Chronique (Journal des économistes, avril 1889)

Chaque mois, entre  1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’avril 1889, les nouvelles lois du socialisme d’État pour l’assurance obligatoire, la situation économique et financière de l’Italie, et les résultats du protectionnisme en Cochinchine.


 

Chronique (Journal des économistes, avril 1889)

 

SOMMAIRE. Le projet de loi relatif aux accidents du travail. — Les résultats de la politique protectionniste en Cochinchine. — L’assurance contre la vieillesse et l’invalidité en Allemagne. — La situation économique et financière de l’Italie. — Le discours de M. le comte Giusso. — Le socialisme préhistorique de sir John Lubbock. — Un milliard d’hommes-vapeur.

 

 

Le Sénat a consacré plusieurs séances à la discussion du « projet de loi relatif aux accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail ». Cette discussion a été, nous sommes charmé de le dire, des plus solides et des plus intéressantes. MM. Blavier, Cordier, Paul Lacombe, Léon Say, Fresneau, Foucher de Careil, n’ont pas laissé grand chose debout dans ce projet de loi auquel M. Léon Say a assigné son véritable caractère en le qualifiant de « socialisme d’État ».

Il s’agit, comme on sait, d’enlever à l’ouvrier toute responsabilité en matière d’accidents de fabrique, bref de le traiter comme une machine, un animal ou un mineur, pour reporter cette responsabilité avec ses conséquences sur le patron. Cette manière de considérer l’ouvrier est certainement peu flatteuse pour lui, et nous croyons que M. Cordier, un patron, l’a jugé d’une manière plus élevée et plus exacte en disant :

« En réalité, qu’est-ce donc que l’ouvrier ?

On semble le considérer comme un outil, une machine, une chose dépourvue de raison et de raisonnement, qui ne sait ni voir ni prévoir, que l’on prend en location, que l’on doit entretenir en bon état de service.

Nous nous faisons une idée plus haute de l’ouvrier, et j’en connais plus d’un qui protesterait contre une pareille manière de voir. L’ouvrier est un être intelligent, ayant la notion claire du bien et du mal, ayant un discernement très exercé ; il est de la même pâte humaine que le patron. C’est en raison de ces qualités que l’on fait appel à son concours, qu’il est rémunéré selon ses aptitudes et ses mérites en général, soit à la journée, soit à la tâche, soit à forfait, soit avec prime. L’ouvrier est absolument libre, il choisit l’établissement où la main-d’œuvre est le mieux rétribuée.

Loin de fuir les machines, il les considère comme son gagne-pain, il recherche la fabrique où elles sont le plus perfectionnées, où elles ont le plus de puissance, parce que la grande production est un signe de prospérité, parce que le salaire est presque toujours en raison de la production. En somme, il entre librement, volontairement ; il sait à quoi il s’expose et il a soin de stipuler ses conditions en conséquence. Tel est l’homme dont on fait un être irresponsable. »

Personne ne saurait nier qu’en le déclarant irresponsable, on le rabaisse moralement ; mais du moins est-ce pour lui procurer, en échange, un avantage matériel ? L’ouvrier gagnera-t-il à ce que la responsabilité des accidents de fabrique qu’il partage « naturellement » avec le patron, soit mise « artificiellement » à la charge exclusive de celui-ci ? Nous allons voir qu’il y perdra, au contraire, et qu’à l’exemple de la plupart des mesures inspirées par la philanthropie officielle ou le socialisme d’État, la loi n’aura d’autre résultat que d’exhausser le taux de la prime nécessaire pour couvrir le risque des accidents, laquelle prime est inévitablement et, en dépit des plus belles lois du monde, payée par les ouvriers.

Le « risque » est inhérent à l’industrie, et non seulement à l’industrie mais à la vie elle-même :

« Le grand risque professionnel de l’humanité, a dit M. Léon Say, c’est que tout être humain est mortel et peut perdre ses facultés physiques et mentales. Nous sommes, les uns et les autres, exposés à souffrir par suite d’événements dans lesquels nous n’avons aucune espèce de responsabilité. Cela n’est pas plus vrai de l’industrie que de toute autre branche de l’activité humaine ; lorsque vous faites partie d’une nation qui habite sous un climat particulier ou chez laquelle les mœurs sont constituées d’une certaine façon, vous êtes solidaire de vos compatriotes, vous souffrez d’une épidémie causée par le climat ou par les mauvais soins que les familles qui vous environnent prennent de leur hygiène lors même que vous n’aurez rien fait qui puisse compromettre la santé des vôtres ni la leur, vous pouvez mourir, vous pouvez perdre vos facultés physiques, sans en être en quoi ce soit responsable. »

Mais pour nous en tenir à l’industrie, il n’est aucune de ses branches dont l’exercice ne comporte des risques d’accidents. Ces risques sont naturellement inégaux. Ils sont très élevés dans les unes, dans l’industrie des puisatiers, des mineurs, des pêcheurs par exemple, plus faibles dans les autres, avec une gradation marquée par la différence des salaires. En effet, l’ouvrier étant aujourd’hui le maître de disposer de son travail, choisit de préférence les professions les moins dangereuses, ou s’il se porte dans les autres c’est à la condition que le supplément de risque y soit couvert par un supplément de salaire. Ce supplément de salaire constitue la prime d’assurance du risque. L’ouvrier peut se faire son propre assureur, mais dans le cas où le risque vient à échoir il est le plus souvent, presque toujours, hors d’état de le couvrir et il tombe alors à la charge de la charité publique et privée, à moins, comme il arrive d’ordinaire dans les établissements de la grande industrie, que le patron ne prenne sur lui le risque de l’ouvrier ; mais c’est une erreur de croire qu’il le prenne gratis. Même quand le patron est mû par un pur sentiment de philanthropie, la « loi naturelle » agit pour faire retomber le fardeau de la prime sur la généralité des ouvriers qu’il emploie. Car les ouvriers se portent dans les établissements où on leur accorde une indemnité ou une pension en cas d’accident plutôt que dans ceux où on la leur refuse, et les patrons philanthropes sont, qu’ils le veuillent ou non, rétribués de leurs sacrifices soit par un travail de qualité supérieure à salaire égal, soit par un salaire moindre. Le meilleur parti à prendre pour l’ouvrier, c’est de s’assurer auprès d’une compagnie spéciale d’assurance contre les accidents.Lorsque l’industrie de l’assurance est libre, lorsqu’aucune loi protectionniste ne confère un privilège aux « compagnies nationales », la concurrence ne manque pas d’obliger les assureurs à faire  descendre la prime au taux le plus bas possible.

Malheureusement, les amis particuliers des classes ouvrières, socialistes d’État ou socialistes tout court, ont les « compagnies » en horreur, et ils se gardent bien d’engager les ouvriers à s’adresser à elles. Qu’ont-ils fait ? Ils ont imaginé d’abord d’établir une distinction entre les risques qui proviennent de l’industrie elle-même, et ceux qui sont imputables, d’une part, à l’imprudence ou à l’incurie des ouvriers, d’une autre part à la négligence du patron. Une statistique plus ou moins correcte a établi la proportion suivante entre ces différentes sortes de risques : risque imputable à l’industrie ou risque professionnel 60%, à l’ouvrier 20%, au patron 12%. Cela fait, les mêmes amis des ouvriers ont eu l’idée non moins ingénieuse de rendre les patrons responsables des accidents et des dommages que leur négligence plus ou moins avérée cause aux ouvriers, tout en déclarant les ouvriers non responsables des accidents causés par leur incurie et des dommages qui en résultent pour le patron. Comme si, pour retourner l’expression pittoresque de M. Cordier, le patron n’était pas fait de la même pâte que l’ouvrier ! Comme si le risque industriel ne provenait pas aussi bien de l’imperfection naturelle des hommes — ouvriers et patrons — que de celle des choses ! On a invoqué, en conséquence, contre le patron négligent l’article 1382[1] du Code civil, tout en le laissant dormir pour l’ouvrier imprudent, et il en est résulté une série de procès qui n’ont pas précisément contribué à augmenter la bonne harmonie entre les ouvriers et les patrons. Ajoutons que les magistrats qui n’ont qu’une sympathie limitée pour les industriels, gagneurs d’argent, n’ont pas manqué d’appliquer généreusement l’article 1382, en proportionnant volontiers l’importance des indemnités à celle des établissements. Toutefois, il y avait un obstacle à ce que l’art 1382 pût rendre tout ce que les amis des ouvriers voulaient en tirer : c’est que, conformément aux principes du droit, le fardeau de la preuve incombe à l’ouvrier. De là, une tentative d’établir en faveur de l’ouvrier, déjà déclaré irresponsable en matière d’accidents provenant de son fait, un second privilège : celui de faire retomber sur le patron le fardeau de la preuve. Cette fois, les jurisconsultes se sont insurgés contre les amis des ouvriers et ils ont refusé nettement de les suivre.

En présence de cette résistance inattendue, les amis des ouvriers ont cru devoir faire une concession aux jurisconsultes : ils ont abandonné non seulement leur prétention de renverser le fardeau de la preuve, mais encore cette preuve elle-même, en renonçant à établir une distinction entre les risques industriels. Tous ces risques, soit qu’ils proviennent de la profession, du patron ou de l’ouvrier, ils les ont mis dans le même panier, à la seule condition de charger ce panier sur les épaules du patron. En vertu du projet de loi adopté par la Chambre et soumis au Sénat, tous les risques professionnels, y compris même ceux qui proviennent du fait de l’ouvrier, sont supportés par le patron. Cette concession paraît avoir satisfait les jurisconsultes, car ils ont accepté le principe du projet de loi ; ils ne se séparent plus aujourd’hui des amis des ouvriers, socialistes d’État et autres, que sur l’étendue de l’application de ce principe.

Avons-nous besoin de dire que les économistes n’acceptent ni le principe, ni les applications ? Que les socialistes et les jurisconsultes considèrent l’ouvrier comme une machine ou une bête de somme irresponsable, c’est leur affaire. Nous ne persisterons pas moins à le considérer et à le traiter comme un être libre et responsable. Que si l’on invoque son intérêt matériel pour justifier le sacrifice de sa dignité morale, nous répondrons — et il ne nous sera pas difficile de démontrer — que l’assurance des accidents de fabrique par le patron serait pour l’ouvrier la plus chère des assurances. N’a-t-on pas fait justement remarquer, dans la discussion du Sénat, qu’un chef d’industrie employant un nombre d’ouvriers essentiellement variable, sera obligé d’en assurer le maximum et, par conséquent, de réduire le salaire dans une proportion plus forte que ne le ferait une prime payée individuellement par l’ouvrier lui-même — sans compter la rétribution nécessaire de ses frais d’intermédiaire ?

Cependant — et c’est là l’argument le plus fort que l’on puisse faire valoir en faveur de l’attribution au patron des risques afférents à l’ouvrier — la classe ouvrière est naturellement imprévoyante : elle ne s’assurera jamais d’elle-même contre le risque des accidents si l’on se contente de la « laisser faire ». Et quel est le résultat de cette imprévoyance incurable ? C’est de faire tomber les ouvriers victimes des accidents du travail à la charge de la charité publique ou privée. N’est-il pas préférable d’obliger les patrons à les assurer ? À cela nous répondrons encore : pourquoi ne pas obliger les ouvriers eux-mêmes à s’assurer, en admettant que l’on ait épuisé en vain les arguments les plus propres à les y engager ? Pourquoi leur imposer un intermédiaire qui renchérira, quoi qu’on fasse, le prix de l’assurance ouvrière, sans parler des difficultés, des démêlés et des procès qui ne manqueront pas de surgir entre l’entrepreneur-assureur et l’ouvrier assuré, sur le taux de l’indemnité ou de la pension, et que savons-nous encore ?

Nous n’aurions pour notre part aucune objection de principe à opposer à l’assurance obligatoire des ouvriers contre les accidents du travail.Un ouvrier qui néglige de s’assurer dans une industrie dangereuse, en se fiant à la charité publique ou privée dans le cas de l’échéance du risque, commet à l’égard de la société, un véritable chantage. Il sait qu’elle a trop d’humanité pour le laisser mourir sans secours, et il exploite ce bon sentiment au profit de la satisfaction imprévoyante de ses appétits. N’est-ce pas le droit et même le devoir de l’État de préserver la société de cette sorte de black mail de contribution forcée qu’une imprévoyance vicieuse prélève sur elle ? Ne serait-il pas fondé, en conséquence, à rendre l’assurance contre les accidents du travail obligatoire, au moins dans les industries particulièrement dangereuses, c’est-à-dire dans celles où l’imprévoyance des ouvriers prélève le plus fort impôt sur les contribuables de la charité publique ou privée ? Mais est-il nécessaire d’ajouter qu’avant de recourir à l’assurance obligatoire nous voudrions qu’on épuisât les moyens d’engager les ouvriers — libres et responsables — à recourir à l’assurance volontaire ?

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Les effets désastreux de l’invasion du protectionnisme en Cochinchine commencent à se faire sentir. Les exportations diminuent avec les importations et le commerce se détourne de cette colonie naguère florissante, au profit des établissements anglais. Voici à ce sujet un extrait d’une lettre de Saïgon, adressée au Temps, le 9 mars.

« Il est plus que temps d’apporter un remède énergique à la situation économique de la colonie. La crise commerciale prend, comme vous allez le voir, un caractère de plus en plus alarmant. Depuis le 1er janvier, nous avons exporté 613 913 piculs de riz, alors que, pendant la même période de 1888, nous en avions exporté 1 942 127 !

L’exportation de nos autres produits diminue également dans des proportions inquiétantes, et il paraît établi aujourd’hui que les produits qui nous venaient naguère du Laos et du haut Cambodge prennent, à cause de notre régime douanier, une autre direction que celle de notre port. Plus on attendra, plus le courant se détournera de la Cochinchine et plus, par conséquent, il faudra d’efforts pour le rétablir, si l’on y parvient jamais ; car pendant que nous entravons les affaires avec la riche vallée du Mékong, dont nous sommes en quelque sorte l’entrepositaire, les Anglais font les plus grands efforts pour diriger le courant sur Bangkok, qui gagne tout ce que nous perdons. »

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Nous empruntons au Journal des Débats l’analyse sommaire du projet de loi d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité, dont la discussion a commencé au Reichstag.

« On sait que le projet d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité fait partie d’une série de mesures protectrices des ouvriers qu’a fait adopter au Parlement allemand le prince de Bismarck, et qui est connue sous le nom de triple assurance : assurance contre les maladies, assurance contre les accidents du travail, assurance contre l’invalidité et la vieillesse. Il s’agit dans ce troisième projet d’assurer une pension de retraite à partir de soixante-dix ans — ou sans condition d’âge en cas d’invalidité — aux ouvriers de l’un et l’autre sexe ne gagnant pas plus de 2 000 marks (2 460 fr.), soit à 14 millions de travailleurs.

Cette assurance est essentiellement obligatoire. Quiconque n’est pas propriétaire, négociant ou n’exerce pas une carrière libérale, devra être porteur d’un livret où chaque semaine le patron devra fixer des timbres d’assurance pour le montant de la cotisation hebdomadaire.

La pension acquise à soixante-dix ans est de 120 marks (147 fr. 60) par an, à condition que l’ouvrier ait été affilié pendant trente ans. Chaque année doit comprendre 300 jours de travail ; les journées manquant une année devront être comblées par celles des années suivantes. En cas d’invalidité survenue par suite de maladie, la pension est au moins du même chiffre, quelle qu’ait été la durée de l’affiliation. La retraite s’élève proportionnellement aux années de travail et d’affiliation ; elle peut être au maximum de 250 marks (307 fr. 50).

En cas d’invalidité partielle, la pension est réglée proportionnellement.

Pour les femmes, elle est dans tous les cas des deux tiers de celle des hommes, soit de 80 marks (98 fr. 40) pour la vieillesse.

Les charges de cette assurance doivent être supportées par tiers par l’ouvrier, par le patron, et par l’État. Le projet estime que, provisoirement, une cotisation annuelle de 18 marks (22 fr. 15) par ouvrier suffira pour permette de mettre le système en vigueur. Ce sera par semaine une retenue de 10 pfennings et demi (13 cent.) sur le salaire de chaque ouvrier ; son patron et l’État feraient chacun un versement égal. De plus, l’État se charge de la totalité de la cotisation annuelle de 18 marks pour le temps que l’assuré passera au service militaire.

Des administrations régionales embrassant tous les travailleurs, sans distinction de profession, qui habitent un État particulier ou une province prussienne, seront chargés de recueillir et d’administrer les retenues des ouvriers et les subventions des patrons. L’État se bornera à donner chaque année par une allocation budgétaire le tiers des pensions venues à échéance. À la tête de chacune de ces caisses régionales d’assurances sera un corps de fonctionnaires, assisté de délégués élus par les patrons et les ouvriers, mais placés sous la surveillance de l’office impérial des assurances. L’administration des postes sert de banquier à ces caisses.

Le projet prévoit une charge annuelle de 195 millions de francs pour le service des retraites des ouvriers. »

Ce nouveau produit du socialisme d’État a été l’objet de vives critiques dans la discussion du Reichstag et il subira, probablement, d’importantes modifications. Mais il est singulier que les philanthropes, promoteurs de cette législation de protection et de tutelle de la classe ouvrière, ne s’aperçoivent pas qu’elle aboutit simplement au rétablissement du servage. Sans doute, la forme de l’institution a changé. L’ouvrier ne sera point rattaché à la glèbe du propriétaire foncier ou de la corporation des maîtres des métiers ; il pourra se déplacer comme auparavant et porter son travail où bon lui semblera. Mais s’il s’avise d’émigrer, il ne manquera pas de perdre le montant des primes d’assurances qu’il aura été obligé de verser pour obtenir une pension.Selon toute apparence, il aimera mieux rester sous la juridiction de l’Empire, dût-il encombrer le marché et subir les charges croissantes de l’impôt et la diminution de son salaire, que de s’exposer à cette perte. Il sera le prisonnier de l’État, prisonnier volontaire si l’on veut, mais prisonnier. Si l’on songe, de plus, qu’il suffit d’un faible excédent de travail pour déterminer une baisse sensible du salaire, on se convaincra que l’ouvrier allemand protégé et assuré par le socialisme d’État pourrait bien acheter, au-dessus du prix du marché, la pension dont il sera gratifié à l’âge de 70 ans.

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La situation économique et financière de l’Italie protectionniste et militariste devient de moins en moins enviable. La misère est affreuse dans les Pouilles et dans les autres régions agricoles que la guerre des tarifs déclarée à la France a privées de leur débouché le plus avantageux ; et, d’un autre côté, M. Luzzatti, président de la commission du budget, estime que le découvert du Trésor sera de 500 millions au 30 juin. Le déficit de l’exercice courant, seul, sera de 230 millions, par suite de l’accroissement des dépenses militaires. Les politiciens combatifs n’en poussent pas moins le gouvernement à entreprendre la conquête de l’Abyssinie ; le gouvernement hésite, mais il finira probablement par céder à la tentation que lui offrent la défaite et la mort du Négus. L’Abyssinie offrira peut-être un débouché à la surproduction des fonctionnaires civils et militaires de l’Italie ; il est douteux en revanche qu’elle procure à l’agriculture et à l’industrie italiennes l’équivalent du débouché que la guerre des tarifs engagée avec la France leur a fait perdre. M. Crispi paraît l’avoir compris, car il vient de se faire autoriser par le parlement à ouvrir de nouvelles négociations commerciales avec le gouvernement français. Mais, des deux côtés, les protectionnistes ne manqueront pas de se mettre en travers, nous sommes bien obligé de convenir qu’ils sont les plus forts !

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Nous reproduisons, d’après l’Indépendance belge, le résumé d’un discours de M. le comte Giusso, député et ancien maire de Naples, sur la situation économique de l’Italie. On y trouvera un aperçu instructif des résultats du protectionnisme et du militarisme combinés.

« Selon M. Giusso, l’Italie traverse aujourd’hui une crise très grave, la crise de l’agriculture ; le commerce souffre par ricochet de la diminution de l’importation et de l’exportation, et une grande partie de la population est appauvrie.

En commençant par les exportations, on trouve qu’en 1888 l’Italie a exporté, en moins, 53 millions de vins, 17 millions d’huile, 14 millions de riz, 11 millions d’oranges et citrons, 5 millions d’amandes, noix et autres fruits ; 16 millions dans la catégorie des animaux, en tout environ 120 millions. En passant aux importations, et citant seulement les articles les plus importants, on trouve, en 1888, 21 millions de moins pour le chanvre et ses produits ; 42 millions dans le coton ; 32 millions dans les laines ; 43 millions dans les soieries ; 23 millions dans les merceries ; soit un total d’environ 210 millions de moins sur l’importation de 1887.

Ce qui résulte de ces chiffres, c’est que l’agriculture a été la plus maltraitée, tandis que les industries florissent, et la cause efficiente de la ruine de l’une et de la prospérité de l’autre se trouve dans le tarif général et dans la rupture du traité de commerce franco-italien.

L’utopie de vouloir créer une Italie industrielle en détruisant l’Italie agricole a été une erreur colossale, grosse des conséquences les plus désastreuses.

« Nous avons préféré l’atelier à la terre, a dit M. Giusso ; nous avons préféré la houille que nous n’avons pas à notre soleil d’Italie ; nous avons préféré la force motrice des machines à vapeur à la plus puissante force motrice de l’univers, qui est le soleil, et nous en subissons naturellement les tristes conséquences ».

En poursuivant son discours, l’orateur a fait, devant la Chambre religieusement attentive, un tableau effrayant des souffrances des provinces méridionales, telles que les Calabres, les Pouilles, la Basilicate, la Sicile et la Sardaigne, où la misère est à son comble, insistant sur la nécessité pour les autres provinces du royaume, moins malheureuses, de secourir leurs sœurs si maltraitées depuis quelque temps.

Les tarifs des chemins de fer, en Italie, sont si élevés que l’on ne peut s’en servir pour le transport des engrais chimiques, si utiles aujourd’hui dans l’économie rurale et qui mettent les vallées du Piémont et de la Lombardie en état de lutter avec avantage contre tous les obstacles suscités par la concurrence ; ces tarifs ne permettent guère aux engrais chimiques de parvenir jusqu’aux provinces méridionales, où ils apporteraient l’abondance et la prospérité, malgré l’exemple de la Belgique, où l’on ne paye qu’un centime par tonne-kilomètre, non seulement pour les engrais, mais aussi pour toutes les céréales. L’économie agricole est si mal comprise en Italie, que les producteurs de vins des Pouilles, tout en vendant leurs produits vinicoles à 10 fr. l’hectolitre, c’est-à-dire avec perte, doivent aussi payer 3 fr. 50 de fret jusqu’à Gènes avant de les embarquer pour l’Amérique, ne pouvant les transformer en alcools, à cause de l’énormité de l’impôt qui frappe la distillation.

Ce qui manque complètement à l’Italie, c’est le capital qui nous fait défaut, d’abord parce que le capital national nous l’avons immobilisé, et souvent d’une manière improductive ; en second lieu, parce que le capital étranger est défiant de sa nature, et cela par notre faute. Comment ne le serait-il pas à l’égard d’une nation, qui, en moyenne, fait 500 millions de dettes par an, et s’endette encore pour les provinces et les communes ? Comment le capital étranger ne serait pas méfiant à l’égard d’un pays dont le titre le plus solide, le consolidé, à la moindre oscillation des marchés baisse de 4, 6, 8 points, lorsque nos changes, au moindre bruit, de 20 centimes peuvent monter à 2% ?

On nous fait remarquer que nos caisses postales d’épargne contiennent un dépôt d’un milliard et demi ; mais qu’est-ce que un milliard et demi pour une nation de 30 millions ? dit fort justement M. Giusso. Et de quelle façon sont-elles employées les épargnes, en Italie ? Elles sont en grande partie placées de manière à encourager les dépenses de luxe dont le poids retombe naturellement sur les contribuables en faisant augmenter les centimes additionnels. La même observation peut se faire à propos de la caisse des dépôts et prêts, banquier complaisant qui prête aux provinces, aux communes, à l’État en favorisant seulement le gaspillage. En effet, 48 provinces, sur 69, ont déjà surpassé la limite consentie par la loi pour les centimes additionnels, et 1 285 communes se trouvent dans les mêmes conditions.

M. le comte Giusso termine son sévère réquisitoire en affirmant qu’en Italie tout le monde se plaint que dans les provinces méridionales, la misère la plus affreuse vient de remplacer le bien-être qui les distinguait ; que le déficit de notre budget n’est pas moindre de 130 millions ; que la prospérité des industries ne saurait être qu’éphémère dans un pays épuisé ; que d’un bout à l’autre de la Péninsule un seul cri se fait entendre : ‘Donnez-nous le moyen de vendre nos produits et nous payerons les impôts’. »

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L’étude approfondie des institutions des peuples préhistoriques a conduit sir John Lubbock au socialisme d’État. Parce que tous les actes de la vie de nos premiers ancêtres étaient prévus et réglés par la coutume, l’illustre savant anglais est d’avis que ceux des hommes d’aujourd’hui devraient être réglementés par des bills. C’est pourquoi il s’est occupé d’améliorer le sort des commis et des employés en obligeant les patrons à fermer leurs magasins à cinq heures du soir et à suspendre leurs affaires un jour par semaine. Mais voici maintenant que les servantes réclament, à leur tour, les bienfaits de ce régime tutélaire et préhistorique.

« Elles prétendent, dit un correspondant du Temps, qu’elles travaillent plus que les commis de magasin et que leur sort est autant, sinon plus intéressant. Rien d’amusant comme les lettres adressées aux journaux par ces jeunes personnes. L’une demande que les servantes ne soient plus tenues de nettoyer les carreaux ; Mary Jane sollicite un jour de congé par semaine ou au moins une soirée afin de pouvoir aller au théâtre aussi bien que les demoiselles de magasin qui sont libres à sept heures et demie du soir. Une troisième a les mêmes désirs que Mary Jane, mais pour un motif différent : elle veut une soirée par semaine, celle du samedi, pour aller se promener, prendre de l’exercice, afin, le dimanche, de pouvoir respecter le repos dominical.

Le mouvement est lancé, et nous devons nous attendre à des meetings de servantes. Leurs plaintes, d’ailleurs, paraissent mal fondées. Dans aucun pays du monde, les servantes ne sont mieux traitées qu’en Angleterre. De par l’usage et non de par la loi, elles ont les libertés qu’elles réclament, soit une soirée par semaine, de six à dix heures, et un jour entier par mois. Elles sont autorisées, en outre, à aller au service religieux chaque dimanche ; et combien se trompent de chemin et, au lieu de se rendre à l’église ou au temple, vont s’asseoir dans le parc voisin, où elles ne disent pas toujours leurs prières ; enfin, dans le Royaume-Uni, on ne fait généralement que la cuisine indispensable le dimanche ; on n’attelle pas, et l’on peut dire que dans toutes les maisons la domesticité jouit d’un agréable farniente. »

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Le Conseil municipal vient de voter l’ajournement sur une proposition de M. Léon Donnat, qui tendait à faire reconnaître le principe de la liberté des transports. L’auteur de la proposition rappelait que la loi de 1791 avait proclamé la liberté du commerce et de l’industrie, que celle de 1794 avait tout spécialement proclamé la liberté de l’industrie des transports. Dès lors le traité passé en 1860 avec la Compagnie des Omnibus n’avait pu conférer à cette dernière un privilège de circulation ; une liberté proclamée par une loi ne peut être supprimée que par une autre loi. La Ville de Paris, disait M. Léon Donnat, n’a donné à la Compagnie des Omnibus qu’un monopole de stationnement ; elle s’est bornée à lui louer, à titre exclusif, diverses portions de la voie publique, moyennant des conditions déterminées.

Un arrêt récent de la Cour de Bourges, un autre arrêt du 9 janvier dernier rendu par la Chambre des requêtes de la Cour de Cassation consacrent cette doctrine. Malgré ces puissants témoignages, malgré les discours aussi clairs qu’éloquents de M. Léon Donnat, le Conseil municipal ne s’est pas laissé convaincre.

La majorité socialiste et autoritaire qui rêve la création d’un service public des transports en commun, après la disparition de la Compagnie des Omnibus, n’admet pas que la Ville puisse subir la concurrence des entrepreneurs privés. Pendant l’Exposition, les parisiens et les étrangers iront à pied, mais le principe communiste restera sauf.

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Ce n’est pas pour rien, lisons-nous dans un journal de statistique, que notre siècle est appelé le siècle de la vapeur. Un travail communiqué à la Société des ingénieurs civils indique que la force totale développée par toutes les machines du monde entier est de 46 millions de chevaux-vapeur. Cette force équivaudrait au travail d’environ un milliard d’hommes, c’est-à-dire, presque la population de la terre. Les principaux pays entrent dans ce total : l’Autriche pour 1 million et demi de chevaux-vapeur ; la France, 3 millions ; l’Allemagne, 4 millions et demi ; l’Angleterre, 7 millions ; et les États-Unis, 7 millions et demi.

Seulement, ce qu’il y a de fâcheux, c’est que ce milliard d’hommes-vapeur, au lieu de travailler uniquement à augmenter le bien-être des hommes de chair et d’os, est employé trop souvent à alimenter des dépenses nuisibles qui le diminuent.

Paris, 14 avril 1889.

G. de M.

 


[1] Art. 1382. Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par le fait duquel il est arrivé à le réparer.

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