ancien ministre des finances en avait fait le compte, et, mieux que personne, il en avait noté avec inquiétude la progression.
Contre ce mal croissant, il ne voyait qu’un remède : le réveil de l’initiative individuelle. »
**
Le régime sous lequel nous vivons contient une part faite à l’individualisme et une autre part à cette variété du socialisme qui a pris le nom d’étatisme. C’est à la première que les socialistes attribuent tous les maux qui affligent la société, et c’est pourquoi ils veulent la restreindre, et même le supprimer au profit de la seconde. Les individualistes, à la vérité moins nombreux et, s’il faut le dire, moins actifs que leurs adversaires, sont convaincus, au contraire, que la part faite à la libre initiative de l’individu est beaucoup trop étroite et que c’est à son insuffisance, non à son excès que sont dus la plupart des maux dont les socialistes la rendent responsable. La question est pendante, et, plus qu’aucune autre, elle mérite d’être étudiée de près. Tel est le but que se sont proposé MM. H. Follin, du Pasquier et Sorel en fondant au Havre un journal hebdomadaire, sous ce titre significatif, l’Individualiste. Nous lui souhaitons la bienvenue, et nous connaissons assez ses fondateurs pour être persuadé qu’il tiendra toutes les promesses de son titre.
**
Nous souhaitons aussi bon succès à une publication bi-mensuelle consacrée à la défense des Arméniens, sous ce titre pro Armenia, quoiqu’elle vienne un peu tard. Ses fondateurs invoquent le traité de Berlin qui a placé les Arméniens, sujets du sultan, sous la protection particulière des puissances. Mais n’est-ce pas cette protection même qui leur a attiré les persécutions dont ils ont été victimes ? Elle n’a eu d’autre effet que d’exaspérer leur souverain en empiétant sur son autorité, tout en les laissant à sa merci. Si le sultan s’est montré impitoyable envers les protégés des puissances, celles-ci n’ont-elles pas été cruellement imprévoyantes ?
Paris, le 14 décembre 1900.
G. DE M.
Laisser un commentaire