Politique. — La Chambre de 1839-1842, 28 février 1842 ; Le biographe universel, 2e année, troisième volume, 2ème partie, Paris, 1842, p.99-104
LA CHAMBRE DE 1839-1842.
Paris, 30 avril 1842.
Depuis 1830 la bourgeoisie gouverne la France. Qu’a-t-elle fait pendant ce règne de douze années ? — Elle a gravité dans un cercle unique ; elle a purement et simplement cherché à consolider sa domination, elle s’est efforcée d’asseoir cette domination sur une base inébranlable. — Pour y parvenir, elle a d’abord fait rentrer dans son lit accoutumé le fleuve populaire, dont elle avait un instant abattu les digues afin de submerger la royauté. — Elle a réussi. — Ensuite, comme elle savait que le premier boulet de canon tiré contre elle en Europe suffirait pour percer de nouveau cette digue, et que, dans la débâcle, il se pourrait qu’elle fût elle-même engloutie, elle a concentré toute son habileté, toute sa force vers le triomphe du principe de la paix. Elle a réussi encore. Telle a été son œuvre, œuvre dont le cabinet du 13 mars 1831 a posé la première pierre, et que celui du 29 octobre 1840 a couronnée.
C’est ainsi que la bourgeoisie a constitué définitivement sa souveraineté.
Pendant qu’elle se trouvait ainsi aux prises avec l’élément démocratique, dont elle devait enfin triompher, elle n’a point cependant laissé que d’être tourmentée par de fréquentes et dangereuses dissensions intestines.
Ces dissensions s’expliquent par l’hétérogénéité des éléments qui la composent.
En 1789, à la suite de la séance royale du 23 juin, le corps de la noblesse se réunit au tiers-état, c’est-à-dire que l’élément aristocratique se confondit avec l’élément bourgeois. Il y eut mélange, — mélange mais non fusion, que l’on y prenne garde. Plus tard, sous la restauration, ce mélange même ne demeura point intact. — Une partie de la noblesse ralliée se sépara et se joignit à la noblesse pure de l’émigration. Entourant avec celle-ci le trône des Bourbons, bientôt elle tenta de ressaisir la souveraineté, en se servant du pouvoir royal comme d’un instrument. Mais elle s’était trompée sur la puissance de cet instrument. Les journées de juillet lui prouvèrent son erreur et la lui firent payer cher.
Le parti légitimiste actuel se compose des débris meurtris de cette fraction.
L’autre portion de la noblesse ralliée demeura fidèle à la bourgeoisie et prit part à sa victoire. — Mais quelle était cette portion et quels furent les intérêts ou les sympathies qui la retirent dans les rangs bourgeois ?
Ses intérêts ou ses sympathies s’expliquent par sa nature même. — Elle se composait presque tout entière de l’ancienne noblesse de robe. — Or, entre la noblesse de robe et la noblesse d’épée, il y avait une ligne de démarcation nettement tracée. — Il y avait différence de race. — La noblesse de robe était issue de la bourgeoisie. — Elle en avait été tirée jadis par la royauté, lorsque celle-ci voulut donner un contrepoids à la gentilhommerie qui se faisait trop puissante. — Nous ne rappellerons pas comment, plus tard, ce contrepoids, devenu trop lourd, emporta la royauté elle-même, comment les résistances du parlement, provoquèrent la convocation des états-généraux et l’avènement du tiers-état. — Qu’il nous suffise de dire que lorsque les privilèges de l’aristocratie parlementaire furent détruits, — privilèges qui l’assimilaient à sa rivale l’aristocratie de race, — elle dut naturellement retomber dans la bourgeoisie dont elle tirait son origine et faire cause commune avec elle.
Cela explique sa conduite en 1830.
Mais, après 1830, les éléments de cette noblesse de robe se fondirent-ils avec ceux de la bourgeoisie victorieuse, de manière à former un tout homogène ? — Non. — Si une fusion complète s’était opérée, l’aristocratie parlementaire, — en immense minorité, — aurait été annulée. Or, lorsque pendant des siècles on a formé un corps puissant, on ne s’annule pas ainsi. — Cette minorité aristocratique tenta donc de se reconstituer à la tête de la bourgeoisie. — Elle se dégagea, dans ce but, insensiblement de celle-ci, caressant le projet de la dominer, de la supplanter même à la longue, à l’aide d’une alliance intime avec la royauté.
Une telle combinaison était à la fois habile et hardie. Le 15 avril 1838, elle fut essayée par M. Molé, la plus haute individualité de l’aristocratie parlementaire. La noblesse de robe recommençait ainsi la tentative vainement essayée, neuf ans auparavant, par la noblesse d’épée. Voyons ce qui en advint.
Quelle que fût l’habilité de M. Molé, la bourgeoisie proprement dite comprit immédiatement et comme d’instinct le péril qui la menaçait, et aussitôt, chose que l’on aurait crue impossible, ses nuances diverses s’effacèrent ; elle ne considéra plus que son existence politique compromise, ses rangs se rapprochèrent, et, pour un moment, tous ne suivirent plus qu’un seul et même drapeau, sur lequel on avait inscrit ce mot : COALITION.
Le ministère aristocratique de 1830 avait eu recours à une dissolution de la chambre, espérant que des élections faites sous ses auspices, sous son influence, lui amèneraient infailliblement une majorité. Il se trompa.
Le ministère parlementaire de 1838 suivit la même voie. Il se trompa aussi.
En 1830, la chambre porta le coup de mort au ministère aristocratique par le vote des 221.
En 1839, le ministère parlementaire tomba malgré une majorité de 221 voix.
En 1830, l’aristocratie de race, appuyée sur la royauté, tenta de renverser ses adversaires au moyen d’un coup d’état. — La bourgeoisie menacée appela le peuple à son aide. — Et la noblesse d’épée succomba par l’épée. En 1839, la noblesse de robe était trop clairvoyante, trop peu illusionnée, et la royauté trop intelligente pour vouloir emporter par la force ce qui ne pouvait l’être qu’à l’aide d’une combinaison constitutionnelle. Elle céda donc devant une chambre hostile. Elle était parlementaire, elle succomba d’une façon parlementaire.
On a eu tort, à notre sens, de condamner la coalition comme un fait immoral. — Quand un corps constitué use d’un moyen légal pour préserver son existence menacée, il ne peut être taxé d’immoralité. Or, la coalition n’était qu’une simple ligue défensive. Seulement, telle était sa position (composée qu’elle était d’éléments de natures diverses), qu’elle ne pouvait se défendre efficacement qu’en prenant l’initiative dans la lutte, qu’en marchant résolument au-devant de son adversaire. — Ce qu’elle fit.
La chambre qui, donnant gain de cause à la coalition, renversa le ministère parlementaire et acheva ainsi de consolider le gouvernement bourgeois, est celle dont le mandat échoit cette année.
Ce grand fait de la coalition expliqué, on comprend dans quel esprit fut formée la chambre de 1839. Comme celle de 1830, elle reçut un mandat impératif. — De même, son programme ne se composait que d’un seul article : le renversement du ministère. On ne s’enquérait guère, du reste, des opinions ou des capacités des candidats pourvu qu’ils adoptassent cet article. La bourgeoisie menacée avisait au plus pressé, et elle avait raison. Peu importait alors la qualité des votes, c’était la quantité qu’il fallait. — De là, le manque d’unité et de principes de la chambre nouvelle. Ce ne fut qu’après la victoire que l’on s’aperçut de l’étrange amalgame qu’elle présentait. On put dès lors prévoir les oscillations de sa marche, les contradictions dans lesquelles elle tomberait, de même encore que l’inaptitude aux affaires que nous lui avons vue.
Les chambres formées dans la vue d’un vote unique ne devraient-elles point, ce vote donné, résigner leur mandat ? — En cela elles agiraient peut-être sagement ; car, appelées à franchir une montée difficile de la route politique, elles dépensent ordinairement, dans ce premier effort, toute leur vigueur, elles y épuisent leur haleine, et rarement sont en état, ensuite, de prendre l’allure régulière, — lente mais persistante, — qui convient dans la voie unie du gouvernement de tous les jours. — C’est ainsi que nous avons vu la chambre de la coalition, dans ses molles indécisions, successivement s’engager sur les pas de trois ministères qui, chacun, suivaient une direction différente : — les cabinets du 12 mai, du 1er mars et du 29 octobre.
De ces trois cabinets, le premier était peut-être celui qui allait le mieux à cette chambre, car il était comme elle plein d’incertitudes, sans plan arrêté ; il laissait à l’aventure se dérouler la chaîne des évènements, incapable qu’il se sentait de la saisir d’une main ferme. Toutefois, ministère sans consistance, il fut vite usé. Alors apparut l’étonnant cabinet du 1er mars ; alors, en un clin-d’œil, les destinées de la bourgeoisie, un peu lassée de tant de débats, furent escamotées par le plus habile des prestidigitateurs politiques ; alors aussi, grâce à ce joueur insouciant, l’œuvre laborieuse de dix années sembla un instant sur le point d’être perdue. — Disons tout cependant, en confiant le pouvoir aux mains de M. Thiers, la chambre pouvait-elle supposer qu’il en ferait l’usage que chacun sait ? — Comment croire, qu’abandonnant le principe de paix pour lequel il avait naguère lui-même livré tant de combats, il irait se jeter tête baissée dans les voies de la guerre ? Triste versatilité dans un homme d’état ! — Et combien n’est-il point fâcheux pour un pays d’avoir à se servir d’hommes qui subordonnent ainsi leurs principes aux intérêts de leur ambition.
Peut-être, à vrai dire, M. Thiers se trompait-il lui-même, peut-être croyait-il la bourgeoisie assez forte pour soutenir, sans être rompue, le choc d’une guerre européenne ? Cela est possible ; cependant est-il bien présumable qu’une telle erreur ait pu se glisser dans un esprit aussi judicieux et aussi lucide que le sien ?
Quoi qu’il en soit, secondé par les vieux souvenirs de l’empire, pendant quelques mois, M. Thiers mena grand train la bourgeoisie dans le vrai chemin du suicide. Que d’audace d’un côté, que d’irréflexion de l’autre ! Heureusement pour la classe moyenne, que la royauté veillait sur elle… M. Thiers fut renversé, et bientôt, lorsque l’étourdissement qu’il avait momentanément produit se fut dissipé, une réaction complète s’opéra contre lui et contre son système. Le cabinet du 29 octobre, fondé dans le seul but de renforcer le principe conservateur de la paix, gravement compromis par l’ex-président du 1er mars, réunit d’abord une majorité de 80 voix. C’est que la chambre avait vu et sondé le péril auquel elle venait d’échapper, et que, tremblante encore au souvenir, elle se hâtait de le fuir. — Dès lors, elle n’a plus varié ; elle a secondé de tout son pouvoir l’accomplissement de l’œuvre de pacification entreprise par M. Guizot.
Voici en résumé le bilan de cette chambre : Elle a vaincu l’aristocratie parlementaire par le renversement du cabinet du 15 avril ; elle a pour longtemps ajourné l’invasion de la démocratie par l’appui constant qu’elle a prêté au cabinet pacifique du 29 octobre.
Ainsi a été achevée par elle la consolidation du gouvernement bourgeois.
Ses mandataires n’ont donc point à se plaindre d’elle, puisque à cela se réduisait le programme qu’ils lui avaient imposé. On lui doit cette justice de dire qu’elle s’est tenue à la lettre de ce programme. Elle n’a fait ni plus, ni moins que ce qu’elle y a vu. Elle a été conservatrice, mais rien que conservatrice. — Ainsi, quand il s’est agi d’intérêts politiques à gagner, elle n’y a guère pris garde ; quand il a été question d’intérêts matériels, elle s’est montrée plus indifférente ou plus inhabile encore ; témoins ses votes sur la question des sucres et sur la loi des chemins de fer.
Elle a donc complété l’œuvre du passé ; mais elle a laissé intacte celle de l’avenir. — Elle lègue à la chambre qui va lui succéder un héritage incontesté, plein d’ordre et de sécurité, mais aucune instruction sur la manière dont cet héritage doit être gouverné et utilisé.
Dans un prochain article, nous rechercherons comment il importe que cette lacune soit remplie, et quelle est la mission assignée à la chambre nouvelle.
G. de Molinari
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