Chemins de fer français. État de la question. Police et concession, par Ad. Blaise (des Vosges) (Journal des économistes, mars 1844)
CHEMINS DE FER FRANÇAIS
ÉTAT DE LA QUESTION. — POLICE ET CONCESSION.
Les services que la loi du 11 juin 1842 a rendus au pays, en tournant les obstacles qui s’opposaient à ce que les Chambres décidassent l’exécution des chemins de fer, sont stérilisés aujourd’hui par les expédients mêmes dont les auteurs de la loi se sont servis pour atteindre leur but, de telle sorte qu’ils n’ont rompu une barrière en 1842 que pour la remplacer par une autre encore insurmontable en 1844.
Avant la loi du 11 juin, il y avait deux systèmes en présence, deux systèmes bien tranchés, entre lesquels on pouvait se partager, mais qui avaient l’avantage d’être complets, de porter avec eux leurs drapeaux, et sur le compte desquels il était impossible de se tromper. D’une part, l’industrie privée avec son énergie, son activité, mais aussi son impuissance ; de l’autre, le gouvernement avec ses lenteurs, son ignorance des choses pratiques, son luxe d’état-major, mais aussi la possibilité permanente et durable de tous les remaniements de tarifs, de toutes les mesures que peuvent réclamer les intérêts politiques, moraux et économiques du pays.
Entre ces deux systèmes, nous le répétons, on pouvait choisir ; mais quel que fût l’objet de la préférence, on était sûr du moins d’avoir des compensations à côté des inconvénients propres à chaque régime ; — c’est cette position nette que la loi du 11 juin est venue embrouiller dans les combinaisons et les enchevêtrements de son système mixte. Expliquer comment cette loi, soufferte plutôt qu’adoptée par l’opinion, a pu obtenir un vote favorable de la majorité des Chambres, est chose difficile et que nous ne comprenons, pour notre part, que d’une seule manière.
La part faite, dans le système de la loi du 11 juin, à l’industrie, d’une part, à l’administration des ponts et chaussées de l’autre, a été considérée par les partisans de chaque système comme une promesse pour l’avenir, comme un expédient propre à conduire tôt ou tard à une concession complète. D’un côté, les partisans de l’exécution entière par les compagnies ont espéré que l’administration donnerait, dès le début des travaux qui lui étaient confiés, de telles preuves de son incapacité, au moins économique, qu’il suffirait des résultats d’une campagne pour éclairer les Chambres sur les dangers et les inconvénients de l’exécution directe des grands travaux publics par l’État ; — de son côté, au contraire, l’administration, qui avait le pas, a calculé qu’en donnant aux opérations dont elle était chargée une vigoureuse impulsion, en abrégeant les délais qu’elle s’impose d’ordinaire et surtout qu’elle impose aux compagnies, elle convertirait à son système tous les partisans désintéressés des chemins de fer, et obtiendrait de finir entièrement ce qu’elle aurait si bien commencé ; comptant d’ailleurs profiter de tous les succès comme de toutes les fautes pour effrayer le pays et les Chambres sur les conséquences funestes de l’abandon à quelques grandes sociétés industrielles et financières du monopole des nouvelles voies de transport.
Tout ce qui s’est dit et écrit sur ce sujet depuis six mois, date de notre dernier article sur l’état de la question, n’a pas eu d’autre but que celui que nous venons d’indiquer, et les deux projets de loi présentés aux Chambres dans le courant du mois n’ont pas été inspirés par un autre esprit.
Le premier en date de ces deux projets est celui concernant la police des chemins de fer ; il est en ce moment soumis à l’examen d’une commission qui l’a, nous assure-t-on, sévèrement expurgé et amendé.
L’exposé des motifs qui accompagne ce projet n’est rien moins qu’un réquisitoire en forme contre les compagnies de chemins de fer ; et le projet lui-même est une épée de Damoclès suspendue sur leur tête, par un fil que l’administration réclame le droit de pouvoir couper suivant son bon plaisir.
Qu’on en juge.
L’administration revendique le droit d’arrêter, de détruire et de refaire au besoin les travaux des compagnies, lorsqu’ils gênent le service des autres voies de circulation.
Elle demande contre tous les agents des compagnies indistinctement, depuis le cantonnier jusqu’à l’administrateur, une législation pénale exceptionnelle, doublant pour eux l’amende et la prison dans tous les cas d’accidents ou même de simple contravention, non seulement aux règlements relatifs à l’exploitation des lignes, mais aux simples arrêtés de police rendus par les préfets des départements traversés.
Enfin, elle ne veut reconnaître aux agents des compagnies le droit de rendre des procès-verbaux, qu’autant qu’ils ont reçu l’institution du ministre des travaux publics.
Les tendances de ce projet et les conséquences possibles des dispositions que nous venons d’indiquer n’ont point obtenu, si nous sommes bien informés, l’approbation de la commission de la Chambre des pairs.
Relativement aux mesures proposées pour assurer l’exécution des contrats passés entre l’État et les compagnies, la commission a pensé que les cahiers de charges qui accompagnent chaque loi de concession formaient pour le gouvernement comme pour l’industrie des contrats bilatéraux, également obligatoires pour chaque partie, et dont l’une ne pouvait pas plus s’affranchir, que l’autre ne pouvait en accroître les charges au détriment de son cocontractant. Spécialement en ce qui concerne les travaux d’art, que l’administration voulait avoir le droit de détruire et de refaire à son gré, la commission a pensé que ces travaux ne pouvant jamais être entrepris et exécutés sans une autorisation préalable et formelle des ponts et chaussées, ceux-ci ne pouvaient conserver le droit de retirer cette autorisation une fois accordée, d’imposer ainsi sans appel aux compagnies des dépenses dont l’importance et le renouvellement toujours facultatifs ne seraient rien moins pour elles que la certitude d’une ruine inévitable et complète. — De deux choses l’une, ou les dispositions du projet de loi n’étaient que la consécration pure et simple des engagements pris et acceptés avec le cahier des charges de la concession, et dans ce cas elles étaient inutiles ; — ou bien elles constituaient des obligations nouvelles ajoutées à celles contenues dans le cahier des charges, qui fait la loi des parties, et alors elles violaient arbitrairement ce contrat, violation que les Chambres ne pouvaient approuver. Aussi nous affirme-t-on que la commission de la Chambre des pairs est convenue de proposer le rejet pur et simple de tout le titre II du projet de loi.
Le titre III, qui traite des mesures relatives à la sûreté de la circulation sur les chemins de fer, aurait également subi des modifications assez importantes. Prenant la loi au sérieux, et la considérant, non comme une arme contre les compagnies, mais comme une mesure d’utilité et de sécurité publique, la commission a eu, nous assure-t-on, pour premier souci d’étendre les garanties de la loi et l’application des peines qu’elle prononce, à tous les chemins de fer exécutés ou à exécuter en France : aussi bien à ceux que l’État pourra faire et exploiter à son compte, qu’à ceux concédés à des compagnies. Cette extension était de droit, et la commission l’a décidée, nonobstant toute la résistance ultérieure qu’on a pu lui faire entrevoir. Tous les esprits justes approuveront cet amendement ; ils n’applaudiront pas moins encore au rejet de la disposition pénale qui, dans le projet de loi, atteignait les administrateurs des compagnies, et tendait ainsi à priver l’industrie des chemins de fer du patronage et de l’impulsion supérieure qu’elle doit recevoir des hommes les plus hauts placés dans l’opinion par leur moralité aussi bien que par leurs connaissances administratives et par leur fortune ; lesquels certainement renonceraient bien vite à des fonctions qui, en outre du temps qu’elles réclament et des fatigues qu’elles occasionnent, pourraient encore compromettre la liberté de ceux qui les remplissent.
Un simple appel à la logique a suffi, au reste, pour déterminer le rejet de cette disposition. On a supposé le cas de l’exploitation d’un chemin de fer par l’État, et l’on a vu que dans cette hypothèse il fallait faire remonter jusqu’au ministre la peine réservée aux administrateurs ; or, cette application étant impossible, on a rejeté la peine pour les compagnies aussi bien que pour l’État.
Les autres amendements que la commission a fait subir au projet de loi sont moins importants ; nous signalerons seulement la suppression du pouvoir attribué par le projet aux préfets des départements, de créer pour ainsi dire des délits à volonté, en reconnaissant à ces fonctionnaires le droit de rendre des arrêtés, dont les infractions seraient passibles des mêmes peines que celles encourues pour contraventions aux ordonnances royales portant règlement d’administration publique. La commission n’a pas voulu que les chemins de fer, qui traversent tous plusieurs départements, fussent soumis à plusieurs législations, et qu’ils pussent être recherchés à Orléans, par exemple, pour une action qui serait licite à Paris ou à Étampes. Enfin, quant au droit de dresser des procès-verbaux, la commission propose de le reconnaître à tous les agents assermentés des compagnies, et regarde comme inutile l’investiture préalable du ministre des travaux publics, telle que le projet de loi l’entendait ; ce qui avait l’inconvénient grave de gêner les compagnies dans le choix de leurs agents, et de donner à l’administration un pouvoir anormal sur le personnel des chemins de fer, dont l’obéissance et la discipline ne pouvaient qu’être affaiblies par cette division d’autorité.
Le second projet de loi, relatif à l’exécution des chemins de fer de Paris sur la frontière du Nord et sur l’Angleterre, et d’Orléans à Vierzon, ne porte pas moins que les précédents l’empreinte de ce caractère de lutte, imprimé à tous les rapports de l’administration et des compagnies par la loi du 11 juin 1842. Il semble, en lisant le nouveau projet de loi et en songeant à toutes les déviations que l’on a fait subir au système primitif, que celui-ci n’ait été qu’un leurre offert à l’industrie pour l’attirer dans un piège. Après lui avoir offert des conditions plus que belles, après lui avoir présenté, en perspective, des millions à récolter, on profite de l’intérêt que l’on a fait naître, du désir que l’on a excité, pour diminuer quelque chose des premières offres, et après deux ou trois manœuvres stratégiques semblables, on arrive à combiner des projets de concession dont les conditions sont telles, que l’on prévoit à l’avance que l’industrie honnête et prudente ne pourra pas les accepter ; et, pour cette éventualité, on prépare à l’avance, dans le même projet de loi, tout un système nouveau, suivant lequel l’exécution entière des lignes serait confiée au gouvernement, et leur exploitation seulement, adjugée à des compagnies fermières, pour des baux à courts termes.
Enfin voici le mot de l’énigme, voilà où l’on voulait en venir, et le but que l’on poursuivait à travers toutes ces tergiversations ; voilà ce qui explique la mollesse avec laquelle on a défendu tous les projets de loi précédents, la résignation avec laquelle on a accepté plusieurs échecs parlementaires, et le zèle que l’on apporte à renchérir encore sur les plus grandes exigences des Chambres. — Tout cela n’était à autre fin que d’obtenir ce que l’on poursuit depuis si longtemps, de se faire donner ce que l’on n’osait demander : l’exécution complète des chemins de fer.
C’est là où l’on voulait en venir, et, fatigués que nous sommes des discussions de systèmes, autant qu’affligés du temps qu’elles font perdre, nous ne nous plaignons que d’une chose, c’est que l’on n’ait pas eu le courage de le dire franchement, d’aborder en face la position, et de demander sans détour l’exécution des chemins de fer par l’État, et l’exploitation par l’industrie. L’habileté que l’on a mise à dissimuler les vœux secrets que l’on forme en faveur de ce système a surtout cela de fâcheux, qu’elle pourra fort bien avoir été dépensée en pure perte, et voici comment.
On a cru, parce que l’on supprimait le remboursement de la valeur de la voie de fer, ordonné par la loi du 11 juin, — parce que l’on diminuait les tarifs, — que l’on exigeait la couverture des wagons de troisième classe, — que l’on réduisait la durée des baux à vingt-huit ans, — que l’on réclamait le partage des bénéfices au-dessus de 6% d’intérêt et 2% d’amortissement ; — on a cru, disons-nous, par ce retour complet sur la loi du 11 juin, par ces conditions nouvelles séparées des anciennes par des centaines de millions, que l’on dégoûterait l’industrie, et que, débarrassé d’elle, on arriverait ainsi tout naturellement au but que l’on poursuit depuis si longtemps ; — nous craignons fort que l’on ne se soit trompé ; nous craignons qu’après avoir si longtemps agité devant les toréadors de la spéculation le drapeau rouge des bénéfices des chemins de fer, on ne puisse les arrêter, même devant la perspective de leur ruine ; nous craignons que les arguments que l’on emploie, maintenant encore, pour vaincre l’hésitation prudente du ministre des finances, en insistant à tout propos sur les produits obtenus par les chemins de Rouen et d’Orléans, placés dans des conditions exceptionnelles, ne fassent persévérer quelques-unes des compagnies qui s’étaient formées sur les bases admises l’année dernière, et ne les portent à accepter, sans un examen suffisant, les conditions nouvelles que l’on ne propose aujourd’hui que dans l’espoir de les voir repoussées. Or, rien ne serait plus funeste, à nos yeux, que des concessions faites, dans de telles circonstances, à des compagnies animées d’un pareil esprit de vertige, parce que ce serait inévitablement le signal d’une crise de spéculation, pareille à celle qui a causé tant de mal à notre pays, de 1837 à 1839. On a tout à redouter, en effet, de l’engouement des petits capitalistes et de l’audace des faiseurs d’affaires qui, s’appuyant sur les résultats obtenus par les chemins de Rouen et d’Orléans, sur la faveur dont jouissent les actions du Havre et celles de Marseille, et passant sous silence l’échec de Strasbourg à Bâle et celui de Bordeaux à la Teste, accepteraient, les yeux fermés, toutes les conditions que l’on voudra leur imposer, dans l’espoir d’une revente à primes avant le versement intégral des actions.
Si, pour conjurer une pareille éventualité, on répondait que l’administration n’acceptera aucune offre sans avoir vérifié sévèrement la sincérité des listes de souscription et la solvabilité des souscripteurs, nous dirions alors, comme nous l’avons déjà fait, que le résultat inévitable d’une semblable vérification devant être le rejet des soumissions légèrement faites, les seules possibles, nous le croyons, sur les bases du nouveau projet de loi, on a tort de soumettre aux Chambres des propositions inacceptables et de ne pas aller droit au fait, en présentant uniquement et comme système principal ce que l’on ne propose que comme pis-aller et comme expédient.
P. S. Les premiers feuillets de cet article étaient déjà à l’impression, et nous allions achever notre exposé de l’état de la question des chemins de fer, lorsque nous apprenons les résultats de l’examen auquel les bureaux de la Chambre des députés ont soumis le projet de loi de concession des chemins du Nord et de Vierzon. Ces résultats confirment nos prévisions. L’espoir des auteurs du projet pourrait bien ne pas être déçu, car dans plusieurs bureaux, les partisans des courts baux, c’est-à-dire de l’exécution par l’État et de l’exploitation par les compagnies, ont été nommés membres de la commission : — cela nous est une nouvelle raison de regretter le temps que l’on a perdu à discuter et à modifier des systèmes qui ne devaient pas recevoir d’application, pour en revenir à très peu près, en 1844, au principe net et bien défini du projet de loi de 1838. — On s’est livré à une grande débauche de chiffres pour apprécier avec plus ou moins d’exactitude ce que telle ou telle condition du système mixte pouvait faire perdre ou gagner aux compagnies ; — on eût bien mieux fait de calculer ce que huit années perdues pour l’exécution des chemins de fer ont fait perdre à la France. Le résultat obtenu aurait eu cela de bon du moins, de mettre un terme à tous les ajournements, dont les intérêts du pays ont déjà tant souffert.
A. BLAISE (des Vosges).
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