Chastellux, théoricien de la « félicité publique » au temps des physiocrates
Iris de Rode, François-Jean de Chastellux (1734-1788). Un soldat-philosophe dans le monde atlantique à l’époque des Lumières, Honoré Champion, 2022.
Voici un personnage bien méconnu, et peut-être digne de l’être : penser l’économie politique en libéral, mais en dehors de l’école physiocratique ; publier son livre sur le sujet en 1776, au moment où paraissent la Richesse des Nations d’Adam Smith et Le commerce et le gouvernement de Condillac, c’est se condamner à la marginalité. Et pourtant les marges du bien-nommé ouvrage De la félicité publique ont été couvertes de notes souvent approbatives et parfois piquantes par un certain Voltaire, il a été traduit dans les principales langues européennes, et un demi-siècle plus tard Jean-Baptiste Say, pas tendre avec les errements théoriques de ses prédécesseurs, parlait de « l’un des livres les plus recommandables du siècle dernier ». [1] Mais cela suffit-il ? Aujourd’hui, son nom — qu’on prononce Chastelu ou Chatelu [2] — est à peine connu.
Pour faire la lumière sur ce personnage et sur sa pensée, héritée des grands penseurs libéraux du temps, mais aussi personnelle, authentique, Iris de Rode a étudié les archives laissées par l’auteur, au château de Chastellux, dans l’Yonne. Elle pèse l’influence du milieu aristocratique et de la vie militaire de l’auteur, et décèle des prises de position qui en découlent, comme sur la question de l’esclavage. Son environnement intellectuel est aussi examiné, et cela avec d’autant plus d’utilité que les salons qu’il a fréquenté, et les amitiés notables qu’il a entretenues, ont participé à sa compréhension des principes du libéralisme, tel qu’il les expose dans la Félicité publique. Les influences de Chastellux sont nombreuses, à la fois françaises, comme Voltaire, Montesquieu, Morellet ou Helvétius, et anglaises, avec Locke, Hobbes, et surtout Hume. L’abbé Morellet, notamment, fut à l’origine de sa conversion au libéralisme économique, comme Chastellux l’expliquera. « C’est vous, dit-il, qui avez libéralisé mes principes : ce sont vos écrits, vos conversations qui ont le plus essentiellement contribué à m’éclairer sur les avantages de la liberté du commerce, liberté précieuse qui sait concilier tous les intérêts, et qui doit devenir un jour la source féconde et commune de la prospérité des nations. » [3]
Le marquis de Chastellux a connu une existence agitée, dont l’époque de la Félicité publique n’est qu’une partie. Ayant effectué, comme plus tard Volney et bien sûr Tocqueville, un voyage aux États-Unis, il en a tiré un livre publié sous le titre de Voyages dans l’Amérique septentrionale (1786). Les États-Unis sont traditionnellement représentés comme le modèle du libéralisme, mais à l’image des deux auteurs précédemment cités, et de tant d’autres, l’appréciation que Chastellux fait de ce pays est rempli de nuances. « Chastellux n’est pas totalement ébloui par le mirage américain, remarque Iris de Rode. Il est plutôt ambivalent dans son jugement : on pourrait dire nuancé. » [4]
Sur l’Amérique, de même que sur l’économie politique, il partage avec les libéraux ses contemporains et même ses successeurs un même et unique état d’esprit, qui transparaît malgré la diversité de quelques-uns de ses jugements. Il fait œuvre personnelle et complémentaire : c’est ainsi qu’il faut apprécier ce penseur singulier, qui a participé au développement des idées de liberté en France, et que ce livre vient enfin éclairer.
Benoît Malbranque
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[1] Jean-Baptiste Say, Cours complet d’économie politique pratique, Paris, Chamerot, 1825, p. 165.
[2] Voir par exemple Bachaumont, Mémoires secrets, 18 mai 1783.
[3] Discours prononcés dans l’Académie française à la réception de l’abbé Morellet, 1785, p. 43.
[4] Page 397.
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