Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de décembre 1882, la progression du budget en France, la construction du Tunnel sous la manche, la colonisation française en Algérie et l’expropriation des terres des indigènes, et l’excellente situation financière des États-Unis.
Chronique
par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, décembre 1882)
SOMMAIRE : L’article de M. Léon Say sur la politique financière de la France. — La discussion du budget à la Chambre des députés. — Discours de M. Frédéric Passy sur l’augmentation de l’impôt sur les valeurs mobilières. — M. Léon Roquet et les courses plates, au galop et au trot. — Avons-nous besoin d’un ministère des colonies ? — Les exploits de la colonisation officielle en Algérie. — L’expropriation des terres des indigènes. — Les délégués des Trades Unions et le tunnel de la Manche ; discours de M. Léon Say. — Comment on diminue les charges des contribuables en Allemagne. — La réduction de l’impôt des classes et l’augmentation des impôts indirects. — La prohibition de la langue française dans la délégation d’Alsace-Lorraine. — Les finances de l’Autriche-Hongrie. — Ouverture des Chambres italiennes. — Les effets du militarisme et du socialisme d’État en Italie. — L’augmentation des impôts en Grèce. — La construction des forteresses et des navires de guerre en Russie. — La suppression du transit transcaucasien. — L’établissement d’un lien organique entre le théâtre national et la presse. — Le message du président des États-Unis. La situation financière et la diminution du tarif des douanes. — Réclamation de M. de Comberousse. — M. Louis Blanc. — M. Jules Kindt.
Le remarquable article de M. Léon Say sur la politique financière de la France, que nous avons publié dans notre dernier numéro, a eu un retentissement énorme, et, ce qui vaut mieux encore, il a exercé déjà une influence salutaire. Cette influence a été sensible dans la discussion du budget. La Chambre s’est montrée moins disposée à accueillir les propositions ou les amendements ayant pour objet l’augmentation des crédits, et d’un autre côté, a désastreuse utopie du rachat des chemins de fer paraît décidément écartée. C’est un succès dont le petit-fils de J.-B. Say peut, à bon droit, être fier.
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La Chambre a procédé successivement et rapidement à la discussion des divers budgets. Nous regrettons de ne pouvoir, faute d’espace, donner un résumé de cette discussion. Nous nous bornerons à signaler un excellent discours de M. Ballue sur la colonisation officielle en Algérie, une bonne étude de M. Henry Maret sur le budget des postes et télégraphes, et un aperçu de ce que coûte le monopole des impressions administratives de l’Imprimerie nationale, par M. Arthur Legrand. Un amendement de M. Marion, ayant pour objet de porter de 3% à 5% l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières, a été rejeté par 325 voix contre 129, après une intéressante discussion à laquelle ont pris part MM. de Douville-Maillefeu, Jametel, Maurice Rouvier, Allain Targé, Frédéric Passy et M. le ministre des finances. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce débat. Bornons-nous, en attendant, à citer la remarquable péroraison du discours de M. Frédéric Passy, répondant à un argument spécieux des partisans de l’amendement, à savoir que l’augmentation du droit sur les valeurs mobilières servirait à dégrever l’agriculture.
« M. Frédéric Passy. Autant que qui que ce soit, je suis partisan des dégrèvements ; je crois même que le talent suprême d’un ministre des finances est de savoir dégrever, mais de dégreverà propos et d’une façon fructueuse. Mais je ne connais qu’une sorte de dégrèvements qui répondeà cet idéal et qui soit véritablement efficace : ce sont les dégrèvements qu’on opère avec des excédents réalisés ou en vue d’excédents certains. (Très bien ! très bien ! à droite. — Interruption à gauche.)
Plusieurs membres. Voilà la vérité !
M. Frédéric Passy. Dégrever, ou, pour appeler la chose par son nom, afficher la prétention qu’on ne réalisera peut-être pas, — je crois pouvoir dire qu’on ne réalisera certainement pas, — de dégrever avec des aggravations d’impôts, qui, elles, seront certaines et définitives ; découvrir saint Pierre, comme on dit vulgairement, pour couvrir saint Paul, déplacer les charges publiques en les faisant passer arbitrairement des épaules des uns sur les épaules des autres ; cela, messieurs, c’est jouer un jeu dangereux, profondément dangereux ; et il se pourrait bien qu’après avoir aggravé et beaucoup aggravé, on n’eût rien dégrevé du tout. Si bien qu’au lieu de la popularité que vous espérez, vous ne recueilleriez, en fin de compte, de l’opération à laquelle vous songez à soumettre vos finances, qu’une impopularité qui pèserait lourdement sur vous-mêmes, comme elle pèserait lourdement sur le gouvernement de la République et sur la propriété nationale. (Applaudissements sur divers bancs.) »
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Dans la séance du 22 novembre, un nouveau venu, M. Roquet, a demandé la suppression de la subvention de 610 000 fr. destinée à l’encouragement des courses plates, au galop et au trot, steeplechases, etc. Voici comment M. Roquet a motivé cet amendement subversif.
« M. Roquet. Messieurs, je ne viens pas fulminer contre les courses ; je mettrais contre moi un trop grand nombre de personnes. Mais c’est précisément parce que le nombre de ceux qui s’intéressent aux courses est considérable et qu’il comprend toute une catégorie de gens aisés, que je viens demander que l’État ne subventionne pas les plaisirs d’une catégorie de personnes qui a les moyens de se les offrir.
Évidemment, il n’est pas d’usage d’accorder des remèdes aux gens qui se portent bien ; il ne devrait pas être d’usage non plus d’accorder des subventions aux institutions qui sont en pleine prospérité.
Les courses, que je qualifie d’institutions, ont, à l’heure qu’il est, un succès aussi grand que leurs amateurs peuvent le désirer. Le nombre des Français de tout sexe qui s’y intéressent, l’importance même qu’on leur donne dans les journaux, prouvent suffisamment qu’elles ne sont pas de ces institutions débiles que l’État se croit en devoir de protéger. Je ne me prononce d’une façon quelconque ni sur l’élevage des pur sang ni sur l’influence qu’il peut exercer sur l’amélioration de la race chevaline, ni d’une façon quelconque sur le plus ou moins de moralité qui s’attache aux courses, mais c’est parce que le nombre des personnes qui s’intéressent aux courses est considérable, qu’elles sont pour la plupart fort riches, qu’elles sont en mesure de donner des subventions, de payer leurs plaisirs, que je demande que l’État ne leur en accorde pas. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)
Et voyez comme cela se trouve admirablement. Vous avez besoin d’une certaine somme pour équilibrer votre budget, c’est cette somme, et même un excédent que je vous apporte. Il n’est pas douteux que si vous mettiez en balance un certain nombre d’intérêts qu’il faut pourvoir et ceux que vise mon amendement, il n’est pas douteux un seul instant que la subvention en faveur des courses ne vous apparaisse comme une des moins utiles. (Très bien ! Très bien ! sur divers bancs). »
Malgré ces Très bien ! Très bien !, l’amendement a été rejeté par une majorité de 304 voix contre 142. Cela apprendra au jeune et naïf député à vouloir se mettre en travers des courses plates, au galop et au trot qui font aller d’un si bon train l’argent des contribuables.
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Un décret en date du 30 novembre a institué « une commission chargée d’examiner l’opportunité de la création d’un ministère des colonies ». On sait que jusqu’à présent les colonies ont été une dépendance du ministère de la marine. Cet état de choses avait ses inconvénients, mais la nouvelle création n’en aura-t-elle pas davantage ? Il faudra naturellement doter ce dernier-né, de manière à lui permettre de faire bonne figure à côté de ses aînés ; il faudra ensuite augmenter l’importance de son rôle afin de justifier la dépense supplémentaire qu’il aura causée — dans un moment où tout le monde est d’accord sur la nécessité de diminuer les dépenses publiques. Nous savons bien qu’on est aujourd’hui en proie à un véritable délire de colonisation. Il paraît que le Français est né colonisateur, et que, s’il se contente malheureusement presque toujours de faire de la colonisation en chambre, c’est la faute du gouvernement. Que le gouvernement mette à leur disposition des colonies suffisamment riches et confortables, et tous les Français s’empresseront de coloniser. On vient en conséquence de conquérir ou à peu près la Tunisie, sans lésiner, bien entendu, sur les frais ; il s’agit maintenant d’annexer le Congo, Madagascar et le Tonquin. Cela pourra bien souffrir quelques difficultés ; — l’annexion du Tonquin menace de nous attirer une guerre avec la Chine ; celle de Madagascar ne s’accomplira pas sans quelque résistance de la part des belliqueux Hovas, maîtres du pays, et qui sait si l’alliance du roi Makoko suffira pour nous assurer la possession paisible du Congo ?Ce sont des difficultés dont nous viendrons à bout sans aucun doute, mais en attendant il faudra dépenser beaucoup d’argent, et, malgré notre aptitude innée pour la colonisation, rentrerons-nous jamais dans nos frais ? Autrefois, on s’y prenait autrement. Les gouvernements laissaient aux particuliers le soin de fonder des colonies, en se contentant le plus souvent de leur en donner la permission, parfois aussi en y joignant une charte qui les autorisait à lever des troupes et à recruter des colons à leurs frais. C’est ainsi qu’ont été fondées la plupart des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, et qu’une simple compagnie de marchands a donné l’Inde à l’Angleterre. Une autre compagnie lui a acquis plus tard la Nouvelle Zélande et une troisième est en train de lui acquérir la superbe île de Bornéo, toujours sans que les contribuables anglais aient eu besoin de dénouer les cordons de leur bourse. Mais c’était l’ancien système, et nous avons renoncé à cette routine ! N’avons-nous pas l’État sous la main, l’État omnibus, l’État pour tout faire ? Nous allons donc charger l’État de nous procurer un bon choix de colonies, en Afrique et en Asie, sur les continents et dans les îles, à l’orient et à l’occident, au nord et au midi, afin qu’il y en ait pour tous les tempéraments et pour tous les goûts, et alors notre génie colonisateur ne manquera pas de faire des prodiges ! Et voilà pourquoi il est devenu indispensable d’instituer, sans retard, un ministère des colonies.
Avant de multiplier nos colonies, aux frais et dépens des contribuables, peut-être agirions-nous sagement en nous appliquant à améliorer notre régime colonial. Nous sommes en train de commettre en Algérie une des plus révoltantes iniquités dont une nation civilisée se soit jamais rendue coupable. Il ne s’agit de rien moins que d’enlever à la population indigène 400 000 hectares, d’autres disent même 710 000 de ses meilleures terres pour les affecter à la colonisation officielle.On assure à la vérité qu’il s’agit d’une expropriation et non d’une confiscation, mais c’est l’administration expropriante qui se chargera de l’évaluation et du paiement. Or, pour ne parler que du paiement, comment les choses se passent-elles ? Sous prétexte d’examiner la validité des titres des propriétés, l’administration ne manque pas de faire traîner indéfiniment le règlement des indemnités.
Un de nos confrères, grand amateur de colonisation cependant, M. Paul Leroy-Beaulieu, flétrissait dernièrement, en termes énergiques, cette spoliation hypocrite.
« Il faut remonter, disait-il, à l’invasion des barbares pour trouver un exemple de ce que l’on nous propose froidement de faire en Afrique… Supposons que de nouveaux Vandales, Goths ou Burgondes viennent en France et qu’ils disent : « Vous êtes ici 37 millions d’habitants seulement, et votre sol pourrait en nourrir à l’aise 50 ou 55 millions ; nous allons vous exproprier du quart de votre territoire. » Supposez encore qu’après avoir tenu ce langage, qui est exactement celui que nous tenons aux Arabes, les Vandales, Goths ou Burgondes mettent discrètement dans le quart qu’ils prélèvent toute la vallée de la Seine, toute la la vallée de la Loire, toute la vallée du Rhône, toute la vallée de la Garonne, d’une manière générale, toutes les vallées de France et qu’ils ne nous laissent que les montagnes et les plateaux, comment jugeriez-vous cette opération civilisatrice ? C’est exactement celle que MM. les députés de l’Algérie veulent arracher au consentement de nos Chambres. On prend aux indigènes le quart ou le cinquième de leur territoire ; mais ce sont les vallées, les endroits où il y a de l’eau potable, où l’on peut irriguer ; et ces pauvres dépossédés regardent du haut des montagnes voisines et stériles l’Européen qui défonce joyeusement le sol profond des terres basses et fertiles. Il n’y a qu’un mot pour un plan de ce genre : c’est monstrueux, et, en pensant à la gravité de pareils précédents,à l’usage qui pourrait un jour en être fait, nous éprouvons un véritable frisson d’appréhension nationale[1]. »
On s’étonne après cela que les Arabes ne soient pas remplis de reconnaissance et d’amour pour la France. Les ingrats !
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Nous avons déjà entretenu nos lecteurs de l’agitation qui s’est produite en Angleterre contre le tunnel sous-marin. Cobden a écrit une brochure intitulée les Trois paniques. Celle-ci est la quatrième. Fomentée dans les clubs de l’armée et de la marine, elle s’est propagée, grâce aux articles alarmistes de la Nineteenth Century, elle a gagné des poètes-lauréats, comme M. Tennyson, et même des savants tels que M. Herbert Spencer, sir John Lubbock et le professeur Huxley. Cependant elle n’est pas descendue, autant que l’auraient souhaité ses promoteurs, dans la masse du peuple anglais. Les pétitions du comité de défense contre le « cheval de Troie sous-marin » n’ont recueilli qu’un nombre insignifiant de signatures, et le congrès des Trades Unions réuni au mois de septembre à Manchester a non seulement refusé de s’associer à l’agitation contre le tunnel, mais encore il a voté une résolution ayant pour objet de la combattre. À la suite de cette résolution, des délégués d’un certain nombre d’Unions se sont rendus à Paris, et avec le concours de l’état-major du parti ouvrier et du journal le Prolétaire, ils ont tenu, le 26 novembre, un grand meeting dans la salle du Concert, rue de Lyon, pour protester contre l’interruption des travaux du tunnel.
Tout en réclamant la coopération du parti ouvrier, les délégués anglais ont avoué avec la plus grande franchise leur répugnance pour l’emploi des moyens révolutionnaires, et il a bien fallu leur passer cette faiblesse.
« Il a été convenu, disions-nous dans le Journal des Débats, en rendant compte de cette réunion, qu’on s’occuperait uniquement de la question du tunnel, et c’est ainsi que, pour la première fois depuis que nous assistons aux réunions publiques, nous y avons entendu tenir un langage raisonnable, ou à peu près. La salle même avait un aspect « modéré », point de tentures et de drapeaux rouges ; absence complète de cartouches renfermant les noms des martyrs de la Commune ; pas même une statuette de la Marianne avec l’écharpe rouge et le bonnet phrygien. Seuls, les commissaires avaient à la boutonnière des insignes écarlates qu’on pouvait prendre à la rigueur pour des rubans de la Légion d’honneur grand format. Cependant le citoyen Joffrin présidait, et parmi les orateurs figuraient les citoyens Chabert, Paul Brousse, Deynaud, la fine fleur du collectivisme, sans oublier M. Clovis Hugues, poète, député et marseillais. Mais bien qu’il ait été question du vieux lion révolutionnaire, c’est à peine si on l’a entendu rugir et on lui avait ganté les griffes ! Le citoyen Clovis Hugues a affirmé même qu’il n’avait aucun mauvais vouloir à l’égard de la bourgeoisie et qu’il ne voulait point la rendre malheureuse en faisant le bonheur du peuple. Trois délégués, MM. Fox, Shipton et Clarke, gentlemen des plus corrects, ont prononcé en anglais des discours que le secrétaire de la délégation, M. Smith, a très habilement traduits, séance tenante. L’un de ces discours n’a pas duré moins de vingt minutes sans que le public, de 1 000 à 1 200 personnes, dont la majorité appartenait à la population ouvrière, ait manifesté la moindre impatience. On a applaudi avec enthousiasme les passages qui concernaient l’union des nations, la création des États-Unis de l’Europe et, en particulier, la cordiale entente entre le peuple anglais et le peuple français, et on a fini par voter, à l’unanimité, la résolution suivante, proposée par M. Clarke, délégué de l’Union ouvrière de Liverpool :
« Les délégués des Trades Unions et les membres du parti socialiste révolutionnaire français, réunis en meeting, le 26 novembre, salle du Concert, rue de Lyon ;
Déclarent qu’il est de l’intérêt des travailleurs de France et d’Angleterre d’approuver tous les moyens de communication entre les deux peuples, qui serviront à répandre les idées de paix, de fraternité et de solidarité entre les deux peuples.
À ce point de vue, il approuvent donc le projet de tunnel sous la Manche, et déclarent puériles les craintes rétrogrades manifestées à ce sujet et protestent contre tous les efforts ayant pour but d’empêcher le creusement de ce tunnel.
Toutefois, ils regrettent que la concession ait été faite à une société financière ; ils pensent que ce travail aurait dû être entrepris par les deux nations et classé dans les services publics.
Ils entendent aussi réserver les intérêts des ouvriers, tant de ceux qui travailleront au tunnel que de ceux qui seront, par ce fait, dépossédés de leur travail actuel.
Un projet en ce sens sera déposé par les représentants des ouvriers des deux nations française et anglaise à leurs parlements respectifs. »
Les délégués se sont ensuite fait présenter à M. Victor Hugo ; ils ont été reçus par M. le président de la République qui a apprécié, en d’excellents termes, la grande entreprise qu’avait patronnée au début le prince Albert et que la reine n’avait pas hésité à encourager.
« La création du tunnel, a dit M. Grévy, serait, je crois, une œuvre magnifique et féconde en effets heureux. Ce n’est pas de ce côté de la Manche que vous rencontrerez des obstacles. La France n’éprouve pas les inquiétudes qui semblent hanter quelques esprits et que je n’ai point à apprécier. »
Enfin, la députation a été faire une visite à M. Léon Say, à qui l’un des délégués, M. Shipton, a expliqué que ses camarades et lui n’obéissaient à aucun esprit de parti et qu’ils n’entendaient point se mêler à nos agitations politiques. M. Shipton a ajouté que l’opinion de M. Léon Say sur la question du tunnel serait d’un grand poids en Angleterre, où il n’était pas moins connu qu’estimé tant à cause de son caractère intègre que de ses doctrines économiques.
M. Léon Say à répondu en anglais à ce discours. Il s’est exprimé à peu près dans ces termes :
« La question du tunnel, a-t-il dit, peut être regardée comme résolue au point de vue technique, car les études récemment faites dans les chantiers de Sangatte prouvent que l’entreprise est non seulement possible, mais relativement facile.
Au point de vue économique, elle est également résolue. Personne ne peut douter aujourd’hui des avantages réciproques qui en résulteraient pour les deux pays. Quelques-uns de nos départements deviendraient les jardins potagers de l’Angleterre, tandis que nous aurions l’avantage d’être mis plus étroitement en rapport avec vos fabriques et vos manufactures. Reste le point de vue militaire. Nous ne pouvons pas avoir d’avis de ce côté-ci de la Manche sur ce qui peut vous convenir pour garantir votre sécurité et assurer votre indépendance. Il serait inconvenant à moi d’exprimer une opinion à cet égard.J’aime trop l’Angleterre pour manquer de convenance vis-à-vis d’elle. Nous ne vous demandons pas de conseils pour établir notre système de fortifications et nous n’avons pas à vous en donner sur ce que vous avez à faire dans cet ordre d’idées.
Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a quelque chose qui vaut souvent autant que des fortifications pour garantir la sécurité d’une nation, c’est l’établissement de rapports amicaux, de relations commerciales intimes avec les autres puissances ; c’est, en un mot, l’amitié qui peut et qui doit unir les nations voisines.
Les sentiments d’estime et d’amitié que nous professons pour votre pays, et qui se sont accrus, comme mon ami M. Pitman pourra vous le dire, grâce aux preuves matérielles de sympathie que vous nous avez données après la guerre de 1870, sont tout aussi vifs aujourd’hui qu’ils le furent alors. Je suis heureux de pouvoir vous le dire, en vous remerciant cordialement de votre bonne visite. »
Entrant dans des détails techniques, M. Léon Say a expliqué que dans le commencement, on avait cru qu’il vaudrait mieux fonder une seule compagnie anglo-française pour le percement du tunnel ; mais il a été reconnu ensuite que, étant donnée la différence des lois qui régissent les chemins de fer dans les deux pays, il serait plus pratique d’avoir deux compagnies distinctes.
La nôtre, ajouta M. Léon Say, est définitive, et nous marchons parfaitement bien. Cependant, nous pouvons attendre le temps nécessaire, en espérant que l’attente ne se prolongera pas trop. Une fois l’œuvre mise en train, nous irons très vite, et en cinq ans, peut-être en quatre, ou même en trois ans, le travail pourra s’achever. En ce moment-ci, la machine Beaumont perce à raison de 17 mètres par jour. »
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L’empereur d’Allemagne a ouvert, le 14 novembre la session du Landtag prussien. Le développement du militarisme combiné avec le socialisme d’État oblige l’Empereur à déclarer « qu’on constate toujours une disproportion entre les besoins et les ressources de l’État » et à ajouter « qu’il faudra se procurer des ressources extraordinaires pour le budget de l’année prochaine ». En conséquence, « un projet d’emprunt sera présenté en même temps que le budget ».
Néanmoins, l’Empereur annonce qu’en vue de diminuer les charges qui pèsent sur la partie la plus pauvre de la population, son gouvernement a résolu de supprimer les quatre catégories inférieures de l’impôt de classes (impôt sur le revenu). Cette réforme diminuera, d’après l’estimation officielle, de 11 921 906 marcs les revenus du Trésor. Comment ce déficit sera-t-il comblé ? Par une diminution des dépenses publiques ? Il ne saurait en être question. Il sera comblé par une augmentation des droits sur les boissons et le tabac. On soumettra les débitants de boissons et de tabac à une licence dont le produit est évalué comme suit :
Eau-de-vie 4 428 792 marcs.
Tabac 3 220 005
Vin 913 589
Bière 5 728 025
Total 14 295 415 marcs.
Il faut ajouter à ce total 7 200 marcs que l’on compte retirer de la surtaxe imposée aux colporteurs qui débitent du tabac de toute sorte.
La réforme augmentera donc d’environ 2,5 millions de marcs les charges des bons contribuables allemands. C’est ainsi qu’on se propose de les soulager… de leur numéraire. Il est vrai qu’ils connaissaient exactement la somme que leur enlevait le percepteur de l’impôt des classes, tandis qu’il leur sera impossible de faire le compte de ce que leur coûtera l’exhaussement des droits sur les boissons et tabac. Autrement dit, ils se sentiront un peu plus malades, mais ils auront l’avantage de ne pouvoir plus savoir d’où vient leur mal. Voilà le progrès, tel que le comprennent les financiers du socialisme d’État.
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Dans sa séance du 30 novembre, le parlement de l’Empire allemand a été saisi de la proposition Germain, ayant pour objet d’autoriser, par une dérogation à la loi du 23 mai 1881, le président de la délégation d’Alsace-Lorraine à permettre aux membres de cette assemblée qui ne savent pas l’allemand, à se servir de la langue française. Quoique M. Winterer ait fait remarquer qu’il y a 250 000 Alsaciens-Lorrains qui ne parlent que le français, la motion Germain a été rejetée par 153 voix contre 119.
Tandis que l’Angleterre s’est attachée d’une manière définitive les habitants des îles de la Manche et les Canadiens français en leur permettant de se servir librement de leur langue maternelle dans leurs assemblées et leurs cours de justice, la Russie, au contraire, en proscrivant la langue polonaise, a réussi à neutraliser l’influence des intérêts industriels et commerciaux qui auraient pu déterminerà la longue les Polonais à accepter sa domination. C’est surtout grâce à cette prohibition barbare et inepte que la réconciliation ne s’est pas faite entre la Russie et la Pologne. C’est assez dire que la France n’a pas à se plaindre du rejet de la motion Germain.
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Les finances de l’Autriche-Hongrie n’ont pas plus à se louer que celles de la Prusse de la recrudescence du militarisme et de l’épanouissement du socialisme d’État. Écoutons plutôt ce gémissement de la Presse de Vienne :
« Quiconque passe en revue, ne fût-ce que superficiellement, les dépenses extraordinaires auxquelles il faudra pourvoir l’année prochaine, quiconque surtout fait entrer en ligne de compte l’augmentation des dépenses pour les provinces occupées, le secours que l’État devra nécessairement accorder aux contrées éprouvées du Tyrol et la moins-value dans la rentrée des impôts qui résultera forcément des inondations dans le Tyrol et en Carinthie ; quiconque prend enfin en considération — sans parler des frais de construction pour les chemins de fer — les sacrifices pécuniaires qu’impose à l’État le développement toujours croissant des institutions scolaires, celui-là ne pourra douter un seul instant qu’une réduction du budget des dépenses en 1883 est absolument impossible. »
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En ouvrant, le 22 novembre, la session des Chambres italiennes, le roi a manifesté l’espoir qu’elles pourront « consacrer tous leurs soins au perfectionnement des institutions administratives de l’État et en simplifier l’action en ouvrant un plus libre champ à une salutaire action sociale, dans laquelle seule on peut trouver des remèdes efficaces à des maux qui sont en très grande partie l’héritage du passé. » Les anciens gouvernements de l’Italie laissaient sans doute fort à désirer, mais leurs budgets réunis n’atteignaient pas 600 millions, tandis que les dépenses de l’Italie s’élèvent à près de quatre fois ce chiffre. Si le gouvernement dépensait moins en ces temps malheureux, la population pouvait dépenser davantage. On ne construisait point des vaisseaux au prix de 25 millions pièce, mais les paysans avaient de quoi manger à leur faim et 135 000 Italiens n’en étaient pas réduits à aller demander chaque année du travail et du pain à l’étranger.
On n’en doit pas moins louer le gouvernement italien de ses bonnes intentions ; mais, en présence du militarisme et du socialisme d’État qui sévissent en Italie comme ailleurs, et même plus qu’ailleurs, nous craignons un peu qu’elles n’ajoutent simplement quelques moellons au pavé de l’enfer parlementaire et budgétaire.
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La Grèce ayant imité la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf et développé à outrance son effectif militaire, quoique la diplomatie européenne se fût chargée d’arrondir ses frontières, sans lui laisser un seul coup de fusil à tirer, la Grèce, disons-nous, se trouve à son tour dans la nécessité d’augmenter les charges de ses contribuables. Voici ce qu’on écrit d’Athènes à la Correspondance politique :
« Le gouvernement s’occupe activement de l’établissement projeté d’impôts sur le tabac et le vin. En présence de la somme énorme (22 millions) consacrée chaque année au service des intérêts et de l’amortissement des divers emprunts d’État, le rétablissement de l’équilibre dans le budget de la Grèce présente un problème des plus difficiles à résoudre.
Dans son discours à la Chambre, M. Tricoupis a déclaré franchement et catégoriquement qu’on ne pouvait éviter la banqueroute qu’en établissant de nouveaux impôts et que ce moyen, pour héroïque qu’il fût, était le seul qu’on pût employer pour combler le déficit. »
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Nous ne connaissons pas encore le budget russe pour 1883, mais nous avons peur qu’il ne se porte pas mieux que ses congénères de France, de Prusse, d’Autriche et de Grèce. Partout, en effet, le militarisme et le socialisme font gonfler les dépenses, sans augmenter les recettes, au contraire ! Nous lisons dans le Golos qu’un crédit de 5,5 millions de roubles vient d’être affecté à la construction de quatre nouveaux navires de guerre, tandis qu’une soixantaine d’autres millions sont employés à la construction d’un nouveau réseau de forteresses sur la frontière occidentale de l’Empire. Il paraît que l’on projette, quelque part, une nouvelle campagne de Russie.
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Le protectionnisme tient, comme on sait, le haut du pavé en Russie. La création du chemin de fer transcaucasien a provoqué, dans ces derniers temps, une vive agitation en faveur de la suppression du transit du Caucase. Il s’agit d’empêcher les marchandises européennes allant en Perse par la voie de Trébizonde et les produits persans à destination de l’Europe, de passer par le territoire russe, et de débarrasser ainsi l’industrie nationale de la concurrence intolérable des produits anglais, allemands, belges, français, etc., sur les marchés de la Perse et de l’Asie centrale. Une réunion a eu lieu, à ce sujet, le 3 novembre à la Bourse de Moscou, et la suppression du transit y a été votée avec enthousiasme. Les résolutions suivantes ont été adoptées à l’unanimité pour être transmises au gouvernement.
« 1° L’admission du transit entraîne un développement si considérable de la contrebande au Caucase que même une surveillance douanière renforcée ne pourrait l’empêcher ; 2° Le transit cause un grand préjudice au commerce russe en Perse et en Asie centrale, en y provoquant une affluence énorme de marchandises étrangères et il peut même menacer le commerce russe dans les possessions de l’Empire en Asie Centrale. »
On a fait remarquer, à la vérité, que la suppression du transit pourrait bien diminuer le revenu des chemins de fer transcaucasiens au grand dommage des actionnaires et même du gouvernement, garant des obligations ; on a fait remarquer encore qu’elle ne manquerait pas d’encourager la création de voies concurrentes dans la Turquie d’Asie, mais il est douteux que ces objections spécieuses aient la moindre chance d’être écoutées : il n’y a plus en Russie d’autre autocrate que le protectionnisme.
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Signalons cependant un progrès que nos confrères de la presse russe célèbrent à l’envi, comme une des conquêtes les plus importantes de la civilisation moderne sur l’antique barbarie moscovite. Il s’agit de l’établissement du service de la presse dans les théâtres. Jusqu’à présent, les journalistes avaient été obligés de payer leur place comme de simples spectateurs. L’administration a senti, enfin, la nécessité de réformer cet abus d’un autre âge, « elle a voulu montrer, dit le savant critique du Journal de Saint-Pétersbourg, qu’elle comprend le lien organique qui existe entre le théâtre national et la presse ». À la bonne heure ! Mais entre le théâtre national et les spectateurs qui continueront à payer leur place — qui payeront même, par-dessus le marché, celles des journalistes — il n’y aura donc pas de « lien organique » !
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Il nous faut maintenant traverser l’Atlantique pour trouver un pays dont les finances soient en état de parfaite santé.Dans son message qui a été lu, le 4 décembre, à l’ouverture du Congrès, le président M. Arthur annonce que l’année courante va se solder par un excédent disponible de 76 millions de dollars, déduction faite de la somme affectée à l’amortissement annuel, et le secrétaire du Trésor évalue également à 76 millions l’excédent net de l’exercice prochain. En conséquence, le gouvernement recommande la suppression d’une partie des impôts intérieurs et une réduction importante des droits de douanes.
Voici, d’après le Télégraphe, l’analyse de cette partie du message présidentiel :
« Dans son message, le président approuve vivement les recommandations du secrétaire du Trésor pour une réduction immédiate et considérable des taxes. « Seules, dit le président, doivent être perçues celles qui sont nécessaires pour une administration sage et économe.» La réduction rapide de la dette, d’après le message, est plutôt une cause d’appréhension sérieuse qu’une raison de se féliciter. Si elle continue dans les mêmes proportions, ou des sommes considérables resteront sans emploi dans le Trésor, ou le gouvernement sera obligé de racheter ses propres bons à des primes énormes, ou bien l’abondance des recettes entraînera à des dépenses extravagantes. Le message recommande, en conséquence, de supprimer toutes les taxes intérieures, à l’exception de celles dont les spiritueux sont l’objet. Il recommande également une révision du tarif, dans le sens d’une réduction des droits. Voici en quels termes le président s’exprime à ce sujet :
« Le tarif actuel consacre un système de distribution inique des charges et des bénéfices. Le rapport de la commission du tarif sera soumis au Congrès, pour l’éclairer et lui demander son approbation.
De larges réductions sont possibles, et, tout en recommandant leur adoption, je n’abandonne pas le système de protection, dans les détails, du tarif du travail national. La révision des droits doit avoir lieu dans le sens d’une égalisation des charges qu’il impose entre toutes les classes de la société et de sa mise en harmonie plus étroite avec les besoins actuels de l’industrie ».
Le rapport de la commission du tarif a ensuite été soumis au Congrès. La commission dit qu’elle a cherché à présenter au Congrès un projet dont une large réduction du tarif forme la base. La moyenne de cette réduction, en y comprenant de fortes additions à la liste des admissions sans droit, n’est pas moindre de 20%, et son avis serait que cette moyenne fût portée à 25%. Dans beaucoup de cas, elle varie, d’après son projet, entre 40 et 30%.
Le rapport du secrétaire du Trésor a été présenté aujourd’hui, c’est-à-dire le jour même de sa réunion, au Congrès. On y lit que les recettes de la dernière année fiscale ont été de 403 millions de dollars et les dépenses de 258 millions de dollars, soit un excédent de recettes de 145 millions de dollars. Il a été satisfait à tous les besoins du fonds d’amortissement ; ils exigeront, cette année, une somme de 44 millions de dollars, sur laquelle il a été employé déjà 31 millions de dollars.
M. Folger estime les recettes de l’exercice courant à 415 millions de dollars et les dépenses à 295 de millions dollars ; l’excédent, déduction faite du versement au fonds d’amortissement, sera probablement de 76 millions. Un excédent de même importance est prévu pour le prochain exercice.
Le montant des bons rachetés, pendant l’année qui a fini en octobre, a été de 141 millions de dollars ; il a été échangé des bons 3,5% contre des bons 3% pour une somme de 280 millions de dollars. Cet échange continuera jusqu’à ce que la conversion soit complète. La réduction totale du montant des intérêts de la dette est, en nombre rond, de 56 000 000 dollars.
M. Folger recommande le rappel des actes relatifs à l’émission des certificats de dépôts d’argent et des dollars du même métal, émission qui n’aurait plus lieu que dans la mesure des demandes. Les certificats de dépôt d’argent paraissent, dans l’opinion de M. Folger, devoir être remplacés par des certificats de dépôt d’or, dont il a déjà été émis pour 31 000 000 de dollars, somme qui pourra bientôt être portée à 138 000 000.
Les banques nationales, d’après le même rapport, sont dans un état florissant : 171 ont été créées dans le courant de l’année et leur nombre actuel est de 2 269. M. Folger recommande la suppression de l’impôt sur leur capital et leurs dépôts.
Après avoir passé en revue les divers projets destinés à réduire les disponibilités du Trésor, dont le chiffre élevé lui paraît être un mal, M. Folger termine en déclarant que, pour lui, la guérison de ce mal est dans une réduction des taxes. Il recommande leur suppression sur tous les objets qu’elles frappent, sauf en ce qui concerne les spiritueux, le tabac, les liqueurs fermentées. Il recommande également des réductions sensibles du tarif, spécialement en ce qui concerne le sucre, les mélasses, le vin, la laine, le fer, l’acier et les produits fabriqués avec ces métaux, ainsi que les soieries et les cotonnades ; il estime qu’une réduction de la totalité des droits est à la fois demandée et praticable, et recommande une prompte et soigneuse révision du tarif dans ce sens. Dans sa pensée il peut être, sans préjudice pour le travail national, l’objet de fortes réductions en ce qui concerne les matières premières et les fabrications communes. »
L’explication de cette situation florissante des finances américaines est facile à trouver. En premier lieu, le peuple américain est exempt des charges écrasantes du militarisme, que les peuples de l’Europe continuent à se laisser imposer, sous prétexte de patriotisme ; les Américains n’entretiennent qu’une petite armée de moins de 36 000 hommes recrutée par voie d’enrôlements volontaires. En second lieu, ils ne possèdent point de « corps des ponts et chaussées », ni de « ministère des travaux publics », ce qui fait qu’ils possèdent à eux seuls plus de ponts et de routes, ferrées ou non, que l’Europe entière, l’Angleterre exceptée. Comme le remarque judicieusement la Revue de la finance, « aux États-Unis, l’État n’est pas sorti de sa fonction, il n’a pas cherché à se faire entrepreneur, fournisseur, constructeur. Il a respecté et il respecte les droits de l’industrie privée. Loin de lui enlever les capitaux nécessaires, il s’évertue à les lui restituer. Par suite, il peut diminuer les impôts et améliorer les conditions de la production en allégeant ses charges. Faut-il dès lors être surpris si les fonds américains tendent à la hausse et les fonds français à la baisse ? »
Faut-il encore être surpris si l’on voit chaque année plus d’un demi-million d’Européens s’empresser de fuir les contrées où fleurit le socialisme d’État, pour aller porter leur esprit d’entreprise, leurs bras robustes et leurs capitaux dans un pays où la liberté du travail existe ailleurs que sur le papier ?
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Dans sa dernière revue des publications économiques en langue française (n° du 15 novembre), notre collaborateur, M. Rouxel, analysant un article de M. Charles de Comberousse sur l’École centrale des arts et manufactures, et attribuant à M. Émile Thomas le titre de professeur de chimie industrielle au Conservatoire des arts et métiers et à l’École centrale, a rendu celle-ci responsable de l’établissement des ateliers nationaux. M. de Comberousse nous demande à ce sujet une rectification que nous faisons volontiers. M. Émile Thomas, neveu de M. Payen, professeur à l’École (et nous pourrions dénoncer ici la virgule qui a causé l’erreur de M. Rouxel), y avait passé seulement un an et demi comme élève. Il serait donc peu juste de rendre l’École centrale responsable de la création de ces trop célèbres ateliers, qui n’ont pas davantage été fondés par Louis Blanc, et qui étaient, en fait, un produit de la crise révolutionnaire. Les ateliers de l’industrie privée ayant été fermés, pour la plupart, à la suite des journées de Février et de la panique causée par l’invasion du socialisme, un grand nombre d’ouvriers se trouvèrent sans travail et sans ressources. Au lieu de se borner à leur distribuer des secours en argent ou en aliments, on les employa à brouetter de la terre au Champ-de-Mars, imitant en cela le gouvernement anglais qui avait, pendant l’hiver de l’année précédente, employé des millions d’Irlandais affamés à casser des pierres sur les routes[2]. On eut le tort, sans doute, d’accueillir trop facilement un bon nombre de prétendues victimes de la crise, qui allaient prendre le frais au Champ-de-Mars en chantant le refrain mémorable :
Nourris par la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.
Mais on eut le tort plus grave encore de fermer brusquement, sans précaution aucune, cet exutoire de la crise, et de jeter du jour au lendemain sur le pavé des milliers d’hommes que les événements avaient enfiévrés et que l’on avait commis l’incroyable imprudence d’armer, en faisant cette réflexion digne de passer à la postérité la plus reculée : Quand tout le monde sera armé, on ne se battra plus !La dissolution imprévoyante et brutale des ateliers nationaux et l’enrôlement général de la population dans la garde nationale eurent pour conséquence la sanglante insurrection de Juin.
M. de Comberousse a donc parfaitement raison de décliner pour l’École centrale toute responsabilité dans la triste affaire des ateliers nationaux, et nous le remercions, à cette occasion, d’avoir soutenu depuis plusieurs années, comme il nous le rappelle, la nécessité de rétablir la chaire d’économie politique dans une école destinée à former des ingénieurs et des industriels « libres ».
Mais nous n’en persistons pas moins à penser, avec notre collaborateur M. Rouxel, que l’absorption de l’école centrale dans l’informe communisme de l’État n’a pas été un progrès, et nous nous plaisons à croire que telle sera aussi l’opinion du futur professeur d’économie politique, dont l’honorable M. Comberousse souhaite la nomination.
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Une des plus anciennes et des plus bruyantes notabilités du socialisme, M. Louis Blanc, est mort à Cannes, le 6 décembre, à l’âge de 71 ans. Entré très jeune dans la presse, il collabora au Progrès du Pas-de-Calais, à la Revue Démocratique, à la Nouvelle Minerve et au Bon Sens, dont il devint le rédacteur en chef. Il fonda ensuite la Revue du progrès social, où il publia son célèbre pamphlet sur l’Organisation du travail. Cette diatribe déclamatoire contre la concurrence, suivie de l’exposé d’un système « d’ateliers sociaux » qui auraient absorbé successivement toutes les industries, eut un succès énorme, et elle lui valut, avec son Histoire de dix ans, d’être nommé membre du gouvernement provisoire de 1848 et président de la fameuse Commission des travailleurs du Luxembourg. Impliqué à tort, croyons-nous, dans l’affaire du 15 mai, il se réfugia en Angleterre. Il y publia d’abord un journal, le Nouveau monde, qui n’eut aucun succès, il acheva d’écrire son Histoire de la Révolution française, commencée en 1846, et adressa au Temps des Lettres qui valaient mieux que ses écrits économiques et historiques. Rentré en France en 1870, affaibli, sinon assagi par l’âge, il ne joua plus aucun rôle politique et se brouilla même avec les enfants terribles du collectivisme qu’il avait cependant contribué à mettre au monde. On alla jusqu’à le traiter de réactionnaire et de renégat, parce qu’il avait voté des remerciements aux vainqueurs de la Commune. C’était un rhéteur doublé d’un philanthrope, au cœur sensible et au jugement faux ; ce n’était point un homme d’action. Nous nous rappelons encore sa physionomie effarée et inquiète, dans la journée du 15 mai, lorsque « le peuple » s’avisa de l’enlever à son banc pour le porter en triomphe. Son malaise était visible. Avec les intentions les plus pures et un talent au-dessus du commun, il a certainement fait beaucoup de mal à ce peuple dont il souhaitait avec ardeur d’améliorer le sort, et qui aurait pu redire à son sujet la prière du vieux Cromwell : « Mon Dieu, protégez-moi contre mes amis ; quant à mes ennemis j’en fais mon affaire. »
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Le 2 décembre est mort, à Bruxelles, entouré de l’estime générale, un homme qui, dans le cours d’une longue carrière, a rendu des services signalés à la cause de la liberté commerciale, M. Jules Kindt, inspecteur général de l’industrie, et l’un des négociateurs des traités de commerce. Envoyé, en 1857, à l’Exposition de Berne, M. Jules Kindt adressa au gouvernement belge un rapport qui excita au plus haut point la colère des protectionnistes. Il y faisait remarquer qu’avec un droit protecteur qui n’était pas le vingtième des droits dont les fabricants belges réclamaient le maintien, la Suisse exportait quatre fois plus de cotonnades que la Belgique, et qu’elle occupait, toutes proportions gardées, le premier rang parmi les nations industrielles et commerciales. « Tandis que la Suisse, ajoutait-il, était ouverte de tous côtés à l’importation étrangère, elle trouvait autour d’elle toutes les frontières fermées ; ici la prohibition absolue, là la protection, sorte d’atermoiement perpétué par l’égoïsme et la peur pour suppléer au défaut d’intelligence et de travail. » Les protectionnistes ne manquèrent pas de demander la destitution du libéral et audacieux rapporteur, mais le gouvernement belge eut assez de fermeté et de bon sens pour la leur refuser ; il continua d’utiliser les lumières et les connaissances spéciales de M. Jules Kindt, et il le chargea, en dernier lieu, des négociations du traité de commerce avec la France. M. Jules Kindt se tira à son honneur de ces négociations difficiles, et il ne se réjouissait pas moins des concessions qu’il accordait que de celles qu’on lui faisait. C’était un libre-échangiste de l’école des Cobden, des Bastiat, des Michel Chevalier, des Garnier. Il serait à souhaiter que l’administration, en Belgique comme en France, se recrutât plus souvent dans cette bonne école-là.
Paris, le 14 décembre 1882.
G. DE M.
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[1] Journal des Débats du 24 novembre 1882.
[2] Voir l’Histoire la famine d’Irlande, traduite par l’estimable M. A. Motheré, que la Société d’économie politique a eu le regret de perdre le mois dernier.
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