Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison d’août 1897, l’échec de la colonisation française en Asie, les absurdités du protectionnisme au Canada et aux États-Unis, la réglementation sur les accidents du travail jugée par Yves Guyot, et les démêlés de l’Espagne face à l’insurrection cubaine.
Chronique (Journal des économistes, août 1897)
SOMMAIRE. Cadeaux aux propriétaires fonciers. — Les effets du protectionnisme sur le commerce extérieur de la France. — Ce que coûtent les chemins de fer coloniaux. — Le fonctionnarisme et le militarisme au Tonkin. — La célérité des statistiques coloniales. — Les relevés statistiques de M. Mulhall. — La dénonciation des traités de commerce de l’Angleterre avec l’Allemagne et la Belgique. — Appréciation du tarif américain par la Chambre de commerce française de New York. — Le quatrième Congrès des accidents du travail. — Un discours libéral de M. Moret.
Avant de prendre ses vacances, la Chambre a voté un amendement, de MM. Flandin et Bozérian, dégrevant de 25 millions et réduisant ainsi à 70 ou 77 millions les contributions foncières, sous le prétexte de venir en aide à l’agriculture. Dans l’état actuel de nos finances, en présence d’un déficit passé à l’état chronique, ce dégrèvement ne peut se justifier que par des raisons tirées de l’approche des élections. Ces raisons peuvent paraître suffisantes aux futurs candidats mais le seront-elles pour les contribuables qui vont être obligés de combler le trou de 25 millions par une surcharge de l’impôt déjà trop lourd sur les valeurs mobilières ? Tout en critiquant cette prétendue réforme, un de nos confrères, avec qui nous regrettons de n’être point d’accord, propose de l’étendre, et de supprimer complètement l’impôt foncier sur la propriété non bâtie, en affectant à cette destination le produit de la conversion future du 3%. Si un journal protectionniste, la Démocratie rurale applaudit des deux mains à cette largesse envers des propriétaires dont on a déjà protégé la rente par des droits de 50%, nous devons dire qu’un des organes attitrés de l’honorable M. Méline, la Réforme économique, n’hésite pas à la repousser comme excessive. Nous lui laissons la parole, tout en nous étonnant un peu d’être obligé d’aller chercher chez nos adversaires des raisons de justice et de bon sens que nous avons l’habitude de trouver chez nos amis.
« Pour Dieu ! dit excellemment la Réforme économique, qu’on n’aille pas s’enfoncer plus avant dans l’erreur en décrétant que désormais les 8,5 millions de propriétaires qui possèdent le sol de la France ne paieront plus un centime à l’État pour cette partie de leur avoir qui représente plus de 90 milliards de francs ! Si nos hommes d’État, perdant de vue que dans la situation actuelle de nos finances, le problème de la réforme fiscale consiste bien plus à répartir équitablement qu’à dégrever, demeurent hypnotisés par ce besoin « d’avoir l’air de faire quelque chose », qu’ils songent donc qu’avant de dégrever ceux qui se trouvent à la tête d’un petit capital, il serait singulièrement plus équitable de dégrever ceux qui ne possèdent absolument rien !
Avant de supprimer ou de diminuer l’impôt foncier qui n’atteint, au demeurant, que ceux qui possèdent, ne conviendrait-il pas de supprimer cette taxe inique qu’est l’impôt des portes et fenêtres ? Au lieu d’opérer un dégrèvement qui se traduira pour près de 4 millions de contribuables par une remise dérisoire d’un franc au plus, ne ferait-on pas mieux, pour dégrever l’agriculture, de diminuer les taxes exorbitantes qui entravent la consommation de ses produits, tels que les sucres, les vins, etc. ?
Le moment paraît venu de rappeler à M. le ministre des finances qu’il parlait d’or lorsqu’en combattant comme simple député le projet de M. Doumer, il lançait à son prédécesseur cette vigoureuse boutade : « Si vraiment les contributions indirectes sont si imparfaites, pourquoi M. le ministre ne proposez-vous pas plutôt de les réduire ? Pourquoi, au lieu d’y toucher, allez-vous au contraire restreindre la base des contributions directes ? »
Tirer de l’impôt direct assis sur les signes extérieurs de la richesse tout ce qu’on peut en tirer pour diminuer d’autant l’impôt indirect qui frappe en aveugle, le pauvre comme le riche, tel doit être l’objectif de tout financier qui se respecte. »
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Le tableau du commerce extérieur de la France pour l’année 1896 a paru beaucoup plus tôt que d’habitude, — et nous devons remercier M. le directeur général des douanes d’avoir rompu sur ce point avec la routine administrative. Nous en extrayons le relevé suivant qui nous a paru particulièrement édifiant, des importations et des exportations du commerce spécial (produits étrangers consommés en France, produits français exportés) pendant les trois périodes quinquennales de 1882-1886, 1887-1892 et 1892-1896.
Dans la première période, notre importation s’est élevée à 22 266 millions, notre exportation à 16 805 millions. Dans la seconde, notre importation a été de 21 034 millions et notre exportation de 17 520 millions, enfin dans la troisième l’importation est descendue à 19 410 millions et l’exportation à 16 549.
Ainsi, au lieu de s’accroître comme celui de la plupart des autres nations du globe (voir plus haut l’article de M. Mulhall), notre commerce extérieur a diminué de 2 902 millions, soit de près de 3 milliards depuis quinze ans. Voilà comment le tarif Méline a encouragé le travail national.
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Le tableau du commerce extérieur nous apprend encore que le commerce de la France avec ses colonies ne forme que 10% de l’ensemble de ses importations et exportations. Cependant le budget des dépenses coloniales s’élève à près de 100 millions. On s’expliquera, en lisant l’entrefilet suivant du Journal des Débats sur les chemins de fer coloniaux, qu’il ne soit pas en train de diminuer. Le gouvernement a renoncé, à la vérité, au système onéreux de la garantie d’intérêt. Mais combien de temps durera cette résolution économique ?
« On sait les charges considérables que la construction et l’entretien des chemins de fer coloniaux imposent au budget. M. Turrel, en qualité de rapporteur du ministère des travaux publics, a rédigé à ce sujet, en 1895, un rapport qui a été une véritable révélation. L’honorable député citait, en effet, des faits presque invraisemblables il signalait entre autres choses certain chemin de fer à voie étroite et sur un sol constamment uni, dont le kilomètre revenait à plus de 200 000 fr. et sur lequel il faudrait dépenser encore plusieurs millions pour mettre la voie en état de recevoir le matériel roulant. M. Turrel déplorait aussi la charge annuelle de 2 500 000 fr. que le petit chemin de fer de l’île de la Réunion — qui ne renferme que 169 000 habitants — impose au budget de l’État. Enfin, nous avons appris, non sans surprise, toujours par le rapport de M. Turrel que le chemin de fer de Kayes à Bafoulabé, à voie d’un mètre, revenait déjà à 118 400 fr. par kilomètre. Il y avait aussi l’histoire de l’achat du matériel roulant du petit chemin de fer de l’Exposition qui ne manquait pas de saveur.
Hâtons-nous de reconnaître que les révélations de M. Turrel n’ont pas été inutiles. Au ministère des colonies, on paraît enfin décidé à renoncer à des procédés qui ont donné de si pitoyables résultats. La commission permanente du Conseil des colonies, présidée par M. Lebon, a adopté un projet de chemin de fer au Dahomey de Kotonou à Abomey. Ce projet a cela de très particulier pour une entreprise coloniale, qu’il ne comporte aucune garantie d’intérêt. Il n’est accordé aux concessionnaires qu’une superficie territoriale à déterminer des deux côtés de la voie. Nous ignorons quel sera l’avenir de la voie future ; mais dès aujourd’hui il faut féliciter le gouvernement d’avoir renoncé pour les chemins de fer coloniaux au système de la garantie d’intérêt qui était ruineux pour le budget et, en définitive, ne profitait exclusivement qu’à certains lanceurs de l’affaire. »
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Une correspondance du Tonkin adressée au même journal nous expliquera mieux encore pourquoi à la différence des colonies de l’Angleterre celles de la France coûtent plus qu’elles ne rapportent.
« Il ne faut pas perdre de vue que le Tonkin a un budget de 43 millions de francs, dont 25 millions fournis par la métropole, et que ces 45 millions sont absorbés par l’entretien des troupes et la solde du personnel — le paysan tonkinois paye ; on ne fait rien pour lui.
Le commerce et l’agriculture ne sont pas mieux partagés, et le Courrier d’Haïphong rappelait, il y a quelques jours, que la subvention du protectorat aux deux chambres de commerce est à peine de 10 000 fr., et que, si la subvention à l’agriculture atteint 100 000 francs environ, 80 000 fr. sont absorbés par l’entretien du Jardin botanique, — qui est plutôt le jardin public de Hanoï, — et par les établissements zootechniques de Hanoï. Chaque fois que nous sollicitons une amélioration, on nous répond qu’il n’y a pas de crédit. C’est ainsi que, l’année dernière, nous n’avons pu obtenir 4 000 piastres pour notre concours agricole ; mais d’un trait de plume on nous envoie pour 200 000 fr. de magistrats ou de greffiers et l’on crée, au Laos, pour 1 400 000 fr. d’emplois sur lesquels nous payons 650 000 fr. Tant que ces faits pourront être constatés — et ils peuvent l’être dans chacune de nos colonies —, les ministres pourront écrire de belles lettres et prononcer de magnifiques discours, en vue de contribuer au développement de la colonisation française : leur littérature ou leur rhétorique n’aura aucune portée. Nos colonies se développeront d’elles-mêmes quand elles auront de bonnes finances. Malheureusement, elles n’auront jamais de bonnes finances, tant que le militarisme et le fonctionnarisme continueront à absorber les dix-neuf vingtièmes de leurs revenus. Or, comme ce sont les ministres qui ont créé et qui maintiennent cet état de choses — contre le gré même des gouverneurs — j’en conclus que leurs paroles et leurs écrits n’auront aucun effet pratique, tant qu’ils n’auront pas procédé à une simplification sérieuse de l’organisation administrative et militaire des colonies. »
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Il ne paraît pas que la diligence dont M. le directeur général des douanes vient de faire preuve soit imitée dans les colonies. C’est, comme on va le voir, par les rapports des consuls anglais que nous recevons les informations les plus récentes sur le mouvement de notre commerce colonial.
« Un fait que signale le dernier numéro de la Quinzaine coloniale, dit le Journal des Débats, vient nous montrer, sous une forme dont notre amour-propre a quelque peu à souffrir, la lenteur vraiment excessive du travail de notre administration. Nous attendons encore en France la publication par le ministère des résultats du mouvement commercial et économique de notre colonie de Tahiti pendant l’année 1896, alors que le Foreign Office est déjà, depuis quelque temps, en possession du rapport de son consul sur ce sujet, puisque des journaux anglais ont pu en donner des analyses dès le mois dernier. Le fait en lui-même est déjà significatif. Il l’est bien plus encore si on lit la lettre que le consul anglais à Papaëte a mise en tête de son rapport adressé à lord Salisbury : « En vous transmettant mon rapport sur le mouvement commercial de Tahiti pour l’année 1896, dit ce consul, j’ai l’honneur de vous informer que, les autorités n’étant pas capables de publier aucune statistique sur le commerce de cette colonie avant le mois de juin de l’année qui suit celle sur laquelle elles doivent porter, c’est seulement grâce à la courtoisie d’un fonctionnaire du service des contributions, qui m’a permis de réunir dans son bureau les renseignements nécessaires, que je suis en mesure d’envoyer à Votre Excellence le rapport ci-joint. »
C’est donc dans les documents officiels anglais qu’il faut rechercher, si l’on veut des renseignements précis et récents sur le commerce de nos possessions d’outre-mer. On s’étonne souvent que nos colonies fassent plus d’affaires avec les pays étrangers qu’avec nous : c’est que les commerçants étrangers sont plus rapidement éclairés que les nôtres sur les conditions du commerce dans nos possessions. »
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Nous reproduisons une très intéressante et très concluante statistique de M. Mulhall, relative au commerce du monde, et de l’Angleterre en particulier pendant ces vingt dernières années. Les chiffres de M. Mulhall montrent clairement ce que la politique du libre-échange a fait gagner à l’Angleterre et non moins clairement hélas ! ce que la politique de la protection a fait perdre à la France.
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Parce que l’Angleterre vient de dénoncer ses traités de commerce avec l’Allemagne et la Belgique, les journaux protectionnistes s’empressent de sonner le glas du libre-échange. Pour le dire en passant, nous avons quelque peine à nous expliquer leur joie. L’Angleterre est, de beaucoup, notre meilleur client : sur les 3 400 millions de notre exportation en 1896, elle nous a acheté à elle seule pour 1 030 millions, soit pour près d’un tiers. Si elle revenait à la protection, elle sous achèterait probablement pour quelques centaines de millions de moins et ce serait autant de perdu pour notre « travail national ». Les journaux protectionnistes riraient, sans aucun doute, de notre déconvenue, mais leurs clients riraient jaune. C’est que les protectionnistes n’ont pas de pires ennemis que leurs confrères étrangers et que tout en se gardant chez eux du libre-échange comme d’une peste, ils sont intéressés à ses progrès dans le reste du monde.
Mais la joie imprudente de leurs journaux ne nous paraît aucunement justifiée. Si l’Angleterre a dénoncé les traités qui accordaient à la Belgique et à l’Allemagne le traitement de la nation la plus favorisée dans ses colonies, ce n’est point pour revenir à la protection, c’est tout simplement pour pouvoir profiter d’une disposition favorable du nouveau tarif canadien.
On sait que l’Angleterre, seule parmi les nations colonisatrices, a accordé à ses colonies le droit de rédiger elles-mêmes leurs tarifs de douane ; et qu’à l’exception de la Nouvelle-Galles du Sud, elles ont profité de la permission pour soumettre à des droits exorbitants aussi bien les produits de la métropole que ceux des autres pays. Le Canada est entré dans cette voie, et il y a même dépassé toutes les autres possessions britanniques.
« J’ai sous les yeux le tarif canadien, écrivait l’auteur de cette chronique dans un de ses voyages au Canada, et je ne saurais mieux comparer l’impression qu’il me cause qu’à celle qu’on éprouve en visitant un musée d’instruments de torture.Si l’industrie est protégée au Canada, en revanche, c’est le commerce qui ne doit pas être à son aise ! Il y a des pays où l’on taxe les produits étrangers au poids, d’autres où on les taxe à la valeur ; ici, on a combiné ingénieusement les deux systèmes : les principaux produits manufacturés payent à la fois un droit au poids et un droit à la valeur ; en sorte qu’il est absolument impossible de connaître le montant de l’impôt et le taux de la protection. On ne s’est pas borné, au surplus, à protéger les produits manufacturés, on protège les bois, les grains, le bétail, le poisson, les fourrures, c’est-à-dire tous les articles d’exportation ; on protège aussi les livres, y compris les Bibles et les paroissiens romains, les journaux, la musique et les produits pharmaceutiques. On frappe, par exemple, d’un droit de 20% le sulfate de quinine, en vue apparemment de protéger le quinquina du bouleau, du tremble ou de l’érable ! On protège en un mot tout ce que le Canada produit et tout ce qu’il pourrait produire. L’Angleterre aurait pu opposer son vetoà ce débordement protectionniste ; elle a préféré s’abstenir, quoique le tarif canadien atteigne principalement ses produits, et c’est ainsi que le Canada jouit depuis 1879 des bienfaits de la protection[1]. »
Cet instrument de torture que le parti conservateur avait confectionné, le parti libéral arrivé aux affaires avec M. Wilfrid Laurier vient de le mettre à la réforme, et de le remplacer par un tarif relativement modéré. Seulement M. Laurier a eu l’idée malheureuse d’importer au Canada notre invention protectionniste des deux tarifs, maximum et minimum. Les pays qui ne perçoivent aucun droit sur les produits canadiens jouiront du bénéfice du tarif minimum soit d’une réduction d’un huitième, et après le 30 juin 1898, d’un quart. Or l’Angleterre étant le seul pays qui ne taxe pas à outrance les articles de première nécessité que produit le Canada, jouira seule aussi de la réduction des droits, jusqu’à ce qu’il plaise à d’autres nations de suivre son exemple. Il est possible que cet exemple soit suivi par la Belgique, qui ne taxe que la viande, en épargnant le pain, mais il est malheureusement douteux qu’il le soit par la France et que nos industriels puissent profiter sous le régime de la protection de la faveur dont vont jouir leurs concurrents anglais, grâce au régime du libre-échange.
Toutefois, l’application du tarif minimum de M. Laurier rencontrait un obstacle dans les traités qui stipulaient pour les produits belges et allemands le traitement de la nation la plus favorisée dans les colonies britanniques. Cet obstacle, le gouvernement anglais a cru devoir le lever. Les industriels anglais pourront, en conséquence, importer au Canada leurs produits avec une réduction de droits d’un huitième, puis d’un quart. Ce sera pour eux un avantage, mais il est douteux que cet avantage soit partagé par les consommateurs canadiens. Enfin, il est encore plus douteux que l’Angleterre consente, pour favoriser à son tour l’agriculture canadienne, à défaire l’œuvre des Cobden et des Robert Peel. C’est à la politique du libre-échange qu’elle doit l’énorme développement de richesse que relèvent les statistiques de M. Mulhall. N’en déplaise aux protectionnistes anglais et autres, elle ne commettra pas l’insigne folie de tuer cette poule aux œufs d’or.
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Nous empruntons au Bulletin mensuel de la Chambre de commerce française de New York, cette appréciation sévère, mais hélas ! trop juste, du nouveau tarif américain :
« La partie la plus directement remarquable de la loi Dingley est celle qui impose des droits d’entrée sur les produits employés dans l’industrie, principalement sur la laine, le bois et les peaux, sans parler du borax, du lin, du chanvre, du charbon, du minerai de plomb, etc., etc.
Toutes ces taxes sur les matières premières ont un caractère double. D’une part, elles sont des invites à l’appui d’une certaine classe d’électeurs qui, dans le cas de la laine, par exemple, sont supposés devoir être des fermiers, et de l’autre, elles constituent des concessions intéressées à certains syndicats puissants, entre autres, les « Lumbers Lords », le « Cattle Trust », et le « Lead Trust ».
Ce mélange de démagogie et de corruption est simplement révoltant, mais nous croyons qu’il est le signe précurseur de la fin. Le monstre mourra très probablement de son propre venin. Déjà les fabricants sur lesquels, il y a vingt ans, les protectionnistes s’appuyaient principalement, sont devenus soit ouvertement hostiles, soit indifférents, et il est fort probable que les agriculteurs le deviendront dans un temps donné. Leurs produits sont beaucoup trop abondants pour être consommés dans le pays et les prix sont établis par la vente du surplus sur les marchés étrangers. Le profit, généralement insignifiant et souvent illusoire qu’ils peuvent faire, n’est pas une compensation pour le mal direct qui découle de la vente de leurs faveurs aux riches monopoleurs. Le fermier du Sud, lui-même, ne croira pas que la protection qu’on lui accorde contre le coton égyptien puisse compenser le droit dont on frappe ses sacs et sa corde. Quand la protection agonisera, elle ne sera pas rendue à la vie par une infusion de sang tiré des veines de l’agriculture. On pourrait avec à propos paraphraser le mot célèbre des Girondins et s’écrier : Protection, que de crimes se commettent en son nom ! »
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Le quatrième Congrès des accidents du travail s’est réuni à Bruxelles dans la dernière quinzaine de juillet. Nous ne comprenons pas bien, nous devons l’avouer, l’utilité de cette sorte de congrès, comme de beaucoup d’autres, et encore moins celle de l’intervention du gouvernement pour obliger les entrepreneurs d’industrie à indemniser les ouvriers victimes du « risque professionnel ». Dans toutes les industries, où les ouvriers sont exposés à ce risque, les salaires comprennent une prime destinée à le couvrir.Si les entrepreneurs sont rendus légalement responsables du risque, la prime disparaîtra, le salaire baissera, et on peut se demander ce que gagneront les ouvriers à la protection légale qu’il s’agit de leur accorder. Comme toutes les législations socialistes, celle-ci les traite en mineurs, incapables de se gouverner, et elle aura pour effet naturel, de perpétuer leur incapacité et leur minorité, enfin elle leur fera, elle leur fait déjà payer l’assurance plus cher qu’ils ne la paieraient en s’assurant eux-mêmes. Mais les politiciens, en guète de popularité, veulent absolument faire quelque chose pour la classe ouvrière, sans s’inquiéter de savoir si ce quelque chose lui sera utile ou nuisible. Au congrès de Bruxelles, la question du transfert obligatoire du risque professionnel aux entrepreneurs d’industrie n’a pas même été abordée. Le débat a porté uniquement sur les mérites comparés du système anglais qui laisse les patrons libres de s’assurer à leur guise contre les risques mis à leur charge, et le système allemand qui les oblige à recourir à l’intervention de l’État. Défendu par M. Bœdiker qui a assimilé, très justement, d’ailleurs, l’Allemagne à une caserne, le système allemand a été vigoureusement attaqué par notre collaborateur, M. Yves Guyot, dont le Siècle résume, en ces termes, la réfutation péremptoire :
« Le système allemand affirmait cinq prétentions.
1° Il serait moins onéreux pour les chefs d’industrie. — Pour les mines, les charges atteignent 2,27% du salaire, dans moins de 20 ans, elles atteindront 4%. Les frais d’administration ne cessent pas d’augmenter.
Dans la corporation, existe le conseil qui représente la jurande des anciennes corporations. La moindre résistance est punie de 1 000 mark. Si un industriel ne se conforme pas à ses prescriptions, il peut majorer le taux de la prime de 500%. La loi punit ceux qui violeraient, en les publiant, les secrets de fabrique surpris au cours de leurs inspections, mais elle reste muette sur le cas de ceux qui les appliqueraient pour leur compte.
2° La loi avait la prétention de diminuer le nombre des accidents. Par 1 000 assurés, le nombre a passé de 22,78 en 1887, à 30,28 en 1890, à 37,93 en 1895.
Les accidents mortels se sont maintenus autour du chiffre 0,70 pour 1 000.
Les incapacités temporaires prolongées de plus de 90 jours, ont passé pour 1 000 assurés, de 2,10 en 1886, à 4,63 en 1890, à 5,57 en 1895, soit une augmentation de 165%.
Les secours et indemnités par 1 000 mark de salaires assurés ont passé de 0,76 en 1886, à 5 mark 13 en 1890, à 9,64 en 1895, et ils doivent doubler.
3° La loi du 6 juillet 1884 devait garantir l’ouvrier contre tout risque, quelle qu’en fût la cause. L’exposé des motifs disait :
« Sauf le cas de préméditation, la rente ne peut être refusée à la victime, même si elle a été, par sa faute, la cause de l’accident. » Le paragraphe 7 de l’article 5 était conçu est conséquence.
M. Bœdiker célébrait cette disposition en 1891, au congrès de Berne : et cependant le 20 janvier 1890, une décision de l’office impérial des assurances allemandes rejetait la demande d’indemnité d’un ouvrier qui avait été blessé en se servant d’un monte-charge dont l’usage était interdit sous peine d’une amende de 2 ou 3 mark.
Une note officielle, publiée dans le Kamposs, du 20 février 1895, disait : « Le nombre des patrons (qu’inquiète la progression des accidents) augmente sans cesse : de plus en plus on demande de rendre les ouvriers responsables en quelque sorte du nombre des accidents, en ce sens que l’indemnité normale serait diminuée en cas de négligence ou de faute lourde.
4° La loi de 1884 avait la prétention de supprimer les litiges. Voici le résultat :
Nombre des litiges | Nombre des appels | |
1886 | 2 436 | 267 |
1890 | 14 879 | 2 354 |
1895 | 38 647 | 9 273 |
Le nombre des litiges a augmenté encore plus rapidement que le nombre des accidents.
5° La loi de 1884 prétendait établir la paix sociale. Le nombre des litiges ne fait pas supposer qu’elle ait obtenu ce résultat :
De plus, l’office impérial applique la loi dans un sens de plus en plus restrictif, au fur et à mesure que les charges augmentent : dans les premières années, on accordait des indemnités totales à 2 300 personnes, le chiffre est réduit, dans ces deux dernières années, à 855 et à 780 blessés.
L’augmentation du nombre des voix socialistes et des députés socialistes au Reichstag ne prouve pas que le socialisme bureaucratique ait arrêté les progrès du socialisme révolutionnaire. »
Ajoutons que l’association des maîtres de forges de Charleroi a protesté énergiquement contre l’introduction du système allemand en Belgique, dans une lettre adressée au ministre de l’industrie et du travail.
« Nous ne pensons même pas, dit-il, que le régime de l’obligation soit bon en Allemagne et en Autriche. Mais ce dont nous sommes fermement, absolument convaincus, c’est que toute atteinte à la liberté individuelle, toute ingérence de l’État dans les affaires privées des citoyens est et demeurera toujours antipathique à notre tempérament national. Aussi ne parvenons-nous pas à comprendre les préférences de certaine école pour tout ce qui nous vient des pays germaniques. »
Malheureusement, la « certaine école » à laquelle cette lettre fait allusion est en ce moment prépondérante, et elle est en train de faire de la Belgique une succursale socialiste de l’Allemagne.
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Malgré les énormes sacrifices d’hommes et d’argent que le gouvernement espagnol impose à la nation, malgré les fusillades et les transportations, l’insurrection de Cuba se prolonge et elle a plus de chances que jamais de débarrasser cette perle des Antilles de l’exploitation éhontée du fonctionnarisme et du protectionnisme de la métropole. Un homme d’État, qui est en Espagne le vaillant et le persévérant défenseur de la cause de la liberté commerciale, M. Muret, ancien ministre des affaires étrangères, n’a pas craint de dire à ce sujet de dures mais salutaires vérités à ses compatriotes. Dans un discours prononcé à Saragosse, il a déclaré nettement que le seul moyen de conserver Cuba à l’Espagne, ce n’est pas de pendre ou de fusiller les Cubains et d’incendier leurs récoltes, c’est de leur accorder le home rule, en un mot, de placer Cuba sous le même régime de self government qui assure aujourd’hui à l’Angleterre la fidélité et l’affection de ses colonies. Le discours de M. Moret a fait scandale dans le monde des politiciens et mérité les chaleureux applaudissements du monde des économistes.
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Il est malheureusement fort à craindre que l’attentat dont Canovas del Castillo vient d’être victime ne fasse tort à la solution libérale que M. Moret a si éloquemment soutenue. La liberté a beau être innocente des crimes qui se commettent en son nom, on ne manque jamais de les lui faire expier.
Paris, 14 août 1897.
G. de M.
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